Article body

Introduction

Ces dernières décennies, nombreux scientifiques ont élaboré des théories criminologiques afin d’expliquer les comportements criminels ou délinquants (Cullen et Wilcox, 2010). Bien que certaines de ces théories aient connu des évolutions et réajustements au cours du temps, toutes partagent un problème commun : elles n’intègrent pas les différents niveaux d’explication du crime (Agnew, 2011). Par exemple, tandis que certaines théories sont davantage orientées vers des facteurs individuels, telles la théorie générale du crime (Gottfredson et Hirschi, 1990) ou la théorie révisée de la tension (Agnew, 2005), d’autres sont davantage orientées vers des facteurs environnementaux, telles la théorie des activités routinières (Cohen et Felson, 1979) ou la théorie de l’efficacité collective (Sampson, 2012). Elles sont donc souvent polarisées et n’envisagent pas l’interaction entre les facteurs. Au début du 21e siècle, Wikström (2004) a tenté d’offrir une réponse intégrée en introduisant la théorie de l’action situationnelle (TAS).

Selon Wikström (2007), pour comprendre les causes de la criminalité, il est avant tout nécessaire de définir clairement le concept de crime. Si de nombreuses théories criminologiques existent, leur définition du crime est rarement claire et généralisable. Aussi, Wikström propose de définir le crime comme « une action de violation des règles morales de conduite [traduction libre] » (2006, p. 61). Ces règles morales sont énoncées dans les lois d’une société et déterminent quelles actions sont bonnes ou mauvaises dans des circonstances définies. Cette définition participe donc à une perception du crime dynamique, intégrant la prise en compte des contextes (Wikström, 2010). Dans le cadre de cette étude, en lien avec un échantillon d’adolescents, nous parlerons préférentiellement de comportement ou passage à l’acte délinquant plutôt que de crime et criminalité.

Bien que plusieurs tests de la TAS existent (voir Pauwels, Svensson et Hirtenlehner, 2018), nous relevons que la plupart sont réalisés sur la base de populations résidant aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Allemagne. Afin de confirmer son universalité, la TAS nécessite d’être testée à plusieurs reprises, en divers endroits et sur des populations multiples. Notre étude se propose dès lors de tester les questions centrales du modèle situationnel de la TAS (propension et exposition) et de tester partiellement les causes indirectes du passage à l’acte délinquant associées au modèle social de la TAS. Ces différentes questions seront traitées au sein d’un même échantillon qui offre des mesures d’exposition à des contextes développementaux variés (la famille, l’école et le quartier) nous permettant de tester leur effet cumulatif. Cette étude est également la deuxième étude belge qui inclut à la fois des villes de Wallonie (francophones) et de Flandre (néerlandophones) (voir De Buck et Pauwels, 2019) ; ceci participant à vérifier les concepts centraux de la TAS au sein de cultures différentes (en partie latines) et de participer à la visibilité de cette théorie en dehors des communautés anglo-saxonnes.

La théorie de l’action situationnelle : modèle situationnel

La TAS est composée d’un premier modèle situationnel qui explique les causes directes du crime en se concentrant exclusivement sur le moment de l’action et le rôle de la situation ; situation qui désigne l’interaction entre l’individu et l’environnement proche dans lequel cet individu commet un passage à l’acte (Brauer et Tittle, 2017).

Selon ce modèle situationnel, une action ne peut être le résultat d’une personne indépendamment d’un environnement ni d’un environnement à lui seul. En effet, les environnements n’agissent pas. Une action est le résultat d’une situation, c’est-à-dire d’un double processus de perception et de choix qui naît de l’interaction entre une personne (avec une certaine propension au crime) et son exposition à un environnement (avec certaines caractéristiques criminogènes). Lorsqu’une certaine personne est exposée à un certain environnement, une situation particulière apparaît. Cette situation, issue de l’interaction personne-environnement, peut engendrer une motivation (animée par des incitants personnels tels que les désirs et objectifs, et couplée à des incitants externes tels qu’une tentation ou provocation) qui détermine les actions de la personne. Si ce processus de perception est délibératif et non automatique (Kahneman, 2011), alors cette personne trouvera des possibilités d’action et posera son choix (Wikström, 2014).

Les facteurs individuels du modèle situationnel sont définis par le concept multidimensionnel de propension qui inclut premièrement la moralité d’une personne. En criminologie, la moralité est généralement mesurée selon l’internalisation des normes sociales et juridiques prévalant dans une société. Elle comporte une dimension cognitive (valeurs morales) et une dimension affective (émotions aversives telles que l’anticipation de la culpabilité et de la honte) (Barton-Crosby, 2020). Le deuxième facteur fait référence au contrôle de soi. Celui-ci est défini dans le cadre de la TAS comme la capacité à résister à la pression extérieure pour agir contre sa propre moralité (Wikström et Treiber, 2007) ; renvoyant à une conception plus dynamique du contrôle de soi. La définition plus générale du contrôle de soi, provenant des travaux de Goffredson et Hirschi (1990), intègre, elle, la dimension stable de ce facteur en tant que trait de personnalité. Ce contrôle de soi serait compris ici comme la capacité de différer une réponse immédiate pour répondre à un objectif plus distal ; associant le manque de contrôle de soi à une réponse impulsive (Burt, 2020). Selon la TAS et en cohérence avec la définition du contrôle de soi, la moralité interviendrait dans le processus de perception (percevoir la motivation et envisager une série de possibilités d’action) tandis que le contrôle de soi serait le garant ultime en cas de moralité peu élevée (quand une action non morale envisagée) (Barton-Crosby et Hirtenlehner, 2020).

