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Introduction

Vente de drogues illicites sur le Darkweb

La vente de drogues illicites en ligne se fait principalement sur une plateforme clandestine appelée Darkweb et s’effectue via des cryptomarchés (Barratt et Aldridge, 2016 ; Tzanetakis, 2018 ; Tzanetakis, Kamphausen, Werse et Von Laufenberg, 2016). Les cryptomarchés sont des plateformes construites sous le même format et la même structure qu’une place de marché en ligne tels eBay (Aldridge et Décary-Hétu, 2014), Amazon ou Facebook Marketplace. La principale différence entre les plateformes légales de revente et les plateformes se trouvant sur le Darkweb est la question de l’anonymat. Lorsqu’un client commande un produit sur le Darkweb, il a la garantie d’anonymiser son identité et sa localisation (Aldridge et Décary-Hétu, 2014 ; Tzanetakis et al., 2016 ; Van Hout et Bingham, 2013). Ces réseaux de vente en ligne impliquent des vendeurs qui échangent des produits, souvent illicites comme la drogue, contre de l’argent (Barratt et Aldridge, 2016). Une autre caractéristique essentielle de ces marchés cryptographiques est le mode de paiement. Ils n’ont pas recours à la monnaie fiduciaire dont l’utilisation est réglementée par le gouvernement ; ils se servent des cryptomonnaies telles que Bitcoin, Ethereum, Litecoin, Monero, etc. Les cryptomonnaies gagnent en popularité, en plus de prendre une valeur de revente considérable.

Bien que la vente de drogue sur les cryptomarchés prenne forme dans le monde virtuel, la drogue doit inévitablement voyager pour arriver à l’acheteur à un moment ou à un autre. La drogue est principalement livrée par courrier traditionnel, ce qui implique plusieurs risques de détection par les agences frontalières, principalement lors d’une livraison internationale (Décary-Hétu, Paquet-Clouston et Aldridge, 2016). De nombreux vendeurs décident de prendre ce risque important, principalement pour les profits que ces transactions rapportent. La décision d’envoyer ou non des colis à l’international dépend de la perception du vendeur relativement à l’impact ainsi qu’au niveau restrictif des lois de son pays d’origine et du pays de destination (Décary-Hétu et al., 2016).

La perturbation des marchés de drogues illicites

La pandémie a affecté de nombreux aspects de la vie sociale et a des conséquences sans précédent sur l’économie mondiale (Barua, 2020). S’il peut sembler logique qu’une récession entraîne une baisse de la demande de drogues, il ne faut pas oublier le fait que les consommateurs de drogues sont des « clients très stables » (Caulkins, 2011). Dunlap, Graves et Benoit (2012) affirment que bien que les consommateurs ne changent pas leurs habitudes malgré une crise économique, il semble que le marché de la vente physique de drogue est impacté, comme ce fut le cas en Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina. Leur étude sur les conséquences qui ont eu lieu pendant et après la catastrophe naturelle confirme que le marché de la vente de drogue est impacté par la tragédie qui l’entoure avec, par exemple, la hausse du prix pour s’adapter à l’offre et à la demande.

Bien que l’habitude des consommateurs de drogue ne change pas, la méthode pour l’obtenir pourrait être modifiée. Les cryptomarchés ont bénéficié dans le passé de la perturbation de l’approvisionnement en médicaments sur les marchés physiques. Par exemple, lorsque des contraintes supplémentaires ont été imposées à la prescription légitime d’opioïdes aux États-Unis, la part des transactions des acheteurs américains d’opioïdes a augmenté de manière significative, ce qui suggère que les cryptomarchés étaient désormais utilisés comme nouveau canal de distribution pour les opioïdes (Martin, Cunliffe, Décary-Hétu et Aldridge, 2018).

