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« Gacaca, c’est une réponse du milieu à une situation insoluble »

Cyrien Kanamugire, entrevue à Kigali, 14 mai 2006

1998[3] : quatre ans après le génocide, le gouvernement rwandais envisage pour la première fois de se tourner vers de nouveaux mécanismes de justice dans le but d’accélérer l’apurement d’un contentieux judiciaire[4] qui grève lourdement l’avenir du pays, tant au plan économique, social que politique. Il est devenu évident, en effet, que ni les juridictions nationales et moins encore le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR)[5] ne viendront à bout de la masse énorme des dossiers liés aux massacres. Au rythme des jugements rendus jusque-là[6], les autorités gouvernementales estiment qu’il faudra plus d’un siècle aux tribunaux pour vider les prisons. Un délai insoutenable dès lors qu’il est question de lutte contre l’impunité, de reconstruction et de réconciliation nationale.

1998 : il est impérieux de trouver une autre solution, susceptible tout à la fois de satisfaire : 1) la volonté de mettre un terme à une impunité jugée responsable du génocide, dont l’ampleur même est considérée comme le point d’orgue de cinquante ans de crimes tolérés ; 2) la nécessité de rechercher toute la vérité sur le crime lui-même, afin d’en comprendre les tenants et les aboutissants et d’en prévenir une récidive éventuelle ; 3) l’impératif de replacer victimes et coupables les uns en face des autres dans une reprise du dialogue en vue d’une indispensable réconciliation sociale. Le génocide des Tutsis du Rwanda, en effet, a ceci de particulier qu’il est un crime de proximité, commis par des Rwandais sur la personne d’autres Rwandais, contraints aujourd’hui de vivre côte à côte sur les collines. En conséquence, la réconciliation ne saurait, d’aucune manière, relever d’un discours qui ne serait que simple rhétorique.

1998 : la solution retenue par le gouvernement du président Paul Kagame est, elle aussi, rwando-rwandaise. Elle emprunte directement à la culture et à la tradition du pays que partagent les différentes composantes de la société, et qui, toutes, se reconnaissent dans le gacaca comme mode coutumier de résolution des conflits. Parce qu’elle est une justice de proximité fondée sur la parole partagée (la palabre africaine), les autorités gouvernementales entendent, par elle, remettre en présence sur les collines tous les Rwandais, obligés à une double confrontation d’eux-mêmes et du crime perpétré. Le recours à la palabre, tous ensemble assis à l’ombre des bananeraies, est censé offrir cette possibilité, pour que les mots des génocidaires et des victimes permettent de cicatriser les maux du génocide. Le tout conduit dans l’esprit profond de gacaca qui, traditionnellement, tendait, avant toute autre chose, vers la réconciliation des parties en présence. Une justice de proximité pour juger un crime de proximité : le pari est audacieux, le défi considérable, la solution retenue, originale. Mais est-elle réellement réalisable lorsque le crime en cause est un génocide ?

La question à laquelle nous nous proposons d’esquisser des éléments de réponse dans cet article[7] consiste à savoir si une justice de type traditionnel, empruntant directement à la culture du pays se relevant d’un génocide, est mieux à même de prendre en charge le jugement d’un tel crime ? La philosophie, les valeurs et les finalités de cette justice traditionnelle, ses principes de fonctionnement, ses logiques et la dynamique de son processus, peuvent-ils rencontrer les attentes sociales mieux que ne pourrait le faire une justice moderne d’importation, laquelle reste largement étrangère et incomprise de la grande majorité des justiciables et des victimes[8] ? Mais un mode traditionnel de résolution des conflits, dans la mesure où il est largement revu et corrigé pour s’adapter aux exigences de justice qu’appelle le jugement d’un crime de la nature et de l’ampleur du génocide, peut-il encore répondre de ses attributs distinctifs, rendre compte de ce qui faisait sa force et surtout atteindre ses finalités originelles (celles pour lesquelles le gacaca est réinvesti aujourd’hui), lorsque les adaptations apportées en ont profondément altéré le fonctionnement et l’esprit ? En d’autres termes, quel peut être l’apport de la culture quand il est question de juger le crime de génocide ?

Pour mener à bien cette réflexion, nous nous proposons de partir de l’étude des juridictions traditionnelles gacaca telles que réformées par le législateur rwandais afin de se saisir des poursuites liées au génocide. Ainsi serons-nous amenées à :

  1. examiner les raisons qui ont conduit les autorités gouvernementales à parier sur ce mode de justice dans une optique de réconciliation nationale ;

  2. analyser les altérations profondes apportées par le législateur à la conception et au fonctionnement originel de ces instances, ainsi que celles apparues dans la pratique, dès l’ouverture des travaux des gacaca, et qui sont à mettre, pour leur part, non plus sur le compte d’une transformation en amont de ces juridictions, mais sur celui de la spécificité même du génocide commis au Rwanda : à savoir une implication massive de la population civile dans les massacres et surtout la destruction, durant les dix semaines qu’aura duré le drame, de toutes les structures sociales et traditionnelles qui faisaient la particularité culturelle de la société rwandaise, sortie du génocide profondément transformée. Il s’agira dès lors de nous demander si les gacaca dans leur « version génocidaire » et dans le contexte d’un après-génocide peuvent encore réaliser leurs finalités traditionnelles ?

  3. nous arrêter enfin sur les enseignements qui ressortent dès à présent de l’expérience gacaca et qui sont susceptibles d’alimenter une réflexion sur la manière de repenser de nouveaux mécanismes de justice mieux à même de prendre en charge le jugement d’un crime de la nature du génocide.

L’approche choisie pour apporter des éléments de réponse à ces questions emprunte à la sociologie et à l’anthropologie du droit, deux disciplines qui parlent des dimensions sociale, politique, économique et culturelle du droit, de la justice et des mécanismes qui les mettent en oeuvre. Il ne s’agit pas, en effet, dans le cadre de cet article, de nous livrer à une analyse de la Loi organique du 26 janvier 2001, non plus que d’entrer dans une description-explication du fonctionnement des juridictions gacaca[9], mais bien d’apprécier l’apport éventuel de la culture et de la tradition au jugement d’un crime, dont la nature a révélé les limites du droit pénal et des mécanismes classiques de justice. Une culture et une tradition retouchées cependant au regard toujours de la nature même du crime en cause, qui semblent sidérer tous les types de justice. Or la sociologie comme l’anthropologie du droit attestent de ce que le droit est un construit social, à ce titre susceptible d’évolution, de transformation, d’adaptation en fonction des contextes, des forces en présence et des enjeux. Le gacaca dans sa version génocidaire renvoie à ce travail de construction-déconstruction-reconstruction au vu des impératifs et des contraintes sociopolitico-économiques du moment ; il est ce produit social de contexte par excellence. Par ailleurs, une enquête de terrain réalisée du 20 avril au 18 mai 2006 complète cette approche de type socio-anthropologique. Celle-ci nous a permis de suivre des audiences gacaca dans la province de Kigali, de rencontrer des responsables de l’implantation et du suivi des travaux de ces juridictions et de nous entretenir avec des Rwandais, en majorité des Tutsis rescapés ou exilés rentrés au pays après le génocide[10], sur leur appréciation de la justice telle qu’administrée aujourd’hui au Rwanda. Elle nous a permis également, et peut-être surtout, d’apprécier le contexte très particulier dans lequel les gacaca interviennent, et dont la prise en compte est indispensable à une appréciation juste et pertinente de leur fonctionnement, y compris dans la dimension culturelle et traditionnelle de ceux-ci[11].

I. Une culture et une tradition réinvesties : gacaca ou le choix en faveur d’une justice de proximité

Lorsque les autorités gouvernementales choisirent d’investir la tradition pour sortir la société rwandaise de l’impasse judiciaire dans laquelle elle se trouvait acculée[12], elles entendaient certes vider les prisons d’une population carcérale trop encombrante économiquement, socialement et politiquement, mais elles posaient également un geste officiel de lutte contre l’impunité érigée, au fil des massacres, en véritable culture nationale. Ce faisant et à plus long terme, c’est à la réconciliation sociale qu’elles se proposaient d’oeuvrer, en permettant à la société rwandaise de se réapproprier la justice d’un crime qui l’a complètement transformée jusque dans ses assises sociales et culturelles[13]. D’où le recours à un mécanisme de justice connu et reconnu de tous, Hutus, Tutsis et Twas : le gacaca.

1.1. Gacaca ou la tradition au service de la réconciliation

De la culture et de la tradition, le gacaca, revisité par le législateur pour cause de génocide en cette aube du XXIe siècle, a conservé un lieu, une atmosphère, une manière particulière de concevoir et de rendre justice. Ce terme, qui signifie herbe, gazon en kinyarwanda[14], renvoie à un mode de résolution des conflits qui fait partie intégrante de la culture des Rwandais et qui était encore actif, avant même que le génocide ne rende nécessaire sa réinvention. Il ne s’agit donc en aucune façon d’un expédient judiciaire qui aurait été construit de toutes pièces, dans l’urgence, pour des besoins factuels et impérieux de justice. Quant aux atouts majeurs de cette justice coutumière, dont les autorités gouvernementales rwandaises ont entendu tirer partie, ils tiennent pour l’essentiel à sa dimension collective et à sa finalité restaurative.

