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Introduction

L’univers carcéral, lieu de détention contre leur gré d’un grand nombre de personnes, est un monde particulièrement complexe. Les surveillants, présents de façon constante et en contact étroit avec la population privée de liberté, en constituent une des faces centrales. Dans les sociétés occidentales, les auteurs (Caroll, 1974 ; Montandon et Crettaz, 1981 ; Lombardo, 1989 ; Chauvenet et al., 1994 ; Crouch, 1995 ; Crawley, 2004 ; Chauvenet, 2006) ont montré que ce groupe devait faire face non seulement à d’importants changements dans le travail qu’il exerce dans l’institution, changements dans le rôle qui lui est imparti comme dans la place qu’il occupe dans la structure hiérarchique des intervenants du milieu, mais encore à des conflits entre les différents rôles qui lui sont alloués, les uns nécessitant fermeté et coercition, les autres demandant écoute et empathie. Certains ont parlé de tensions (Jacobs, 1980), d’autres de conflits de rôle (Hepburn, 1989 ; Chauvenet et al., 1994), de perte identitaire (Lhuillier et Aymard, 1997 ; Froment, 1998) ou encore d’atomisation (Vacheret, 2002).

Dans les institutions pénitentiaires du monde occidental, les prisonniers, ne disposant d’aucun contrôle réel sur leur vie quotidienne ou sur leur avenir, sont soumis aux règlements internes, au caractère relativement arbitraire des décisions prises à leur égard, à des mesures coercitives et à des intrusions régulières dans leur intimité. La séparation structurelle entre gardiens et gardés engendre, par ce fait même, un rapport de force constant, rapport de résistance et d’opposition mutuelles. Détenteurs d’un certain pouvoir sur ce groupe, les gardiens représentent, par leur rôle et leur uniforme, cette domination. Toutefois, les études montrent que dans l’exercice de leur travail, ils se retrouvent dans une position où leur autorité leur semblerait de plus en plus menacée et dans une situation non seulement propice à des risques de victimisation de la part des détenus, mais encore génératrice d’un sentiment marqué d’insécurité (Jacobs et Retsky, 1975 ; Hepburn, 1989 ; Vacheret, 2001).

L’étude dont nous présentons ici les résultats porte sur l’univers des pénitenciers canadiens. Dans ces derniers, le modèle d’exécution des sentences est, à l’heure actuelle, marqué par une administration bureaucratique, formaliste et légaliste. À partir d’une collecte de données auprès des membres du personnel de surveillance des pénitenciers du Québec, nous avons tenté de cerner les sentiments ressentis ainsi que les expériences vécues par ces derniers dans l’exercice des différents aspects de leur mission. Questionnés sur leur sentiment d’insécurité comme sur les actes de victimisation dont ils ont pu faire l’objet, nous avons isolé le regard que les gardiens portent sur l’institution carcérale et sur le travail qu’ils y exercent. Il s’agissait ainsi d’explorer les pratiques de ce corps professionnel et, de là, approfondir nos connaissances sur le métier de gardien.

Gardiens dans les pénitenciers canadiens

Dans l’institution carcérale occidentale, la mission des surveillants de détention consiste encore essentiellement à maintenir l’ordre interne et à prévenir des évasions. Chargés de toutes les fonctions reliées à la sécurité des établissements carcéraux (contrôle des entrées et des sorties et des déplacements à l’intérieur des murs, fouilles, interventions d’urgence), les gardiens constituent le seul corps professionnel présent en permanence dans l’institution, et ils exercent des tâches non seulement extrêmement diversifiées, mais aussi particulièrement intrusives et coercitives, dont certaines portent atteinte à l’intégrité physique des détenus (Willett, 1982 ; Chauvenet et al. 1994).

Parallèlement à ce rôle, les gardiens sont également impliqués dans diverses tâches visant la réintégration des détenus dans la collectivité. Qu’il s’agisse de mener des entrevues individuelles ou de participer à différents organes décisionnels dans la gestion de la sentence, leurs tâches comprennent ainsi un rôle d’écoute et de soutien des prisonniers (Vacheret, 2001). Dans ce cadre, la bureaucratisation de l’institution et le développement d’un formalisme étroit, notamment par la mise en oeuvre de lois pénitentiaires strictes, ont transformé les exigences de leurs pratiques, les amenant à passer d’une pratique orale et informelle à des interventions écrites et structurées. La féminisation de cette profession (Zimmer, 1986 ; Jurik, 1988), mais aussi l’hétérogénéité sociale et culturelle des membres de ce corps professionnel (Froment, 1998 ; Crawley, 2004), a finalement donné naissance à un groupe éclaté qui se heurte à une crise identitaire (Lhuillier et Aymard, 1997 ; Chauvenet, 2002).

La situation dans les pénitenciers canadiens reflète particulièrement ces enjeux. L’institution carcérale fédérale canadienne est encore aujourd’hui un univers de coercition. La privation de liberté imposée aux prisonniers, l’exclusion sociale comme la promiscuité qu’elles engendrent sont symptomatiques d’une forme de violence faisant intrinsèquement partie de cet univers. Avec sa mission de protection de la collectivité par le contrôle et l’isolement des prisonniers, cette organisation est amenée à ériger un mode de fonctionnement particulier et des règles internes pointilleuses, précises et coercitives. Surveillance constante, observation des faits et gestes, lecture du courrier, écoute des conversations privées, fouille des cellules et des effets personnels, fouilles corporelles, méfiance et dénigrement sont quelques-unes des dimensions fondamentales reliées à l’institution totale, telle que se révèle l’organisation privative de liberté.