Concernant la propension, plusieurs études récentes ont testé l’interaction entre la moralité et le contrôle de soi dans le passage à l’acte délinquant et la plupart des études arrivent à des résultats significatifs (sauf Liu, Qiu et Zhang, 2020 ; Song et Lee, 2019). Selon la TAS, le contrôle de soi est conditionnel au niveau de moralité d’un individu. Le contrôle de soi ne peut avoir d’effet sur le comportement délinquant que si l’individu a une moralité (valeurs et émotions morales) modérée ou faible. Lorsqu’un individu a une moralité élevée, le contrôle de soi a peu, voire pas, d’effet (Barton-Crosby et Hirtenlehner, 2020 ; Craig, 2019 ; Hirtenlehner, Bacher, Leitgöb et Schartmueller, 2021). Cette interaction est également validée dans des études analysant des comportements particuliers comme la violence politique et religieuse (Pauwels et Svensson, 2017), la criminalité en col blanc (Craig, 2019), ou encore le vol à l’étalage (De Buck et Pauwels, 2019) et le vandalisme (Hirtenlehner et Leitgöb, 2021) chez des adolescents.

Cette propension ne peut cependant expliquer à elle seule le crime, l’interaction avec un environnement est primordiale. Les environnements présentent des contextes moraux différents, autrement dit ils diffèrent quant aux règles morales (telles que perçues par les individus) qu’ils présentent et au degré d’application de celles-ci. Un environnement aux faibles règles morales (autrement dit aux règles morales non prosociales ou contraires aux lois) et au faible degré d’application de ces règles sera considéré comme criminogène (Wikström, Oberwittler, Treiber et Hardie, 2012). La TAS postule que les adolescents sont plus susceptibles de commettre des infractions lorsqu’ils passent plus de temps non supervisé avec leurs pairs et que ceux-ci enfreignent les règles morales (Svensson et Pauwels, 2010). Soulignons que plusieurs mesures de la moralité sont utilisées selon les dimensions cognitive (majoritaire), affective ou les deux (Wikström et al., 2012), ou encore selon une échelle de cynisme légal (Sampson et Bartusch, 1998). Le contrôle de soi est, quant à lui, souvent mesuré à l’aune de l’impulsivité (Grasmick, Tittle, Bursik et Arneklev, 1993 ; Tangney, Stuewig et Mashek, 2007) qui réduit le contrôle de soi à son aspect réactionnel et stable plutôt que situationnel. Wikström, pionnier de la TAS, utilise lui-même une mesure générale du contrôle de soi, qui est dérivée de l’échelle de Grasmick, et explique à quel point il est complexe d’évaluer ce concept de façon situationnelle (Wikström, Mann et Hardie, 2018).

D’autres études ont testé les questionnements centraux de la TAS relatifs au modèle situationnel (p. ex. : Brauer et Tittle, 2017 ; Wikström et al., 2018). Plus particulièrement, Pauwels et al. (2018) ont recensé dix-sept études qui ont testé l’interaction entre la propension au crime et l’exposition criminogène entre 2006 et 2015. Parmi ces études, seize ont montré une interaction significative entre ces facteurs et une a partiellement confirmé cette hypothèse. En outre, plusieurs études recensées montrent que la propension au crime a un pouvoir prédictif plus fort sur le comportement délinquant que l’exposition criminogène, ou autrement dit que les individus avec une faible propension au crime seront davantage protégés dans des environnements criminogènes (Hirtenlehner et al., 2021). Notons néanmoins que la grande majorité des études testant l’exposition criminogène utilisent des approximations de cette exposition.

La théorie de l’action situationnelle : modèle social

Le modèle situationnel de la TAS explique pourquoi les individus qui perçoivent le crime comme une possibilité d’action passent à l’acte dans un certain environnement, mais il n’explique pas les processus sous-jacents d’émergence des causes du passage à l’acte. Aussi, la TAS inclut un second modèle, le modèle social ou sociodéveloppemental, qui étudie les causes indirectes du crime en examinant les facteurs en amont du moment de l’action.

Ce modèle social offre donc la possibilité d’aborder les facteurs influençant l’émergence d’une propension au crime (p. ex. : pourquoi certains perçoivent une motivation), mais aussi l’exposition des individus à des environnements criminogènes (pourquoi certains passent plus de temps dans des activités non structurées telles que « flâner » dans la rue ou au square) (Wikström, 2017). Les processus principaux par lesquels les personnes acquièrent une moralité et une capacité à exercer un contrôle de soi sont respectivement l’éducation morale et le développement de compétences cognitives. En ce sens, la famille, l’école et le quartier sont des agents de socialisation prioritaires de l’environnement social de l’enfant (Wikström et al., 2012). Ainsi, nous savons que l’enfant pourra développer un capital social élevé s’il bénéficie d’un soutien parental fort, associant liens d’attachement et supervision parentale continue (Parcel et Bixby, 2016).