1.1.1. Gacaca, une justice participative pour se relever ensemble du génocide

En lien direct avec la culture et la tradition, le gacaca dans sa version génocidaire se déroule, aujourd’hui comme hier, en plein air. À l’ombre des bananeraies, dans une clairière ou sur la place du village, cette cour de justice (une par unité administrative, 11 000 au total) réunit tous les habitants de la colline appelés à participer à la résolution des crimes relevant de son ressort géographique. En ce sens, le gacaca dans sa nouvelle mouture conserve l’un des traits les plus caractéristiques de ce mode de résolution des conflits, à savoir sa dimension participative. En effet, selon la procédure ayant traditionnellement cours devant lui : « ont voix au chapitre non seulement la partie plaignante et la partie accusée, mais aussi la foule. Le droit est lié ici au regard : être autorisé à assister à une palabre donne droit à la parole […] même si l’on n’est pas directement impliqué dans l’affaire : il n’y a pas de spectateur passif » (Bidima, 1997 : 24). Ainsi, aux termes de la Loi du 26 janvier 2001, « l’Assemblée générale de la “Juridiction Gacaca” de chaque Cellule est composée de tous les résidants de la Cellule, âgés d’au moins 18 ans » (article 6) ; quant au quorum requis à la tenue valide des audiences au niveau de la Cellule, il est établi à 100 personnes minimum (article 23)[15]. Les membres de l’Assemblée générale ont ainsi le droit, et davantage le devoir, au cours des séances, non seulement d’apporter tous les renseignements et précisions utiles à la reconstitution des faits, d’infirmer ou de confirmer les propos entendus, mais encore ont-ils aussi la possibilité, sur autorisation du Siège, de poser des questions directement aux personnes comparaissant devant les juges soit à titre d’accusé, soit à titre de témoin, en vue d’obtenir un complément d’informations ou d’explications. Ce faisant, l’assistance fait, elle aussi, véritablement oeuvre de justice, puisqu’elle prête la main aux juges du Siège dans la collecte des témoignages, indices, preuves et autres éléments de compréhension permettant de parvenir à une connaissance aussi complète que possible des faits (Audiences gacaca, Province de Kigali, dimanche 14 mai 2006, de 14 h 30 à 18 h 30). C’est d’ailleurs en ce sens que nous pouvons parler de justice participative, la population des collines étant appelée à participer activement et effectivement à l’administration de la justice[16].

Ce trait particulier de la justice administrée par gacaca est perçu par les concepteurs du projet d’institutionnalisation des juridictions traditionnelles comme un atout majeur dans le contexte du génocide tutsi. Les autorités gouvernementales ont entendu non seulement le préserver, mais davantage encore, elles l’ont renforcé en mettant à la charge des Rwandais une véritable obligation de participation. De fait, le refus de témoigner, le faux témoignage et les pressions sur les témoins sont formellement réprimés par l’article 32 de la Loi organique du 26 janvier 2001. Comme le rappelle le Préambule de la Loi, cette obligation part du constat que les crimes ont été commis « publiquement sous les yeux de la population ; [il revient donc à cette dernière le] devoir et l’obligation morale [de] relater les faits, [de] révéler la vérité et [de] participer à la poursuite et au jugement des auteurs présumés. De fait, dès la conception du projet d’investissement de ce mode de justice, on avance l’idée selon laquelle personne n’est mieux placé que la population qui se trouvait sur les collines au moment où le génocide se commettait, pour connaître la réalité de ce qui s’est vraiment passé.

« Les influences extérieures[17] ont finalement peu d’importance par rapport à ce que se sont fait les Rwandais entre eux, affirme Augustin Nkusi, magistrat, aujourd’hui Directeur de l’Unité d’Appui juridique auprès du Service des Juridictions gacaca. Les Rwandais ont tué des Rwandais. Le génocide s’est déroulé en plein jour, les crimes ont été perpétrés ouvertement, les Rwandais savent comment le génocide s’est passé. Pourquoi ne pas demander à cette population qui sait ? La population va se découvrir. Dans le système actuel, on va dire toute la vérité ».

Penal Reform International, 2001 : 38

Et surtout, a-t-on également pensé, comment un accusé pourrait-il nier des faits commis au vu et au su de ses avoisinants[18], qui en ont été les témoins oculaires et qui sont aussi ceux, aujourd’hui, devant qui ces mêmes faits sont rappelés pour être jugés ? Or un tel déni était pratique courante devant les Chambres spécialisées des tribunaux d’Instance, seuls en charge jusqu’en 2001, avec les cours militaires, du contentieux du génocide.

La manière dont se déroulaient les audiences n’était pas du tout satisfaisante, nous a confié M. Nkusi. Les accusés avaient la possibilité de bien se préparer en prison. Ils faisaient venir des témoins à décharge et ils travaillaient avec eux la version qu’ils allaient donner aux juges. Face à eux, on avait parfois bien peu de témoins à charge, et qui plus est, ceux-ci étaient gravement traumatisés et peu préparés aux audiences. Rien ne sortait de ces confrontations et certainement pas la vérité qu’on voulait mettre à jour. On a alors tenté une autre expérience, celle de la justice itinérante. La Cour se déplaçait sur les collines et là, on s’est aperçu d’une chose : lorsque l’accusé et les témoins à décharge présentaient leur version bien préparée, des voix s’élevaient parmi le public pour rectifier les faits. Et soudainement, les témoins à décharge se trouvaient honteux d’être ainsi démentis devant tout le monde par les personnes présentes, qui donnaient des détails et démontaient les mensonges. C’est alors que l’on a pensé à se servir du public pour faire la lumière sur les crimes commis. On a envisagé de multiplier les déplacements de la Cour, mais la procédure était trop lourde et surtout trop lente, la solution n’était pas viable. Il fallait chercher autre chose et on n’a pas eu à aller bien loin pour trouver un modèle de justice participative ; on en avait un dans notre propre culture (Entrevue avec Augustin Nkusi, Kigali, 12 mai 2006).

Mais la nature participative de gacaca ne représentait pas seulement un atout en termes de mise à jour, ensemble, de la vérité, elle a également été perçue par les autorités étatiques comme un moyen privilégié de renouer le dialogue entre des ethnies profondément divisées par le génocide.

1.1.2. Gacaca, une justice restaurative pour apprendre à revivre ensemble sur les collines

« On ne peut pas dire que ces tueries n’ont pas touché les Batutsis, les Bahutus et les Batwas. C’est pourquoi il faut leur participation à tous. C’est ça le fondement de gacaca », affirme avec force le secrétaire exécutif de la Commission nationale de l’Unité et de la Réconciliation (CNUR), Aloysie Inyumba (Fondation Hirondelle, 2001). Ce n’est qu’en oeuvrant ensemble à la résolution du drame qui a profondément traumatisé et divisé toute une société, en cherchant à comprendre ensemble ce qui s’est réellement passé et surtout en s’accordant ensemble sur une seule et même vérité, que les Rwandais peuvent espérer, estiment tous les observateurs, parvenir à une réconciliation véritable, qui soit le fait d’un consentement volontairement donné et non celui, contraint, d’une coexistence obligée comme cela est le cas aujourd’hui.

Or c’est de la culture et de la tradition encore qu’est directement empruntée la poursuite de la finalité restaurative mise à la charge du gacaca dans sa version génocidaire par le législateur contemporain. Il s’agit là de la seconde caractéristique de ce mode traditionnel de résolution des conflits qui a emporté le choix du gouvernement en faveur des juridictions gacaca comme solution judiciaire la mieux à même de parvenir à la réconciliation nationale. « Lorsque l’on réfère à gacaca, tout le monde sait que l’objectif premier et dernier, c’est la réconciliation » (Entrevue avec Augustin Nkusi, Kigali, 12 mai 2006). Parce que gacaca est une justice de proximité (proximité culturelle certes, proximité géographique aussi, mais encore et surtout proximité sociale et relationnelle), les autorités gouvernementales ont tablé sur son pouvoir de rapprochement. En tant que justice de voisinage, rendue dans le cadre de groupes sociaux étroits (la famille, la communauté), par les membres même du groupe social atteint par la commission de l’acte génocidaire, quel système, mieux que gacaca, pourrait rétablir les liens de voisinage que le génocide a détruits ?

La finalité poursuivie par les gacaca dans leur version traditionnelle consistait en effet dans la restauration des liens sociaux et dans le retour de l’harmonie communautaire rompue par la commission de l’acte conflictuel. Cette justice était tournée presque exclusivement vers la réconciliation ; une réconciliation d’autant plus recherchée, que les gacaca étaient des juridictions familiales visant à résoudre les conflits mineurs, surgis au sein d’une même famille ou entre des familles différentes mais proches. Les relations de voisinage étaient, en effet, extrêmement importantes (et le sont encore malgré le génocide, même si elles sont aujourd’hui profondément empreintes de méfiance) dans l’organisation sociale rwandaise.

Le voisin est aussi important qu’un membre de ta famille. Il peut même l’être plus, parce que le membre de ta famille est amené à partir, à construire sa vie ailleurs, alors que le voisin, c’est celui qui reste près de toi et avec qui tu partages tout, le bon comme le mauvais, la terre que tu cultives, la source à laquelle tu vas te ravitailler en eau, les dangers aussi, la mauvaise récolte… Lorsque, sur les collines, quelqu’un est malade, tu dois pouvoir compter sur ton voisin pour le transporter sur un brancard, porté à bout de bras vers la clinique la plus proche. Lorsque tu vas te ravitailler en eau, tu as besoin de ton voisin pour qu’il t’aide à placer le bidon d’eau sur ta tête. Lorsque, pour une raison ou pour une autre, tu ne peux pas cultiver ton champ ou amener tes vaches au pâturage, c’est encore à ton voisin que tu vas demander ce service. L’entraide et la confiance totale sont à la base de la relation de voisinage. Encore aujourd’hui et même après le génocide, un rescapé ne peut faire autrement que de s’entendre avec son voisin, même si celui-ci est un génocidaire ou qu’il a un membre de sa famille qui a participé aux massacres, sans quoi il ne peut faire face à tous les tracas du quotidien. Au Rwanda, surtout lorsque tu vis sur les collines, tu ne peux tout simplement pas rester fâché avec ton voisin, sinon ta vie devient très difficile (Entrevue réalisée à Butare, 4 mai 2006).