Depuis le début des années 1980, les pénitenciers canadiens ont mis en place un système d’exécution des peines privatives de liberté centré sur « la gestion des risques ». Organisé autour de grilles d’évaluation et de prédiction des comportements présents et futurs des détenus, le déroulement de la peine est décidé de la façon la plus rationnelle et objective possible. Différents programmes de préparation à une réintégration réussie dans la collectivité ont ainsi été conçus. L’ensemble est mis en place sous le couvert de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, loi reconnaissant formellement les droits des détenus et organisant tout un faisceau de protections à l’égard de la personne incarcérée (Hanna-Moffat et Shaw, 2001 ; Vacheret, 2004).

Cette philosophie engendre un sentiment de perte de pouvoir chez les agents correctionnels en raison des contrôles exercés à l’égard de leurs décisions comme en raison de la place prépondérante que le développement de la philosophie de réinsertion sociale des détenus a donné aux membres du personnel directement préposés à cette réintégration sociale (agents de libération conditionnelle, agents de programmes ou psychologues). Les surveillants se sentent trahis, incertains du bien-fondé de leurs actes, sans pouvoir ni moyens d’action et dans une position où leur autorité serait menacée (Vacheret, 2001). Entraide, écoute, contrôle et sanction, beaucoup ne savent plus comment intervenir et tendent à favoriser un rôle au détriment d’un autre, amenant l’atomisation de ce groupe (Vacheret, 2002).

Violence en milieu carcéral

Plusieurs études rapportent que le travail des surveillants dans les institutions occidentales est un travail dangereux, exercé dans un contexte de tensions et de conflits (Jacobs, 1980). Les relations entre gardiens et détenus, si elles peuvent généralement se dérouler dans un contexte d’ignorance mutuelle et de simples observations réciproques, peuvent à tout moment tomber dans un rapport conflictuel. Si celui-ci s’exprime parfois à travers des propos, échanges verbaux insultants ou une non-acceptation des normes informelles régissant en principe ces relations (Vacheret, 2002), il peut également, notamment en raison du fait qu’il ne dispose ni de lieu ni de mode d’expression, dégénérer en actes de violence (Guillonneau et Kensey, 1998 ; Chauvenet, 2006).

Pour plusieurs, il y aurait un « état d’insécurité » dans les institutions carcérales, la nature coercitive du milieu comme la marge de manoeuvre laissée aux personnes incarcérées par les réformes amenant de plus en plus les détenus à poser des gestes de violence à l’égard des gardiens (refus des ordres, protestations face aux interventions) (Dumond, 1992 ; McCorkle, 1993 ; Crouch, 1995). Ainsi, depuis les années 1970, les meurtres de gardiens, les assauts, les agressions dont ils font l’objet semblent indiquer non seulement une disparition de l’interdit existant jusque-là à l’égard du personnel des institutions carcérales, mais aussi une tendance à l’augmentation de ce phénomène dans la plupart des pays occidentaux, qu’il s’agisse des États-Unis, du Canada, de la France ou de la Belgique (Park, 1976 ; Sylvester, Reed et Nelson, 1977 ; Screvens, Bulthé et Renard, 1978 ; Jayewardene et Doherty, 1985).

Dans le même sens, de nombreux auteurs renvoient souvent à l’existence d’un sentiment d’insécurité ressenti par les acteurs du milieu (Jacobs, 1980 ; Crouch, 1995). Ainsi, Crouch (1995) mentionne que la prison est un lieu de travail potentiellement dangereux, où peur, stress, incertitude et sentiment de vulnérabilité constituent les réalités quotidiennes des gardiens.

Au Canada, une enquête menée en 1996 par le Service correctionnel établit que 76 % des agents de correction interrogés considèrent que leur sécurité personnelle pourrait être mise en danger par les détenus. Réciproquement, 14 % des détenus interrogés lors de la même enquête disent considérer que les gardiens pourraient être victimes de voies de fait de la part d’un détenu (SCC, 1996a ; 1996b). Cette même enquête indique que seuls 20 % des agents de correction ont une perception favorable de leur sécurité. Enfin, dans le cadre d’une recherche menée dans les centres de détention du Québec, Jauvin et ses collaborateurs (2003a ; et 2003b) ont montré que de nombreux agents de correction provinciaux se disaient victimes d’intimidation de la part des détenus. Toutefois, si des actes de violence physique semblent possibles, pour Ouimet (1999), la violence est un phénomène rare. Dans une analyse des 8554 rapports de manquements disciplinaires répertoriés en 1996 dans toutes les prisons du Québec, il constate ainsi que seuls 154 d’entre eux (moins de 2 %) concernaient des cas de violence perpétrée à l’égard d’un gardien. L’analyse de ces actes fait alors ressortir une présence de violence physique dans 40 cas et montre finalement que seuls cinq dossiers ont été jugés suffisamment sérieux pour faire l’objet d’une plainte auprès des corps de police (Ouimet, 1999). Les données fédérales sur dix ans confirment cette rareté (Milton, 2006). Entre 1994 et 2004, pour une population d’environ 13 000 détenus, 239 plaintes de la part des membres du personnel à l’égard d’un détenu ont été enregistrées. Ces plaintes ce décomposaient comme suit : 142 voies de fait, 49 tentatives de voies de fait, 27 cas de menaces, 19 cas de bousculade, 1 cas d’agression sexuelle et 1 cas d’attouchement sexuel.

La situation des agents de correction en milieu carcéral semble donc particulièrement complexe. Bien qu’ils soient détenteurs du pouvoir de contrôle et de coercition, l’exercice même de leur mission est difficile. Les gardiens contrôlent certes la population carcérale, mais seulement si les détenus acceptent ce contrôle. Le rapport de force entre surveillants et détenus paraît alors particulièrement ambigu.

