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La loi belge sur l’euthanasie du 28 mai 2002

La loi belge sur l’euthanasie résulte de plusieurs mouvements politiques et sociaux qui s’érigent face aux dangers potentiels de « l‘acharnement thérapeutique ». Des associations de citoyens se créent luttant pour le « droit de mourir dans la dignité » (Right to Die Societies aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni ; l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD) et Recht op Waardig Sterven [RWS] en 1982-1983 en Belgique). Elles mettent l’accent sur l’autodétermination des patients (incurables) comme élément essentiel de la dignité humaine relativement à un pouvoir médical quasi omnipotent et souvent paternaliste. Elles réclament un droit pour tout patient de refuser des traitements devenus futiles et de participer à toute décision médicale le concernant (Distelmans, 2012). D’autre part, les soins palliatifs se développent : au Royaume-Uni dans les années 1960, au Canada à partir des années 1970. Ils sont introduits en Belgique en 1988 sous forme de soins palliatifs à domicile par notre université (à travers l’ASBL Omega) et connaîtront un essor important tant dans les hôpitaux, centres d’accueil journaliers et hospices que dans les maisons de repos (Bernheim, Deschepper, Distelmans, Mulliet et Bilgen, 2008 ; Distelmans, 2012).

Ces mouvements sociaux auront des répercussions politiques et législatives importantes. En Belgique, des propositions de loi concernant la légalisation de l’euthanasie sous certaines conditions sont formulées dès 1984[2]. Leurs adhérents défendent le « droit à la dignité thérapeutique du patient incurable », qui implique son droit à décider de façon autonome de sa fin de vie[3]. Les opposants y voient au contraire une atteinte inacceptable à la protection de la vie, garantie par l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme, ou une mainmise séculière sur une décision qui n’appartiendrait qu’à Dieu. Après un long débat juridique et idéologique (Delbeke, 2012), trois lois complémentaires voient le jour en 2002 : la loi sur l’euthanasie du 28 mai 2002, la loi sur les soins palliatifs du 14 juin 2002 et la loi sur les droits des patients du 22 août 2002. La combinaison de ces trois lois constitue une tentative de régulation unique au monde de tous les aspects des soins de fin de vie : droit aux soins palliatifs, droit à l’euthanasie sous certaines conditions, droit à l’information et à la participation au processus décisionnel médical, droit au refus de traitements (Lemmens, 2013).

La loi belge concernant l’euthanasie du 28 mai 2002 (M.B., 22 juin 2002) prévoit la dépénalisation du médecin qui pratique une euthanasie s’il s’est assuré que :

  • le patient est majeur ou mineur émancipé[4], capable et conscient au moment de sa demande ;

  • la demande est formulée de manière volontaire, réfléchie et répétée, et ne résulte pas d’une pression extérieure ;

  • le patient se trouve dans une situation médicale sans issue et fait état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable

art. 3, §1

En plus de cela, le médecin doit, préalablement et dans tous les cas, satisfaire les conditions suivantes (art. 3, §2) :

  1. informer le patient de son état de santé et de son espérance de vie, se concerter avec le patient sur sa demande d’euthanasie et évoquer les possibilités thérapeutiques et de soins palliatifs encore envisageables. Il doit arriver, avec le patient, à la conviction qu’il n’y a aucune autre solution raisonnable dans sa situation et que la demande du patient est entièrement volontaire ;

  2. s’assurer de la persistance de la souffrance physique ou psychique du patient et de sa volonté réitérée par plusieurs entretiens espacés ;

  3. consulter un autre médecin quant au caractère grave et incurable de l’affection, qui prend connaissance du dossier médical, examine le patient, s’assure du caractère constant, insupportable et inapaisable de la souffrance et rédige un rapport concernant ses constatations. Il doit être indépendant, tant à l’égard du patient qu’à l’égard du médecin traitant, et compétent quant à la pathologie concernée. Le médecin traitant informe le patient des résultats de cette consultation.

Les autres conditions portent sur les contacts du médecin traitant avec l’équipe soignante et avec les proches du patient (si telle est la volonté du patient). Il doit également s’assurer que le patient a eu l’occasion de s’entretenir de sa demande avec les personnes qu’il souhaitait rencontrer.