La raison d’être de gacaca comme son fonctionnement reposaient sur le principe même de cette solidarité, à la préservation de laquelle il lui revenait de veiller. Il était censé résoudre les litiges de manière à ce que les parties au conflit soient en mesure de continuer à vivre côte à côte, échanger entre elles, s’entraider sans que ne persiste un sentiment de rancoeur ou un désir de prendre revanche sur l’autre. Ses décisions visaient donc principalement le rétablissement de la relation troublée et avec elle de l’ordre communautaire, lequel passait par la réparation du tort commis et par la réintégration du contrevenant. Cela ne signifiait pas, pour autant, que l’idée de sanction était absente ou même ignorée. La sanction, qui consistait le plus souvent en une compensation ou au paiement d’une amende offerte en nature (il n’était pas question en effet de sanction physique ni d’emprisonnement), n’avait pas pour finalité première la punition du coupable, mais bien la réparation du préjudice. La sanction était toujours matérielle et en lien avec la situation des parties en présence ; elle symbolisait ce que pouvait restituer le contrevenant (Entrevue avec Augustin Nkusi, Kigali, 12 mai 2006).

C’est en ce sens que l’on peut parler, à propos du gacaca, d’une justice restauratrice, l’enjeu de sa mise en oeuvre « n’[étant] pas la justice à appliquer en faveur d’un individu, mais l’harmonie à restaurer au sein d’une communauté […]. Elle assure une justice qui va au-delà du juridique, de la lettre du droit » (Fondation Hirondelle, 2001 : 20). Au fondement de cette manière particulière de résoudre les différends, on retrouve une conception spécifique et originale de l’organisation sociale, où l’intérêt de la communauté prime sur celui de l’individu.

Le gacaca dans sa version génocidaire, s’il doit, quant à lui, aux termes de la Loi organique de 2001, bel et bien établir des responsabilités individuelles, déterminer des culpabilités et prononcer des sanctions pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement à vie, n’en poursuit pas moins, à l’identique, une semblable finalité tendue vers la restauration des liens sociaux. Ainsi, même si le gacaca nouvelle mouture se présente plutôt comme une instance d’adjudication, de jugement et de répression ; même si les dispositions législatives lui permettent « d’assurer les poursuites et le jugement des auteurs et des complices » en vue « d’éradiquer à jamais la culture de l’impunité », la rétribution mise en oeuvre par le gacaca obéit elle aussi à la « nécessité [de] parvenir à la réconciliation » (Loi organique du 26 janvier 2001, préambule). Par conséquent, les poursuites comme le jugement des criminels ne sauraient « viser seulement la simple répression, mais aussi la réhabilitation de la société rwandaise […] ». D’où la nécessité devant laquelle s’est trouvé le législateur « de prévoir des peines permettant aux condamnés de s’amender et de favoriser leur réinsertion dans la société rwandaise sans entrave à la vie normale de la population » (Loi organique du 26 janvier 2001, préambule).

Mais pour que la justice puisse contribuer effectivement à la réconciliation, encore faut-il qu’elle soit accessible, c’est-à-dire que les justiciables aient non seulement la capacité de s’adresser à elle, mais plus encore de la comprendre. L’une des finalités déclarées de gacaca renvoie à cette volonté de permettre aux Rwandais de se saisir du contentieux lié au génocide, de participer à l’administration de la justice, et ainsi d’assurer eux-mêmes la clôture judiciaire du drame qui a bouleversé leur vie. Gacaca porte en lui cette volonté de réappropriation, parce qu’il met en oeuvre une justice culturellement située, largement partagée, traditionnellement acceptée.

1.2. Gacaca, une justice pour se réapproprier le jugement du génocide

On estime aujourd’hui à près d’un million le nombre de personnes qui auraient matériellement pris part au génocide[19] ; de 250 000 à 500 000 femmes ont été violées, dont plus de 60 % d’entre elles sont aujourd’hui atteintes du SIDA ; 30 000 enfants sont nés de ces viols. À l’intérieur du pays, 2 000 000 de personnes se sont déplacées pour se mettre à l’abri des massacres durant les dix semaines de tueries. Sur les routes, par peur des représailles, 2 000 000 de réfugiés hutus ont pris la fuite devant l’avancée des troupes tutsies du général Paul Kagame[20]. En 1998, on dénombrait 125 000 détenus dans les prisons rwandaises, tous accusés d’avoir participé aux tueries. Le génocide de 1994 a affecté la population rwandaise dans sa totalité. Il n’est pas une famille présente au Rwanda à cette époque qui n’ait été touchée directement ou indirectement par les tueries, soit qu’elle ait perdu un parent, un ami, soit qu’elle ait compté dans ses rangs un tueur, un délateur, un spectateur passif ou un de ces justes qui, parmi les Hutus, aidèrent des Tutsis à fuir ou à se cacher. Au vu de cette réalité, il est aisé de comprendre l’impératif de confier à cette même population, qui compte dans ses rangs criminels et victimes par centaines de milliers, le jugement du génocide. Il s’agit là d’une véritable nécessité et le seul moyen surtout pour la société rwandaise de faire face, dans son ensemble, au crime qui l’a si dramatiquement frappée et de tenter, ensemble, de s’en relever.

De fait, les Rwandais comprenaient difficilement que le génocide puisse être jugé par des gens qui n’avaient pas vécu cette période, ou qui n’en détenaient quelques connaissances vagues que pour les avoir acquises dans les livres ou à travers les médias. Or, durant les quatre premières années qui ont suivi la fin des massacres, parce que le système judiciaire rwandais était complètement détruit, parce que la communauté internationale avait beaucoup à faire oublier quant à sa passivité au moment des faits, le jugement des crimes perpétrés pendant le génocide a été surtout le fait de tribunaux étrangers, au premier rang desquels le TPIR et les juridictions belges. Mais cette justice lointaine[21], administrée dans une langue étrangère[22], selon des normes pénales et une culture juridique de facture occidentale[23], restait largement extérieure aux Rwandais.

On voit mal, a écrit dans un article un responsable du projet gacaca, en quoi la justice lointaine des gens haut placés ou la justice rendue par des inconnus en langue inconnue peut contribuer à la réconciliation des Rwandais […]. Gacaca est pour les Rwandais une justice proche géographiquement et culturellement, une justice égale pour tous, rendue au vu et au su de tout le monde, [elle] a plus de chances qu’une autre d’emporter la confiance des Rwandais et de jeter les bases d’une vie nouvelle ensemble, la vie d’un peuple enfin réconcilié. Certes, tout ce qui est humain est fragile : il faudra que ceux qui en ont les moyens et la volonté, nos amis étrangers, par exemple, accompagnent sans ingérence intempestive « les frères rwandais qui plongent leurs pieds dans le feu ». Mais « accompagner » pour un Rwandais, n’est pas faire « tout le voyage ensemble » ; il faut, un moment, laisser les Rwandais dans leur face à face pathétique et sans masque, un face à face unique dans leur histoire, entre des gens qui ont vécu ensemble, qui étaient ensemble quand fut commis l’innommable et qui doivent continuer à vivre ensemble.

Sebasoni, 2001

C’est parce qu’elle s’enracine dans la culture juridique traditionnelle rwandaise, parce qu’elle est rendue sur les collines mêmes où les crimes ont été perpétrés, et parce qu’elle est, de ce fait, totalement accessible aux justiciables comme aux victimes, que les responsables du projet gacaca sont convaincus de sa légitimité, de son intelligibilité et de son acceptation par l’ensemble des Rwandais. « Gacaca est la justice de ceux qui savent de quoi ils parlent » (Sebasoni, 2001). En ce sens, elle est, selon les mots du président, Paul Kagame, « une thérapie typiquement rwandaise à un grand mal de notre société » (Bishogoro, 2001).

Dans la réalité, toutefois, la compréhension que les Rwandais ont du fonctionnement des gacaca dans leur « version génocidaire » est loin d’être aussi vraie. Si tous connaissent effectivement ces juridictions dans leur fonctionnement traditionnel, en revanche, ils sont beaucoup moins familiarisés avec les modalités de ces instances telles que revues et corrigées par le législateur. Car en adaptant les gacaca aux exigences du jugement du génocide, la Loi organique de 2001 les a profondément transformés. C’est d’ailleurs au vu de ces changements que plusieurs observateurs d’ONG ont déploré le fait que le gouvernement ne se soit pas davantage employé à sensibiliser la population au processus des gacaca, en organisant par exemple des séances d’informations et d’explications sur la manière dont ils allaient administrer la justice. Les enquêtes conduites auprès des gens sur les collines ont en effet révélé que la population méconnaissait largement les dispositions de la Loi gacaca, voire ne les comprenait pas. Aussi convient-il de nuancer le propos, dès lors qu’il est dit que ces juridictions offrent l’assurance d’une justice mieux comprise et par conséquent mieux acceptée parce que puisant au patrimoine culturel national. Encore faut-il vérifier ce qu’il reste de la culture et de la tradition dans le fonctionnement des gacaca tel que mis en oeuvre par la Loi organique du 26 janvier 2001. Une culture et une tradition également interpellées par la spécificité même du génocide tel qu’il s’est commis au Rwanda, et par les transformations sociales majeures qu’il a entraînées.

II. Quelle culture et quelle tradition ? gacaca dans sa « version génocidaire », une justice réinventée

Les juridictions gacaca, ainsi que nous l’avons mentionné précédemment, étaient en vigueur déjà avant 1994. Il s’agit, nous confie Augustin Nkusi, d’« un système bien ancré dans les mentalités. Un Rwandais, même avant le génocide, n’avait jamais le réflexe de porter un conflit devant une juridiction moderne. Spontanément, surtout dans les campagnes, on va devant gacaca, et c’est lorsque gacaca ne fonctionne pas ou que la décision ne convient pas aux parties, que celles-ci se tournent vers les tribunaux de l’ordre judiciaire » (Entretien avec Augustin Nkusi, Kigali, 12 mai 2006). De fait, affirme pour sa part Filip Reyntjens (1990 : 28) qui a longuement étudié le fonctionnement des gacaca contemporains, « la voie judiciaire « officielle » ne représente que le sommet de l’iceberg et, du moins quantitativement, les modes informels de solution des litiges sont d’une extrême importance, dépassant de loin les solutions des juridictions appliquant le droit de l’État ».