Méthodologie

Notre recherche avait pour objet d’approfondir le sentiment d’insécurité chez les agents correctionnels selon une démarche quantitative. D’une part, le sentiment d’insécurité était entendu dans son sens de peur, à la fois comme un sentiment latent de menace (peur informe, diffuse, abstraite) et comme une peur précise face à un acte ou un agresseur identifiés (peur concrète, spécifique) (Figgie, 1980). Il s’agissait d’évaluer non seulement les appréhensions générales des membres du personnel de surveillance dans le cadre de leur travail, mais également de décomposer ces appréhensions en actes ou situations concrètes. Prenant en compte le travail spécifique des agents de correction en institution carcérale, nous les avons donc interrogés sur les actes de victimisation qu’ils pourraient appréhender selon certaines fonctions qu’ils exercent au quotidien et selon certains lieux où ils sont amenés à intervenir régulièrement. D’autre part, nous avons analysé l’état d’insécurité, pris dans son sens d’exposition concrète à un risque de victimisation (Robert, 2002), soit les actes dont auraient pu être victimes les agents de correction. Cet état d’insécurité a été établi à partir de la présentation d’un état de victimisation, comprenant une série d’actes précisés. Ces actes se divisent en trois sous-catégories : atteintes aux biens (vol ou destruction d’objets), atteintes verbales et psychologiques (menaces ou dénigrement) ou atteintes ou tentatives d’atteintes physiques (objets lancés contre l’agent, coups, menaces avec arme, agressions sexuelles). En raison de la spécificité du lieu de travail des agents, l’émeute et la prise d’otage ont aussi été prises en compte. Il s’agissait de décomposer l’expérience de victimisation des agents de correction selon une échelle de gravité objective, c’est-à-dire selon les conséquences physiques potentielles desdits actes.

Un questionnaire en trois volets a été construit pour recueillir les données nécessaires à cette étude. Le premier volet consistait en un sondage de victimisation par lequel nous avons mis en lumière l’état de victimisation des agents de correction. Le deuxième volet consistait en un sondage sur le sentiment d’insécurité par lequel nous avons établi la présence de la peur, ses dimensions, ainsi que les lieux où elle était ressentie. Enfin, le troisième volet traitait des pratiques professionnelles des surveillants ainsi que de leur perception de leur mission et de la population captive.

Les participants à cette étude sont des agents correctionnels travaillant dans l’un ou l’autre des 11 pénitenciers pour hommes du Québec. Mille cent soixante-seize questionnaires ont été distribués dans ces établissements et un peu plus du quart des agents de correction (n = 368), soit 27,5 % de la population, ont participé à notre étude. Notre taux de réponse global était de 31,3 %. Sur ce nombre, 283 étaient des hommes (ils représentaient donc 76,9 % de notre échantillon, alors qu’ils représentent 81,3 % de la population des agents) et 85 étaient des femmes, soit 23,1 % de notre échantillon pour une proportion de 18,7 % dans la population totale des agents correctionnels. Deux cent six agents travaillant en établissements à sécurité médium (soit 51,8 % de la population travaillant en médium) et cent vingt-cinq agents travaillant en établissement à sécurité maximum (soit 38,4 % de la population travaillant en maximum) ont participé à notre recherche. Toutefois, pour les établissements à sécurité minimum, le taux de participation a été beaucoup plus faible. En effet, seuls 37 agents travaillant en établissement à sécurité minimum ont rempli un questionnaire (soit 9,7 % de la population y travaillant).

Résultats

Un sentiment d’insécurité très présent

Une importante proportion des agents de correction sondés, soit 186 personnes représentant 50,5 % de notre échantillon, ne se sentent pas en sécurité dans leur milieu, de façon générale. Définie comme un sentiment latent de menaces, cette peur abstraite, imprécise, non associée à des personnes ou à des actes précis, est plus marquée chez les hommes (53,4 %) que chez les femmes (36,5 %).

Le sentiment d’insécurité varie selon les lieux et les situations (tableau 1). D’une part, il est relié aux lieux. Ainsi, plus les lieux dans lesquels les gardiens sont amenés à intervenir sont des zones où vivent et circulent relativement librement des détenus en grand nombre, plus les agents de correction révèlent ressentir des appréhensions. Le sentiment d’insécurité atteint alors plus des deux tiers, voire les trois quarts des gardiens. Dans ce contexte, la grande cour et le gymnase sont les zones les plus craintes.

D’autre part, le type de tâche devant être effectuée modifie également le sentiment de sécurité des agents de correction. Une tâche extrêmement coercitive comme le recours à la force est considérée par près des trois quarts (72 %) des agents comme pouvant les mettre en danger. A contrario, le compte dans la rangée ou une fouille de cellule, qui ont généralement lieu lorsque tous les détenus sont aux ateliers, représentent des tâches vues comme étant plutôt sécuritaires. Il est intéressant de noter que l’escorte, lors des permissions de sortie, est considérée comme largement plus dangereuse que de nombreux actes plus coercitifs, mais survenant derrière les murs.

Enfin, il faut relever que le fait de ne pas être seul change fondamentalement les perceptions. Ainsi, si l’agent est accompagné d’un collègue, son sentiment d’insécurité, quels que soient le lieu ou la tâche effectuée, diminue largement. Nos données montrent que, lorsqu’ils se retrouvent avec un collègue en présence de détenus, que ce soit dans les salles communes, le gymnase, la grande cour ou les industries, les agents de correction se sentent en sécurité pour plus des deux tiers d’entre eux (71 % et plus). A contrario, lorsqu’ils sont seuls dans ces mêmes lieux, moins du tiers disent se sentir en sécurité (33 % et moins).