Si le médecin est d’avis que le décès n’interviendra manifestement pas à brève échéance, il doit en outre consulter un deuxième médecin, psychiatre ou spécialiste de la pathologie concernée, et laisser s’écouler au moins un mois entre la demande écrite du patient et l’euthanasie (art. 3, §3).

Toute euthanasie doit être déclarée endéans les quatre jours ouvrables à la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation, qui vérifie si l’euthanasie a été effectuée selon les conditions et la procédure prévues par la loi. La Commission est composée de huit médecins, quatre juristes et quatre personnes issues des milieux chargés de la problématique des patients atteints d’une maladie incurable. Lorsque, par décision prise à la majorité des deux tiers, la Commission estime que les conditions prévues par la loi n’ont pas été respectées, elle envoie le dossier au procureur du Roi du lieu du décès du patient (art. 5-8). La demande exprimée par le patient n’a pas de valeur contraignante et aucun médecin n’est tenu de pratiquer une euthanasie (art. 14).

Malgré un large soutien public pour une fin de vie choisie (Bussche, 2012, p. 15-16 ; Conseil interparlementaire consultatif de Benelux, 2011), le sujet reste controversé, tant sur le plan politique que dans la pratique. Respect ultime de l’autonomie de la personne et de la dignité humaine pour les uns, inacceptable d’un point de vue médical, religieux ou idéologique pour les autres, l’euthanasie continue à remuer les débats politiques et médiatiques et à diviser les professionnels des soins[5]. Les médecins LEIF[6] ou EOL[7], formés spécialement à l’ensemble de la problématique de la fin de vie (aspects existentiels, éthiques, médicaux, juridiques et psychologiques), agissent souvent comme deuxième ou troisième médecin consultés à la suite de demandes d’euthanasie, tel qu’il est prévu par la loi de 2002 (Van Wesemael, 2011 ; Van Wesemael et al., 2010).

Dans les débats, les questions de fin de vie liées aux souffrances psychiques insupportables à la suite de maladies psychiatriques incurables prennent une place particulière. En effet, si le caractère insupportable de la souffrance ne peut être évalué que par le patient concerné, ce sont les médecins qui doivent apprécier si la situation médicale est véritablement « sans issue » et doivent être convaincus « qu’il n’y a aucune autre solution raisonnable ». En pratique, un consensus médical est plus facile à atteindre concernant l’incurabilité d’un cancer métastasé que d’une maladie psychiatrique (Thienpont, 2011 ; Van Wesemael et al., 2011). Les psychiatres belges sont divisés quant à la possibilité pour un malade mental de demander l’euthanasie : certains estiment que ces malades ne sont par définition pas « capables » au vu de l’article 3 de la loi, d’autres qu’aucune maladie mentale n’est incurable, d’autres encore que le désir de mort est l’illustration même d’une psychopathologie à laquelle il importe de répondre par un traitement adapté et certainement pas en acquiesçant à la demande (Distelmans, 2013). L’analyse des dossiers remis à la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation en 2010-2011 montre d’ailleurs que 90 % des cas enregistrés portent sur des maladies somatiques incurables, dont 75 % de cancers, et 3 % seulement sur des maladies psychiatriques (« affections neuropsychiques » ; Commission fédérale, 2012, p. 8). Une attention accrue est portée récemment à la question de l’euthanasie en cas de souffrance psychique insupportable (Callebert, Van Audenhove, De Coster et Thienpont, 2012[8]) et un nombre croissant de psychiatres reconnaissent le caractère incurable de certaines affections psychiatriques ainsi que la capacité de certains patients à comprendre l’étendue de leur maladie.

Un troisième phénomène s’est ajouté récemment (non sans controverse ; voir Distelmans, 2012, p. 168-139) comme cause possible et légitime d’une demande d’euthanasie : la souffrance résultant d’une vie ressentie comme « sans perspective » ou « sans espoir » en conjonction avec une polypathologie composée de plusieurs maux qui en soi sont tout juste tolérables (vision trouble, handicap auditif, être cloué au lit), mais qui dans leur ensemble peuvent devenir insupportables (Delbeke, 2012 ; Nys, 2011 ; van der Arend, 2004). Les pathologies multiples représentent 2 % des diagnostics enregistrés (Commission fédérale, 2012, p. 8).