Certes, le gacaca contemporain d’avant le génocide avait grandement évolué par rapport à ce qu’il était par le passé, sous l’influence notamment du droit de facture occidentale introduit par les colons belges au lendemain de la Première Guerre mondiale. Les juridictions traditionnelles s’étaient ainsi progressivement institutionnalisées dans le sens d’une intervention marquée de l’État dans leur fonctionnement. Les autorités administratives les avaient en effet totalement intégrées au nombre des mécanismes valides de résolution des conflits au côté et en complément (jamais en concurrence) des juridictions classiques. Non seulement les conseillers de la Commune et du Secteur participaient de fait au processus, mais plus encore les décisions rendues par les juges gacaca étaient reconnues par l’État et pouvaient ainsi même faire l’objet d’un appel devant les juridictions de droit commun. En ce sens, le gacaca était déjà, bien avant 1994, une justice semi officialisée. Quant aux intègres, ces juges choisis au sein du groupe pour leur sagesse, leur connaissance approfondie de la coutume, leur autorité, et le respect que suscitait leur comportement irréprochable, ils étaient désormais remplacés par des notables, qui devaient leurs fonctions dans le gacaca beaucoup plus à leur position sociale, économique et politique qu’à une quelconque reconnaissance de leurs hautes valeurs morales (Reyntjens, 1990).

Mais ces ajustements, pour importants qu’ils aient pu être au cours des années, ne présentent aucune commune mesure avec les transformations majeures que le législateur de 2001 a infligé au système gacaca afin qu’il puisse se saisir du jugement du génocide. De fait, à la lecture de la Loi organique, il apparaît clairement que si les juridictions gacaca restent attachées à un état d’esprit relié à une dynamique ancienne, ces instances dans leur version génocidaire sont très différentes de celles, coutumières, dont elles portent le nom, y compris dans leur version contemporaine d’avant le génocide. Leur nature, leur fonctionnement, une partie de leurs finalités officielles tout comme leurs sources normatives de référence ont profondément changé sous la plume du législateur, au point d’avoir affaire désormais à un type d’instance nouveau, qui n’affiche plus qu’une parenté lointaine avec la coutume dont il est issu. Une distance qui ressort moins d’une procédure néo-traditionnelle (ce qu’était le gacaca dans sa version moderne), que d’une véritable réinvention de la tradition (ce qu’est le gacaca dans sa version génocidaire).

2.1. Les distorsions de la tradition : un gacaca adapté au jugement du génocide

Ces transformations-adaptations subies par le gacaca étaient cependant prévisibles et ne sauraient nous surprendre, compte tenu du crime en cause, sa nature, sa gravité, son ampleur. Il était bien évident que la tradition juridique, même modernisée au fil des années, ne pouvait appréhender sans ajustements majeurs le jugement d’un crime ayant impliqué des centaines de milliers de personnes, tant dans les rangs des victimes que des accusés. Ces distorsions, contournements, altérations, voire même les dysfonctionnements constatés à ce jour étaient donc inévitables. Aussi n’est pas notre propos, ici, de remettre en cause ces ajustements, ni moins encore d’adopter une approche des juridictions gacaca en termes de pour ou contre. Nous verrons, en effet, en conclusion de ce travail, que le processus gacaca tel qu’il a été pensé et mis en oeuvre par les autorités gouvernementales rwandaises est bien davantage une tentative de réponse à une situation inextricable qu’une solution. Notre intention, dans le cadre de cet article, consiste uniquement à tenter d’évaluer l’apport éventuel de la culture et de la tradition à la difficile tâche qui consiste à juger un génocide, et c’est en fonction de cette optique seulement que nous nous proposons de détailler à présent ces distorsions, altérations, contournements et dysfonctionnements.

2.1.1. Jugement de crimes de masse contre résolution de conflits de faible gravité

Au nombre des changements majeurs introduits par le législateur dont découlent tous les autres, mentionnons immédiatement la délimitation de la compétence matérielle des nouvelles instances. Relève ainsi du ressort du gacaca revisité non plus la résolution des délits mineurs comme c’était le cas par le passé, mais le jugement de crimes dont la gravité et l’ampleur les situent au plus haut de la hiérarchie des qualifications pénales : à savoir le crime de génocide et les crimes contre l’humanité. Des crimes qui, en raison du nombre démesuré de criminels comme de victimes, sont si difficiles à juger ; des crimes qui, en raison de leur nature et de l’intention qui les anime, font partie de ceux « que l’on ne peut ni punir ni pardonner » (Garapon, 2002). Nous sommes bien loin, à cet égard, des conflits habituels qui relevaient de la compétence traditionnelle des gacaca, ces différends nés de la délimitation d’une parcelle de terrain, de cultures piétinées par une vache à l’humeur vagabonde, de menus larcins, de l’échange d’insultes ou des blessures et des coups légers. En outre, ces conflits, même lorsqu’ils étaient de nature pénale (coups et blessures, injures, destruction de biens, effraction et vol), étaient traités de façon civile par les gacaca. Davantage même serait-il plus juste de préciser que la tradition juridique rwandaise ne distinguait pas entre le civil et le pénal. Les gacaca statuaient en toute occasion dans les termes de la responsabilité civile, allouant à la victime des dommages et intérêts à titre de réparation, de remboursement ou de compensation. Il n’était pas même question d’amende au sens pénal du terme, même si la réparation enjointe à l’offenseur pouvait parfois prendre, au moins en partie, les traits d’une sanction (Ntampaka, 2001).

Ce faisant, la question que l’on ne peut manquer de se poser est celle de savoir si les gacaca, même adaptés aux exigences de ce nouveau contexte, ont véritablement la capacité de se saisir d’un crime de la gravité et de la complexité du génocide ? Les traits spécifiques de ce mode de justice qui ont fait son succès par le passé, peuvent-ils conserver leur pleine efficacité aujourd’hui, dans un contexte d’après génocide ? Les mécanismes, logiques et normes qui prévalaient dans le gacaca traditionnel lorsqu’il s’agissait de résoudre des conflits mineurs sont-ils seulement toujours valides lorsque le conflit porte sur des faits aussi graves que des viols accompagnés de tortures ou de massacres de familles entières commis avec une sauvagerie et une barbarie sans précédent au Rwanda ? Des crimes qui ont fait fi de toutes les valeurs traditionnelles les plus fortement ancrées au pays, des crimes qui ont transgressé, pour la première fois, les liens sociaux de base au fondement de la vie en commun sur les collines depuis des siècles : ceux sacrés de la famille[24], ceux si importants du voisinage reposant sur l’entraide et la solidarité. Les modalités mêmes selon lesquelles le génocide a été commis au Rwanda rendent son jugement encore plus difficile.

Lors de la phase préliminaire d’enquête et de la constitution des dossiers par les gacaca des Cellules, ainsi qu’au vu des premiers jugements, le pari semblait bien loin d’être gagné[25]. Aujourd’hui, en 2006, la situation a cependant évolué dans un sens plus favorable, même si cette amélioration est à mettre, souvent, moins sur le compte direct de la tradition comme atout, que sur un changement de la situation sociopolitique prévalant actuellement au Rwanda (Enquête de terrain conduite au Rwanda d’avril à mai 2006). Nous y reviendrons en conclusion.

La transformation radicale de la compétence matérielle des juridictions gacaca ne constitue pas, cependant, le seul changement d’envergure auquel les intègres sont confrontés dans l’accomplissement de leur difficile tâche. Il en est un autre qui n’en représente pas moins un défi redoutable pour ces juges sans formation juridique : celui de la norme de référence à l’aune de laquelle ils sont appelés à se prononcer.

2.1.2. Application de la loi contre application de la coutume

Les juges des juridictions gacaca dans leur version traditionnelle référaient, en effet, pour régler les différends qui leur étaient soumis, à la coutume. Celle-ci était la source principale du droit traditionnel et ne pouvait en aucune façon être modifiée par qui que ce soit ; en revanche, elle était sujette à interprétation. Dans la pratique, en effet, la coutume servait en quelque sorte de guide ; elle fournissait aux juges des principes et des règles à même de les aider à réaliser la fin ultime de gacaca, à savoir la réconciliation des parties à l’instance.

L’Africain a horreur du jugement qui clôt une querelle en appliquant aux deux parties une loi préétablie, explique Michel Alliot, anthropologue du droit et africaniste bien connu. La justice n’est pas affaire de technique, elle est d’abord expression de l’autorité : c’est le chef qui doit la rendre. Ensuite, il s’agit moins de trancher conformément à une loi que d’amener les parties à se concilier : le rappel de la règle coutumière est surtout destiné à obtenir l’acquiescement des intéressés. Juger, ce n’est donc pas faire appliquer un texte par un technicien, c’est pour le chef, rapprocher des esprits, concilier des hommes.

Digneffe et Fierens, 2004 : 15

En ce sens, l’application de la coutume ne représentait jamais une fin en soi ; la finalité de gacaca n’était pas de veiller au respect de la coutume, mais bien de rétablir l’harmonie communautaire rompue. Dans cet esprit, la coutume n’était invoquée que si elle permettait de réaliser cette fin. Que son application aboutisse à l’effet inverse, et elle était tout simplement écartée ou interprétée de telle manière qu’elle ait pu effectivement contribuer à la réconciliation. Il en résultait toujours une application souple et non contraignante de celle-ci. « La règle de droit n’est pas fixe et inamovible ; elle plie suivant les impératifs de sécurité collective et de retour de l’harmonie sociale. La décision n’est pas respectée parce qu’elle fait application effective du droit, mais parce qu’elle met un terme à un désordre momentané ; elle permet de corriger les écarts et d’établir un équilibre social » (Ntampaka, 2000 : 7). Certes, les juges des gacaca dans leur version contemporaine pouvaient emprunter, à l’occasion, au droit positif en vigueur, mais ceux-ci n’étant pas des juristes, ils n’étaient d’aucune façon tenus de connaître la loi et leurs décisions relevaient bien davantage de l’amiable composition et de la médiation, que de l’application stricte de dispositions juridiques quelconques. Une fois encore, il importait davantage de résoudre le conflit à la satisfaction des parties en présence que d’appliquer une norme, fut-elle le droit en vigueur, dont le respect n’a jamais été la finalité des gacaca, pas plus des juridictions du passé que de la version moderne de celles-ci.