Quelques études se sont penchées plus spécifiquement sur les différents éléments pouvant mener à la perturbation des cryptomarchés. Pour augmenter les chances de succès d’une transaction, les consommateurs semblent se fier au système de réputation des vendeurs présent sur les sites, c’est-à-dire les commentaires et les notes positives à leurs égards (Tzanetakis et al., 2016). Plusieurs chercheurs conseillent de cibler ce système de confiance et de réputation de cryptomarchés (Décary-Hétu et Laferrière, 2015 ; Hoe, Kantarcioglu et Bensoussan, 2012 ; Yip, Webber et Shadbolt, 2013). L’une des manières de perturber ce système est d’effectuer plusieurs achats dans un cryptomarché en laissant des commentaires et des notes contraires à l’expérience réelle d’achat. Lorsqu’un nombre suffisant de faux commentaires est émis, le lien de confiance entre les acheteurs et les vendeurs est brisé (Décary-Hétu et Laferrière, 2015). Pour une technique de perturbation plus efficace, mais plus complexe, Décary-Hétu et Laferrière (2015) proposent la construction de nombreux faux profils de vendeurs qui viseront à forger la confiance auprès des participants et le respect dans la communauté. Par la suite, il s’agit d’engager un bon nombre de transactions et de ne pas envoyer les produits commandés. Ainsi, il y aurait une perte de confiance et les transactions sur le cryptomarché se verraient diminuées (Décary-Hétu et Laferrière, 2015). Pour effectuer ce genre de stratagème, il faudrait des acteurs motivés et possédant des ressources tels qu’un groupe de chercheurs qui testent les réactions des utilisateurs sur les marchés.

Les perturbations qu’il est plus probable de voir sont donc celles liées à une intervention policière d’envergure. Par exemple, l’opération Onymous, dirigée conjointement par le Federal Bureau of Investigation aux États-Unis et l’European Union Intelligence Agency, a mené à la fermeture de trois cryptomarchés populaires. Décary-Hétu et Giommoni (2016), en évaluant l’impact de cette opération, ont observé que la majeure partie des vendeurs touchés par l’intervention aurait été dissuadée de poursuivre leurs activités puisqu’ils ne se seraient pas établis sur d’autres marchés, prouvant ainsi que l’opération n’a pas créé un simple déplacement du crime. Les auteurs ont également observé une diminution du nombre de ventes, du nombre de vendeurs actifs et d’inscriptions de nouveaux vendeurs sur les autres cryptomarchés. Des résultats similaires ont été observés dans l’étude de Gagné (2019) à la suite d’une opération policière de saisie de colis au Canada. Le résultat sur les cryptomarchés démontre une baisse significative du nombre de transactions réalisées par des vendeurs canadiens ainsi qu’une baisse du nombre de vendeurs canadiens actifs et de leurs revenus.

Cependant, plusieurs chercheurs ont avancé que cet effet serait plutôt éphémère. Les cryptomarchés semblent faire preuve d’une résilience puissante les menant à s’adapter à la suite d’une attaque (Décary-Hétu et Gimmoni, 2016 ; Soska et Christin, 2015). L’une des hypothèses des chercheurs pour expliquer le fait que les cryptomarchés poursuivent leurs activités sans changements quelques semaines après les opérations policières d’envergure est que la médiatisation de ces interventions engendre de la publicité pour ces réseaux augmentant ainsi leur popularité (Buxton et Bingham, 2015 ; Ladegaard, 2017 ; Van Buskirk et al., 2014). Peu importe la nature de la perturbation, les preuves démontrent que les cryptomarchés tendent à se réguler eux-mêmes et à revenir à une normale stable assez rapidement.

Mis à part les catastrophes naturelles, les tentatives de perturbations des chercheurs ou encore les interventions policières, les cryptomarchés peuvent être exposés à des forces puissantes qui affectent tous les types de marchés. En effet, même si ceux-ci représentent un moyen plus sûr pour les vendeurs et les acheteurs de vendre de la drogue grâce à l’anonymat que procurent les plateformes, ils ne sont pas épargnés par les bouleversements économiques qui les entourent. Avec l’arrivée de la pandémie de COVID-19, l’économie mondiale s’est vu directement touchée par la fermeture de nombreuses entreprises, les périodes d’isolement et la réduction des activités dans plusieurs domaines. Plusieurs pays entreront en récession si la situation ne s’améliore pas (Barua, 2020). D’ailleurs, des chercheurs ont relevé que les cryptomarchés ont été probablement affectés. Le réseau de vente de drogues, que ce soit en ligne ou hors ligne, dépend du commerce légal pour camoufler ses transactions (United Nations Office on Drugs and Crime [ONUDC], 2020). Si les frontières d’un pays sont fermées et que le commerce international est interdit par le gouvernement, les cryptomarchés sont également soumis aux forces du marché. À la suite de l’interdiction de plusieurs voyages et échanges internationaux, l’envoi de drogue à l’international est devenu très difficile, voire impossible, mais la vente de drogues sur le plan national pourrait subir moins de conséquences. L’impact de la COVID-19 sur le marché de la drogue dépend beaucoup de la situation géographique du vendeur et de l’acheteur (ONUDC, 2020).