En décembre 2011, les universités de Bruxelles (VUB) et Gand (UGent) ont établi ULteam, une consultation spécialisée dans les questions de fin de vie. En effet, dix ans après la mise en oeuvre des trois lois fédérales en la matière, les expériences du terrain des médecins LEIF montrent que les demandes d’euthanasie ne sont pas toujours entendues par le médecin ou l’institution chargée des soins, en particulier chez des patients non terminaux et des patients psychiatriques. ULteam propose une seconde consultation médicale/psychiatrique, un avis et, si nécessaire, un suivi ou une hospitalisation pour des patients qui n’ont plus d’autre interlocuteur vers qui se tourner. L’équipe est interdisciplinaire : médecins spécialisés en soins palliatifs, psychiatres, psychologues, infirmiers social et psychiatrique, accompagnants philosophique ou religieux, oncologues, juristes, médecins LEIF, pédiatres, etc. Elle reçoit surtout des demandes de patients psychiatriques, de patients hospitalisés ou séjournant dans des maisons de repos[9], et aussi de quelques détenus.

Demandes d’euthanasie émanant de détenus

Depuis son instauration en décembre 2011, 17 demandes d’euthanasie par des détenus ont été reçues par Ulteam. Elles évoquent toutes une souffrance psychique constante et insupportable.

Ces demandes soulèvent des questions éthiques, légales et criminologiques importantes et complexes. D’une part, la loi pénitentiaire belge de 2005[10] et les standards européens garantissent aux détenus un droit à l’équivalence du traitement médical en détention. L’art. 88 de la loi pénitentiaire stipule en effet que « le détenu a droit à des soins de santé qui sont équivalents aux soins dispensés dans la société libre et qui sont adaptés à ses besoins spécifiques ». Les Règles pénitentiaires du Conseil de l’Europe de 2006[11] (R 40.2) préconisent que « la politique sanitaire dans les prisons doit être intégrée à la politique nationale de santé publique et compatible avec cette dernière ». La loi du 22 mai 2002 concernant l’euthanasie ne prévoit pas d’exceptions d’applicabilité. En principe, donc, un détenu qui remplit toutes les conditions de la loi devrait pouvoir bénéficier d’un même droit à une fin de vie choisie qu’un non-détenu. Les responsables médicaux et juridiques de l’Administration pénitentiaire belge partagent cette vision[12] et ont élaboré une procédure conforme à la loi sur l’euthanasie. Si la décision du médecin traitant externe, choisi par le détenu, est positive, une libération anticipée est demandée aux autorités compétentes[13] par le médecin pénitentiaire afin que l’euthanasie puisse être effectuée en liberté. En cas de refus, un transfert vers un hôpital civil est souhaitable afin de garantir la sérénité de l’occasion (Van Mol, 2013, p. 80-81).

Indépendamment d’Ulteam, deux euthanasies pour cause d’affection somatique (cancer terminal) furent effectuées en 2012 et 2014 au sein d’un des centres médicaux de l’Administration pénitentiaire. Les demandes reçues par Ulteam se réfèrent cependant toutes à une souffrance psychique constante et insupportable. Nous ne pouvons ici entrer dans les détails individuels. Il apparaît cependant que de ces 17 demandes, 11 émanent d’internés détenus depuis de nombreuses années dans les prisons belges, et 6 de détenus condamnés à de longues ou très longues peines (peine à perpétuité, 30, 17, 16, 12[14] et 7 ans). Dans les 17 cas, des aménagements de la peine ou de la mesure d’internement (à durée indéterminée) sont soit refusés par les autorités compétentes (Commissions de défense sociale pour les internés, tribunaux de l’application des peines pour les condamnés), soit rendus impossibles par le refus d’hôpitaux psychiatriques civils d’accepter les internés concernés. La question se pose dès lors de savoir à quel point la souffrance psychique que les détenus invoquent est influencée, renforcée ou même provoquée par le contexte spécifique de la prison ou de leur statut légal.

