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À travers le monde, près de 70 millions de personnes s’identifient comme travailleuses domestiques[1]. Majoritairement femmes, ces travailleuses sont employées dans un domicile privé autre que le leur et s’occupent de l’entretien ménager, des soins des enfants et du soin aux adultes et personnes en perte d’autonomie. Seulement en Amérique latine, entre 10 à 15 % des foyers emploient une ou plusieurs travailleuses[2]. Marqué par la division sexuelle et raciale du travail, le travail domestique rémunéré est en grande majorité effectué par des femmes racisées. Dans le contexte péruvien, contexte qui est propre à notre recherche, les travailleuses domestiques rémunérées sont majoritairement des femmes ayant un parcours de migration interne. C’est en vue de trouver un emploi et d’améliorer leur situation financière que ces femmes quittent leur région rurale pour s’installer dans la grande région métropolitaine de Lima[3]. Malheureusement, elles y trouvent des emplois précaires et sous-rémunérés[4]. Il faut dire que des rapports sociaux de sexe, de classe et d’ethnicité viennent s’imbriquer dans la relation de travail. Les travailleuses domestiques sont ainsi au coeur d’une dynamique de domination et d’exploitation où les relations de pouvoir avec l’employeur.e sont largement asymétriques et où les relations de travail sont des plus complexes[5].

C’est donc souvent cachées derrière les murs d’un domicile privé et la plupart du temps seules que ces travailleuses domestiques négocient leurs conditions de travail. Bien sûr, l’État peut intervenir et baliser les conditions de travail de ce secteur. Au Pérou, c’est le régime de travail particulier, soit la Ley de los trabajadores del hogar (loi 27986)[6], qui encadre juridiquement le travail domestique rémunéré. Il n’en demeure pas moins que cette législation est déficiente et que, concrètement, les droits des travailleuses domestiques sont souvent bafoués[7]. Cette situation s’expliquerait par le caractère informel d’une grande partie de ce secteur d’emploi et par la faible connaissance qu’ont les travailleuses de leurs droits[8]. Dans ces circonstances, les employeur.e.s contournent fréquemment la loi péruvienne et les conditions de travail minimales qui y sont prescrites. C’est d’ailleurs ce que les statistiques laissent transparaître : au Pérou, 96 % des travailleuses domestiques n’ont pas été rémunérées pour leurs vacances annuelles et n’ont pas reçu les compensations financières prévues pour leur temps de travail ; 63 % des travailleuses n’ont pas reçu de rémunération pour du temps de travail supplémentaire ou pour du travail effectué lors de jours fériés et 46 % ont vécu un renvoi arbitraire à moins d’une semaine d’avis[9]. De même, plus d’une travailleuse sur huit a vécu du harcèlement sexuel sur son lieu de travail et 54 % ont subi de la discrimination raciale[10]. On notera enfin qu’en plus d’être difficilement applicable, la loi 27986 diffère du régime de travail régulier et offre un traitement différencié et discriminatoire pour les travailleuses domestiques. On constate notamment l’absence d’une rémunération minimale pour les travailleuses domestiques ou encore la possibilité qu’offre le régime particulier de renvoyer arbitrairement une travailleuse en raison du « bris de la relation de confiance »[11].

Devant ces faits, la nécessité pour les travailleuses domestiques de revendiquer de meilleures conditions de travail semble une évidence. Or, se mobiliser collectivement reste un défi pour ces travailleuses, spécifiquement en raison de leur isolement, de la multiplicité des employeur.e.s et de la dévalorisation sociale associée à leur emploi. Malgré tout, à travers le monde, plusieurs organisations locales réussissent à rassembler des travailleuses domestiques. Que ce soit sous la forme d’associations ou de worker center, ces organisations offrent des services concrets aux travailleuses, font de l’éducation politique et effectuent un travail de lobby pour améliorer l’encadrement juridique du travail domestique[12]. Par ailleurs, plusieurs réseaux nationaux et internationaux regroupent ces organisations : pensons à la Confederación latinoamericana y del Caribe de trabajadoras del Hogar, à la International Domestic Worker Federation ou encore au National Domestic Worker Association[13].

Ces diverses formes d’organisation et les luttes collectives des travailleuses domestiques ont attiré l’attention des chercheur.e.s en sciences sociales, que ce soit pour penser les meilleurs moyens de contacter et de rassembler les travailleuses domestiques[14], pour questionner les divers modèles d’organisation[15] ou encore pour penser les enjeux entourant les collaborations internationales ou interorganisationnelles[16].

Toutefois, en centrant leur attention sur les mobilisations collectives, les recherches tendent à invisibiliser les résistances quotidiennes des travailleuses domestiques. Comme nous y invitent Dunezat et Galerand[17], nous considérons qu’il est nécessaire de penser les résistances au travail en allant au-delà d’une lecture macrosociologique des mouvements collectifs et des luttes sociales afin de penser aussi les microrésistances. Il faut « rendre visibles » les travailleuses domestiques qui « se réapproprient, du moins partiellement et transitoirement certaines règles du jeu social » dans le cadre de leurs interactions quotidiennes[18]. Ce sont ces moments de « réappropriation » – soit « les formes discrètes de résistances » mises en place par des travailleuses en situation de domination et d’exploitation[19] – que cet article cherche à explorer.