Tableau 1

Sentiment d’insécurité selon les tâches et les lieux

Sentiment d’insécurité selon les tâches et les lieux

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Tenus d’effectuer un certain nombre de tâches particulièrement intrusives ou coercitives (fouilles, recours à la force, observations) et devant faire face, dans de nombreux cas, à une population très importante en nombre dans des lieux où le contrôle est difficile, soit en raison de la superficie à surveiller (surveillance de la grande cour), soit en raison de la présence d’outils potentiellement dangereux (surveillance en industries), les gardiens se révèlent ainsi plus ou moins en proie à certaines appréhensions. La vulnérabilité de la situation comme le potentiel important de risques d’évasion ou d’attaque, alors même que l’agent est hors de son cadre ordinaire d’intervention, tels les accompagnements à l’extérieur, jouent également un rôle dans la présence du sentiment d’insécurité. Il est alors possible de considérer qu’une peur concrète, spécifique, directement associée à une tâche ou à un lieu, est présente dans les institutions carcérales.

Le sentiment d’insécurité varie également selon l’acte potentiel de victimisation. Ainsi, les peurs reposent majoritairement sur des formes de violence verbale (que l’on parle de menaces ou de dénigrement) et sont ressenties par plus de 80 % de notre échantillon, hommes ou femmes. Inversement proportionnelles à la gravité objective de l’acte (moins l’acte est grave, plus il est craint), ces craintes sont en lien direct avec la probabilité perçue qu’un tel acte puisse survenir. Ainsi, une grande proportion des agents croient qu’il est très probable que leurs collègues ou eux-mêmes soient victimes de menaces (55,2 %) ou de dénigrement (60,6 %). Dans ce cadre, si nous avons vu que les femmes révèlent un sentiment d’insécurité général plus faible que les hommes, leur peur concrète semble légèrement plus élevée. Cette différence est marquée lorsque l’on parle d’agression sexuelle. En effet, seuls 28,3 % des hommes, comparativement à 61,25 % des femmes, appréhendent ce type de victimisation.

Tableau 2

Sentiment d’insécurité selon les actes appréhendés

Sentiment d’insécurité selon les actes appréhendés

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Un état d’insécurité peu élevé

Si les craintes sont manifestes, elles ne s’appuient pas sur un état de victimisation physique réel. En effet, le nombre d’agents reconnaissant avoir été victimes est relativement faible, voire nul pour certains actes. Ainsi, lorsqu’il est question de prise d’otage, d’émeutes, d’agressions sexuelles, d’attaques avec une arme ou de coups, seuls de très rares agents disent en avoir été victimes au cours de l’année précédent la recherche. De même, les tentatives de voies de fait, concernant, par ailleurs, majoritairement des cas d’objets lancés dans la direction de l’intervenant, restent peu nombreuses.

Par contre, les données concernant le fait d’être l’objet d’agressions verbales ou psychologiques sont nettement plus importantes. Ainsi, insultes, moqueries, dénigrement (portant sur le travail effectué par les agents ou sur certaines de leurs caractéristiques physiques) semblent être souvent utilisés par les détenus. Les trois quarts (75,8 %) des agents rencontrés disent en avoir été l’objet à un moment ou à un autre. De la même manière, plus de la moitié de notre échantillon dit avoir été menacé, de façon directe ou non (tableau 3).

De façon générale, les femmes sont moins souvent victimes d’une agression physique ou psychologique que les hommes. Ces cas de victimisation sont également extrêmement rares pour les agents travaillant dans les établissements à sécurité minimum, ce qui peut expliquer le taux de participation relativement faible de ces agents correctionnels.

Tableau 3

Expériences de victimisation révélée (année précédant l’étude)

Expériences de victimisation révélée (année précédant l’étude)

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Sentiment d’insécurité et victimisation révélée

Les études générales sur le sentiment d’insécurité tendent à montrer qu’il n’existe pas de lien entre ce dernier et les risques de victimisation. En effet, ceux qui présentent de façon générale une réelle appréhension ne présentent pas des taux de victimisation plus élevés que les autres, au contraire. Les agents de correction ne dérogent pas à cette règle. Ainsi, en dehors des cas de dénigrement, où leurs craintes semblent proportionnelles aux propos dont ils font l’objet, leurs craintes, et surtout leur estimation de la probabilité qu’un tel événement leur arrive, sont nettement plus importantes que les risques encourus. Ainsi, elles semblent relativement disproportionnées par rapport au nombre de cas officiels recensés sur 10 ans pour tout ce qui touche les risques de victimisation physique (tableau 4).

Tableau 4

Comparaison entre les craintes exprimées, les probabilités de victimisation estimées et la victimisation révélée

Comparaison entre les craintes exprimées, les probabilités de victimisation estimées et la victimisation révélée

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À partir d’analyses bivariées, nous avons tenté de voir si des liens entre l’état de victimisation et le sentiment d’insécurité pouvaient être mis en lumière. L’analyse des coefficients de corrélation montre ainsi que le sentiment général d’insécurité n’est pas lié aux expériences vécues de victimisation. Ainsi, les agents qui se sentent le moins en sécurité sont ceux qui ont le moins été victimes d’un acte criminel, qu’il s’agisse de victimisation psychologique ou de victimisation physique. Parallèle-ment, les femmes semblent moins victimes. Elles présentent toutefois plus d’appréhension face à une victimisation potentielle que les hommes. Enfin, le degré de coercition de l’établissement est significatif quant aux risques de victimisation. Ainsi, plus l’établissement est d’un niveau de sécurité élevé, plus les agents ont des probabilités d’être victimes d’un acte criminel. La crainte étant codifiée (non = 0 et oui = 1) et le niveau de sécurité (minimum = 1, médium = 2 et maximum = 3), nous pouvons constater que la crainte de violence psychologique évolue inversement à l’augmentation du degré de coercition de l’établissement. Ainsi, la crainte de violence psychologique est plus marquée dans les établissements à sécurité minimum que dans ceux à sécurité maximum. A contrario, la crainte d’être victimisé physiquement s’accentue avec le niveau de coercition des établissements (tableau 5).