Si nous avons pu relever une série d’études récentes sur les questions situationnelles (propension et exposition), même si des écueils méthodologiques persistent, nous avons, par contre, peu trouvé de recherches empiriques portant sur les questions sociodéveloppementales de la TAS en tant que causes indirectes du comportement délinquant. Nous notons que plusieurs études se proposent de tester les effets des causes de la propension au crime, mais de façon isolée (sans vérifier les effets cumulatifs et/ou prendre en compte les trois contextes développementaux principaux que sont la famille, l’école et le quartier). Ainsi, l’étude de Pauwels et Svensson (2010) examine l’effet direct de l’attachement parental, du contrôle parental et de l’attachement à l’école sur la propension au crime sur la base de deux échantillons distincts (adolescents belges néerlandophones et adolescents suédois). Les résultats montrent que les trois facteurs testés exercent un effet direct sur les différences individuelles de propension. Toutefois, le quartier n’est pas examiné ici ni l’effet indirect sur le comportement délinquant. Declerck et Pauwels (2010), Pauwels (2018b) et Schepers (2017) s’intéressent eux aux relations entre le comportement délinquant et les causes indirectes de désavantage social (p. ex. : type d’enseignement scolaire, situation économique). Les résultats révèlent l’absence de lien direct entre ces variables de désavantage social et le comportement délinquant. En effet, ces liens seraient indirects et affecteraient la propension au crime et l’exposition des personnes, qui à leur tour influenceraient le comportement délinquant. Nous retrouvons également Wikström (2011) qui a étudié différents concepts de la TAS (moralité, contrôle de soi, propension et comportement délinquant) en analysant la cohésion sociale comme contexte développemental pour expliquer la variation dans la propension au crime chez des adolescents. Les résultats montrent que les expériences en lien avec la cohésion sociale (comprise comme entente et confiance) entre les membres d’un quartier, combinée avec un contrôle social informel, jouent un rôle important dans cette variation. Ainsi, plus la cohésion sociale dans la famille, à l’école et dans le voisinage sera faible, plus il sera probable que les répondants présentent une forte propension au crime. Cette étude souligne également que la cohésion sociale dans la famille est le prédicteur le plus fort du comportement délinquant. Lorsque les différentes sources de cohésion sociale sont testées sur les deux dimensions de la propension (moralité et contrôle de soi), les résultats montrent que l’impact général de la cohésion sociale est plus fort pour la moralité. Cette étude démontre également que la cohésion sociale est un prédicteur faible du comportement délinquant et qu’elle n’agit comme variable indirecte que lorsque la variable de propension est ajoutée au modèle. Toutefois, ces deux études n’examinent pas de façon suffisamment précise les contextes sociodéveloppementaux (p. ex. : l’aspect multidimensionnel de la supervision parentale). Nous citons enfin une dernière étude qui examine les effets cumulatifs des contextes développementaux de façon détaillée au sein d’un échantillon belge, similaire à celui de la présente étude, mais qui se centre uniquement sur l’intention comportementale de vol à l’étalage (De Buck et Pauwels, 2019). Aussi, une réplication de ces résultats apparaît nécessaire pour confirmer les questions sociodéveloppementales de la TAS selon une mesure plus générique du comportement délinquant.

Objectifs de recherche

Notre recherche propose de tester des questions et des hypothèses centrales du modèle situationnel ainsi qu’une partie du modèle social de la TAS. En effet, même si les hypothèses du modèle situationnel sont bien étayées aujourd’hui, il est nécessaire de les intégrer pour l’examen des questions sociodéveloppementales concernant les causes indirectes.

Les questions de recherche visées par cette étude sont donc les suivantes : 1a) Peut-on expliquer les différences individuelles dans le passage à l’acte délinquant par des différences de propension au crime et d’exposition criminogène ? (p. ex. : Brauer et Tittle, 2017) ; 1b) Les effets de l’exposition criminogène sont-ils conditionnels au niveau de propension ? (p. ex. : Hirtenlehner et al., 2021) ; 2) Peut-on expliquer les différences individuelles dans le passage à l’acte délinquant par le niveau de moralité, le niveau de contrôle de soi et l’interaction entre ces facteurs ? (p. ex. : Barton-Crosby et Hirtenlehner, 2020). Ainsi, nous supposons que lorsque la moralité prosociale est élevée, l’effet du contrôle de soi est faible, voire nul (et inversement). Nous supposons également que l’effet du contrôle de soi augmente lorsque celui de la moralité diminue ; 3) Quels sont les effets cumulatifs de l’exposition socioécologique, des relations avec les parents et avec l’école sur la moralité d’un individu, son contrôle de soi, sa propension au crime et enfin son comportement délinquant ? (p. ex. : De Buck et Pauwels, 2019 ; Wikström, 2011).

Méthodologie

Données

Les données de cette étude proviennent de la 3e enquête belge internationale de délinquance auto-rapportée (ISRD-3) qui s’est déroulée en 2013-2014. Il s’agit d’une enquête autorévélée, de nature transversale examinant les potentiels délits, faits de victimation et consommation de drogue au sein d’un échantillon d’adolescents scolarisés. Après un échantillonnage par grappes, 195 classes issues de 66 écoles ont été sélectionnées, provenant de quatre villes belges (deux en Flandre et deux en Wallonie). Tous les élèves des classes ont été invités à remplir un questionnaire. Les parents des élèves concernés ont été informés par courrier de cette recherche. Ces derniers pouvaient refuser explicitement la participation de leur enfant à l’enquête. Leur absence de réaction constituait un consentement (passif). Le temps de réponse était de 50 minutes et au minimum deux chercheurs étaient présents pour superviser la séance[2].

Composition de l’échantillon

L’échantillon total est composé de 4758 adolescents (50,1 % de garçons et 49,9 % de filles). Les groupes d’âge varient de 12 ans (16,4 %) à plus de 17 ans (5,9 %). En termes d’origine, une distinction est faite entre les Belges (deux parents de nationalité belge) (59,1 %) et les immigrés (au moins un des deux parents n’est pas de nationalité belge) (40,9 %). Les écoles sont situées à Gand (33,8 %), Liège (28,7 %), Aalst (25,3 %) et Verviers (12,2 %). Les différentes filières scolaires sont l’enseignement général (61,7 %) et l’enseignement à orientations technique et professionnelle (38,3 %).