Problématique

À la suite de la propagation de la COVID-19, Barratt et Aldridge (2020) ont proposé une analyse de l’impact potentiel de la pandémie sur les cryptomarchés de drogues. Les auteurs remarquent que les vendeurs font face à une plus grande opportunité commerciale puisqu’il s’agit d’un marché sans contact, mais font également face à beaucoup d’incertitudes et de problématiques, tout comme c’est le cas pour les marchés légitimes. Aussi, dans les mois qui ont suivi le début de la pandémie, l’European Monitoring Centre for Drugs and Drug Addiction (EMCDDA) (2020a) a observé une utilisation accrue des cryptomarchés, ce qui l’a amené à se demander si les cryptomarchés constituaient un canal plus pratique pour distribuer des drogues illicites sans aucun contact en personne. Cependant, à mesure que les frontières d’un grand nombre de pays se fermaient, il est probable que les cryptomarchés aient été affectés négativement.

L’une des raisons qui expliquent le peu d’information sur le fonctionnement des cryptomarchés de drogues ainsi que sur les impacts de la pandémie sur ceux-ci est le manque de données empiriques provenant des acteurs des cryptomarchés. Les études présentent une limite quant à la source de données de leurs analyses puisque celles-ci sont rarement basées sur des données collectées directement auprès des acteurs. Par exemple, plusieurs études se basent sur l’analyse des annonces affichées sur les sites (p. ex. : Demant, Munksgaard, Décary-Hétu et Aldridge, 2018 ; Tzanetakis, 2018), mais ceux-ci ne donnent pas d’indice quant aux transactions qui ont réellement lieu.

L’un des avantages des cryptomarchés est leur capacité à générer des informations en temps réel sur l’état du marché. En raison de leur caractère ouvert, les chercheurs peuvent joindre les participants et sonder leurs opinions ainsi que leurs activités. L’objectif de cet article est de s’appuyer sur les recherches antérieures en se concentrant sur un facteur important : l’impact d’un événement majeur tel qu’une pandémie mondiale sur le taux de réussite des transactions sur les cryptomarchés. Cette étude est réalisée grâce à des données autorapportées qui documentent le résultat des transactions des cryptomarchés. Nos données ne prédisent pas précisément comment les participants aux cryptomarchés s’adaptent en temps de crise, mais aident à comprendre comment les marchés illicites font face aux stress externes. De plus, la nature des données permet d’observer les impacts des transactions qui ont réellement eu lieu, ce qui est souvent plus difficile à capturer en regardant simplement le nombre de participants, le nombre de ventes ou le prix des drogues illicites.

Méthode

Les données ont été colligées à partir d’une plateforme en source ouverte que nous avons lancée en janvier 2020. La plateforme est en fait un site web accessible par le Clearweb[2] et le Darkweb de manière anonyme sur laquelle un court sondage est lancé. Les individus entrent les informations de leur transaction de drogue en ligne après chaque transaction ; le type de drogue, la quantité, le pays d’origine, le pays de destination, le prix ainsi que le statut de la transaction, c’est-à-dire si le colis a été reçu ou non. Pour trouver des participants, la plateforme a été annoncée sur les cryptomarchés et les forums sur le Darkweb. Les soumissions ont toutes été modérées par l’équipe de recherche afin de s’assurer de la validité des données.

Échantillon

L’échantillon est basé sur 591 soumissions valides reçues entre le 1er janvier et le 21 août 2020. Cela représente une moyenne de trois soumissions par jour. Les transactions de l’échantillon représentent 1 390 197 de dollars américains (plus de 6000 $ par jour). La moitié des transactions est nationale et l’autre moitié, internationale. La drogue la plus souvent achetée dans l’échantillon est le cannabis, représentant 27 % des transactions, suivi de la cocaïne (15 %) et du LSD (10 %)[3]. La plupart des transactions ont été un succès. Plus précisément, 65 % ont été reçus sans aucun problème, 29 % n’ont jamais été reçus et 6 % ont été reçus, mais un problème lié à la transaction (p. ex. : mauvaise quantité de drogue contenue dans le paquet).