Prison, souffrance psychique et euthanasie

La spécificité du contexte pénitentiaire soulève des questions particulières pour les trois catégories de demandes d’euthanasie considérées comme étant légitimes en Belgique (Commission fédérale, 2012) : affections somatiques, affections neuropsychiques (y compris psychiatriques), et (vie sans espoir liée à une) polypathologie.

Affections somatiques

Alors que les affections somatiques des détenus peuvent être semblables à celles dont souffrent des patients extra-muros (par exemple un cancer incurable), les prisons sont reconnues comme des endroits souvent malsains qui affectent la santé physique des détenus (De Viggiani, 2007). Certains chercheurs indiquent un décalage apparent de 10 ans entre la santé moyenne des détenus et celle de la population générale, dû à une combinaison entre le style de vie précédent la détention et une escalade de maladies liées à l’âge induite par la prison (De Viggiani, 2007 ; Fazel, Cartwright, Norman-Nott et Hawton, 2008).

En Belgique, la souffrance physique résultant de maladies purement somatiques est en général vue comme une contre-indication à l’euthanasie. Il importe en effet de soulager tout d’abord cette douleur physique par un traitement adéquat. Ce n’est que lorsque la demande d’euthanasie persiste en l’absence de douleur physique qu’elle sera examinée (Distelmans, 2012). Cela illustre que toute souffrance somatique a une connotation psychique ou existentielle : perte de dignité, dépendance de tiers (Commission fédérale, 2012 ; van der Arend 2004). Cependant, la prison génère automatiquement une perte d’autonomie et une dépendance d’autrui pour les détenus (Crewe, 2009, 2011 ; Sykes, 1958) et a même été reconnue comme imposant des « formes inhérentes d’humiliation » (voir la jurisprudence de la CrEDH ; van Zyl Smit et Snacken, 2009, p. 54) ou d’être par définition contraire à la dignité humaine (Liebling, 2011 ; Snacken, 2011).

Affections neuropsychiques (y compris psychiatriques)

La prison affecte également la santé mentale des détenus, comme l’illustre la surreprésentation de suicides, tentatives de suicide, automutilations et dépressions (De Viggiani, 2007 ; van Zyl Smit et Snacken, 2009, p. 149-150). En Belgique, le risque de suicide en prison est 15 fois plus grand que dans la population générale (Fazel, Grann, Kling et Hawton, 2011). Les mécanismes expliquant le suicide en prison combinent le modèle d’importation, selon lequel les détenus importent leur risque accru de suicide en prison (diagnostic psychiatrique, abus d’alcool, tentatives de suicide antérieures), avec le modèle de privation, selon lequel le suicide est occasionné par la détresse liée à l’emprisonnement même (régime pénitentiaire, équité du traitement, cellule individuelle, durée de la sentence, peine à perpétuité) (Cliquennois, 2010 ; Cliquennois et Chantraine, 2009 ; Fazel et al., 2008 ; Liebling, Durie, Styles et Tait, 2005). De nombreux détenus suicidaires ont une histoire personnelle d’abus, de problèmes psychologiques et de relations sociales instables. La vie en prison augmente leurs sentiments d’anxiété, de détresse et de désespoir. Souvent, ils choisissent de se retirer de la vie commune en prison, se retrouvant seuls en cellule, sans activités, travail ou formation, ce qui augmente à leur tour les sentiments de solitude, d’abandon, d’anxiété et de dépression et donc le risque de suicide (Fazel et al., 2011 ; Huey Dye, 2010 ; Liebling, 1992 ; Liebling et al., 2005).

En Belgique, des études récentes montrent que les problèmes psychologiques et psychiatriques les plus diagnostiqués en prison sont les psychoses, les dépressions majeures et les désordres de personnalité antisociale (Vandevelde, Palmans, Broekaert, Rousseau et Vanderstraen, 2006). Une comparaison entre la prévalence de pathologies en prison et en société (Cosyns, 2013) nous apprend que le suicide y est surreprésenté de 6 : 1, les dépendances d’alcool et de drogues de 7 : 1, le contact avec l’héroïne de 54 : 1. Les internés sous écrou se distinguent des patients psychiatriques en institutions civiles par une surreprésentation des troubles de la personnalité (30 % vs 11 %) et du retard mental (17 % vs 4 %).