Tableau 5

Analyses de corrélation entre les expériences ou les craintes de victimisation et le sentiment d’insécurité, le niveau de sécurité de l’établissement de travail et le sexe de l’agent

Analyses de corrélation entre les expériences ou les craintes de victimisation et le sentiment d’insécurité, le niveau de sécurité de l’établissement de travail et le sexe de l’agent

Note : * = p < ,05 et ** = p < ,01

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Regards des surveillants sur leurs missions

Parallèlement au fait que le sentiment d’insécurité diminue largement lorsque les agents de correction interrogés interviennent en présence d’un collègue, la notion d’équipe est une donnée fondamentale dans le rapport que les gardiens entretiennent avec leur travail. Ainsi, seules deux personnes sur la totalité de notre échantillon n’ont pas considéré que le travail d’équipe était important. Toutefois, la mise en oeuvre même de ce travail d’équipe semble difficile à atteindre. Moins du quart d’entre ces agents (19 %) reconnaissent travailler en coopération, plusieurs indiquent considérer que des situations ou des lieux seront dangereux en raison de la présence d’un collègue perçu comme peu fiable ou moins sécuritaire, et à peine plus de la moitié d’entre eux valorisent le travail des agentes de correction. Alors même qu’elles constituent près du cinquième de l’ensemble des agents de correction fédéraux, 41 % des individus de l’échantillon (et 51,2 % des hommes) considèrent encore qu’elles ne présentent pas les mêmes aptitudes que les hommes dans l’exercice de ce métier. De la même manière, la jonction entre les tâches de surveillance et celles de réinsertion sociale semble encore difficile pour beaucoup, un tiers des agents (et plus les hommes que les femmes) ne se reconnaissant qu’un rôle exclusif de contrôle, et plus de 14 % des gardiens considérant encore que tous les détenus sont irrécupérables (tableau 6).

Les gardiens les plus en faveur de la réinsertion sociale des détenus sont également ceux qui se sentent le plus en sécurité dans l’exercice de leur travail. Ainsi, si on compare le groupe des agents présentant certaines appréhensions et celui n’en présentant pas, ces derniers sont plus nombreux à considérer qu’une majorité de détenus se réhabilitent et surtout ils pensent en beaucoup plus grand nombre que leur travail doit être fait dans l’optique de la réinsertion. Ils sont également beaucoup moins nombreux à penser que leur rôle devrait se concentrer uniquement sur des tâches de surveillance ou de contrôle. De même, les agents qui perçoivent que les femmes sont moins aptes que les hommes à effectuer le travail d’agent correctionnel, comme ceux qui aiment peu leur travail ou ceux qui considèrent que la réinsertion sociale des détenus n’est pas importante, sont ceux qui se sentent le moins en sécurité dans leur milieu de travail. Enfin, les agents qui ne se sentent pas en sécurité dans leur milieu de travail ont plus tendance à valoriser le rôle exclusif de surveillance et de contrôle, et à croire que les détenus sont irrécupérables.

Tableau 6

Perceptions de leur rôle et sentiment d’insécurité

Perceptions de leur rôle et sentiment d’insécurité

Note : * = p < ,05 et ** = p < ,01

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Les analyses bivariées que nous avons menées montrent ainsi qu’il existe un lien significatif entre le sentiment d’insécurité et le regard que les agents portent sur leur mission, sur les détenus ou sur leurs collègues féminines. Les coefficients de corrélation nous indiquent que ceux qui considèrent les femmes moins aptes à effectuer le travail d’agent, de la même façon que ceux qui ne croient pas à la réinsertion sociale des détenus ou qui valorisent un rôle exclusif de surveillance et de contrôle, sont ceux qui se sentent généralement moins en sécurité. Enfin, le fait de ne pas aimer son travail semble être un facteur important jouant sur le sentiment d’insécurité.

Stratégies protectrices

Compte tenu de la nature coercitive de l’institution et des tâches devant y être accomplies, compte tenu également du fait que les agents de correction se trouvent face à un groupe sinon hostile, du moins opposé, contraint et majoritaire en nombre, il s’avère qu’ils développent des pratiques d’intervention spécifiques à leurs fonctions (stratégies d’association avec d’autres membres de leur corps professionnel, d’alliance avec les détenus, de confrontation directe) ou encore des formes de retrait défensif ou d’évitement. Dépassant la question du recours aux règlements et aux possibles tolérances face au non-respect de ceux-ci dans le but d’obtenir la coopération des détenus, il s’agit de mesures quotidiennes instaurées lors de la réalisation des tâches ordinaires. Celles-ci sont mises en oeuvre afin d’éviter autant que possible des problèmes de toutes sortes, lorsque les actions normales reliées au travail d’agent de correction (comptes, fouilles, surveillance des activités) sont réalisées.

Lorsqu’il s’agit de se prémunir contre d’éventuels dangers, les gardiens disent privilégier l’association avec leurs pairs. Ainsi, en dépit du fait que seuls 19 % reconnaissent travailler en collaboration avec leurs collègues, les trois quarts d’entre eux (75 %) s’assurent, avant toute intervention, qu’un collègue les accompagne et 86,1 % cherchent à créer des liens avec le personnel de l’institution. Par ailleurs, et quel que soit le regard qu’ils ont à l’égard de la réinsertion sociale, lorsqu’il s’agit de respecter les détenus, de favoriser les échanges informels ou de négocier avec eux, de nombreux agents parmi ceux interrogés disent favoriser parfois ou souvent une de ces stratégies protectrices d’alliance avec les détenus. Quant au fait de rendre un service à un détenu ou de créer des liens spécifiques avec l’un d’entre eux, environ le tiers des agents y ont recours.