Mesures des concepts centraux

Variable dépendante

Comportement délinquant. Ce concept est mesuré par 15 items. Il désigne des faits délinquants différents (p. ex. : graffitis, vandalisme, cambriolage, vol, possession d’armes, bagarres en groupe, coups et blessures, téléchargements illégaux, vente de stupéfiants). Les questions sont posées en termes de prévalence sur la vie (oui/non) et en cas de réponse positive, la fréquence au cours des 12 derniers mois est demandée. Cette étude utilise une échelle de fréquence additionnant le nombre d’infractions commises dans l’année. Des scores élevés sur la variable « comportement délinquant » indiquent une délinquance élevée.

Causes

L’exposition criminogène est opérationnalisée par une combinaison de trois échelles : la délinquance perçue des pairs, le temps libre et les activités non structurées (Gerstner et Oberwittler, 2018). Pour la délinquance perçue des pairs, il est demandé aux répondants s’ils ont des amis qui ont commis certains faits délinquants. Les catégories de réponses sont dichotomiques (oui/non). Les échelles de fréquences sont une pratique courante car la polyvalence est plus fréquente que la spécialisation (Farrington, 2003). Le nombre de fois où le répondant a répondu positivement est inclus dans la mesure d’exposition criminogène. Pour le temps libre, il est demandé aux répondants : « Combien de fois par semaine passes-tu la soirée à l’extérieur, par exemple dans une fête, chez quelqu’un, ou à traîner dans la rue ?  » Les répondants peuvent choisir parmi huit catégories de réponses (de jamais à tous les jours). Le plus haut quartile est codé 1 et les autres sont codés 0. Quant aux activités non structurées, il est demandé aux répondants ce qu’ils font pendant leur temps libre. Les répondants peuvent choisir parmi trois catégories de réponses (de jamais à souvent). Le plus haut quartile est codé 1 et les autres sont codés 0. Un haut score sur la variable exposition criminogène (trois échelles combinées) indique une forte exposition des jeunes à des environnements aux caractéristiques criminogènes.

La propension au crime est opérationnalisée par une combinaison de deux échelles métriques : la moralité et le contrôle de soi (voir ci-dessous). Des scores élevés sur ces échelles combinées indiquent une forte propension au crime.

La moralité prosociale. Pour cette recherche, seule la dimension cognitive (valeurs morales du répondant) est mesurée au moyen d’une échelle composée de 8 items questionnant la désapprobation à l’égard de différents comportements (p. ex. : mensonge, désobéissance, dégradation de biens, téléchargement illégal, cambriolage) sur une échelle de Likert en 4 points (de totalement acceptable à totalement inacceptable). Cette mesure de la moralité est conforme à deux études récentes sur le sujet (voir Doelman et al., 2021 ; Hirtenlehner et al., 2021). Les valeurs élevées sur cette échelle indiquent une moralité élevée. L’α de Cronbach pour cette échelle est de 0,81.

Le contrôle de soi. L’enquête ISRD-3 utilise une version raccourcie de l’échelle de Grasmick et collègues (1993), compatible avec l’échelle utilisée par Wikström et al. (2012) et déjà utilisée dans d’autres articles traitant de la TAS (p. ex. : De Buck et Pauwels, 2019). L’échelle examine les dimensions du contrôle de soi qui sont les plus stables (basées sur des méta-analyses). Les trois dimensions suivantes sont abordées : l’impulsivité (α de Cronbach de 0,68), le goût du risque (α de Cronbach de 0,81) et l’égocentrisme (α de Cronbach de 0,64), et examinées par 9 items cotés sur une échelle de Likert en 4 points (de totalement d’accord à pas du tout d’accord). Les valeurs élevées indiquent un fort contrôle de soi.

Causes indirectes

L’exposition socioécologique indique dans quelle mesure les adolescents sont exposés à des environnements criminogènes, à savoir la criminalité à l’école (α de Cronbach de 0,73) et la criminalité dans le voisinage (α de Cronbach de 0,73), comprenant 9 items cotés sur une échelle de Likert en 4 points (de totalement d’accord à pas du tout d’accord). Des valeurs élevées sur cette échelle indiquent un haut niveau d’exposition sociodéveloppementale.

La relation avec les parents consiste en une échelle métrique formée de quatre sous-échelles : l’attachement aux parents (lien social du répondant avec ses parents) (α de Cronbach de 0,70) ; la connaissance parentale (connaissance par les parents des comportements du répondant) (α de Cronbach de 0,77) ; la surveillance parentale (connaissance par les parents des comportements du répondant par le contrôle et l’imposition de règles) (α de Cronbach de 0,62) ; et la divulgation parentale (mesure dans laquelle les répondants se confient ou se livrent spontanément à leurs parents concernant leurs activités) (α de Cronbach de 0,84), comprenant 16 items cotés sur une échelle de Likert en 4 points (presque jamais à presque toujours)[3] (Kerr et Stattin, 2000). Des scores élevés sur cette échelle indiquent de faibles relations avec les parents.

La relation avec l’école consiste en la somme de trois sous-échelles comprenant 11 items cotés sur une échelle de Likert en 4 points (très vrai à pas vrai du tout) : l’attachement à l’école (mesure du lien social du répondant avec son école) (α de Cronbach de 0,75), la confiance dans l’enseignant (mesure de l’interaction en classe entre l’enseignant et le répondant) (α de Cronbach de 0,60) et le soutien de l’enseignant (mesure de la perception de l’enseignant comme un soutien) (α de Cronbach de 0,80). Des valeurs élevées sur cette échelle indiquent une faible relation avec l’école (De Buck et Koeleman, 2015).