Pour ce qui est des privations par le contexte pénitentiaire, il faut souligner que la Belgique connaît ces dernières années une augmentation constante des longues peines (> 5 ans) et des peines à perpétuité, ainsi que des internements à durée indéterminée de malades mentaux (Maes et Scheirs, 2009 ; Snacken, 2007 ; Vander Beken et Vanhaelemeesch, 2013[15]).

Les effets des longues peines de prison sur la santé mentale des détenus sont connus depuis les années 1970 : « institutionnalisation », détérioration de l’estime de soi, augmentation de l’hostilité autodirigée et perte d’intérêt pour le travail, les relations externes et le futur (pour un aperçu plus détaillé des études, voir Snacken, 1999 ; Snacken et van Zyl Smit, 2010). De nombreuses études qualitatives illustrent les tragédies personnelles et la souffrance de ces détenus : crises existentielles, perte d’identité, peur de détérioration, suicides (Cohen et Taylor, 1972 ; Liebling et Maruna, 2005). Ces effets dépendent cependant de l’interaction entre les caractéristiques personnelles, qui influencent les tentatives individuelles à la survie psychologique (Bonta et Gendreau, 1990) et les variables situationnelles et structurelles de la détention (Haney, 2005). Les politiques pénitentiaires tendant à éviter ou à réduire ces effets nocifs doivent se concentrer sur la satisfaction de trois catégories de besoins fondamentaux : besoins de « confort » (nutrition, abri, services médicaux, stimulation sensorielle et cognitive, reconnaissance [statut], indépendance), de « contrôle » (besoin fondamental d’exercer une forme de contrôle sur son sort et son environnement : par ex., activités, participation dans l’organisation de la vie en prison) et de « sens » (religieux, philosophique ou existentiel : par ex., éducation, formation permettant au détenu de garder un sens de valeur et d’estime de soi) (voir Snacken, 1999).

Mais si de telles politiques sont absentes et qu’un détenu purgeant une longue peine se détériore psychologiquement au point de développer une psychopathologie amenant une souffrance insupportable, cette souffrance peut-elle devenir incurable et donc une base légitime pour une demande d’euthanasie ? Ou cela reviendrait-il à une réintroduction sournoise de la peine capitale ?