Le taux de succès des transactions dans le temps

Le taux de réussite des transactions au fil du temps (Figure 1) montre qu’en janvier les livraisons infructueuses représentaient entre 0 % et 40 % des transactions au cours d’une journée donnée. Les commandes problématiques représentaient entre 20 % et 30 % des transactions au cours des trois premiers mois de la collecte de donnée. Mais ensuite, à partir du 21 mars, la part des transactions problématiques ou qui ont échoué a augmenté rapidement pour atteindre près de 80 % de toutes les transactions. La ligne pointillée indique le moment où la plupart des pays ont commencé à appliquer des mesures de confinement incluant la fermeture des frontières, vers le 21 mars. Cela suggère que le commerce illicite des drogues a été perturbé lorsque les mesures de confinement sont entrées en vigueur dans de nombreux pays.

La COVID-19 semble avoir eu un impact sur le commerce illicite des drogues, car le marché ne semble pas être revenu à la normale et les transactions infructueuses sont encore très présentes. Cette tendance est illustrée par la ligne grise dans le Graphique 1.

Figure 1

Taux de transaction infructueuse au fil du temps (moyenne mobile sur 7 jours)

Taux de transaction infructueuse au fil du temps (moyenne mobile sur 7 jours)

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Autres caractéristiques de l’échantillon par rapport au taux de succès

La valeur des transactions varie de 1,30 à 250 000 $ US pour une moyenne de 2 352,28 $ (Écart type = 14 985,8). Une plus importante valeur de transaction n’a pas un taux d’échec plus élevé qu’une plus petite transaction. Étonnamment, les plus grosses transactions de l’échantillon (plus de 5000 $) ont été réalisées à l’international (84 %). Par conséquent, les transactions les plus importantes ne sont pas nécessairement effectuées de manière plus sûre.

Les types de drogue les plus vendus ne représentent pas nécessairement un plus grand taux de succès. À mesure que le nombre de soumissions augmente, le taux de succès des livraisons s’ajuste à un taux de réussite probablement plus représentatif.

Stratégie analytique

Après avoir observé les caractéristiques de l’échantillon, on a constaté qu’il semble y avoir une perturbation des transactions sur les cryptomarchés. Pour mieux comprendre les facteurs ayant contribué à cette perturbation, deux types d’analyses sont effectuées. Des analyses bivariées de type khi carré sont d’abord réalisées afin de déterminer les variables qui jouent un rôle dans le taux de succès et d’échec des transactions.

Ensuite, des analyses de régressions logistiques permettent de présenter deux modèles de variables jouant un rôle dans le succès des transactions en contrôlant pour l’effet de toutes les variables. La régression logistique permet d’estimer la force de l’association entre la variable dépendante (le taux de succès) et chacune des variables explicatives, tout en tenant compte de l’effet simultané de toutes les autres variables explicatives intégrées au modèle (Julet, 2010). L’association estimée est donc « ajustée » sur la base de toutes les autres variables. Dans le premier modèle, l’interaction des variables est observée alors que la pandémie n’a pas encore affecté les frontières et le commerce (avant le 21 mars 2020). Le deuxième modèle observe l’interaction des variables après les mesures de confinement des pays.

Mesures

Il y a 69 pays différents dans la liste des acheteurs[4]. Afin de simplifier les analyses, seuls les cinq pays les plus présents dans l’échantillon ont été considérés[5]. Ces cinq pays représentent plus de 61 % des transactions de l’échantillon (États-Unis [n = 151 ; 25 %], France [n = 58 ; 10 %], Allemagne [n = 55 ; 9 %], Royaume-Uni [n = 46 ; 8 %], Canada [n = 38 ; 6 %]).

Il y a 59 pays différents dans la liste des vendeurs. Tout comme pour les acheteurs, seuls les cinq pays les plus présents ont été considérés. Ceux-ci représentent 59 % des transactions : États-Unis (n = 130 ; 22 %), Pays-Bas (n = 96 ; 16 %), Allemagne (n = 77 ; 13 %), Royaume-Uni (n = 72 ; 12 %), Canada (n = 34 ; 6 %).

L’aspect international de la transaction est une variable importante dans l’analyse de l’impact de la pandémie puisqu’il rend compte des mesures de confinement des pays. La moitié des transactions est nationale (n = 283 ; 48 %) et l’autre partie, internationale (n = 308 ; 52 %).