Or, contrairement aux instances traditionnelles, les gacaca dans leur version génocidaire ne réfèrent plus du tout à la coutume. Elles jugent désormais conformément à la loi, en l’occurrence, en référant aux dispositions du droit pénal rwandais, celles de 1996, 2001 et 2004 organisant la poursuite des crimes de génocide et des crimes contre l’humanité, ainsi qu’aux règles contenues dans les conventions internationales signées et ratifiées par le Rwanda. Tenus aujourd’hui d’appliquer la loi, les juges des gacaca doivent par conséquent en respecter les dispositions (à tout le moins autant que faire se peut compte tenu de leur manque de formation), de même qu’ils ont l’obligation d’insérer leurs décisions dans le cadre de ses principes et de ses règles, sans avoir la possibilité de s’en écarter au profit d’une solution qui leur semblerait favoriser davantage la réconciliation des parties. Leurs décisions doivent d’ailleurs toutes être motivées au regard des textes précités. La fin à atteindre ne prime plus ici les moyens pour y parvenir, ce qui s’explique en partie au regard du caractère hybride de ces nouvelles instances. Situées à mi-chemin entre le tribunal prononçant des sanctions légalement prévues, tel qu’en connaissent les systèmes judiciaires classiques, et cet espace de la palabre, spécifique à la culture africaine, elles empruntent du premier le respect d’un droit et d’une procédure liés à la lourdeur même des sanctions possibles, et conserve du second cette prise de parole collective.

Cependant, une fois encore, nous ne pouvons manquer de nous interroger sur la capacité des juges gacaca à atteindre les finalités qui étaient traditionnellement celles de ce type de justice et qui ont motivé l’engagement des autorités étatiques en sa faveur, alors que les moyens dont ils disposent et les principes et règles auxquels ils réfèrent sont si différents de ceux auxquels ils avaient traditionnellement recours. On n’a qu’à s’arrêter à la détermination des culpabilités telle, que préconisée par la Loi organique du 26 janvier 2001 pour se convaincre davantage des changements de paradigmes qui sont à l’oeuvre dans la version génocidaire de gacaca.

2.1.3. Reconnaissance de culpabilité contre reconnaissance du dommage

Si le gacaca traditionnel n’avait pas pour objectif premier d’appliquer la coutume en tant que telle, il ne lui revenait pas non plus d’assigner des culpabilités. Une fois encore, sa finalité ultime renvoyait à la restauration de l’harmonie communautaire, laquelle passait généralement par la détermination de la nature et du montant de la réparation plutôt que par l’attribution de responsabilités ou la distribution de sanctions. Davantage même, l’assignation de responsabilité ainsi que la sanction pouvaient être perçues comme des empêchements à la réconciliation, dans la mesure où elles aboutissaient à placer l’une des parties au conflit dans l’embarras. C’est pourquoi, il n’était pas rare que l’on choisisse d’attribuer à quelque mauvais génie la responsabilité du comportement fautif (Bidima, 1997 : 21). Dans les faits, il s’agissait de s’entendre sur le dommage, d’en évaluer l’ampleur et les conséquences afin de parvenir, dans la mesure du possible, à remettre les parties dans la situation qui prévalait avant le différend. Certes, avec la modernisation des gacaca et la transformation d’un environnement juridique en partie influencé par le droit colonial, la dimension imputation de culpabilité, voire même la dimension sanction n’étaient pas complètement absentes (Alliot, 1980). Malgré tout, l’évolution de la tradition n’avait pas été suffisamment importante pour transformer la finalité première de ce mode de résolution des conflits.

On a pensé à gacaca pour juger le génocide, explique un répondant, parce qu’avant le génocide, gacaca fonctionnait très bien pour résoudre les conflits entre nous. C’est vrai qu’il s’agissait de conflits mineurs. Prends un vol de tôles de maison, par exemple. Les membres du village s’asseyaient alors tous ensemble sur l’herbe et on devait tous ensemble résoudre le litige. Qui a volé ? On enquêtait et on découvrait toujours qui avait fait quoi car ce sont de petites communautés. Il s’agissait alors de trouver une solution ensemble, y compris avec le coupable. Pouvait-il restituer les tôles ? Si non, que pouvait-il faire à la place ? Acheter deux chèvres et les donner à l’offensé ? Comme les chèvres sont des animaux prolifiques qui mettent bas trois fois par année, au bout de peu de temps le propriétaire en aurait plusieurs, il serait dès lors à même d’en vendre certaines et avec le prix de la vente de se racheter des tôles pour le toit de sa maison. Comme vous le voyez, il ne s’agissait pas vraiment de sanction, mais plutôt de trouver une solution qui tienne compte de la situation matérielle, des intérêts et des possibilités de chacune des parties en présence et qui satisfasse tout le monde. En plus, dans la mesure où le coupable participait à la solution du litige, il y avait là un moyen pour lui de renouer la relation avec le voisin offensé et de réintégrer le groupe (Entrevue réalisée à Butare, 5 mai 2006).

Avec le gacaca dans sa version génocidaire, nous nous situons dans une tout autre dynamique. Si la restauration des liens sociaux rompus par le génocide demeure la finalité ultime de gacaca, elle s’inscrit néanmoins dans une logique simultanée, complémentaire, voire éventuellement concurrente, de lutte contre l’impunité. Cette dynamique suppose, en effet, que des culpabilités soient établies et que des sanctions pénales soient prononcées, lesquelles peuvent aller jusqu’à l’emprisonnement à vie, même si, par le jeu des différentes procédures, dont celle du plaidoyer de culpabilité, elles sont susceptibles d’être atténuées dans leur application concrète en vue d’une possible réconciliation. Punir, oui, mais de façon à laisser la porte ouverte à la réinsertion des coupables et à la reprise des relations entre les parties au conflit. À cet égard, nous sommes encore dans la logique du gacaca traditionnel.

Là toutefois où l’option gacaca du législateur contemporain paraît forcée, c’est dans la pratique même des aveux et du plaidoyer de culpabilité qu’il privilégie et qui est perçue par les rescapés comme une amnistie déguisée. Pour ces derniers, en effet, cette procédure est la preuve même que les gacaca dans le contexte du génocide administrent une justice de seconde main, favorable aux coupables. Ce sentiment est encore aggravé par la manière même dont ces aveux sont faits. Dans bien des cas, en effet, ils sont davantage le résultat d’un calcul visant à obtenir une réduction de peine que celui d’une reconnaissance sincère de ce qui s’est réellement passé[26]. Ainsi, aujourd’hui, le pardon est souvent demandé dans le cadre d’un formulaire écrit à l’avance, le même pour tous, que les accusés en aveux se contentent de signer et qui est envoyé aux victimes concernées (Mujawayo, 2006).

Juste après le génocide, nous confiait une rescapée, âgée de 15 ans au moment des faits, j’étais prête à pardonner aux génocidaires, par pitié pour eux. Je me demandais comment ils avaient pu faire cela et surtout comment ils allaient pouvoir vivre avec ce qu’ils avaient fait. Mais depuis, j’ai vu combien ils n’éprouvaient aucun remord, aucun regret. Nous les rescapés, nous avons l’impression que seules les victimes ont conscience de la gravité des massacres. Alors depuis, mon pardon, je ne peux plus le donner. Le donner à qui ? À quelqu’un qui ne le demande pas ou pour de mauvaises raisons qui l’avantagent encore ? C’est ce qui fait le plus mal aujourd’hui, ce qui suscite le plus la colère, cette absence de culpabilité… (Entrevue réalisée à Kigali, 25 avril 2006).

Le paradoxe d’une telle situation (et il s’agit bien là d’un paradoxe et non d’une contradiction), tient au fait que la poursuite par le législateur, en 2001, de cette finalité de réinsertion des coupables et de reprise des relations de bon voisinage dans le droit fil de la tradition gacaca se heurte ici à la nature et à la gravité du crime commis. Peut-on penser la réconciliation dans des termes identiques à ceux qui prévalaient dans le cadre du gacaca coutumier ? Peut-on y parvenir en recourant aux moyens qui faisaient recette par le passé ? Le génocide, en tant que situation extraordinaire, en tant que catastrophe pour reprendre un terme souvent entendu lors des entrevues, en tant qu’il confronte tous les mécanismes de justice face à leurs limites, ne fait-il pas fi de toutes les recettes, fussent-elles éprouvées par des siècles de pratiques fructueuses, et n’oblige-t-il pas à repenser les termes mêmes de la sanction, du pardon et de la réconciliation ? Les concepteurs du gacaca dans sa version génocidaire ont partiellement répondu à cette nécessité de refonte des mécanismes anciens en modifiant les règles de la tradition en vue de chercher à l’adapter au jugement du crime en cause. Au nombre des changements entrepris, mentionnons encore celui de l’imputation de responsabilité, ramené par le législateur au niveau de l’individu ; un individu qui, dans la tradition juridique rwandaise, avait tendance à disparaître derrière le groupe.

2.1.4. Responsabilité individuelle contre justice collective

De fait, la justice mise en oeuvre par le gacaca dans sa version traditionnelle était une justice collective. La victime comme le contrevenant n’étaient jamais laissés à eux-mêmes dans leur solitude respective. Derrière eux se tenaient la famille, le clan, et lorsque l’offenseur était contraint de s’acquitter du dédommagement, c’est toute sa famille qui répondait avec lui de la dette, car la famille toute entière était tenue pour responsable des actes commis par l’un des siens, tout comme s’estimait lésé chacun des membres de la famille de la victime. Une fois encore, même si, évolution de temps oblige, l’individu a réussi à émerger petit à petit du groupe, même si le gacaca dans sa version contemporaine d’avant le génocide avait tendance à intervenir davantage sur une base individuelle que collective, il n’en demeure pas moins que, de nos jours encore, le groupe, dont le groupe familial, demeure, au Rwanda, une structure sociale importante, susceptible de répondre en tant que tel à certaines situations.