Depuis ces études sur les longues peines des années 1970-1980, la situation a encore empiré dans bon nombre de pays occidentaux. Au Royaume-Uni, Liebling (2011, p. 540-545) décrit les très longues peines imposées à des jeunes adultes, exécutées sous des régimes à sécurité renforcée et sans perspective de libération anticipée proche (tarif minimal imposé de 20 à 30 ans), comme des illustrations de nouvelles pains of imprisonment (Sykes, 1958) autrement plus lourdes à porter que celles décrites par Cohen et Taylor en 1972. Ces life-trashing sentences (des « peines annihilant la vie » : Liebling, 2011, p. 540 ; Simon, 2001), n’offrant aucune perspective, aucun sens et aucune possibilité de formation d’identité, sont décrites comme de nouvelles formes de traitement inhumain et dégradant qui mènent au suicide, à la dépendance ou à l’agression. En Belgique, les possibilités de libération anticipée pour longues peines sont à première vue plus souples, puisqu’une libération conditionnelle peut être octroyée par les tribunaux d’application des peines après un tiers de la peine pour les délinquants primaires, deux tiers pour les détenus récidivistes (Snacken, Beyens et Beernaert, 2010). L’admissibilité à la libération conditionnelle pour les détenus condamnés à perpétuité, traditionnellement possible après 10 ans pour les délinquants primaires et 16 ans pour les récidivistes, s’est vue retardée récemment à la suite des incidents fortement médiatisés, entraînant une possibilité de libération après 15 ans pour les délinquants primaires et après 19 ou 23 ans selon les nouvelles catégories de récidive introduites par la loi du 17 mars 2013[16]. Une libération est octroyée lorsque le détenu remplit toutes les conditions légales : conditions de temps, de reclassement, absence de contre-indications énumérées dans la loi (risque de récidive, attitude par rapport aux victimes). En pratique, il est souvent malaisé pour les détenus de préparer leur réintégration et de satisfaire aux conditions imposées, à la suite, entre autres, d’une politique de congés pénitentiaires de plus en plus restrictive (Scheirs, 2013 ; Snacken, 2014). Il s’ensuit une grande incertitude pour les détenus quant à la durée de la peine à subir en réalité, amenant un nombre croissant de détenus condamnés à de longues peines à choisir une libération en fin de peine (Bauwens, Robert et Snacken, 2012 ; Robert 2009). Ce choix ne s’offre évidemment pas aux condamnés à perpétuité, qui se retrouvent ainsi dans une situation d’incertitude qui peut durer des dizaines d’années. Certains auteurs se demandent dès lors si une peine à perpétuité est véritablement plus « humaine » qu’une peine de mort (Casier et De Hert, 2012 ; van Zyl Smit, 2002). La CrEDH a récemment jugé (Vinter v UK, 9 juillet 2013) qu’une peine à perpétuité sans possibilité de libération doit être considérée comme inhumaine et dégradante et viole l’art. 3 de la Convention. La Cour instaure donc un « droit à l’espoir », l’obligation pour les États de prévoir une possibilité de demander une libération, mais accepte également que certaines personnes soient considérées comme étant trop dangereuses. Quelles sont les conséquences pour ces personnes ? Un régime pénitentiaire adéquat devrait pouvoir les aider à « survivre » en prison. Mais que faire si un tel régime fait défaut ? Des détenus condamnés à des peines à perpétuité sans possibilité de libération ont décrit leurs difficultés à contrôler leur colère et leurs pensées, à dormir, à vaincre un état d’engourdissement et d’anxiété permanent (Leigey, 2010). Ils décrivent la prison comme un cimetière, leur cellule comme un tombeau (Johnson et MacGunigall-Smith, 2008). Cette absence de perspective peut-elle conduire à une dépression chronique ou une autre psychopathologie qui serait par définition « incurable » et donc une cause légitime d’euthanasie ? D’où, à nouveau, un retour à la peine de mort ? Et si on la refuse, ne condamne-t-on pas ces détenus à une vie reconnue comme étant « inhumaine et dégradante » ? En France, Le Monde du 25 janvier 2006 écrivait[17] :

Des détenus réclament le rétablissement de la peine de mort face au désespoir des longues peines.

Dix détenus de la centrale de Clairvaux (Aube) ont attiré l’attention sur le sort des condamnés qui purgent des longues peines. « Nous, les emmurés vivants à perpétuité du centre pénitentiaire le plus sécuritaire de France (…), nous en appelons au rétablissement effectif de la peine de mort pour nous », ont-ils plaidé dans une lettre datée du 16 janvier, publiée le mardi 24. Dans un contexte de durcissement répressif contre la récidive, l’appel dénonce l’allongement de l’exécution des sentences.

« Assez d’hypocrisie ! Dès lors qu’on nous voue en réalité à une perpétuité réelle, sans aucune perspective effective de libération à l’issue de notre peine de sûreté, nous préférons encore en finir une bonne fois pour toutes que de nous voir crever à petit feu », écrivent les signataires, qui ont passé entre 6 et 28 années en prison.

Quelles sont les implications éthiques et pénologiques de ces demandes de peine de mort autochoisie en France – et par analogie peut-être des demandes d’euthanasie en Belgique – pour notre conception occidentale d’une « peine » (très longue ou à perpétuité) légitime ? Déjà Beccaria, dans son combat contre la peine de mort, argumenta que, tout compte fait, l’enfermement à perpétuité est bien plus pénible pour le condamné que sa rapide exécution.

