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J’ai toujours eu un immense respect pour la sociologie qui constitue une des disciplines phare des sciences humaines. Depuis plusieurs années, j’ai en effet développé le sentiment que l’humanisme constitue la seule porte de sortie aux multiples problèmes éthiques engendrés par les sciences biomédicales. Or, n’étant pas sociologue et ne nourrissant aucune prétention de le devenir, c’est à partir de ma position de médecin qui pratique depuis près de quarante ans que je parlerai. C’est d’abord à partir de mon expérience auprès des personnes affectées par la maladie que j’exposerai un point de vue, expérience qui s’est concrétisée au sein d’une vaste organisation qu’est notre système de santé, emblématique des systèmes de santé des pays occidentaux. De plus, puisque j’ai mené des recherches au sujet de la souffrance des personnes malades en rapport avec ledit système, c’est aussi à partir de cet angle que je m’autorise à discuter de la compassion.

Actuellement, au Québec, il existe un nombre croissant d’organisations de santé qui offrent à leur personnel des formations sur le thème de la compassion. Ces formations proviennent principalement d’un organisme américain à but non lucratif nommé Planetree[1] implanté dans plusieurs pays situés sur tous les continents. Le but de ces formations est de promouvoir des soins et des services de santé centrés sur la personne qui intègrent l’idée de compassion ; elle en constitue une composante majeure. Ce mouvement répond à une préoccupation croissante de la société selon laquelle les services de santé se seraient progressivement déshumanisés en réponse aux forces du marché et aux multiples contraintes économiques auxquelles ils sont soumis[2]. Ce courant, qui concerne actuellement les services de santé, pourrait également s’étendre à d’autres milieux. Par exemple, on pense au milieu de l’éducation ou aux organismes destinés aux services aux personnes en situation de défavorisation. On se demande si, dans notre société, la compassion est en bonne santé. Est-elle plus développée, connaît-elle actuellement une stagnation ou même un recul ? Pour explorer adéquatement comment se porte la compassion, il nous faut d’abord s’entendre sur ce que signifie le terme compassion, ce qui constitue la première partie de cet article. Par la suite, à partir de la recherche « Cancer, souffrance et services de santé[3] », nous nous attarderons à l’exemple du système de santé québécois afin d’y voir comment la compassion y est actuellement vécue par ceux qui y travaillent, ce qui va nous permettre d’approfondir l’idée centrale que nous souhaitons mettre de l’avant, celle de l’usure de la compassion. Enfin, nous réfléchirons à l’avenir éventuel de la compassion dans nos sociétés postmodernes.

Construire la notion de compassion

À partir de mon expérience de médecin, je me suis demandé ce qu’est la compassion ? Plus précisément, j’ai cherché à démêler les savoirs sur la compassion en tant que phénomène individuel, voire biologique ou phénomène social.

Tout d’abord, je retiens comme définition celle qui nous vient de ce que ce mot signifie en latin cum pati et se traduisant par « souffrir avec ». On ne peut alors que penser aux deux axes de l’existence humaine définis par Ricoeur qui, s’appuyant sur une longue tradition philosophique, estime que la vie humaine oscille entre l’Agir et le Pâtir[4]. Pour Ricoeur, « seuls des agissants peuvent être aussi des souffrants[5] ». Ainsi, c’est parce que l’Homme peut mettre en oeuvre une action et la maintenir dans le temps qu’il peut être contraint par la souffrance à ne plus agir, c’est-à-dire à pâtir.

Le point de vue que nous privilégions est qu’il existe un phénomène antérieur à la compassion et qu’il doit impérativement précéder l’acte de compatir : la souffrance doit exister si on veut que la compassion existe. Ainsi, quand Platon parle du ciel, qu’il nomme le séjour des hommes pieux[6], il décrit un lieu où la souffrance n’existe pas, ou n’existe plus, formule reprise ultérieurement dans les traditions chrétiennes et musulmanes. Or, dans ce lieu sans souffrance, la compassion n’existe pas parce qu’elle n’est plus nécessaire. Ainsi, la souffrance constituerait une condition antérieure et nécessaire à la compassion.

Les conditions d’apparition de la compassion

À partir du moment où la souffrance existe, la compassion peut surgir. Selon les travaux de Strauss et al., elle n’adviendra, sur le plan individuel, que si trois conditions successives sont respectées[7] : il faut premièrement que l’être appelé à compatir ait la capacité de percevoir ce qui arrive à l’Autre. Cette capacité de percevoir relève de plusieurs facteurs certes, mais il faut au premier chef en avoir le désir. Or, cette disponibilité à l’existence de l’Autre n’est pas toujours présente dans nos sociétés. Nombreux sont ceux qui mènent leur vie en se préoccupant au minimum de ce que les autres vivent et aussi nombreuses sont les personnes qui souffrent sans que personne ne fasse attention à ce qui se passe pour elles. Cette insensibilité peut-elle prévaloir dans le monde de la santé ? Nous verrons plus loin que nos recherches vont dans ce sens. Les milieux hospitaliers, comme les autres secteurs de la société, se sont massivement informatisés au cours des dernières décennies. Ce phénomène a pris une telle ampleur qu’une panne informatique paralyse maintenant le fonctionnement d’un bloc opératoire ou d’une clinique spécialisée. Dès lors, on peut légitimement se demander si l’informatisation systématique de nos sociétés a eu un impact sur les rapports humains. Est-ce que la multitude des informations qui nous atteignent à présent a eu l’effet d’affaiblir la capacité de l’Homme contemporain de percevoir autrui, ce qui constituerait un paradoxe additionnel de notre civilisation contemporaine ? Pour compatir donc, il est nécessaire de recevoir l’Autre et d’être en mesure de percevoir sa souffrance.