La sanction, déclare Augustin Nkusi en parlant du gacaca de l’époque contemporaine, était uniquement matérielle et toujours en lien avec ce que pouvait restituer le contrevenant. Et si celui-ci ne parvenait pas à compenser la victime, sa famille, ses amis se mettaient derrière lui et l’aidaient à payer l’amende. En ce sens, la décision de gacaca était intégrée ; le groupe participait à son exécution. On finissait par des accolades et en partageant des bières. On aboutissait à une vraie réconciliation avec la volonté partagée de tout le groupe de désamorcer le conflit (Entrevue avec Augustin Nkusi, Kigali, 12 mai 2006).

S’agissant du crime de génocide, la responsabilité et la culpabilité que les juridictions gacaca doivent déterminer sont l’une et l’autre individuelle. Elles se fondent sur la faute personnelle prouvée de chacune des personnes mises en accusation, laquelle en supportera seule la sanction. Le principe qui prévaut devant les gacaca dans leur version génocidaire est celui, bien connu, du droit pénal, de la personnalité des délits et des peines. Il est d’ailleurs intéressant de relever qu’à l’occasion de l’une des audiences prégacaca, visant à présenter à la population les détenus sans dossiers, l’un des juges a cru nécessaire de rappeler à l’assistance que la faute pénale était personnelle, et que l’on n’était pas responsable des fautes commises par ses parents ou par ses enfants (Penal Reform International, 2001 : 22).

Cette exigence quant à la culpabilité personnelle et la responsabilité individuelle que poursuivent les gacaca et qui malmène la tradition juridique rwandaise est le fait elle-même d’une autre distorsion, qui relève, quant à elle, de la nature même du crime. Celui-ci, en effet, pour les besoins de la poursuite criminelle, est ramené par le droit pénal international à un crime engageant seulement des responsabilités individuelles, là où, pourtant, il est intrinsèquement collectif dans sa conception comme dans son exécution. C’est bien d’ailleurs parce qu’il s’agit d’un crime collectif, perpétré par un collectif d’hommes, de femmes et d’enfants, qu’il a pu atteindre un tel « rendement » au Rwanda. Or cette dénaturation du crime qui résulte de la volonté de poursuivre individuellement les criminels est non seulement obligatoire en termes de poursuites pénales conformes au droit, mais plus encore, s’agissant de la situation particulière du Rwanda, elle est impérative au regard de l’exigence de réconciliation. Elle seule, en effet, est à même d’éviter qu’il ne procède à un amalgame ethnico-criminel (Hutu égale génocidaire) aussi réducteur que falsificateur, et qui serait porteur des ingrédients d’une reprise des violences à plus ou moins long terme. En somme, ici aussi, ici encore, la tradition ne peut contribuer que de manière restreinte au jugement du génocide ; ici aussi, ici encore, il a fallu la transformer, voire la dénaturer, pour que les juges gacaca puissent mener à bien leurs tâches. Une altération de la tradition que vient encore accroître la difficulté de mise en oeuvre et de fonctionnement de cette justice dans la réalité, compte tenu du contexte social qui prévaut aujourd’hui au Rwanda.

2.2. Une tradition défiée : le gacaca est-il à même de juger le génocide ?

Depuis le démarrage de la phase pilote du processus gacaca, le 18 juin 2002, les juges se sont heurtés à un certain nombre de difficultés. Si certaines étaient prévisibles, d’autres, en revanche, inattendues, ont tempéré les espoirs que les autorités gouvernementales, la population et la communauté internationale ont mis dans ces juridictions. À l’origine de ces écueils, on relève la nature même du crime que les gacaca ont à charge de juger et à laquelle la tradition, même réinventée, n’est pas en mesure d’apporter une réponse appropriée. Elle contribue également à mettre en difficulté la tradition ce qui fait la spécificité du génocide tutsi et le distingue des autres génocides reconnus à ce jour : à savoir la participation massive de la population civile à la perpétration des massacres. Toutefois, si certaines des difficultés rencontrées durant les premiers mois des travaux des gacaca demeurent effectives encore aujourd’hui, d’autres, en revanche, tendent, sinon à disparaître, du moins à s’estomper.

2.2.1. Une justice participative sans participants

C’est ainsi que le département gacaca du ministère de la Justice s’est trouvé fortement préoccupé, au démarrage des audiences, par le problème posé par le faible taux de participation de la population. Un rapport publié par la Commission de l’Unité et de la Réconciliation Nationales indiquait, en effet, que seul un quart de la population rwandaise prenait effectivement part au processus. Certains observateurs ont expliqué ce manque d’intérêt de la part de la population, et plus particulièrement des rescapés du génocide, par leur difficulté à présenter les éléments de preuve des crimes commis en l’absence de tout témoignage des familles des accusés ou d’aveux de la part des personnes poursuivies.

Le silence gardé par les familles des génocidaires, dont les femmes, les personnes impliquées dans les gacaca le justifient par le constat que très peu d’entre elles sont complètement « innocentes ». De fait, même si dans leur grande majorité, les femmes n’ont pas pris la machette pour aller découper[27] leurs voisins[28], la plupart d’entre elles ont au moins consenti aux massacres en n’empêchant pas leurs maris, leur père, leurs frères, leurs fils de partir travailler[29] chaque jour[30] ; la plupart d’entre elles ont profité allègrement des gains récoltés après la labeur de leurs hommes, produits des pillages en tous genres qui ont accompagné les tueries ; la plupart d’entre elles ont refusé de cacher des Tutsis, y compris leurs enfants, ou encore n’ont pas hésité à les dénoncer. Que peut-on attendre alors, déclarent les responsables des gacaca, d’une population qui a largement pris part et profité des crimes commis (Entrevues, Kigali, mai 2006).

Les Juifs n’ont pas rencontré les mêmes problèmes lorsqu’il a été question du jugement de l’Holocauste, confirme un jeune rescapé, parce que le génocide a été commis par les Allemands. Les gens étaient solidaires entre eux pour faire justice, pour témoigner, pour dire, pour dénoncer. Si le génocide, chez nous, avait été commis par des Ougandais ou par des Tanzaniens, nous serions tous solidaires pour que la justice soit rendue et on se battrait ensemble pour y arriver. Mais ce n’est pas le cas. Le génocide a été commis par des Rwandais contre d’autres Rwandais. Le voisin a tué son voisin, l’ami a tué son ami, le mari a tué sa femme, la mère a tué son enfant. Il n’y a pas de solidarité dans la recherche de la justice. Et comment pourrait-il y en avoir ? Si mon père ou ma mère avait tué, est-ce que je serais prêt à les dénoncer ? (Entrevue réalisée à Kigali, 9 mai 2006.)

Quant aux accusés eux-mêmes, très peu, au moins durant les premières années qui ont suivi le génocide, apportaient leurs témoignages ou faisaient des aveux, que ce soit devant les juridictions gacaca ou devant les tribunaux classiques. Cependant, lorsqu’ils consentaient finalement à parler, leurs confessions portaient surtout sur des infractions mineures (pillage ou atteinte aux biens), beaucoup plus rarement sur des meurtres, et moins encore sur des viols (Penal Reform International, 2003 : 6). Les intellectuels et les notables accusés étaient (et sont toujours) particulièrement réticents à prendre la parole, alors même qu’ayant été la tête de la planification et de l’organisation du génocide, ils détiennent des éléments de vérité qu’aucun exécutant ne peut fournir. De plus, surtout parce que beaucoup d’entre eux relèvent de la catégorie 1 des criminels, à ce titre, passibles de la peine de mort, bien peu sont prêts à reconnaître leur culpabilité[31]. Devant ces aveux tronqués, rarement sincères, mensongers souvent, qui obéissent bien davantage à un calcul bassement matériel en vue d’une réduction de peine qu’à une volonté authentique de dire la vérité et d’assumer sa part de culpabilité ; devant cette prise de parole réticente qui cherche encore à maquiller les faits, allant jusqu’à flirter parfois avec un discours négationniste, de nombreux rescapés ont tout simplement cessé d’assister aux sessions des gacaca, contribuant ainsi à réduire encore d’autant la participation populaire.

Mais les demi-vérités, les vrais mensonges et les aveux tronqués, pour décourageants qu’ils soient à entendre aux oreilles de tous ceux qui espéraient une mise à jour honnête, sincère et exhaustive de la réalité des faits, n’expliquent pas à eux seuls la réticence à prendre la parole. Un autre facteur, aussi fort que le premier, empêche les langues de se délier et réduit une grande partie de la population au silence : il s’agit de la peur. Peur des représailles que les criminels en aveux et leurs familles éprouvent de la part des rescapés face aux détails de l’horreur des confessions ; peur des représailles que les rescapés ressentent à l’encontre des criminels et de leurs familles s’ils viennent à dénoncer l’un des leurs ; peur de la part de tous les criminels, non encore inquiétés à ce jour par la justice, mais que des aveux ou des témoignages entendus lors des audiences gacaca peuvent, à tout moment, envoyer devant les juges[32].

Enfin, ce faible taux de participation de la population aux audiences gacaca s’explique également par l’impression ressentie par les victimes d’une certaine vacuité du processus après l’annonce gouvernementale, en janvier 2003, de la libération de 20 000 détenus passés aux aveux. Beaucoup parmi les rescapés sont ainsi convaincus que les jeux sont d’ores et déjà faits et qu’il ne sert à rien de participer aux gacaca, car cela reviendrait à aller accuser des personnes qui, de toute façon, ne seront pas punies.Gacaca est alors perçu comme une justice de façade, un fac-similé, une gesticulation qui donne l’apparence de contribuer à la lutte contre l’impunité, mais qui n’est, à terme, qu’une amnistie générale mal déguisée. Or comment une justice participative pourrait-elle atteindre ses finalités, quelles qu’elles soient, lorsque les participants font majoritairement défaut ? Comment une justice reposant sur la parole (la palabre) pourrait-elle mener à bien sa tâche si elle se trouve confrontée au silence ?