Stratégie analytique

Premièrement, la construction des échelles a été standardisée afin de rendre l’interprétation des paramètres et des effets plus clairs tandis que le score de propension a été, lui, basé sur les scores de Z des échelles de moralité et de contrôle de soi tel que recommandé par Wikström et collègues (2012). Le traitement des données a été réalisé à l’aide du programme statistique SPSS 26. Plus particulièrement, les tests théoriques ont été analysés à l’aide de régressions multiples (OLS) ; méthode qui a déjà été utilisée pour tester efficacement les hypothèses de la TAS et principalement les effets cumulatifs et les effets d’interaction (voir De Buck et Pauwels, 2019) au moyen d’étapes successives (Warner, 2012). Pour chacune des questions de recherche et hypothèses testées, le premier modèle (Modèle 1) inclut uniquement les caractéristiques sociodémographiques des individus (sexe, âge, origine ethnique), celles-ci servant de variables de contrôle. Les variables indépendantes sont analysées à l’aide de coefficients standardisés Béta (β). Les coefficients non standardisés et les écarts-types sont présentés dans les Tableaux 1 et 2 également. L’évaluation des modèles statistiques repose sur le coefficient de détermination (R2) indiquant le pourcentage de variance totale expliquée par le modèle, ainsi que sur la valeur F associée. Enfin, le seuil de significativité pour l’ensemble des résultats équivaut à 0,00 dans cette étude.

Résultats

Interaction entre la propension et l’exposition

Le Tableau 1 présente les résultats des analyses de régression multiple (OLS) correspondant à la première question de recherche (1a et 1b). Nous pouvons constater que l’ensemble des résultats sont significatifs à 0,00, sauf concernant l’origine ethnique qui est non significative au sein des trois modèles. Le Modèle 1 inclut uniquement des variables de contrôle. On constate que ces variables n’expliquent que 7 % de la variance totale, ce qui est assez faible. Le Modèle 2 montre que la propension au crime et l’exposition criminogène sont toutes deux corrélées significativement et positivement avec un comportement délinquant. Ceci indique qu’un adolescent avec une propension marquée au crime est fortement susceptible de commettre un passage à l’acte et qu’il y a une importante probabilité que ce passage à l’acte ait lieu lorsque l’environnement est criminogène. Ce modèle explique 37 % de la variance totale contre 7 % pour le Modèle 1, ce qui montre une amélioration du modèle. Dans le Modèle 3, lorsque le terme d’interaction entre la propension et l’exposition est introduit, on remarque une corrélation significative avec le comportement délinquant, indiquant une dépendance entre l’exposition et la propension. L’ajout du terme d’interaction entraîne une augmentation significative de 8 points de l’explication de la variance totale (R2 = 0,45), indiquant une amélioration par rapport au Modèle 2.

Plus précisément, la Figure 1 représente la relation entre l’exposition et le comportement délinquant lorsque la propension est faible, moyenne ou élevée. Lorsque la propension de l’adolescent est faible, on constate qu’il n’aura presque aucun comportement délinquant malgré une forte exposition criminogène. Lorsque la propension est d’intensité moyenne, cela change : la probabilité d’avoir un comportement délinquant augmente. Ainsi, à mesure que la propension de l’adolescent s’amplifie, l’exposition aux environnements criminogènes est de plus en plus susceptible d’affecter la relation entre l’exposition et le passage à l’acte. Ceci indique donc que l’effet de l’exposition est conditionnel au niveau de propension au crime de l’adolescent.

Tableau 1

Régression multiple (OLS) : Explication du comportement délinquant par l’interaction entre la propension et l’exposition

Régression multiple (OLS) : Explication du comportement délinquant par l’interaction entre la propension et l’exposition

Résultats en gras significatifs à 0,00 ; Résultats non significatifs entre 0,39 et 0,97.

a Coefficients bêta standardisés.

b Coefficients bêta non standardisés.

c SE = Erreur type (standard error).

-> See the list of tables

Figure 1

Représentation de l’effet d’interaction entre la propension et l’exposition

Représentation de l’effet d’interaction entre la propension et l’exposition

-> See the list of figures

Interaction entre la moralité prosociale et le contrôle de soi

Dans cette section, les résultats correspondant à la deuxième question de recherche et hypothèses associées sont présentés (Tableau 2). Nous pouvons également relever ici que l’ensemble des résultats est significatif à 0,00, sauf pour la variable sociodémographique relative à l’origine ethnique. Le Modèle 2 de ce tableau montre que la moralité prosociale (β = -0,34) et le contrôle de soi (β = -0,23) sont tous deux corrélés significativement et négativement avec le comportement délinquant. Ces résultats indiquent qu’un adolescent avec une moralité prosociale a moins de probabilités d’avoir un comportement délinquant qu’un adolescent ayant une moralité élevée. Ces résultats indiquent également qu’un adolescent qui possède un contrôle de soi important aura moins de probabilités de passer à l’acte délinquant qu’un adolescent avec un faible contrôle. Les bêta standardisés indiquent également que la variable de moralité a un effet plus fort sur le comportement délinquant que le contrôle de soi. Le Modèle 2 explique 27 % de la variance totale, contre 7 % pour le Modèle 1, ce qui montre une amélioration du modèle. Dans le Modèle 3, le terme d’interaction entre la moralité et le contrôle de soi est introduit. Ce terme d’interaction est significativement corrélé avec le comportement délinquant, ce qui indique une dépendance entre le contrôle de soi et la variable de moralité. L’ajout du terme d’interaction entraîne une augmentation significative de 5 points de l’explication de la variance totale (R2 = 0,32). Ainsi, le Modèle 3 est celui qui tend à expliquer le pourcentage de variance totale le plus élevé.