La seconde condition à la genèse de la compassion est du domaine affectif : l’individu compatissant, quand il est témoin de la souffrance, doit être « affecté » par ce qu’il a perçu chez l’Autre à un point tel qu’il en éprouvera lui-même un sentiment perturbateur et par là désagréable. L’entrée de la compassion dans le domaine affectif ne doit toutefois pas nous inciter à dévaloriser cette manifestation de notre humaine nature. L’affectivité appartient à l’humain autant, sinon davantage, que la rationalité[8]. Cependant, ressentir une émotion en partageant le sort de l’Autre pourrait aller à contresens de l’anesthésie généralisée de nos sociétés qui, si on en croit le philosophe André Roy, sont de plus en plus à la recherche de moyens pour ne pas sentir, pour ne pas ressentir[9]. Si vous êtes insensibilisés, vous ne pourrez pas être affectés par les malheurs d’autrui qui ne demeureront, tout au plus, que de fugaces manifestations de la vie en société.

Cependant, ces deux états constitutifs de la compassion, que sont la perception et la réponse affective, sont insuffisants sans le troisième état qui est plutôt de l’ordre du comportement ou de la réaction. La perception de l’infortune d’autrui qui vous affecte doit se traduire par un engagement auprès de l’Autre dans une recherche d’une solution capable d’atténuer le sentiment de souffrance. Cet « agir de soi » qui répond au « pâtir de l’Autre » donne donc à la souffrance son caractère subversif dont nous reparlerons[10].

Or, ces trois conditions réunies et qui entraîneraient de la compassion ont aussi chez l’individu compatissant des effets qu’il est intéressant de noter. La réaction de l’individu à la souffrance d’autrui provoque chez lui des changements biologiques mesurables témoignant de l’aspect fondamental de cette réalité puisqu’elle s’inscrit profondément dans la physiologie du corps humain. En effet, selon certaines études, on sait maintenant que la compassion affecterait le système nerveux autonome dont la fonction est de réguler le milieu interne notamment par son action sur les systèmes cardiaque et respiratoire[11]. Des chercheurs ont démontré que le rythme cardiaque de l’humain compatissant s’abaisse et son rythme respiratoire est modifié, de sorte que des comportements propres à la compassion que sont d’approcher autrui et de lui venir en aide sont rendus possibles[12].

Ces changements biologiques nous amènent à considérer que la compassion fait partie intégrante de l’évolution de l’espèce humaine. Même si les travaux de Darwin datent, on peut encore penser comme lui que

Quelle que soit la complexité des causes qui ont engendré ce sentiment [de compassion], comme il est d’une utilité absolue à tous les animaux qui s’aident et se défendent mutuellement, la sélection naturelle a dû le développer beaucoup ; en effet, les communautés [associations dans la traduction française consultée] contenant le plus grand nombre de membres éprouvant de la compassion [sympathie dans la traduction française consultée], ont dû [mieux] réussir et élever un plus grand nombre de descendants[13].

Il est donc plausible de penser que les sociétés qui ont tenu ensemble et qui ont prospéré furent celles où la compassion a existé et s’est développée, alors que les sociétés qui ont périclité et qui ont disparu ont pu être, à l’inverse, celles où le « chacun pour soi » aurait dominé. Dans une convaincante explication, Darwin soutient que la compassion est liée à la nature même de l’être humain qui naît, plus que toute autre espèce animale, immature et parfaitement incapable de subvenir à ses besoins primaires de survie. Toujours selon Darwin, la biologie et l’évolution des espèces ont rendu nécessaire la fonction d’assistance, les parents devant protéger et nourrir leur progéniture pour que celle-ci parvienne à l’âge adulte et prenne leur place dans le cycle permanent de la vie. Il est impossible, en considérant cette primitive réalité, de ne pas penser à son extension dans notre monde moderne : les personnes malades, diminuées par l’âge ou par le handicap, pourraient-elles remplacer au sein de l’écologie humaine les nourrissons de la préhistoire ? Les personnes âgées comme celles qui vivent avec un handicap sont, comme les nourrissons, dépendantes des autres pour survivre. L’une des formes les plus manifestes de cette dépendance à autrui s’actualise au sein même du système de santé. Ainsi, on peut se demander s’il existe un lien entre les difficultés actuelles de nos systèmes de santé et ce que nous pourrions appeler une crise générale de la compassion dans nos sociétés.

Les difficultés actuelles du système de santé, manifestation d’une crise de la compassion ?

Récemment, j’ai eu une discussion avec un travailleur de la Société des Alcools du Québec au moment où lui et ses collègues mettaient en oeuvre des moyens de pression pour accélérer la signature d’une entente avec l’employeur. M’informant des motifs de ce mouvement social, il m’a expliqué que l’essentiel des demandes syndicales portait sur les conditions de travail bien plus que sur les seules conditions salariales. Par exemple, me disait-il, un travailleur peut attendre dix ans avant d’obtenir une permanence, et ce, sans être assuré de ne pas être obligé de travailler les fins de semaine. Ainsi, il m’a expliqué que ce droit de ne pas travailler les fins de semaine constitue une condition de base essentielle à la conciliation travail-famille, conciliation étant elle-même un élément constitutif du bonheur auquel tous aspirent. Je lui répondis à la blague qu’il aurait dû penser à devenir infirmière. Il s’est esclaffé en me disant que personne ne veut plus faire ce métier au Québec. Puis, il m’a donné l’exemple d’une de ses amies qui venait justement d’abandonner sa formation d’infirmière à mi-chemin lorsqu’elle a compris quel genre de vie difficile elle aurait si elle persistait dans cette voie. Cette réponse, venant du fond du coeur, m’a consterné. Je me suis alors fait la réflexion que notre civilisation pourrait se diriger droit dans le mur si une fonction essentielle comme celle des infirmières disparaît, faute de recrues.