Le retrait, notamment en limitant autant que possible ses déplacements ou ses contacts avec la population carcérale, l’évitement de lieux, de tâches ou d’interventions se dégagent de façon relativement importante comme autre stratégie protectrice. En effet, entre la moitié et les deux tiers des agents reconnaissant avoir recours parfois ou souvent à une forme de retrait défensif, et le cinquième, voire le quart, utilise des stratégies d’évitement (13,9 % évitent de réaliser certaines tâches, 23,1 % évitent certains lieux, 12,5 % évitent d’intervenir dans certains cas et 19,8 % évitent certains détenus). Enfin, l’affrontement physique ou verbal reste encore, pour plusieurs, une façon d’éviter les ennuis (tableau 7).

Tableau 7

Stratégies protectrices des agents correctionnels

Stratégies protectrices des agents correctionnels
1

S/P: Souvent/Parfois

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Toutes ces stratégies, sauf l’alliance avec les détenus, sont nettement plus utilisées par les agents reconnaissant ne pas se sentir en sécurité. Ainsi, la stratégie d’association avec un collègue se révèle très utilisée, notamment lorsqu’il s’agit d’intervenir ou de se déplacer. Par ailleurs, les stratégies d’évitement et, surtout, de retrait défensif sont également très employées par les agents de correction qui ne se sentent pas en sécurité ; ces stratégies sont significativement liées au sentiment d’insécurité. Ainsi, presque tous les agents de correction (90 %) qui ne se sentent pas en sécurité en général disent limiter leurs déplacements parfois ou souvent, les trois quart d’entre eux (75 %) reconnaissent limiter leurs contacts avec les détenus et près de la moitié (46,3 %) évitent certains lieux ou demandent un changement de poste (48,8 %). Enfin, plus du quart d’entre eux évitent certaines tâches (26,8 %), certains lieux (46,3 %), certains détenus (26,9 %) ou encore évitent d’intervenir lorsqu’ils pensent que leur sécurité pourrait être compromise (26,9 %). A contrario, les mesures proactives d’alliance avec un détenu, qu’il s’agisse de rendre un service, de négocier, d’agir de façon respectueuse ou de favoriser les échanges informels sont proportionnellement peu utilisées par les agents de correction reconnaissant se sentir peu en sécurité. De façon significative, les femmes agentes de correction privilégient davantage que les hommes une stratégie d’évitement ou de retrait défensif, alors que la stratégie d’affrontement, et notamment le fait d’impressionner physiquement les détenus, se révèle davantage l’affaire des gardiens hommes.

L’analyse factorielle réalisée sur les mesures de protection nous permet de vérifier les éléments à prendre en considération dans la compréhension du choix d’une stratégie. Ainsi, les facteurs sélectionnés, soit le sentiment d’insécurité, les craintes, l’expérience de victimisation, le sexe et le niveau de sécurité de l’établissement, nous permettent d’expliquer en partie les mesures de protection, soit à 16 % le choix du retrait défensif, à 12,4 % l’évitement et l’affrontement, ainsi qu’à 11,7 % la collaboration avec les collègues. Ces résultats indiquent que d’autres facteurs contribuent au choix des mesures de protection chez les agents.

Tableau 8

Liens entre les mesures de protection adoptées par les agents correctionnels et leurs craintes, leurs expériences et leurs caractéristiques personnelles

Liens entre les mesures de protection adoptées par les agents correctionnels et leurs craintes, leurs expériences et leurs caractéristiques personnelles

Note : * = p < ,05 et ** = p < ,01

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De l’incertitude à la peur ; de l’insécurité à l’évitement ; tentative de compréhension d’un phénomène

Dans le cadre d’une organisation coercitive où les faits et gestes des détenus sont contrôlés et sanctionnés, les rapports de pouvoir sont, à première vue, disproportionnés. Pourtant, alors même qu’en tant que gardiens de la loi et de l’ordre interne, ils représentent l’autorité et la coercition, les agents de correction expriment un sentiment d’insécurité marqué. Prenant sa source dans les tensions et les conflits inhérents aux relations entre surveillants et surveillés, mais également entre surveil-lants, ce sentiment s’appuie sur des émotions complexes et diversifiées, passant du sentiment d’imprévisibilité à celui de vulnérabilité, jusqu’à l’impuissance. Ces émotions participent ainsi à la construction du sentiment d’insécurité malgré la faible prévalence d’actes de violence physique vécus par les participants.

Toute la question repose alors sur le fait de savoir si la présence de cette peur, en générant des stratégies de protection, et plus particulièrement le retrait et l’évitement, n’alimenterait pas la peur elle-même, créant ainsi un cycle (schéma 1).

Schéma 1

Éléments de compréhension du sentiment d’insécurité : le cycle de la peur

Éléments de compréhension du sentiment d’insécurité : le cycle de la peur

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Conflits perçus

Le milieu carcéral est un monde conflictuel. Non seulement ces conflits ont été mis en lumière par de nombreux auteurs (McCorkle, 1993 ; Crouch, 1995 ; Chauvenet, 2006), mais ils ressortent également de nos analyses. Ce conflit se retrouve à deux niveaux, d’une part, entre les deux groupes antinomiques, qui constituent la base de l’institution, soit les gardiens et les gardés, d’autre part, également au sein du groupe des surveillants.