Tableau 2

Régression OLS de l’interaction entre une moralité prosociale et le contrôle de soi

Régression OLS de l’interaction entre une moralité prosociale et le contrôle de soi

Résultats en gras significatifs à 0,00 ; Résultats non significatifs entre 0,70 et 0,98.

a Coefficients bêta standardisés.

b Coefficients bêta non standardisés.

c SE = Erreur type (standard error).

-> See the list of tables

La Figure 2 montre la relation entre le contrôle de soi et le comportement délinquant chez un adolescent ayant un niveau de moralité qualifié de « faible », de « moyen » ou d’« élevé ». À partir de cette figure, on observe que lorsque ce niveau est élevé chez ce jeune, c’est-à-dire lorsqu’il ne considère pas le passage à l’acte délinquant comme une action possible (processus de choix), il n’y a pas (ou presque pas) d’effet du contrôle de soi sur son comportement délinquant. Au contraire, lorsque cet adolescent a un niveau de moralité modéré, le contrôle de soi va avoir un effet modéré sur son comportement délinquant. Enfin, lorsque le niveau de moralité s’avère faible chez cet adolescent, l’effet du contrôle de soi sur le comportement délinquant est très important. Ces résultats montrent que le contrôle de soi est conditionnel au niveau de moralité de l’adolescent.

Figure 2

Représentation de l’effet d’interaction entre la moralité prosociale et le contrôle de soi

Représentation de l’effet d’interaction entre la moralité prosociale et le contrôle de soi

-> See the list of figures

Causes indirectes

Les résultats correspondant à la troisième question de recherche sont présentés dans cette section (Tableau 3). Par parcimonie, seuls les coefficients standardisés sont exposés concernant les variables indépendantes. Les résultats du Modèle 2 pour la moralité prosociale comme variable dépendante confirment l’effet significatif et négatif des causes indirectes sur la moralité. Plus précisément, ces résultats indiquent que les faibles relations avec l’école (β = -0,20) exercent l’effet le plus fort sur la moralité prosociale, suivi de près par de faibles relations avec les parents (β = -0,19). Les résultats de la variable dépendante contrôle de soi du Modèle 2 confirment l’effet négatif significatif des causes indirectes sur ce contrôle. De faibles relations avec les parents (β = -0,21) présentent ici l’effet le plus fort sur le contrôle de soi. Les deux volets du Modèle 2, soit moralité prosociale et contrôle de soi, expliquent 17 % de la variance totale.

Lorsque les causes indirectes sont testées sur la propension, les coefficients standardisés associés sont plus élevés que pour les deux dimensions de la propension analysées séparément. De plus, de faibles relations avec les parents (β = 0,24) montrent l’effet le plus fort sur la propension. Le pourcentage de variance totale expliquée passe de 17 % à 24 % dans ce modèle, indiquant une amélioration significative. De nouveau, l’ensemble des résultats est significatif à 0,00, sauf pour la variable sociodémographique relative à l’origine ethnique. Enfin, les résultats du dernier modèle pour le comportement délinquant en tant que variable dépendante indiquent que les causes indirectes ont un effet positif significatif sur le passage à l’acte. Cependant, lorsque la variable de propension est ajoutée au modèle, une des causes indirectes disparaît (faibles relations avec l’école). Aussi, les faibles relations avec les parents et l’exposition socioécologique (criminalité à l’école et dans le voisinage) continuent à présenter un effet significatif (β = 0,10 et β = 0,07). Ces résultats confirment en partie notre troisième question de recherche.

Tableau 3

Régression OLS des causes indirectes pour la moralité prosociale, le contrôle de soi, la propension et le comportement délinquant comme variables dépendantes

Régression OLS des causes indirectes pour la moralité prosociale, le contrôle de soi, la propension et le comportement délinquant comme variables dépendantes

Par parcimonie, les coefficients non standardisés et les écarts-types ne sont pas présentés.

Résultats en gras significatifs à 0,00 ; Résultats non significatifs entre 0,16 et 0,82.

a Coefficients bêta standardisés.

-> See the list of tables

Discussion, implications et limites

Dans cette étude, des analyses de régressions multiples (OLS) ont été réalisées afin d’examiner différentes questions de recherche de la théorie de l’action situationnelle (TAS), notamment en se penchant sur les hypothèses centrales du modèle situationnel et sur une partie du modèle social.

Les premiers résultats de cette recherche indiquent que les variables de propension et d’exposition ont, isolément, un effet positif significatif sur le comportement délinquant. En outre, l’interaction entre ces deux variables prédit également le comportement délinquant des adolescents. Enfin, les résultats indiquent que l’effet de l’exposition est conditionnel à la propension. En d’autres termes, un passage à l’acte ne peut se produire dans un environnement criminogène qu’à la condition qu’un adolescent présentant une propension au crime moyenne ou élevée s’y trouve et perçoive le comportement délinquant comme possibilité d’action. Ces résultats confirment les études classiques précédentes ayant testé les liens isolés et d’interaction de la moralité et du contrôle de soi sur le comportement délinquant des adolescents (Hirtenlehner et al., 2021 ; Pauwels et al., 2018), incluant ou non la composante affective de la moralité, et généralement l’échelle de Grasmick pour le contrôle de soi. Nos résultats convergent également vers ceux trouvés au sein d’une étude originale utilisant un protocole de recherche randomisé, testant directement l’exposition criminogène au départ d’un scénario (avec plusieurs variantes) (Pauwels, 2018c).