L’accroissement du nombre d’internés malades mentaux dans les prisons belges pose des problèmes semblables. L’internement est prononcé pour une période indéterminée, l’auteur de l’infraction ayant été reconnu pénalement non responsable mais représentant un danger pour la société (loi de défense sociale du 1er juillet 1964[18]). Le détenu est censé être traité en prison, en hôpital civil ou de façon ambulante, et remis en liberté une fois guéri. Tous les six mois, il peut demander des aménagements de sa mesure ou sa libération à la Commission de défense sociale (art. 18). La réalité est malheureusement plus morose. L’absence de traitement psychiatrique adéquat dans les prisons ou de transfert vers des centres spécialisés est critiqué depuis près de trente ans par les chercheurs et praticiens (Cartuyvels, Champetier et Wykens, 2010a, 2010b ; Casselman et al., 1997/2005 ; Cosyns et Verellen, 2007 ; De Waele, 1983 ; Goethals, 1991, 2002 ; Mary, Kaminski, Maes et Vahamme, 2011), depuis 20 ans par le CPT[19] et depuis 1998 par la CrEDH. Depuis l’arrêt Aerts c Belgique du 30 juillet 1998, la Cour a condamné à plusieurs reprises la Belgique pour détentions illégitimes violant l’article 5.1 de la CEDH (cf. De Donder et De Clippel c. Belgique, 6 décembre 2011 ; L.B. c. Belgique, 2 octobre 2012). Selon la Cour, une détention d’un auteur d’infraction malade mental n’est légitime que si la façon d’exécuter la détention permet d’atteindre le but poursuivi, c’est-à-dire si elle est exécutée dans un hôpital ou autre institution offrant suffisamment d’encadrement thérapeutique. Une détention de durée indéterminée sans encadrement psychiatrique adéquat, comme c’est le cas en Belgique, ne répond pas à cette exigence. En réponse à ces critiques, le ministère de la Justice a introduit des équipes multidisciplinaires de soins dans les prisons belges en 2007 et a décidé de construire deux institutions spécialisées. Mais les équipes de soins, rapidement surchargées, ne peuvent combler le déficit structurel (Beeuwsaert et Todts, 2012 ; Vander Beken et Vanhaelemeesch, 2013). La première institution spécialisée ouvre ses portes en novembre 2014, mais n’offrira que 264 places, alors qu’il y a plus de 1100 internés… En 2013, la CrEDH décrit ce déficit structurel comme entraînant un traitement inhumain et dégradant, violant l’article 3 de la CEDH (Claes c. Belgique, Swennen c. Belgique et Dufoort c. Belgique du 10 janvier 2013). La Cour constitutionnelle belge confirme l’interprétation de la CrEDH[20] et plusieurs jugements en référé condamnent l’État belge à offrir un traitement adéquat sous peine d’une astreinte (Hanouille, 2012, 2013). Le 2 octobre 2012, le tribunal de première instance de Bruxelles condamne un centre psychiatrique à accepter un interné sur la base d’une décision d’une commission de défense sociale en dépit de ses arguments que le profil de l’interné ne correspond pas à son offre thérapeutique[21].