Au cours des deux dernières années, cependant, il semble que la tendance se soit sensiblement inversée et que les langues, aujourd’hui, se délient beaucoup plus aisément qu’hier. À cela, plusieurs explications :

  • le changement de la situation politique et le fait que les détenus ont perdu tout espoir d’un renversement de pouvoir par ceux-là même qui ont participé au génocide et qui étaient parvenus à trouver refuge dans les pays limitrophes (Entrevue réalisée à Kigali, 14 mai 2006) ;

  • la politique gouvernementale qui encourage les confessions en échange de la clémence dans le prononcé des peines et qui a donné maintes preuves de sa bonne volonté : libération provisoire des détenus en aveux en attendant leur jugement final, développement des travaux d’intérêt général qui permet aux condamnés d’effectuer la moitié de leur peine en milieu extérieur, amendements de la Loi organique de 2001 en vue de faire bénéficier un plus grand nombre d’accusés de la procédure du plaidoyer de culpabilité (Entrevue réalisée à Kigali, 14 mai 2006) ;

  • l’effet domino des aveux eux-mêmes, au terme duquel une dénonciation en entraîne une autre et les juges gacaca recueillant de plus en plus d’informations, ils sont mieux à même d’interroger en profondeur les accusés qui leur sont déférés et à contrer ainsi leurs éventuelles dénégations. La multiplication des confessions recueillies devant les gacaca a d’ailleurs eu une incidence sur celles faites devant les juridictions classiques, qui elles aussi, en ont enregistré une hausse conséquente. « On compte aujourd’hui, depuis les gacaca, plus de 146 000 personnes en aveux », nous confiait Augustin Nkusi (Entrevue avec Augustin Nkusi, Kigali, 12 mai 2006) ;

  • enfin, le fait que nombre de détenus ne veulent plus, douze ans après les faits, être les seuls à payer pour les crimes commis, ce qui les porte à dénoncer leurs coauteurs et autres complices (Entrevue réalisée à Kigali, 14 mai 2006).

Aussi, déclare aujourd’hui Cyrien Kanamugire, observateur dépêché par la Commission des Droits de l’Homme auprès des juridictions gacaca, « les gacaca ont recueilli beaucoup d’informations et s’il fallait détailler comment le génocide s’est commis, ils seraient quasiment en mesure de le faire, même si, reconnaît-il, certains des actes les plus atroces resteront toujours cachés » (Entrevue avec Cyrien Kanamugire, Kigali, 14 mai 2006).

Si l’écueil de la parole bridée semble aujourd’hui partiellement surmonté, il n’en va pas de même, cependant, de celui que pose la réparation, ou davantage le défaut de réparation, élément pourtant essentiel dans l’administration de la justice par les gacaca.

2.2.2. Une justice réparatrice sans réparation

Gacaca, parce qu’il se veut une justice restauratrice fondée sur la réparation, doit, outre le jugement des accusés, évaluer les souffrances et les dommages subis en vue de les réparer. Au nombre des peines et des mesures qu’il peut prendre figure de fait la possibilité d’ordonner la réparation, le remboursement ou la compensation des victimes. Dans ce but, le gouvernement rwandais a institué un fonds d’indemnisation, dans lequel il lui revient de verser un certain montant d’argent en réparation des dommages physiques, psychologiques, moraux et matériels subis par les victimes. La question des réparations est d’autant plus sensible qu’un grand nombre de rescapés, douze ans après le drame, continuent de mener une vie de dénuement presque total, dans des conditions de pauvreté extrême, qui contribuent à prolonger et aggraver encore le traumatisme du génocide.

Reprenant les dispositions de la Loi de 1996, la Loi instituant les gacaca affirme elle aussi le principe selon lequel la responsabilité pénale des personnes coupables de crimes de catégorie 1 emporte automatiquement leur responsabilité civile et solidaire pour tous les dommages causés à travers le pays en raison de leurs crimes, quel que soit, par ailleurs, le lieu de perpétration des infractions. En tant que planificateurs, organisateurs du génocide et donneurs d’ordres, personnes haut placées dans la hiérarchie étatique au moment des faits ou criminels notoires, leur responsabilité civile s’étend à la grandeur du pays pour la totalité des dommages causés du fait du génocide. S’agissant, en revanche, des criminels des catégories 2, 3 et 4, leur responsabilité civile est circonscrite à leurs actes criminels seuls ainsi qu’aux dommages qu’ils ont personnellement occasionnés aux victimes dans le cadre de ces actes (Article 91, al. 2). Au terme de leurs décisions, les juges gacaca devront transmettre au fonds d’indemnisation une copie des jugements rendus, dans lesquels sera indiquée la liste des préjudices corporels et matériels subis avec, en annexe, la fixation des dommages et intérêts résultant de ceux-ci. Le montant de l’indemnisation sera évalué de manière forfaitaire en fonction de barèmes préalablement fixés, faute de pouvoir évaluer financièrement certains préjudices tant physiques que moraux. Comment évaluer la perte d’un enfant de quatre ans torturé à mort ou d’une petite fille de deux ans brûlée vive (Mémorial de Gisozi, Kigali), voire encore de tous les membres d’une même famille ? Comment évaluer le dommage et le traumatisme extrême liés aux viols multiples subis par une victime, qui est en train, en outre, de mourir du VIH/SIDA contracté lors de l’agression ?…

Le principe ainsi posé s’avère dans la réalité complètement irréalisable, en ce qu’il se heurte d’emblée à un double obstacle majeur et incontournable : celui, d’une part, de la solvabilité (ou davantage de l’insolvabilité) des coupables, quelle que soit la catégorie criminelle dont ils relèvent ; celui, d’autre part, du nombre énorme de victimes qu’il conviendrait d’indemniser. On estime à 300 000 le nombre de rescapés, victimes directes du génocide, auquel il faut encore ajouter les centaines de milliers de Tutsis exilés, rentrés au pays après les massacres, et qui ont, pour la plupart d’entre eux, perdu des membres de leurs familles ; ceux-là sont qualifiés de « victimes indirectes » du génocide. Seul l’État aidé de la communauté internationale est à même d’assumer la réparation et l’indemnisation des victimes. Or celui-ci manque singulièrement d’empressement dans la réalisation de cette tâche. La loi devant fixer les barèmes et les modalités d’indemnisation n’a pas même encore été votée, elle est toujours à l’état de projet, reposant dans les tiroirs du gouvernement. Cette absence d’une volonté réelle d’indemnisation de la part des autorités étatiques, que l’on ne saurait uniquement expliquer par le poids financier que représente l’indemnisation effective des dommages subis, menace directement la finalité prioritaire poursuivie par les gacaca, celle de la réconciliation nationale. Car si celle-ci passe indubitablement par le jugement et la condamnation des coupables (et cela ne fait aucun doute), elle passe aussi par la réparation, surtout dans le contexte économique et social qui prévaut au Rwanda. Une réparation qui est en outre d’autant plus impérative, qu’au fur et à mesure du déroulement des procès, les coupables libérés commencent à regagner leurs collines, que les familles des génocidaires sont ainsi en passe de se reconstituer, de recouvrer leurs forces vives, tandis que les rescapés demeurent seuls, démunis, physiquement, moralement, psychologiquement et socialement diminués. L’absence de réparation ajoutée à l’administration d’une justice qui semble faire la part trop belle aux coupables pourrait donner à penser que la reconstruction du pays se joue « sur le dos » des rescapés, ce que ne manque d’ailleurs pas de penser nombre d’entre eux.

Les véritables questions qui se posent alors sont celles, oh, combien difficiles, de savoir comment, justement, rendre justice à toutes les victimes du génocide au Rwanda ? En fonction de quels principes et selon quel modèle de justice existant ou à inventer ? Au-delà des différences de temps et de cultures, au-delà des contextes spécifiques, émerge-t-il des attentes de justice que toute entreprise de sortie d’un génocide devrait chercher à atteindre prioritairement ? Que nous apprennent les gacaca sur l’administration de la justice après un génocide ?

III. Conclusion : au-delà de la culture et de la tradition, quelle justice après un génocide ?

Au terme de cette réflexion, il apparaît que les mécanismes de justice traditionnelle du type gacaca, même revisités pour les besoins du crime de génocide, pas davantage d’ailleurs que la justice de facture occidentale, ne sont pas à même d’administrer une justice satisfaisante, que ce soit au niveau collectif de la réconciliation nationale, comme au niveau individuel des victimes.

Ce qui fait le plus mal aujourd’hui au regard de la justice gacaca, avoue Augustin Nkusi, c’est la situation des rescapés. Ce sont eux qui ont le plus souffert, qui sont les plus traumatisés et les plus démunis, et c’est à eux que le gouvernement demande aujourd’hui le plus gros sacrifice, celui d’accepter un processus de justice qui ne leur rend pas justice. Eux, réclamaient une justice beaucoup plus sévère, une justice à la mesure des crimes commis. Mais cette justice-là est impossible. De 1996 à 1998, on s’est lancé dans l’administration d’une justice classique avec peine de mort à la clé pour les criminels de catégorie 1, mais on s’est vite rendu compte que cela ne fonctionnait pas. Peut-on condamner à mort des centaines, voire des milliers de personnes ? Peut-on garder en prison, pour 20 ou 30 ans des centaines de milliers de coupables[33] (Entretien avec Augustin Nkusi, Kigali, 12 mai 2006).

Une impossibilité qui, nous confie l’une des personnes rencontrées, est à mettre à l’actif des planificateurs du génocide, et ce constat n’est pas moins douloureux que le précédent :

Ça fait mal de réaliser que sur ce point les génocidaires ont gagné. Lorsqu’ils ont décidé d’impliquer le maximum de personnes, c’était dans le but avoué, on en a aujourd’hui la preuve, de rendre impossible le jugement des crimes commis. On ne peut pas juger tout un peuple et si tout le monde est coupable, alors tout le monde est innocent. Le recours au gacaca atteste de cette impossibilité (Entretien réalisé à Butare, 3 mai 2006).