Une distinction importante devait être faite à propos de l’aspect intercontinental des transactions. En effet, une transaction peut être internationale, mais intracontinentale, et donc avoir possiblement plus de chances de réussite. La plupart des transactions de l’échantillon étaient intracontinentales (n = 444 ; 75 %).

Le type de drogue est une variable qui peut faire varier le taux de succès puisque certaines sont plus faciles à dissimuler. Les drogues les plus présentes dans l’échantillon sont le cannabis (n = 163 ; 27 %), la cocaïne (n = 90 ; 15 %) et le LSD (n = 57 ; 10 %). Ces trois types de drogues représentent 52 % de l’échantillon. Cette variable s’est avérée non significative lors des analyses bivariées, elle est donc retirée pour les analyses de régressions logistiques subséquentes.

Finalement, le moment de la transaction a été observé, c’est-à-dire avant les mesures de confinement du 21 mars 2020 (n = 259 ; 44 %) et après celles-ci (n = 332 ; 56 %).

Résultats

Analyses bivariées

Le Tableau 1 présente l’analyse bivariée des différentes variables. On peut observer que la plupart des transactions effectuées à partir ou à destination du Canada sont un succès comparativement aux autres pays. Les transactions nationales et intracontinentales tendent à avoir un meilleur taux de succès. Le type de drogue ne semble pas avoir d’impact sur le taux de succès et cette variable est la seule qui s’est montrée non significative. Dans l’ensemble, le succès des transactions était plus élevé avant que les mesures de confinement n’entrent en vigueur.

Analyses de régression logistique

Puisque les variables descriptives indiquent que les mesures de confinement ont probablement créé un impact important sur le taux de succès, nous avons fait deux modèles de régression logistique. Le Modèle I présente la situation avant les mesures de confinement et le Modèle II présente la situation après l’entrée en vigueur des mesures de confinement (Tableau 2).

Tableau 1

Analyses bivariées du taux de succès des transactions par variable

Analyses bivariées du taux de succès des transactions par variable

*p < 0,005. **p < 0,001.

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Avant l’entrée en vigueur des mesures de confinement dans la plupart des pays occidentaux, les transactions en direction du Canada ou de l’Allemagne avaient une plus grande probabilité de succès (Exp(B) = 12,34 ; p < 0,10 et Exp(B) = 11,35 ; p < 0,10) comparativement aux autres pays de l’échantillon. La route vers ou même depuis les autres pays n’est pas associée de manière significative au succès de la transaction. Si l’envoi était les chances de succès étaient plus élevées que s’il s’agissait d’un envoi international (Exp(B) = 2,8). Donc, les chances de succès augmentent de 180 % si la transaction est nationale.

Tableau 2

L’influence des mesures de confinement sur le succès des transactions de drogue - Exp(B)

L’influence des mesures de confinement sur le succès des transactions de drogue - Exp(B)

Note : N = 591.

*p < 0,10 ; **p < 0,001

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L’entrée en vigueur des mesures de confinement (Modèle II) vient changer les variables qui contribuent au succès des transactions. Être un acheteur du Canada ou de l’Allemagne n’est pas plus associé au succès que tous les autres pays de l’échantillon. Si la transaction est nationale, les probabilités d’une réussite semblent augmenter de 250 % (Exp(B) = 3,51). De plus, si la transaction reste à l’intérieur du même continent, les chances de succès semblent augmenter de 108 % comparativement aux transactions intercontinentales (Exp(B) = 2,08). Par conséquent, les résultats suggèrent qu’une transaction internationale aura plus de succès si elle reste au moins sur le même continent.

Discussion

Les informations colligées dans notre échantillon sont assez similaires à ce qu’on retrouve dans la littérature. Par exemple, plusieurs chercheurs (Demant et al., 2018 ; EMCDDA, 2020b ; Tzanetakis, 2018) identifient la cocaïne et le cannabis comme étant les types de drogues les plus présents dans les transactions. Aussi, Tzanetakis (2018) ainsi que l’EMCDDA (2020b) nomment sensiblement les mêmes grands pays d’origine de la drogue présente sur les cryptomarchés[6]. Similairement à nos observations, Demant et ses collègues (2018) ont observé que les Pays-Bas jouaient un rôle important dans les activités des cryptomarchés. Tzanetakis (2018) indique que les transactions sont surtout régionales plutôt qu’internationales, contrairement à nos résultats qui démontrent un équilibre entre les transactions internationales et nationales. De manière générale, nos données reflètent celle des études antérieures. Le taux de succès des transactions ne peut cependant pas être comparé puisqu’il s’agit à notre connaissance du premier travail empirique sur le sujet.