Or, ce phénomène semble loin d’être anodin. L’examen des statistiques de L’Ordre des Infirmières et Infirmiers du Québec indique que, au fil des années, leur nombre a tendance à diminuer par rapport à la population générale[14]. Cette diminution doit se comprendre dans le contexte du vieillissement de la population et de ses conséquences au niveau de l’évolution des besoins d’assistance. À titre d’exemple[15], en seulement 30 ans, entre 1987 et 2017, le nombre de personnes âgées de plus de 75 ans est passé au Québec de 257 000 à 691 000 personnes, soit une augmentation de 269 % ! Pour combler les besoins d’assistance de ces personnes, le nombre d’infirmières devrait théoriquement suivre la même courbe. Or, des rapports font état de la fermeture de plusieurs programmes de formation des infirmières dans la foulée de la pénurie d’inscription à ces formations professionnelles, et ce, à travers tout le Québec[16]. Également, il est surprenant de constater que plusieurs infirmières sont promptes à quitter le navire dès qu’elles en ont la possibilité : à titre d’exemple, plusieurs de mes collègues infirmières sont parties à la retraite avant soixante ans, au moment où elles sont les plus compétentes et les plus expérimentées. Le phénomène de la désertion de la profession infirmière est donc une réalité qui a le potentiel de menacer le bien-être futur de générations de citoyens.

Bien sûr, on argumentera que ce phénomène ne touche que les infirmières qui seraient soumises, selon certaines croyances, à des conditions de travail inhumaines et dégradantes[17]. Mais, quand on y regarde de plus près, on peut légitimement se demander si le réflexe de désertion des infirmières n’engage qu’elles ou si leur comportement est représentatif de ce qui se passe dans la société tout entière.

Un système de santé abandonnant sa raison d’être ?

Dès 1982, Eric Cassell soutenait qu’en Occident, nos systèmes de santé, alors que leur mission première est essentiellement de soulager la souffrance, ne le font plus et que même, dans plusieurs cas, ils causent la souffrance[18]. Cassell écrivait par exemple que les meilleurs médecins dans les meilleurs hôpitaux peuvent provoquer la souffrance chez les personnes dont ils prennent soin en ne s’occupant pas de la globalité de la personne et en ne s’attardant qu’aux processus biologiques perturbés. De nombreux travaux, dont les nôtres et ceux d’une équipe scandinave[19], ont démontré que, dans le cas de maladies graves pouvant entraîner la mort, le recours aux services de santé produirait au moins autant de souffrance que la maladie elle-même. Paradoxalement, alors que les professionnels de la santé ne veulent pas délibérément faire souffrir leurs patients, dans certaines circonstances, ils finissent plus ou moins inconsciemment par augmenter la souffrance de ceux dont ils prennent soin par leur attitude ou par leurs décisions. L’exemple de l’annonce d’un diagnostic fatal, qui est sans contredit une source immense de souffrance, est illustratif de ce genre de situation. Lors d’une de nos recherches (2006) un des participants raconte la façon dont on lui a annoncé qu’il souffrait d’un cancer terminal :

À dix heures et demie du soir, il y a un médecin qui est venu me voir. Il est au ras de ma civière. Il a mis son pad sur le dessus, sur le bord du lit, et il dit : « Monsieur T, j’ai vu les résultats de tous les examens que vous avez passés et c’est fini ! Vous avez un cancer au rectum, gros comme ça, le rein est attaqué, le foie est attaqué et le poumon est attaqué… » Il dit : « C’est fini ! » Il est comme ça au-dessus de moi, il dit : « C’est fini  ! » Il a attrapé ma femme dans le corridor. Elle ne savait rien de ça. Il l’accroche et encore là, il dit : « C’est fini, Madame. » Elle a quasiment tombé sans connaissance[20].

Ce témoignage, s’il est accablant, n’est malheureusement pas rare. Dans nos travaux, de nombreuses personnes, de milieux différents et ayant reçu leurs soins dans diverses structures, ont raconté des histoires comparables. Dans un cas comme celui évoqué, on remarque l’attitude du médecin qui domine le malade gisant sur sa civière à l’urgence. On peut faire l’hypothèse que le médecin se livre à cette sorte de logorrhée pour mettre à distance sa propre détresse d’avoir découvert un mal qu’il sait ne pas pouvoir guérir. Quoiqu’il en soit, on peut vraisemblablement lire l’attitude du médecin comme étant celle de domination et non d’accompagnement ou encore moins de compassion. Une telle attitude, de l’avis des sujets interrogés, a causé, en tant que tel, la souffrance des personnes malades. Que cela arrive fréquemment ou non dans le système de santé québécois, il faut se demander comment on en est arrivé là.

Une étude publiée en 2008[21] nous aide à comprendre l’émoussement de la compassion des médecins en général et de leurs collègues non médecins oeuvrant dans le système de santé. Dans cette étude réalisée auprès de sujets recrutés dans une université, des chercheurs en psychologie ont démontré que l’élévation du pouvoir social s’accompagne d’une diminution des réponses émotionnelles à la souffrance d’une autre personne et d’une diminution de la compassion à l’égard de cette personne. Comme on l’a évoqué plus haut, on a remarqué que la diminution de la compassion se traduirait par l’absence de réaction du système nerveux autonome objectivée. Dans cette étude, les perturbations de l’électrocardiogramme observées chez les sujets compatissants n’ont pas été reproduites chez ceux qui ne manifestaient pas de compassion. On peut se demander si l’émoussement de la compassion des médecins ne pourrait pas être le résultat de leur condition objective de travail très éloignées de ceux auxquels ils s’adressent. Cet écart amènerait-il une insensibilisation à la condition de l’Autre, le patient ? Ce phénomène illustrerait ce dont Joan Tronto parle quand elle affirme que les professions de soins, là où s’exerce la compassion, sont massivement occupées par des personnes qui se trouvent à l’autre extrémité de l’échelle sociale[22]. Tronto précise que « les membres les plus riches de la société utilisent fréquemment leur position de supériorité pour transférer à d’autres la charge du travail du soin[23] ». C’est comme si le « devoir de compassion », si devoir il y a, était progressivement délaissé par les plus favorisés et laissé à ceux qui occupent une position inférieure.