Ainsi, il ressort de nos données que le regard que les agents de correction portent sur les détenus reste encore aujourd’hui extrêmement négatif. Quelle que soit la philosophie de réinsertion sociale développée depuis plus de 25 ans, quels que soient également les droits reconnus aux détenus, droits qui devraient les amener à être vus comme des citoyens plutôt que comme des « bandits manipulateurs », la perception que les agents de correction ont des prisonniers reste celle de personnes non réhabilitables (83,4 %), voire irrécupérables (14,4 %). De plus la majorité des surveillants travaillant en établissement à sécurité médium ou maximum considèrent que plusieurs détenus sont dangereux, soit en raison de leur agressivité, de leur impulsivité, de leur appartenance à un groupe criminel organisé ou encore en raison du fait qu’ils ont commis des actes criminels de nature sexuelle. Parallèlement, nos données montrent que les attaques verbales comme les tensions psychologiques avec les détenus font partie du quotidien des agents de correction. Ainsi, plus de la moitié des agents rencontrés disent avoir été victimes de menaces et près des deux tiers de dénigrement. Bien que cela soit moins marqué dans les établissements les moins coercitifs, plus du quart (27 %) des agents dans les institutions à sécurité minimum ont subi des menaces, ce qui est beaucoup pour des établissements centrés sur la réinsertion sociale. La violence verbale et l’agression psychologique semblent donc relativement présentes.

S’il n’est pas étonnant qu’il y ait des conflits entre gardiens et détenus, des tensions entre agents semblent se manifester également. Ainsi, il ressort que près d’un agent sur deux considère que ses collègues féminines sont peu compétentes et plusieurs d’entre eux ont mentionné la présence d’un collègue non fiable comme source d’insécurité. Dans un milieu où les femmes prennent de plus en plus de place et sont présentes depuis plus de 25 ans, cela soulève la question de la cohésion, de la collaboration comme de l’entente au sein de ce groupe de travail. Il en est de même pour la perspective professionnelle, qui se révèle encore conflictuelle et opposée entre contrôle et surveillance ou réinsertion sociale. Alors même que cette dernière mission a été intégrée à leurs tâches depuis près de trois décennies, ils sont plus du tiers à encore avouer ne pas se sentir concernés par la réinsertion sociale des détenus.

Sentiment d’imprévisibilité et d’incertitude

En 1961 Goffman a rappelé que la force de la population captive réside à la fois dans sa capacité de résistance et dans le sentiment d’incertitude qu’elle peut générer chez ceux qui contrôlent cette captivité. Devant faire face à un groupe de détenus plus nombreux, les surveillants perçoivent celui-ci comme potentiellement dangereux en raison du fait même que les personnes qui composent ce groupe sont incarcérées à titre de sanction pour non-respect des lois. Ce regard négatif est renforcé par l’ensemble des informations circulant sur leur compte (rapports de police, rapport de la victime, rapports sur les comportements criminel et carcéral). Les gardiens sont donc persuadés de se retrouver face à des « bandits manipulateurs » et à risque élevé de récidive.

Parallèlement, il faut noter qu’en milieu carcéral, ce sont les détenus qui créent l’événement. L’établissement pénitentiaire ne peut fonctionner qu’avec la collaboration de ces derniers. Collaboration implicite dans de nombreux cas, paix armée dont parlent Antoinette Chauvenet (1996) ou Gilles Chantraine (2004), la direction comme les surveillants ont tout intérêt à trouver un terrain d’entente, sorte de donnant-donnant, par lequel le calme est maintenu dans l’établissement. Ainsi, le règlement est appliqué avec mesure et tolérance de la même façon que le droit à des privilèges fait partie du quotidien. Toutefois, la présence même d’un tel système laisse entendre qu’à tout moment cette trêve tacite pourrait être rompue, individuellement ou collectivement. Si, compte tenu du modèle de réintégration dans la collectivité développé dans les pénitenciers canadiens, les actions collectives de la part de détenus semblent de plus en plus rares (Vacheret et Lemire, 2007), elles sont encore considérées comme probables par plus des trois quarts (84,2 %) des agents de correction.

Par ailleurs, si nos données, à l’instar des données officielles, montrent que très peu d’agents, voire aucun, ne sont attaqués physiquement et directement par un détenu, un quart des agents de notre échantillon (24,5 %) disent avoir été victimes de tentatives de voies de fait, soit avoir été menacés par un objet lancé dans leur direction. L’agression physique individuelle semble alors faire partie des événements possibles.

Enfin, parmi les facteurs fondant leurs appréhensions, plusieurs surveillants invoquent le caractère imprévisible du comportement de certains détenus et parfois le fait qu’ils soient sous l’effet de substances psychoactives (alcool ou drogue). Une certaine incertitude quant aux actes potentiellement violents qu’un détenu pourrait poser semble ainsi présente dans les esprits des surveillants.

Sentiment de vulnérabilité

Le sentiment que certains événements violents pourraient survenir se trouve, dans le contexte carcéral, renforcé par un sentiment de vulnérabilité liée à la profession même de surveillant. Ce sentiment de vulnérabilité est alors relié aux agressions verbales et psychologiques dont il fait l’objet lors de l’exercice de ses tâches quotidiennes. La majorité des agents de correction, à un moment ou à un autre, risquent de se retrouver confrontés à une forme plus ou moins directe de violence. Insultes, à l’instar de ce qu’a montré Vacheret (2002) dans ses travaux, consistant à se moquer de son travail, notamment en riant de son uniforme « MacDonald », ou bien à rire de certaines caractéristiques physiques de l’agent en traitant ainsi un gardien de petite taille de « roquet », par exemple. Si ces insultes peuvent en elles-mêmes être considérées comme mineures, mises bout à bout, existant sur une base régulière sinon systématique, elles peuvent prendre des dimensions nettement plus importantes pour la personne qui en est la victime. Et lorsqu’à celles-ci s’ajoutent des menaces plus ou moins voilées, qu’il s’agisse de menaces directes ou plus simplement de menaces de porter plainte auprès des instances de recours dont disposent les détenus, la pression exercée sur les agents peut devenir très forte.