Les résultats suggèrent qu’il y aurait bel et bien eu une perturbation du niveau de succès des transactions de drogue en ligne à la suite des restrictions imposées par les gouvernements pour contrer la pandémie mondiale. Les études précédentes sur les perturbations des cryptomarchés ont démontré que les impacts étaient plutôt éphémères et qu’ils avaient tendance à se réguler après quelques semaines (Décary-Hétu et Giommoni, 2016 ; Soska et Christin, 2015). Les résultats de la présente étude avancent que le marché ne s’est pas encore régulé comme il aurait été attendu et que les transactions infructueuses continuent d’augmenter. Il est possible que la crise sanitaire causée par la COVID-19 surpasse les impacts des perturbations qui ont pu être observées jusqu’à maintenant sur les marchés de drogues illicites. L’économie mondiale a souffert des conséquences de la crise et ne s’est probablement pas encore régulée. Il est possible que les cryptomarchés reviennent à la normale sur une plus grande période.

Malgré l’effet négatif sur le taux de réussite des transactions de drogues sur les cryptomarchés, ceux-ci restent potentiellement la meilleure option pour se procurer de la drogue de façon sécuritaire tant en ce qui concerne le respect de l’anonymat que les préoccupations sanitaires puisqu’ils évitent les contacts physiques. Donc si les consommateurs continuent de commander au même rythme ou à un rythme plus élevé sur les cryptomarchés, il n’en reste pas moins que la structure sous-jacente de ces marchés continue de subir les retombées de la crise, ce qui ne permet pas de répondre à la demande et empêche le marché de se réguler rapidement.

La discussion sur les éléments de la structure sous-jacente affectée par la crise sanitaire pouvant expliquer la perturbation des cryptomarchés tourne autour de deux grands points. Le premier est que les cryptomarchés, bien que prenant place dans le monde virtuel, reposent sur un marché bien physique puisque la drogue doit partir d’un endroit pour être expédiée à un autre endroit, principalement par courrier conventionnel (Paquet-Clouston, 2017 ; Paquet-Clouston, Décary-Hétu et Morselli, 2018). Le deuxième point qui pourrait expliquer cette perturbation est les réactions des acteurs de la transaction devant la situation, en particulier celle des vendeurs qui font face, comme la plupart des gens, à une grande adversité amenée par la pandémie.

L’emplacement géographique

Avant les mesures de confinement et les restrictions aux frontières, le Canada et l’Allemagne semblaient être des destinations associées au succès d’une transaction de drogue. Les recherches de Giommoni, Aziani et Berlusconi (2017) expliquent comment le trafic de drogue est concentré sur des itinéraires particuliers et que la structure du réseau n’est pas aléatoire, mais plutôt dictée par des facteurs précis. Plus les autorités chargées de l’application de la loi aux douanes utilisent des méthodes répressives telles que l’arrêt de la livraison, la confiscation des biens ou l’arrestation des contrevenants, moins le pays sera attractif pour les délinquants qui souhaitent y envoyer de la drogue (Reuter, 2014). Le phénomène observé dans nos résultats pourrait être expliqué par l’efficacité de ces routes et le niveau de chance de détection. Pour les responsables des opérations aux douanes, il s’agit d’une tâche complexe que de garder un équilibre entre faciliter les flux commerciaux légitimes et dissuader le commerce illégitime en bloquant l’entrée au pays (Basu, 2014). Les mesures imposées par les pays occidentaux à la suite de la pandémie ont obligé un blocage ou du moins un ralentissement dans le transport sur le plan mondial. Les résultats démontrent qu’après la mise en place de ces mesures de restrictions, aucun des pays d’origine ou de destination ne faisait de différence dans la réussite ou l’échec des transactions. De plus, le fait que la transaction soit internationale semble diminuer les chances de succès. Tous ces indices suggèrent que l’imposition des restrictions sur les frontières a eu un impact sur le commerce illicite de drogues vendues sur les cryptomarchés.