Cameron et Payne ont appelé « collapsus de la compassion[24] », la relative absence de compassion des soignants contemporains. Or, ce déficit de compassion causerait chez les personnes malades une souffrance accrue comme en témoigne une participante à nos recherches (2006) : « C’est ça les services de santé, je trouve que c’est pas extraordinaire parce qu’on souffre énormément, on souffre plus que de la maladie sur nous autres avec les cochonneries qu’ils nous donnent. » Cette participante conclut son témoignage par cette phrase lapidaire : « Moi, je trouve qu’aujourd’hui la médecine est bonne à rien »[25]. Ce commentaire qui juge sévèrement toute une profession représente un désaveu profond d’une patiente aux prises avec une maladie grave et illustre ce qu’avait anticipé Cassell il y a plus de 35 ans, à savoir que nous assistons à une sorte de désagrégation des fonctions premières de la médecine dans laquelle la compassion occupe le premier rang. Dans le témoignage cité plus haut, on voit bien que cette femme qui évoque l’inutilité de la médecine l’associe précisément à la perte de la compassion chez ceux qui devraient l’exercer dans un univers technicisé à outrance et qui fonctionne davantage comme une chaîne de montage hypersophistiquée que comme un lieu où la souffrance est reconnue et prise en compte. C’est pourquoi la médecine, ou les systèmes de soins en général, ne semblent plus avoir pour fonction d’accompagner l’humain au cours de sa vie. La médecine, au coeur d’une logique « industrielle », est maintenant condamnée au devoir de guérir, c’est-à-dire de redonner à l’humain malade la santé afin que celui-ci regagne au plus vite sa capacité de consommer et de faire « tourner l’économie ». Or, historiquement, la médecine avait un rôle d’accueil des plus vulnérables et de protection, du moins dans son extension hospitalière[26].

Cela dit, il est intéressant de noter que plusieurs auteurs ont mis en relation le besoin d’être soigné et la décision de soigner les autres[27]. Dès l’Antiquité, un certain mimétisme paraissait nécessaire à Platon lorsqu’il affirmait que

Les plus habiles médecins seraient ceux qui, commençant dès l’enfance à apprendre leur art, auraient traité le plus grand nombre de corps et les plus malsains, et qui, n’étant pas eux-mêmes d’une complexion saine, auraient souffert de toutes les maladies[28].

Il faisait écho au mythe d’Esculape, élevé et formé par Chiron le centaure, qui possédait le pouvoir de soigner parce qu’il avait lui-même été blessé par une flèche empoisonnée, blessure qui le faisait horriblement souffrir[29]. Chaque geste qu’un soignant opère trouverait donc son origine dans la motivation secrète de soigner sa propre blessure plus ou moins enfouie dans l’inconscient en même temps que ce soignant aide autrui. La compassion pourrait donc n’être jamais tout à fait gratuite puisqu’elle s’actualiserait en réalité dans une certaine mutualité. Si l’acte de soigner est motivé, en partie du moins, par le besoin d’être soigné, il ne devrait jamais occasionner une fatigue, une usure telle qu’on la constate actuellement. Or, dans un tel contexte, comment comprendre l’usure de la compassion ?

L’usure ou la compassion devenue impossible

L’expression « usure de la compassion » serait apparue en 1992 dans une revue destinée aux infirmières américaines dans la section dite : croissance professionnelle[30]. L’auteure, C Joinson, y cite une spécialiste du counseling de crise qui assimile l’« usure de la compassion » à une forme d’épuisement professionnel affectant les personnes oeuvrant dans les métiers destinés à prendre soin des autres. L’« usure de la compassion » se définirait de façon générale justement comme une incapacité progressive à prendre soin. Elle affecterait, par exemple, les infirmières qui, en raison de cette usure de la compassion, seraient fatiguées, déprimées, inefficaces, apathiques et détachées de leurs malades. Ces caractéristiques pourraient même donner lieu à des sentiments de colère face aux situations qu’elles rencontrent[31]. Dans la recherche que nous avons menée au début des années 2000 auprès de soignants confrontés à la souffrance, laquelle recherche avait principalement pour but d’identifier les obstacles au soulagement, nous avons pu constater que les soignants, en particulier les infirmières et les travailleuses sociales (mais pas seulement elles), avaient dû adopter une posture qu’elles qualifièrent elles-mêmes de « blindage pour ne pas couler » face aux multiples souffrances auxquelles elles étaient confrontées. Les termes qu’elles utilisent nous font justement penser à la définition de l’« usure de la compassion » proposée par Joinson. Par exemple, l’une d’entre elles dit :

Je pense que tous les intervenants ont à se blinder. Se blinder de la souffrance. Je ne veux pas dire d’être insensibles, mais plus de reconnaître que la souffrance du malade n’est pas la mienne nécessairement… J’ai l’impression que certains se blindent en se disant que c’est correct comme ça, il a tous les soins, il a tout ce qu’il faut, il n’est pas supposé avoir mal, ou il n’est pas supposé ne pas fonctionner ou ça ne se peut pas pour éventuellement blâmer quelqu’un ou quelque chose parce que ça ne va pas comme on veut. Dans notre unité, je pense qu’il y a beaucoup de blindage pour ne pas trop voir[32].