Nos résultats suivants concernent plus précisément les variables de moralité prosociale et de contrôle de soi et montrent que ces facteurs ont un effet sur le comportement délinquant. Ainsi, un adolescent avec une moralité élevée aura moins tendance à passer à l’acte en comparaison d’un adolescent présentant une moralité faible. De même, un adolescent avec un contrôle de soi élevé aura moins tendance à passer à l’acte en comparaison d’un autre possédant un faible contrôle de soi. De plus, les résultats concernant l’interaction entre ces facteurs soutiennent l’hypothèse selon laquelle la moralité prosociale est le facteur prépondérant pour expliquer le comportement délinquant (Barton-Crosby, 2020). En d’autres termes, le contrôle de soi exerce un effet sur le comportement délinquant seulement lorsque l’adolescent présente une moralité prosociale modérée ou faible et perçoit le passage à l’acte comme possibilité d’action. Citons toutefois quelques exceptions (p. ex. : Song et Lee, 2019), où une moralité élevée (évaluée sur son versant cognitif avec 3 items), pour des étudiants asiatiques face à des comportements de tentation d’intimidation en ligne, ne semble pas suffisante pour limiter ces comportements. Il semblerait que la variable de moralité de la TAS, majoritairement testée au sein d’échantillons occidentaux, demanderait d’être attentivement examinée au sein de futures études (voir p. ex. : Kokkalera, Marshall et Marshall, 2020). En outre, le caractère particulier des comportements d’intimidation en ligne, permettant une dissolution de la responsabilité plus importante, et du harcèlement de manière générale, participant au statut social (Mathys et Claes, 2020), nécessiterait une mesure plus spécifique de la moralité ; notamment en y incluant les dimensions cognitive et affective de l’empathie, en plus des émotions anticipées de culpabilité et de honte (Trivedi-Bateman, 2019). Soulignons également que ces effets entre moralité et contrôle de soi seraient intéressants à examiner au sein d’échantillons d’adolescents judiciarisés, particulièrement vulnérables en ce qui a trait à ces variables (Menting, Van Lier, Koot, Pardini et Loeber, 2016 ; Van Vugt et al., 2011).

Enfin, nos derniers résultats examinent les relations avec les parents et l’école, ainsi que l’exposition socioécologique (causes indirectes) sur différents concepts liés à la TAS. Premièrement, nous relevons que ces trois variables sont négativement liées à la moralité prosociale et au contrôle de soi. Nos résultats indiquent également que la propension au crime d’un adolescent est dépendante de ces trois facteurs et que de faibles relations avec les parents exerceraient le plus grand effet sur la propension. Le comportement délinquant s’expliquerait également par deux de ces facteurs (exposition socioécologique et faibles relations avec les parents) bien que la propension au crime participerait encore davantage à l’explication du comportement délinquant. Ces résultats concordent avec ceux d’études précédentes sur ces variables (p. ex. : De Buck et Pauwels, 2019 ; Schepers, 2017 ; Wikström, 2011) et confirment l’importance des contextes sociaux pour la compréhension des comportements délinquants. Plus particulièrement, cela démontre la nécessité de recourir à une analyse précise de chacune de ces variables sociales. Concernant la variable des relations familiales, l’intégration des aspects multidimensionnels de la supervision parentale est pertinente pour mieux mesurer la complexité de ce facteur et intégrer l’aspect confiance et partage (grâce aux items sur la divulgation spontanée enfant-parent), au-delà du contrôle exercé. En effet, il est reconnu que la moralité se développe durant l’enfance au sein de la sphère familiale par une série de techniques (observation du comportement des parents, essais et erreurs, et expérimentations de l’enfant, injonctions directes des parents) (Wikström, 2019). Pour intégrer ces différents apprentissages, des relations basées sur l’échange sembleraient plus propices à questionner et réguler la moralité que des relations basées uniquement sur l’interdit et la sanction.

Outre le fait d’apporter la confirmation d’hypothèses théoriques relatives à la TAS, ces résultats permettent de contribuer à la réflexion sur la prévention de comportements délinquants au sein d’un échantillon d’adolescents. Cette étude nous apprend que le passage à l’acte délinquant est le résultat de l’interaction de caractéristiques individuelles (propension au crime) et de caractéristiques environnementales criminogènes (exposition), mais aussi que les causes directes du comportement délinquant sont situationnelles. En accord avec Wikström et Treiber (2017), bien que cette prévention situationnelle soit importante, elle n’en est pas moins insuffisante. Il s’avère également nécessaire de se concentrer sur les causes indirectes sociodéveloppementales (p. ex. : l’amélioration physique de certains quartiers, l’aide à la parentalité, ou encore l’insertion et le soutien scolaire) et de miser sur la prévention sociale. En outre, cette étude montre qu’un environnement criminogène ne produit pas le même effet sur tous les adolescents. Tandis qu’il ne joue quasiment aucun rôle pour les adolescents présentant une moralité élevée, qui semblent se montrer imperméables aux situations rencontrées, il interviendrait davantage pour ceux possédant une moralité plus faible. Ainsi, nos résultats encouragent des actions de prévention individuelles ciblées, visant des adolescents plus vulnérables du point de vue de leurs valeurs morales, avec notamment l’objectif de renforcer leur contrôle de soi, dernier rempart individuel avant le passage à l’acte (Kroneberg et Schulz, 2018). Les interventions basées sur le traitement de l’information sociale et de type résolution de problèmes se centrent sur le cortex préfrontal et les fonctions exécutives, avec l’objectif de développer un contrôle de soi plus important (Vaske, Galyean et Cullen, 2011). À l’instar des effets d’interaction entre moralité et contrôle de soi, nous pouvons anticiper qu’un changement dans le contrôle de soi, en termes d’augmentation, encourageait un développement de la moralité (Barton-Crosby et Hirtenlehner, 2020). Cette hypothèse étant également en adéquation avec le concept de dissonance cognitive en psychologie (Cooper, 2011), où comportement et pensées tendent à s’harmoniser et donc à se modifier.