C’est pourquoi, poursuit Augustin Nkusi, gacaca est un choix douloureux (Entretien réalisé à Kigali, 12 mai 2006), et c’est pourquoi, surtout, gacaca ne peut être regardé comme une solution ; il est au mieux (mais il est déjà cela), une tentative de réponse à un crime qui a laissé toute une société désemparée et démunie (Entretien réalisé à Butare, 5 mai 2006).

Gacaca est une réponse du milieu à un problème que le droit pénal classique ne pouvait résoudre. Gacaca, c’est une expérience de synthèse entre le droit de tradition civiliste, la culture rwandaise et même la Common Law à laquelle nous avons emprunté le plaidoyer de culpabilité que notre système judiciaire ne connaissait pas. Hegel disait : lorsque l’on est en présence d’une contradiction, il convient de regarder en amont et en aval et de trouver la solution dans la synthèse. Gacaca est cette synthèse (Entretien avec Cyrien Kanamugire, 8 mai 2006).

Quant au génocide, il incarne bien, quant à lui, cette contradiction dans laquelle s’embourbent le droit et la justice, qu’ils relèvent de la tradition ou de la modernité. Une contradiction encore accrue au Rwanda au regard de la manière même dont il s’est déroulé. De fait, si comme tout autre génocide, celui des Tutsis du Rwanda a bien été planifié et organisé en haut lieu[34], il présente toutefois cette particularité unique d’avoir été commis par la population civile, laquelle, toute catégorie d’âge, de sexe et de situation socioéconomique confondue, a massivement pris part aux massacres. C’est dont bien tout un peuple, ou peu s’en faut, qu’il faudrait effectivement juger, aujourd’hui, au Rwanda. Situation insoluble s’il en est. Gacaca se veut une réponse à cette insolubilité, un compromis mieux qu’un pis-aller, entre le refus d’effacer l’ardoise du crime en décrétant une amnistie générale inenvisageable et une justice pleine et entière, impossible en l’occurrence.

[Or] comme tout compromis, il suppose un abandon de certaines exigences, de certaines attentes et laisse forcément beaucoup de personnes insatisfaites. En fait, gacaca est un processus et c’est en ces termes que nous en parlons et que nous le présentons, ici, au Rwanda : le processus gacaca. C’est une dynamique en cours, une expérience perfectible qui évolue en fonction des enseignements de la pratique, qui apprend de ses erreurs, de ses manques comme de ses réussites. La loi organique de 2001 a déjà fait l’objet de plusieurs amendements, dont le dernier en date remonte au 19 juin 2004 (Loi organique no 16/2004), et il en subira d’autres au fur et à mesure de l’avancement de ses travaux (Entretien avec Augustin Nkusi, Kigali, 12 mai 2006).

Gacaca, c’est le constat d’une impuissance, impuissance du droit et de la justice classique qui n’ont pas été conçus pour de telles situations, comme le constat aussi d’une contrainte, celle pour tous les Rwandais de devoir apprendre à revivre ensemble, côte à côte, voire coude à coude, sur les collines (Entretien avec Cyrien Kanamugire, 8 mai 2006). Gacaca, c’est la réponse à une véritable absence de choix : l’impossibilité de partir, de quitter le pays, comme l’impossibilité aussi de vivre près de son voisin sans devoir solliciter, à un moment ou un autre, son aide. Cette absence de choix est revenue sur toutes les lèvres des personnes rencontrées, dans tous les propos entendus ; c’est elle qui commande la réconciliation et en fait un objectif de politique gouvernementale obligé.

Gacaca part de l’idée que nous avons passé le pire ; l’important, maintenant, c’est la réconciliation, tout simplement parce que nous ne pouvons faire autrement. Gacaca répond à cet impératif que nous n’avons pas le choix. Et comme il était impossible d’écarter la justice afin de ne pas retomber dans cette impunité qui a conduit au génocide, il fallait trouver un autre modèle de justice. Gacaca est cet autre modèle. Aussi imparfait et insatisfaisant soit-il, c’est quand même une forme de justice compte tenu des circonstances (Entretien avec Augustin Nkusi, Kigali, 12 mai 2006).

Une justice qui, réalité et réalisme obligent, délaisse forcément certaines attentes, mais qui en rencontre d’autres. Parmi celles rencontrées, il en est qui sont en lien direct avec la tradition rwandaise et qui sont dès lors à mettre à l’actif du gacaca, tandis que d’autres, pour leur part, relèvent d’une justice de facture plus classique. Nous nous bornerons, ici, à les énoncer rapidement, à titre de pistes de réflexion qu’il s’agira pour nous d’investir dans le cadre d’une recherche ultérieure portant sur la manière de penser de nouveaux mécanismes de justice au sortir d’un génocide. Au nombre donc des attentes rencontrées par le gacaca, mentionnons rapidement :

  1. L’identification des coupables, présentées par les victimes comme étant d’une importance primordiale compte tenu notamment du contexte particulier de l’après-génocide au Rwanda.

    La justice, pour moi, nous confiait un jeune rescapé, âgé de 15 ans au moment des faits et qui a perdu ses parents dans les massacres, doit permettre avant toute chose d’identifier les coupables, de mettre un nom et un visage sur ceux qui ont tué. Avant même de punir, il faut savoir qui a fait quoi. Et d’expliquer : parce que nous vivons tous côte à côte, criminels et victimes, il est essentiel de savoir à qui l’on a affaire, pour pouvoir se situer les uns par rapport aux autres. Je pourrais vivre à côté de ceux qui ont tué mes parents, mais à condition que je le sache. Pour moi, il serait très difficile de me lier d’amitié avec quelqu’un pour découvrir ensuite qu’il a participé aux massacres (Entrevue réalisée à Kigali, 9 mai 2006).

    Cette identification des coupables a peu à voir avec la tradition gacaca, dans la mesure où elle devient, compte tenu de l’absence de sanction et de réparations justes, une fin en soi là où, par le passé, elle n’était que le premier pas devant mener à la résolution du conflit.

  2. Le face-à-face des criminels avec leurs victimes : cette attente, effectivement atteinte, est, en revanche, à mettre totalement à l’actif de la tradition gacaca, juridiction par excellente de la parole où collectivement, par le dialogue, offenseur, offensé et avec eux leur communauté d’appartenance débattent de l’offense et de la manière de la réparer. Or, aujourd’hui, au Rwanda, alors que les rescapés, entre eux, parlent continuellement du génocide, gacaca est le seul espace et le seul moment où les victimes s’entretiennent avec les coupables et leurs familles de ce qui s’est passé sur les collines, en ce fatal printemps 1994.

    Le gacaca réussit là où les autres mécanismes n’ont pas réussi. Il met les gens face à face et il permet à ceux qui ont participé de dire ce qu’ils ont fait, de prendre conscience de ce qu’ils ont commis, en leur donnant en outre l’opportunité de demander pardon (Entrevue réalisée à Kigali, 11 mai 2006).

    [Gacaca, c’est] une manière de mettre la population face à sa responsabilité, face à l’horreur de ce qui s’est passé ; c’est aussi une manière pour tous les Rwandais de partager les conséquences de ce qui s’est commis sur les collines (Entrevue avec Augustin Nkusi, Kigali, 12 mai 2006).

    Et de fait, surtout au cours de ces deux dernières années, gacaca a permis de faire sauter le verrou de la loi du silence qui prévalait jusque-là. « Il a fissuré ce mur du silence et celui-ci se fissure de partout. C’est comme un château de cartes qui s’écroule » (Entrevue réalisée à Kigali, 14 mai 2006).

  3. Une certaine forme de sanction au-delà de la sanction pénale habituellement attendue de la justice, même si elle n’est pas celle que les victimes auraient souhaitée.

    On a reproché à la Loi gacaca la faiblesse des sanctions prévues, or, affirme Augustin Nkusi, on se rend compte au fur et à mesure des audiences que la sanction n’est pas que dans la peine prononcée et sa sévérité. Elle est ailleurs aussi. Elle est ainsi dans la catégorisation. Il y a une véritable peur de la part des accusés de se voir ranger dans la catégorie 1, et cette peur n’est pas seulement liée à l’éventualité d’une peine plus sévère, elle est aussi en rapport avec l’étiquette de planificateur ou de tueur notoire que l’accusé se voit accoler et avec laquelle il va devoir vivre ensuite s’il sort de prison. Il y a la honte à vivre avec cette étiquette et que tout le monde le sache. Il ne faut pas sous-estimer la honte comme sanction et cette honte est forte, car le génocide, c’est avant tout, au Rwanda, un crime de trahison. Les voisins ont trahi leurs voisins, les amis ont trahi leurs amis, les membres d’une même famille ont trahi les liens sacrés de la parenté. Or la trahison est mal vue dans toutes les cultures. Que cette trahison soit étalée ainsi au grand jour lors des audiences gacaca, qu’elle soit dite devant tout le monde est en soi une honte que certains ne parviennent pas à surmonter. Cela se traduit notamment par des suicides de la part d’accusés qui n’ont pas supporté que leur trahison soit révélée. On compte plus de 140 suicides depuis que les gacaca ont commencé. Gacaca lève les masques et le fait d’être démasqué est en soi une sanction. Gacaca fait naître un sentiment de désapprobation qui ronge ceux qui l’éprouvent (Entrevue avec Augustin Nkusi, Kigali, 12 mai 2006).

C’est au vu de cela que nous conclurons, aux côtés de M. Nkusi, en affirmant que « gacaca est bien une justice à sa manière. Il fait peur, car les gens se rendent compte qu’on n’y échappe pas ; il intimide, il fait honte, il contribue au changement de mentalité et à une resocialisation des Rwandais qui se retrouvent tous ensemble à débattre du crime » (Entrevue avec Augustin Nkusi, Kigali, 12 mai 2006). Peut-être pourra-t-il oeuvrer en outre à la réconciliation nationale, puisque cela reste sa finalité ultime ? Une réconciliation fondée sur la base d’une vérité mise au jour ensemble et dans laquelle tous se reconnaissent ; une vérité pour contrer la logique génocidaire, qui, à ce jour, n’a malheureusement pas complètement disparu sur les magnifiques collines verdoyantes du Rwanda.