Une réponse à la souffrance de l’autre : se blinder ?

Dans ce témoignage, la soignante, comme d’autres l’ont aussi affirmé, peut être tellement submergée par cette souffrance quotidienne qu’elle doit apprendre à se blinder, c’est-à-dire se persuader que la souffrance n’existe pas (« il a tout ce qu’il faut, c’est correct comme ça, il n’est pas supposé avoir mal ») ou qu’il vaut mieux « blâmer les autres » pour ne pas la voir. Même si le témoignage précise que se « blinder » n’est pas s’insensibiliser, force est d’admettre que le résultat final ressemble à un état où l’on se forge une carapace afin de ne pas être atteint par la souffrance non soulagée. On ne peut que constater que ce phénomène (se blinder) contrevient à la première condition d’apparition de la compassion, à savoir la capacité de percevoir ce qui arrive à l’autre. Par son incapacité à percevoir, et ce que l’on retrouve dans l’action de « se blinder », le soignant devient donc incapable de compassion. Autre exemple de blindage : un chirurgien raconte qu’il se concentre sur les dimensions techniques de son art de soigner, ce qui est une autre façon de ne pas reconnaître la souffrance qui n’est pas strictement biologique :

On essaye à ce moment-là – c’est peut-être une façon de se blinder, si vous voulez, contre la situation psychologique – on essaye d’être au moins utile dans la composante plus technique de notre métier. Je me dis que je suis chirurgien et que c’est sûr que l’essence de notre activité auprès des malades, c’est de faire quelque chose[33].

Comme ses collègues infirmières, le chirurgien admet qu’il se blinde précisément contre la souffrance psychologique pour laquelle il n’a pas d’armes, pour emprunter le langage guerrier omniprésent dans notre système de santé. Face à la souffrance psychologique, ce médecin réagit en réduisant son activité professionnelle à sa seule composante technique, ce qui le met à l’abri des manifestations émotives de ce que vivent ses malades. Plus encore, il réduit l’essence de son métier à « faire quelque chose », de sorte que la dimension d’accompagnement où apparaît le « souffrir-avec » s’en trouve évacuée. Remémorons-nous les propos de ce patient dont il était question plus haut à qui un chirurgien a appris, sans aucune humanité, au milieu du capharnaüm de l’urgence qu’il allait mourir : il est plus que probable que ce patient a reçu des soins scientifiquement et techniquement adéquats, mais tels que décrits par le patient, les soins reçus ont été inadéquats sur le plan humain. On peut dire, sans grands risques de se tromper, que de telles situations reflètent l’envers de la compassion.

Aussi, l’intervenante qui introduisait la notion de blindage continue en ces termes :

Je crois que le milieu est rendu très dur. Je ne dis pas que tout le monde est dur. Mais le monde malheureusement dans les hôpitaux, on a été très éprouvé : les infirmières qui avaient la passion, il y en a beaucoup qui l’ont encore, mais avec les frustrations qu’on vit, on dirait que ça diminue… Quand tu restes infirmière et que tu te laisses caler, de voir toutes ces frustrations, tu finis par te laisser enrober dans tes frustrations. Et la passion, tu n’en as plus malheureusement ! Et la souffrance, tu ne la vois plus parce que tu ne veux plus la voir ! T’es tellement écoeuré de voir toute cette souffrance-là, que dans le fond il n’y a personne qui écoute, que tu te dis : « Ben, je suis peut-être mieux de faire ma job et de m’en aller chez nous après, puis d’oublier que j’ai vu de la souffrance ! »[34].

Ici, l’élément qui paraît le plus important dans ce témoignage est ce que l’infirmière nomme la perte de la passion du métier. On remarque là l’anesthésie des fonctions de compassion, c’est-à-dire que le sujet initialement compatissant ne réagit plus à la souffrance d’autrui par l’adoption d’une attitude de souffrir avec. Cette deuxième composante de la compassion, c’est-à-dire la réponse affective à la souffrance d’autrui, est mise à mal par la perte de la passion initiale d’exercer ce métier d’assistance. Ces travailleuses de la santé vivent en conséquence un vide intérieur qui touche aux motivations profondes qui ont concouru au choix de leur profession. Or, ici, il semble que ce phénomène est enclenché et nourri par le cumul des frustrations vécues au fil des multiples coupes et réorganisations auxquelles le milieu de la santé a été soumis. Chaque réorganisation, si elle n’est pas comprise dans une logique de soins et surtout, si elle n’est pas assumée, introduit une distorsion qui aliène les soignants. La logique des multiples réorganisations en profondeur de notre système de santé n’a, de toute évidence, jamais pris en compte les conséquences humaines des modifications proposées. C’est pourquoi on assiste à la crise de la compassion dans nos environnements de santé.

L’usure de la compassion, un trouble de stress post-traumatique ?

