Le dialogue entre pragmatisme et sociologie n’est pas récent. Il se noue déjà avec l’un des fondateurs de la discipline, Émile Durkheim. On pense en particulier au cours que celui-ci donne à la Sorbonne entre 1913 et 1914. Le sociologue y évoque alors Charles Sanders Peirce, tout en concentrant ses critiques sur William James et John Dewey. Cinglant, il affirme que « [l]a seule question qui ait été traitée tout au long selon la méthode pragmatiste est celle de la religion ». Durkheim a en mire l’approche jamesienne et en particulier l’ouvrage du philosophe de Harvard, The Varieties of Religious Experience (1902). Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912) seront pour une bonne part la réponse que le sociologue publiera à l’encontre de la lecture pragmatiste du phénomène varié de la religion. Cette première escarmouche n’empêchera nullement les sciences sociales de se tourner, par intermittence au cours du XXe siècle, vers les fondateurs du pragmatisme philosophique américain. Au cours des quinze dernières années, la sociologie francophone a ainsi connu un regain d’intérêt pour l’héritage pragmatiste. Cette réception sociologique du pragmatisme s’est concentrée sur les figures de James, de Mead et de Dewey. Par comparaison, le legs « pragmaticiste » de Peirce, plus partiel, souvent trouble et rarement revendiqué, a fait l’objet à ce jour d’une moindre attention. La sociologie pragmatiste actuelle, forte de réinterprétations récentes de cette oeuvre, mais aussi face à la nécessité de rendre compte de phénomènes empiriques au moyen d’un arsenal conceptuel plus ajusté, semble plus prompte à se pencher sur les écrits peirciens pour se saisir de ses concepts. Reconnaissons d’abord avec Thomas Goudge que « toute interprétation de Peirce prête nécessairement à controverse », à plus forte raison sans doute lorsqu’il s’agit d’interprétations extérieures à la philosophie, qu’elles soient anthropologiques ou sociologiques. Les contributions au présent dossier – jusqu’à cette présentation introductive – soulèvent elles-mêmes des interrogations dans l’usage qu’elles proposent de l’épistémologie ou de la sémiotique peirciennes. Elles rejoignent une série de tentatives ayant précédemment visé à convoquer, dans le cadre d’enquêtes sociologiques, cette oeuvre complexe. Si les emprunts des sociologues à la pensée de Peirce peuvent poser question, à la fois quant à la motivation qui les guide et à l’égard de la crédibilité de ces applications, il importe de rappeler que celui qui a souvent été considéré comme le plus grand génie de la philosophie américaine envisageait de son côté l’intérêt sociologique de ses travaux : On dira, en même temps, que la conception que se faisait Peirce de la sociologie, qu’il appelait aussi « pneumatologie », c’est-à-dire une sorte de « science des âmes », était, elle aussi, loin de se révéler claire ! Au cours de la première partie du XXe siècle, l’influence de Peirce sur les sciences sociales a été indirecte et s’est plutôt jouée à un niveau « méta-théorique et pré-suppositionnel ». Nous retiendrons ici trois points. Premièrement, on peut se demander quelle a été l’influence de la pensée de Peirce sur le développement d’une « sociologie interprétative » aux États-Unis, au début du XXe siècle. Norbert Wiley s’interroge ainsi sur les rapports, moins évidents et moins documentés que pour Dewey et Mead, entre Peirce et l’École de Chicago. Wiley reconnaît avec d’autres que la « maxime pragmatiste » de Peirce avait tout pour inspirer le théorème de Thomas : « si des hommes définissent les situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences » ; pourtant, l’auteur ne peut tracer une filiation explicite entre le philosophe et le constructivisme social de Thomas et Znaniecki : Nous reviendrons sur cette idée d’un Peirce …
Présentation. Peirce et les sciences sociales. Une sociologie pragmaticiste ?[Record]
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Mathieu Berger
Professeur de sociologie à l’Université catholique de Louvain et chercheur associé au CEMS (Centre d’études des Mouvements sociaux) de l’EHESS à ParisPhilippe Gonzalez
Maître d’enseignement et de recherche en sociologie à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne, et il dirige le Laboratoire THEMA (Théorie sociale, enquête critique, médiations, action publique) de l’UNILAlain Létourneau
Professeur titulaire au Département de philosophie et d’éthique appliquée, Faculté des lettres et sciences humaines, Université de Sherbrooke