Cette dangerosité perçue prend également sa source dans une vulnérabilité situationnelle. Ainsi les agents de correction jugent du caractère dangereux d’une tâche ou d’un lieu en raison du fait que ces derniers manquent de surveillance ou de protection, notamment en raison de compressions budgétaires de l’administration. Le nombre de détenus présents ou le regard négatif que les surveillants portent sur ceux auxquels ils font face, comme l’évaluation faite du collègue qui les accompagne jouent également un rôle important dans cette estimation du danger et dans l’émergence d’un sentiment de vulnérabilité.

La perception de la dangerosité potentielle se retrouve également liée à un sentiment de vulnérabilité professionnelle en raison du fait que leurs interventions sont exercées à l’égard d’une population captive et contrainte. Les facteurs invoqués touchent alors les risques de violence encourus en cas de refus de la part des détenus d’être soumis au contrôle imposé. Pour plusieurs agents dans l’exercice de leurs fonctions, que ce soit face à certains détenus, dans certains lieux ou en effectuant certaines tâches, ils estiment risquer d’être agressés physiquement, pris en otage, voire contaminés par certaines maladies.

Sentiment d’impuissance et d’absence de contrôle

Enfin, à ce sentiment de vulnérabilité s’ajoute le sentiment de ne pas être totalement en contrôle de la situation. Ainsi, de l’analyse des tâches et des lieux dans lesquels le sentiment d’insécurité est le plus fort, comme de l’analyse des différences selon le niveau de sécurité des établissements carcéraux, il se dégage que les agents de correction les plus marqués par le sentiment d’insécurité sont ceux qui se sentent le plus impuissants face aux événements potentiels.

Lorsqu’ils doivent exécuter une tâche comportant des éléments imprévisibles, tel le recours à la force qui, non seulement suppose l’exercice d’une contrainte supplémentaire à l’égard des prisonniers, mais également se trouve la plupart du temps être réalisée à l’égard de détenus en état de crise, ou lorsqu’ils doivent intervenir en présence de nombreux détenus, les agents de correction interrogés manifestent une exacerbation de leur sentiment d’insécurité. Le cas des accompagnements lors des sorties, alors même qu’il s’agit le plus souvent d’accompagnements humanitaires (pour cause de décès d’un proche ou pour soins de santé dans un l’hôpital extérieur) est particulièrement représentatif de ce sentiment d’absence de contrôle. À l’inverse, le fait d’être accompagné d’un collègue diminue ce sentiment non seulement par le fait que cette présence multiplie les forces, mais aussi en raison du fait qu’elle est une forme de protection, ne serait-ce que par le secours que ce dernier pourra aller chercher en cas de problèmes.

Conclusion : réflexions sur un état de faits

En dressant ce portrait du milieu carcéral fédéral tel que vécu et perçu par un de ses groupes socioprofessionnels les plus importants, soit les agents de correction, il ressort que ce milieu est un univers de paradoxes tant sur le plan de l’absence de concordance entre les risques perçus et les risques réels encourus que sur le plan de l’absence de concordance entre la position d’autorité des surveillants et leur sentiment de vulnérabilité et d’impuissance. Ainsi, indépendamment des risques réels auxquels ils se trouvent exposés, indépendamment du caractère contrôlant du contexte dans lequel ils travaillent, de nombreux agents de correction ne se sentent pas en sécurité lorsqu’ils exécutent l’une ou l’autre de leurs tâches. L’insécurité, le sentiment de vulnérabilité, le sentiment d’absence de contrôle, font ainsi paradoxalement partie de l’institution carcérale alors même que les détenus se trouvent dans un cadre de contrainte, de coercition et de pouvoir.

À une époque où les questions de tension, de perte d’identité, de sentiment de perte de pouvoir ou encore d’atomisation au sein de ce groupe restent celles majoritairement soulevées par les auteurs (Chauvenet et al., 1994 ; Lhuillier et Aymard, 1997 ; Vacheret, 2002), la dimension essentielle qui ressort de nos données est celle de la présence d’un important malaise ressenti par de nombreux surveillants lors de l’exercice de leurs fonctions. Celui-ci ressort non seulement des perceptions négatives que de nombreux agents ont encore de leurs collègues féminines, du fait que le modèle de réinsertion n’est pas partagé par la majorité des gardiens et du fait que ce sont les gardiens des institutions à sécurité minimum qui ont le plus peur des agressions psychologiques, alors même qu’il s’agit d’institutions centrées sur la réinsertion dans la collectivité. Ce malaise se retrouve également dans le fait que plusieurs agents rencontrés admettent, dans un certain nombre de cas, fuir, soit favoriser une stratégie d’évitement pouvant aller jusqu’à éviter d’intervenir ou éviter de réaliser une tâche. La présence d’un sentiment marqué d’insécurité, bien que non lié à une prévalence des agressions, nous interpelle alors.

Soumis pour la plupart d’entre eux à des agressions verbales et psychologiques, il faut toutefois noter qu’il est difficile de parler véritablement de victimisation. D’une part, parce que ces actes restent mineurs quant à leurs conséquences, ce qui est reconnu par les agents que nous avons rencontrés, et, d’autre part, parce que certaines études ont montré qu’ils faisaient partie du quotidien carcéral et, plus particulièrement, d’une dynamique s’installant entre gardiens et détenus. La situation perd alors sa dimension de violence subie pour devenir un échange, certes violent, générateur de conflits et de tensions, et participant possiblement au sentiment d’insécurité vécu par les gardiens.

Il ressort de notre étude que les surveillants développant les rapports les plus positifs avec les détenus, les percevant de façon moins négative et développant des rapports de négociation avec eux, sont également ceux qui semblent le plus à l’aise dans l’exercice de leurs fonctions. À une époque où l’on reconnaît aux détenus le statut de citoyen à part entière, où l’on affirme, au moins officiellement, valoriser leur réintégration dans la collectivité, peut-être conviendrait-il d’en tirer des leçons.