Certains auront tendance à penser que les frustrations dont il est question ici sont mineures. Elles sont beaucoup plus importantes qu’elles n’y paraissent à première vue. On a même récemment assimilé l’usure de la compassion au trouble de stress post-traumatique (TSPT) qu’on avait d’abord défini en rapport avec des personnes ayant été témoins de violences extrêmes[35]. En effet, on définit le TSPT comme étant un trouble réactionnel qui apparaît à la suite de l’exposition d’une personne à un événement traumatique. Selon Sorenson et al., un événement est dit « traumatique » lorsqu’un sujet est confronté à la mort, à la peur de mourir ou lorsque son intégrité physique ou celle d’une autre personne a pu être menacée. L’événement traumatique à l’origine du TSPT doit en outre provoquer une peur intense chez l’individu affecté doublé d’un sentiment d’impuissance ou d’un sentiment d’horreur[36]. Les recherches sur les systèmes de santé tendent à démontrer que le travail en milieu de soins confronte constamment, ceux qui s’y engagent, à la mort et à la grande souffrance que celle-ci entraîne, d’abord chez la personne qui en est la victime, mais aussi chez ceux qui en sont les témoins[37]. Or, les professionnels de la santé ne sont pas avertis ni formés dans cette perspective : durant leur formation, on leur fait croire que leur activité guérira les gens, qu’elle leur redonnera la santé, alors qu’en fait, une partie importante des personnes soignées ne guérira que partiellement ou ne guérira pas et que parmi elles, plusieurs vont mourir lors d’un de leurs nombreux passages à l’hôpital, lesquels se multiplient chez les personnes vivant avec une maladie chronique incurable. Les soignants sont mal préparés à cette difficile tâche. De plus, les mesures de gestion mises en place au Québec depuis une trentaine d’années sont inefficaces et tendent de plus en plus à ignorer les dimensions humaines des tragédies que la maladie induit. Dans un tel contexte, les soignants accumulent des frustrations qui finissent par les insensibiliser à la souffrance d’autrui. Un exemple permet d’illustrer comment les mesures de gestion à l’oeuvre dans notre système de santé accroissent la détresse des soignants : le vieillissement de la population a créé une tension sur les ressources publiques hébergeant des personnes très âgées (les CHSLD). Le succès du développement des programmes de soins à domicile a eu comme conséquence que les personnes admises dans ces institutions sont de plus en plus malades, y résident de moins en moins longtemps et y meurent de plus en plus[38]. Or, le nombre, la formation et l’encadrement du personnel n’ont pas suivi cette mutation profonde des CHSLD. Le résultat est que de plus en plus de travailleurs de ces organisations se trouvent face à une surcharge émotive qui, dans certains cas, pourrait se traduire par une augmentation de l’absentéisme. Dans nos recherches antérieures[39], alors que cela n’était pas le thème central de nos questionnements, nous avons appris que de nombreux soignants vivent une souffrance intense qui incite plusieurs d’entre eux à quitter ce milieu et qui décourage les éventuelles recrues d’y entrer. Il y a peut-être là une explication du phénomène de désertion des infirmières évoqué plus haut et qui risque de contaminer, à plus ou moins long terme, toutes les professions d’assistance. Par exemple, au Québec, on parle déjà de pénurie de préposés aux bénéficiaires[40].

Cette association entre le TSPT et l’usure de la compassion a de quoi faire réfléchir puisqu’elle sous-tend que le travail de compassion comporte des enjeux importants puisqu’il expose celui qui s’y consacre à être témoin de violences pouvant, dans certains cas, atteindre une grande intensité, de sorte que leur souvenir risque de perturber de façon profonde le psychisme de l’aidant. Or, nous avons discuté du fait que la violence était constitutive de la souffrance[41]. Nous pourrions donc assister à l’émergence d’une violence importante dans nos milieux de soins, violence occultée certes mais néanmoins agissant en profondeur ; par exemple, la façon dont le cancer a été annoncé à l’homme dont il est question plus haut. Or, rien ne nous empêche de penser que cette violence larvée pourrait s’immiscer aussi dans les rapports des soignants entre eux.

Et cet élément de violence se conjugue avec un isolement toujours plus grand du souffrant, qu’il soit soigné ou soignant. Puisque la souffrance est perçue comme une réalité à combattre sur tous les plans, celui qui est lui-même souffrant n’a d’autre choix que de se cacher afin de ne pas perturber la tranquillité des autres, à commencer par les personnes qui lui sont les plus proches. On négocie la présence de l’Autre en quelque sorte à partir du constat que nos solidarités ne pourront plus se créer que dans un espace dépourvu de souffrance.

La disqualification de la compassion est-elle inévitable ?

Ce courant selon lequel le souffrant est de plus en plus isolé n’est pas limité au monde de la santé. Certaines conditions sociales disqualifient la compassion. D’abord, nous pensons à une des conséquences naturelles de l’isolement : tels les lépreux des scènes bibliques, les personnes souffrantes sont tacitement invitées à se fréquenter et à ne pas dépasser le cadre que la société leur fixe. Par exemple, les personnes itinérantes et celles vivant avec de graves problèmes de santé mentale sont contraintes, par l’enchevêtrement de multiples facteurs (l’absence de logements adaptés, les problématiques reliées à la maladie, l’accessibilité aux ressources spécialisées, etc.), à vivre dans les centres-villes quand elles ne sont pas forcées de vivre carrément dans la rue. Dans ce cas, on peut affirmer que l’exclusion est contraire à la fonction de compassion dans nos sociétés.

Or, si la perception de la souffrance est actuellement altérée, comment la capacité de souffrir-avec pourra-t-elle advenir alors qu’elle constitue probablement le coeur de l’acte de compatir.

La capacité de souffrir avec constitue certes un mystère. On ne comprend pas facilement que des êtres s’exposent à la souffrance d’autrui puis en ressortent eux-mêmes affectés, souffrant à leur tour de ce qui arrive à l’autre. Cependant, comme nous l’indiquions plus haut, les travaux des biologistes du XIXe siècle développent l’idée que cette possibilité de souffrir avec est constitutive de la reproduction et de la survie de l’espèce. La compassion deviendrait donc une condition à la conservation du genre humain rangeant l’individualisme généralisé de notre civilisation au rang d’une force négative ayant le pouvoir de menacer notre survie collective. C’est pourquoi nous avons tendance à penser que la compassion serait donc non pas un phénomène individuel, mais un phénomène social ou communautaire : je souffre avec parce que souffrir avec est indispensable au maintien des liens qui nous unissent et qui garantissent notre survie. Ce souffrir avec serait bidirectionnel : tantôt, c’est moi qui souffre avec l’autre, tantôt, c’est l’inverse ; tantôt, je donne, tantôt je reçois. De cet échange naît la possibilité d’un avenir commun.