La TAS en tant que théorie intégrée récente présente une série de limites théoriques et méthodologiques, à laquelle notre étude ne fait pas exception. Premièrement, cette étude s’inscrit dans une démarche transversale. Examiner des variables développementales au moyen de données transversales ne nous permet pas d’approfondir les questions de processus individuel de manière optimale, contrairement à une démarche longitudinale (Svensson, Pauwels, Weerman et Bruinsma, 2017). Pour considérer rigoureusement le modèle socio-développemental, des analyses de trajectoires seraient nécessaires (Wikström et al., sous presse) ou encore des méthodologies qualitatives (rétrospectives ou en suivi longitudinal) permettant de comprendre en profondeur les imbrications entre les environnements sociaux et le développement de la propension individuelle.

Ensuite, les concepts théoriques de moralité et de contrôle de soi ne sont pas mesurés exactement selon le cadre théorique attendu. Ainsi, dans cette étude, le concept de moralité prosociale n’inclut que les valeurs morales et ne tient pas compte des émotions morales. En outre, le concept de contrôle de soi est uniquement mesuré par une échelle dérivée de l’échelle de Grasmick et al. (1993), qui n’inclut pas la mesure des capacités cognitives des individus (Wikström et Treiber, 2007). Les développements récents dans les études sur le contrôle de soi, en dehors de la criminologie (Burt, 2020), questionnent de plus en plus l’utilisation de l’échelle de Grasmick et le concept global adopté dans la théorie moderne du contrôle telle qu’elle est définie par Gottfredson et Hirschi (2019). En effet, étant donné que les diverses dimensions du contrôle de soi ont des fondements neurologiques différents, il est légitime de remettre en question le recours actuel à une mesure globale par questionnaire autorévélé (Pauwels, 2018c).

Troisièmement, bien que nous ayons pu mesurer le niveau d’exposition à des environnements criminogènes cumulés, ceux-ci n’interagissaient pas ensemble au moment de la collecte de données. Dans le cadre de recherches futures, il sera important d’étudier dans quels environnements les adolescents adoptent des comportements délinquants (en présence de qui, à quel moment, et dans quelle activité). Bien que chronophage et complexe à mettre en place, une méthode telle que le space-time budget, développée par Wikström et al. (2012, 2018), qui propose d’enregistrer heure par heure, et ce, pendant plusieurs jours, les activités des adolescents (ce qu’ils font, avec qui ils sont et le contexte de l’activité), s’avère plus que prometteuse pour tester le modèle situationnel de la TAS (p. ex. : Bernasco, Ruiter, Bruinsma, Pauwels et Weerman, 2013). Une autre méthode serait l’utilisation de scenarii (De Buck et Pauwels, 2019 ; Pauwels, 2018c) qui permettrait de mieux contrôler les variables situationnelles (contexte moral, témoins/gardiens, incitants…), mais n’examinerait que l’intention d’agir.

Nous avons également eu recours à une mesure perçue de la délinquance des pairs, qui peut favoriser un biais de confirmation où l’adolescent tend à évaluer le comportement délinquant de ses amis au regard de son propre comportement (Young et al., 2014). Les mesures sociométriques et les analyses de réseaux seraient utiles pour dépasser cet écueil et mesurer objectivement la délinquance des pairs, mais ne sont à ce jour pas appliquées à la TAS. Cependant, nous rejoignons Barton-Crosby et Hirtenlehner (2020), pour qui ce sont les perceptions qui comptent dans l’explication de la TAS. Enfin, il serait intéressant de tester au moyen d’études longitudinales si des changements dans la propension et dans l’exposition mèneraient également à des changements dans le comportement délinquant. Une étude longitudinale a pu être réalisée récemment (Kessler et Reinecke, 2021), vérifiant l’effet de la moralité cognitive et de l’exposition criminogène (au moyen de la perception des adolescents des normes morales de leurs pairs) sur les comportements délinquants de jeunes Allemands de 17 à 26 ans. D’autres études longitudinales seraient nécessaires pour tester l’effet de la variable de propension (l’interaction entre la moralité et le contrôle de soi permettant de limiter les écueils de mesure de ces deux concepts centraux) et de différentes expositions criminogènes.

En conclusion, la TAS se présente comme une théorie intégrée, mais complexe, combinant deux modèles, situationnel et sociodéveloppemental. Aussi, la force de la TAS est d’être une théorie des perceptions de l’individu même, l’amenant à entrevoir des choix et à poser des actions au sein d’environnements dynamiques. Les questions de recherche et hypothèses associées de la TAS requièrent des méthodologies innovantes, à utiliser selon les objectifs poursuivis de l’étude. La présente étude a cherché à explorer conjointement les deux modèles de la TAS afin d’en tester la cohérence théorique au départ d’un échantillon d’adolescents belges, néerlandophones et francophones, et peut confirmer les principaux concepts de la TAS et leurs interrelations.