Quelles sont les implications de cette situation pour les demandes d’euthanasie venant d’internés en Belgique ? Les internés sont reconnus judiciairement comme malades mentaux, mais ne perdent pas automatiquement leur capacité juridique, qui est évaluée individuellement sur la base de leur état mental (art. 29, loi du 1er juillet 1964). Reste la question de savoir si leur maladie est incurable et si leur souffrance insupportable résulte de cette maladie. Vu les critiques concernant le manque de traitement adéquat dans les prisons belges, les deux questions sont cruciales. Une maladie n’est incurable que si toutes les possibilités thérapeutiques ont été mises en oeuvre. L’incertitude structurelle concernant une libération, qui pour certains d’ailleurs reste hautement improbable, peut nourrir des sentiments de désespoir, d’abandon et d’anxiété qui peuvent exacerber la souffrance liée à leur trouble psychique et causer une souffrance existentielle insupportable (Heimans, 2013). Comment alors discerner la souffrance qui résulte de la maladie mentale de celle causée par une détention longue et sans issue ? Une des demandes traitées par Ulteam, reprise par les médias[22], illustre le dilemme. Frank V. est interné depuis 28 ans pour divers viols et un meurtre lorsqu’il formule sa demande d’euthanasie en 2011. Durant ces 28 ans, il a été transféré une seule fois vers une institution psychiatrique civile, mais y a failli récidiver après 6 mois et se retrouve depuis lors en prison, où il est considéré comme étant incurable. Lui-même se considère comme étant trop dangereux pour un retour en société. Deux psychiatres externes à la prison estiment que sa maladie est incurable et sa souffrance insupportable, et formulent un avis positif à sa demande d’euthanasie. Son médecin soignant découvre entre-temps qu’une institution psychiatrique située aux Pays-Bas, à 80 kilomètres de la prison où il est détenu, est spécialisée en longstay pour internés déclarés incurables et pourrait offrir un traitement psychiatrique (curatif ou palliatif) inexistant en Belgique et qui pourrait réduire sa souffrance. Les experts d’Ulteam décident alors qu’ils ne peuvent adhérer à sa demande qu’après avoir éprouvé cette possibilité. La Commission de défense sociale compétente refuse cependant son transfert, puisqu’aucune convention n’existe entre la Belgique et les Pays-Bas pour l’exécution d’une détention d’un interné belge. Or, les Néerlandais sont intéressés par cette possibilité au vu de la surcapacité actuelle dans leurs institutions pour internés, qui les forcera à en fermer certaines, et le ministère de la Justice néerlandais déclare qu’il serait prêt à considérer une telle demande si la Belgique la formulait[23]. La ministre belge de la Justice, après quelques promesses et maintes tergiversations, ne bouge pas. Une action en justice essayant de forcer une réponse de la ministre échoue. Un accord est alors conclu entre l’administration pénitentiaire et l’avocat de Frank : l’euthanasie pourrait avoir lieu dans un hôpital civil, par un médecin externe, et Frank aurait 48 heures pour faire ses adieux à sa famille[24]. Le cas divise juristes et médecins, même s’ils s’accordent sur le fait que la souffrance de Frank est insupportable et sa situation thérapeutique ou palliative en Belgique probablement sans issue. Mais pour les uns, sa difficulté à survivre dans un contexte pénitentiaire est difficilement séparable de sa maladie et donc incurable – sa demande d’euthanasie est dès lors légitime. Pour les autres, accéder à la demande d’euthanasie n’est possible que si la souffrance perdure malgré un traitement palliatif ou curatif tel qu’il existe aux Pays-Bas. Pour la famille de sa victime, l’euthanasie est inacceptable, sa souffrance n’ayant de pair avec la leur[25]… Finalement, un autre médecin externe se déclare prêt à accéder à la demande de Frank, la date du 11 janvier 2015 est fixée pour sa mise en oeuvre, les médias nationaux et internationaux se scandalisent, le médecin se rétracte le 5 janvier, le nouveau ministre de la Justice déclare reprendre la piste néerlandaise… à la grande consternation de Frank, prêt à mourir…

Vie sans espoir et polypathologie

Finalement, ces peines et mesures d’internement de très longue durée sans espoir réel de libération pourraient bien mener à la constitution d’un groupe de détenus d’âge avancé dans les prisons belges, souffrant d’une polypathologie somatique et pour qui la vie n’offre plus de perspective ni d’espoir. Et qui donc satisferaient aux conditions du troisième type de demandes légitimes d’euthanasie[26]

Conclusion

Les détenus ont droit au même traitement médical que les autres personnes. En Belgique, cela inclut un droit à l’euthanasie sous les conditions imposées par la loi. Ce droit à l’équivalence est exprimé par l’application, en 2012 et 2014, de l’euthanasie sur un détenu souffrant d’un cancer incurable. L’euthanasie peut également être accordée légitimement à des patients psychiatriques si leur souffrance insupportable résulte d’une maladie incurable. De telles demandes formulées par des détenus condamnés à de très longues peines ou purgeant des mesures d’internement sans espoir de libération posent cependant des dilemmes importants, liés aux effets psychopathologiques de telles détentions de longue durée, à la privation du « droit à l’espoir » reconnu comme un traitement inhumain et dégradant, et aux lacunes dans le suivi psychiatrique dans les prisons belges. Aussi, si l’option de l’euthanasie formulée par les détenus exprime l’insupportable des peines de longue durée, ne devrait-on pas, dès maintenant, penser ces peines de longue durée qui infligent une souffrance, à l’instar de la peine de mort, sous le signe de leur abolition ?