Si on reprend les propos de Strauss et al.[42] cités plus haut, la perception de la souffrance d’autrui et sa capacité de souffrir avec doivent être suivies d’une action en faveur du souffrant afin que le cycle de la compassion soit complet. L’épicentre du problème de la compassion dans nos sociétés pourrait se trouver justement dans cette ultime étape de l’action envers l’autre. Cette action en faveur du souffrant, que certains ont qualifié d’engagement, ne peut être qu’individuelle, même si l’addition des actions individuelles peut opérer de grands changements. Or, nous assistons depuis quelques décennies (à la faveur des grands mouvements de libéralisation du commerce et des flux financiers nommés mondialisation, doublés de l’informatisation des connaissances accentuant l’impression que nous accédons désormais au monde en quelques clics sur son téléphone) à l’émergence d’un sentiment collectif voulant que l’individu ne soit plus rien, que ce qu’il pense et que ce qu’il fait n’a plus aucune importance. Cette perception du monde s’inspirant de courants nihilistes singulièrement représentés par des auteurs tels Harari[43] finit par justifier l’immobilité et le statu quo puisque nous ne serions gouvernés que par le hasard et l’absurdité. Ce rapetissement de l’être humain à l’échelle de l’atome et des réactions biochimiques conduirait inévitablement à la disparition de la compassion puisque plus rien n’a de sens. Qu’on fasse quelque chose devant un humain souffrant ou qu’on passe son chemin dans l’indifférence n’aurait aucune conséquence puisque l’homme n’est plus responsable de rien et encore moins de son semblable. Nous aurions vraisemblablement, toujours selon Harari, atteint un âge où l’action politique aurait perdu son sens. Une partie de l’humanité en est peut-être parvenue à croire que rien ne changera plus jamais alors que tout semble changer à une vitesse fulgurante.

Comme phénomène ancillaire, on remarque que l’information de la société numérique a probablement l’effet inverse à celui attendu dans le sens où il conduit à une insensibilisation des personnes et nous éloigne des fondements de la compassion. Par exemple, le premier enfant africain que l’on voit mourir de faim à la télévision bouleverse et incite à donner de l’argent aux organismes caritatifs. Le dix millionième ne fait plus aucun effet, illustrant l’effet délétère de cette surcharge d’informations tout azimut.

La compassion a-t-elle un avenir ?

Devant ces constats, on peut se demander si la compassion possède un avenir dans nos sociétés. Pour ce faire, il nous faut reconsidérer la constitution du couple compassion-souffrance. Nous adoptons la posture qui veut que la compassion n’existe qu’en présence de la souffrance et plus encore que la souffrance est la condition d’existence de la compassion. Cela nous amène à réfléchir à la valeur subversive de la souffrance, dans le sens de Foessel qui affirme que « la tristesse constitue une puissance de contestation de l’ordre établi[44] ». Pour Foessel, la souffrance est moteur de changement ; et en même temps, ce n’est pas parce que la souffrance a ce potentiel que je veux souffrir. Ainsi, personne ne souhaite la souffrance et en même temps, personne n’a le pouvoir de l’éviter. Puisque la souffrance est inévitable, il faut se demander quelle est sa fonction. L’éthique chrétienne plaçait la souffrance, qu’elle soit celle de l’individu ou celle du rédempteur, comme la condition d’accès au paradis. Cette position, qui ne trouve plus maintenant beaucoup de défenseurs, nous laisse pantois face à l’épineux problème de l’existence et de l’inévitabilité de la souffrance. Cependant, quand on examine les conséquences de la souffrance[45], on est obligé de constater qu’il existe plusieurs exemples où elle a été le moteur du changement, de la recherche de solutions et de l’émancipation de l’humanité vers un mieux-être. Par exemple, on peut se demander ce qui serait arrivé si l’Homme préhistorique n’avait jamais souffert du fardeau du transport à bras le corps de toutes les charges de la vie quotidienne. Aurait-il inventé la roue ou le levier ? On peut en douter. S’il n’avait jamais eu faim, se serait-il donné les moyens d’assurer sa subsistance par de nouvelles inventions dans le domaine agroalimentaire ? S’il n’avait pas craint l’envahisseur, aurait-il mis en place des moyens sophistiqués de se défendre ? Et ainsi de suite… Ainsi, toute difficulté porte en elle le germe de sa solution, toute souffrance engendre son allégement à travers une révolution dans les façons de vivre.

L’être humain, comme les sociétés humaines, fait partie du règne animal. Les principes de l’écologie, lorsqu’ils sont appliqués à l’Homme, peuvent nous aider à mieux comprendre son fonctionnement. À ce titre, l’examen des systèmes écologiques sont intéressants pour notre réflexion. Dansereau a bien décrit le concept d’écosystème et d’équilibre écologique[46]. Le point de rupture de cet équilibre pourrait servir à éclairer le phénomène de la souffrance. En effet, la survenue de la souffrance dans nos vies provoque un changement radical dans notre manière de vivre. Or, en écologie, il est clair que cette rupture d’équilibre est nécessaire à la genèse d’un changement d’un écosystème à un autre par lequel un nouvel équilibre se crée et qui, dans certains cas, peut être préférable à la situation précédente. La souffrance pourrait alors constituer le moyen dont la nature use pour améliorer le monde. L’absence totale de souffrance ne correspondrait donc pas au paradis auquel nous semblons tous aspirer, que nous nous l’avouions ou pas, mais elle serait plutôt appréhendée comme une sorte de régression vers des états antérieurs, en décalage avec ce que l’avenir veut nous réserver. Tout se passerait comme si la compassion, résultat combiné de la survenue de la souffrance et de l’engagement de l’autre à chercher (et trouver) une solution, portait paradoxalement les germes d’un mieux-être de l’humanité.