Néanmoins, une transaction qui est intracontinentale semble faire augmenter ses chances de succès. La proximité géographique avec le principal pays producteur ou consommateur est un facteur qui augmente ou diminue les coûts, que ce soit pour la livraison sur de plus longues distances ou pour le risque d’interception et d’arrestation (Reuter, 2014). Par exemple, la proximité du Mexique avec les États-Unis est un facteur crucial dans leur rôle central dans le trafic de cocaïne, et il en est de même en ce qui a trait à la proximité des pays Balkans avec l’Europe pour le trafic d’héroïne (Reuter, 2014). En plus de la proximité, les liens sociaux entre les pays, et en particulier la présence d’immigrants, façonnent les itinéraires du trafic de drogue puisque les réseaux humains s’élargissent sur un territoire donné (Paoli et Reuter, 2008 ; Reuter, 2014). Bien que les transactions internationales soient associées à un taux de succès plus faible, la proximité des pays d’un même continent est pour sa part associée à un taux de succès plus haut, du moins dans le cas de la pandémie. Ces résultats indiquent que les pays reposent davantage sur leurs voisins pour le transport de marchandises, surtout lors d’une pandémie mondiale. Les agences d’application de la loi sont peut-être moins en mesure de protéger les livraisons de drogues lorsqu’elles entrent de plusieurs manières différentes des pays voisins. L’obligation d’utiliser un avion ou un bateau pour l’expédition augmente très probablement les chances des agents d’application de la loi d’intercepter les transactions.

L’impact sur les vendeurs

L’impact de la pandémie sur le succès des transactions pourrait également être expliqué par un changement de comportement des participants sur les cryptomarchés. La COVID-19 a eu une incidence sur l’économie de plusieurs pays et de nombreuses personnes ont perdu leur emploi (Barua, 2020). Europol a remarqué que l’instabilité actuelle créait un environnement fragile pour les activités criminelles tout au long de la chaîne d’approvisionnement (EMCDDA, 2020b). De ce fait, le niveau de violence a augmenté chez certains acteurs de la chaîne, conduisant à des comportements anormaux et potentiellement opportunistes. Les acteurs du marché en ligne pourraient également avoir été affectés par les changements. Les vendeurs pourraient avoir effectué de fausses ventes sur le cryptomarché pour compenser la perte de revenus provenant d’autres sources[7]. L’adversité nourrit les esprits criminels et détruit la confiance.

Conclusion

Le trafic de drogues vendues sur les cryptomarchés semble avoir été impacté par les mesures de restrictions imposées dans les pays occidentaux qui tentaient de combattre la propagation de la COVID-19. Une transaction internationale semble augmenter le niveau d’échec des transactions, mais effectuer cette transaction sur le même continent tend à accroître les chances de succès. Les restrictions dans le transport de marchandises pourraient être la cause de cette perturbation. Le comportement des vendeurs pourrait également avoir changé durant la pandémie puisqu’il s’agit d’une situation ayant affecté toutes les sphères de la vie sociale de la majorité des individus, créant ainsi une adversité à la survie. Le nombre d’acteurs mal intentionnés pourrait s’être élevé, faisant ainsi baisser le taux de succès des transactions.

Cette étude est malheureusement limitée par le petit échantillon qui n’est pas caractéristique de toutes les transactions de drogue des cryptomarchés. Comme les résultats représentent une petite fraction des activités des cryptomarchés avant et pendant la pandémie, l’impact des variables mentionnées dans nos modèles pourrait être différent de leur état normal. Cependant, la source de données utilisée présentait également un grand avantage puisqu’elle représente les transactions de drogue telles que rapportées par les utilisateurs des cryptomarchés. Contrairement aux données officielles offertes dans les différents rapports des grands organismes (p. ex. : UNODC, EMDDC, Europol) ou encore par les études sur l’analyse des annonces faites sur ces marchés (p. ex. : Demant et al., 2018 ; Tzanetakis, 2018), nos résultats démontrent une réalité riche, différente et même potentiellement plus fiable des comportements des utilisateurs des cryptomarchés. Les recherches futures devraient continuer d’observer la relation entre les types de drogues, l’origine des participants, la nature internationale des transactions et l’influence de ces dernières sur le succès et l’échec des transactions. Aussi, il serait pertinent de continuer d’observer l’état des marchés sur une longue période de temps afin de documenter la régulation et d’en comprendre les impacts à long terme.