Ainsi donc, notre attitude face à la souffrance devrait possiblement connaître un changement en profondeur : au lieu de fuir coûte que coûte toute situation de souffrance au point de vouloir cesser d’exister, nous pourrions considérer l’inévitable souffrance comme un appel à l’engagement pour accompagner le souffrant et surtout pour l’aider à traverser l’espace souffrant. Dans ce sens, souffrance et engagement seraient étroitement liés par la compassion qui agirait comme un ciment entre les personnes. Cette odyssée, au travers de l’incontournable expérience de la souffrance, aurait une valeur singulière pour le souffrant mais aussi (et surtout) pour les générations subséquentes.

Cela nous amène à considérer le nécessaire rétablissement des ponts entre les générations, rétablissement suggéré implicitement par Céline Lafontaine dans La société post-mortelle[47]. Puisque la souffrance porte les germes de son allègement, il faut reconsidérer le postulat selon lequel nous ne vivons que pour soi. Comme l’affirme Lafontaine, nous ne vivons pas seulement pour nous-mêmes, mais nous vivons plutôt dans une perpétuelle interdépendance des générations les unes envers les autres. Ainsi, la situation souffrante dans laquelle le souffrant est actuellement pris demanderait à être dépassée afin que les générations subséquentes en soient éventuellement affranchies. Prétendre à notre totale autonomie face à notre propre vie équivaudrait à rompre ce mécanisme qui lie les générations entre elles, ce qui risque d’avoir pour effet de contribuer à stériliser l’existence humaine. Ce constat nous ouvre à la recherche du sens de la souffrance : si nous ne pouvons éviter la souffrance, se peut-il que notre expérience de la souffrance soit utile à ceux qui nous suivront sur cette terre elle-même imparfaite mais perfectible ?

La compassion, antidote à l’hostilité du monde ?

Faisons un saut en avant et tentons d’élargir la réflexion à la situation globale de notre monde. De fait, si nous admettons l’idée que le monde est en soi perfectible, force est de constater qu’il est plutôt hostile. Sommes-nous globalement plongés dans un monde dépourvu de compassion : le monde serait-il donc davantage hostile qu’accueillant et dans certains cas, peut-il devenir dangereux[48] ? La question est largement débattue et donne lieu à des interprétations diverses voire opposées.

Or, la question large que nous posons est de savoir si la compassion peut devenir un antidote à l’hostilité du monde ? La compassion repose en effet sur l’établissement de nouvelles et combien nécessaires solidarités, solidarité qui constitue ce lien entre les personnes : on ne laisse pas tomber autrui et, s’il souffre, on compatit à son sort et on cherche à le supporter, l’accompagner, transformer l’environnement. De nouvelles réalités militent en faveur de la création de solidarités nouvelles et on en voit apparaître de nombreuses, même si des exemples quotidiens peuvent nous inquiéter. Pensons au vieillissement et à une tendance actuelle à isoler une partie des personnes âgées dans des lieux homogènes[49] ; pensons à la manière dont est vécue la dernière étape de la vie, parfois dans l’isolement où on soustrait ces personnes au regard de la société, entourées de quelques proches[50] ; pensons à la marchandisation des soins où dans nos sociétés les systèmes de soins sont devenus d’immenses industries, probablement parmi celles ayant la plus haute capacité de croissance dans les pays développés comme dans ceux qui le sont moins, assistant plutôt à un fractionnement presque infini de tous les petits gestes d’assistance en leur attribuant une valeur économique qui correspond à n’importe quel autre bien ou service ; pensons aux grandes mystifications de l’aide internationale qui, dans bien des cas, assujettissent les pays qui en sont bénéficiaires en les maintenant dans une dépendance paralysante et qui peut développer une forme de compassion-pouvoir.

Alors la compassion peut-elle être le ciment dans le cadre de l’expansion de réalités au risque de se rapetisser, de telle sorte qu’elle puisse acquérir une valeur économique ? La piste n’est-elle pas du côté suivant : la compassion s’appuyant sur une nouvelle transcendance qui est celle de l’humanité elle-même. Ainsi, je compatirais à la souffrance d’autrui simplement parce que le bien-être général de l’humanité en dépend ; ce bien-être agissant comme une force transcendante qui justifie et renforce l’agir compatissant. L’antidote à la compassion-pouvoir résiderait dans son obligatoire mutualité : l’un bénéficiant de la compassion en même temps qu’il est en train de donner quelque chose à l’autre.

Conclusion

Alors la compassion ne serait pas un luxe. Au contraire, elle pourrait être une nécessité. Mais cela nécessite des changements majeurs dans nos façons de penser, de vivre et d’être en relation les uns envers les autres. L’avenir de la compassion demande, en tout premier lieu, la reconnaissance de l’existence de la souffrance et de son inévitabilité. Comme le rappelle Ricoeur, il faut retrouver « le sens premier du mot souffrir, à savoir endurer, c’est-à-dire persévérer dans le désir d’être et l’effort pour exister en dépit de[51]… » En outre, le rétablissement de nouvelles solidarités entre les souffrants et ceux qui peuvent compatir est le socle sur lequel une société compatissante pourra se construire. Enfin, le développement d’une véritable compassion dans nos sociétés constitue la voie d’excellence de la reconstruction d’un monde meilleur cherchant ainsi à se soustraire aux sarcasmes du nihilisme ambiant.