En nous appuyant sur les résultats d’une recherche menée au sein d’une association de travailleuses domestiques au Pérou, La Casa de Panchita, nous étudierons les stratégies de résistance mises en place par les travailleuses dans leurs relations avec leur employeur.e. L’article est divisé en trois parties. Tout d’abord, nous présentons les particularités du travail domestique en portant une attention particulière à la centralité des relations interpersonnelles et à la personnalisation des relations de travail. Dans un deuxième temps, nous explicitons les ancrages théoriques et méthodologiques de notre recherche en insistant sur le concept de stratégies de résistance avant de présenter notre démarche méthodologique et l’association où la recherche s’est déroulée. Les résultats de la recherche sont analysés et discutés dans la troisième partie où nous y décrivons les stratégies de résistance répertoriées dans les communications avec l’employeur.e, et ce, dans deux contextes, soit lors de situations conflictuelles et lors des communications quotidiennes. Nous abordons également le rôle des associations de travailleuses domestiques dans le développement de ces stratégies de résistance, notamment à travers la mise en place de groupes de discussion. Nous concluons cette ultime partie en discutant des tensions entre les stratégies individuelles et collectives où, pour le dire autrement, nous cherchons à montrer comment les stratégies de résistance, mises en place individuellement, s’inscrivent dans une dynamique plus large, renvoyant à des processus collectifs.

À propos du travail domestique : une brève revue de littérature

Encore majoritairement effectué par des femmes, et en grande proportion par des femmes racisées, le travail domestique rémunéré est l’un des lieux où s’imbriquent des rapports sociaux de sexe, de classe et d’ethnicité et où se matérialisent des rapports de domination[20]. Qu’il soit appréhendé comme un travail de « reproduction sociale[21] » ou encore comme un travail de « care[22] », les particularités du travail domestique rémunéré contribuent à la mise en place d’une relation de pouvoir asymétrique entre l’employeur.e et la travailleuse, ce qui est notamment marquée par son association au travail traditionnellement accompli par une femme au sein de son propre foyer. Cette association au travail domestique non rémunéré a deux conséquences directes. D’une part, l’image de la « femme au foyer » impose des exigences de quasi totale disponibilité allant de pair avec le dévouement et la soumission attendus des travailleuses. D’autre part, l’association au travail non rémunéré et typiquement féminin concourt au « déni de qualifications » des travailleuses domestiques[23]. Cette invisibilisation des qualifications nécessaires s’appuie sur un processus de naturalisation des compétences des femmes qui le réalisent[24] et contribue à la dévalorisation sociale et à la sous-rémunération des emplois de travail domestique.

Une autre caractéristique déterminante renvoie au lieu où s’effectue le travail domestique, c’est-à-dire le domicile privé de l’employeur.e. Travailler chez l’employeur.e a plusieurs répercussions dont la première est de brouiller la frontière entre la vie privée et la vie professionnelle, brouillage qui est d’autant plus accentué dans le cas des travailleuses qui non seulement travaillent, mais habitent également chez l’employeur.e. Les rapports de domination et de contrôle ne se limitent alors pas à la vie professionnelle des travailleuses domestiques, mais viennent s’immiscer dans leur vie privée. L’étendue du pouvoir de l’employeur.e et des moyens de contrôle à leur disposition sont vastes : contrôle des horaires de travail et des sorties personnelles ; contrôle de la quantité et de la qualité des aliments qui leur sont offerts (l’employeur.e peut par exemple compter le nombre de biscuits ou écrire les dates sur les emballages pour contrôler les quantités utilisées) ; diminution arbitraire du salaire (en raison, par exemple, d’un bris ou d’un objet perdu)[25]. Cette situation est d’autant plus préoccupante que les travailleuses sont souvent seules sur leur lieu de travail, ce qui complexifie toute tentative d’organisation collective. On notera enfin qu’en plus d’avoir des répercussions considérables sur la vie professionnelle et personnelle des travailleuses, les décisions des employeur.e.s sont souvent arbitraires[26] : puisque les employeur.e.s n’ont que rarement de comptes à rendre et comme leurs agissements sont à l’abri du regard public, leurs décisions peuvent fluctuer constamment au gré de leurs envies et caprices.

Dans ces circonstances, préserver la relation avec l’employeur.e est l’un des rares moyens qu’ont les travailleuses domestiques pour diminuer le climat d’incertitude et maintenir un certain contrôle sur la pérennité de leur emploi. C’est ce que soulignent Borgeaud-Garciandia et Lautier en rappelant que le fait de développer une « relation de confiance » avec son employeur.e, ou plutôt le fait de chercher à préserver son emploi et à réduire l’arbitraire des décisions, constituent en soi une partie du travail effectué par les travailleuses domestiques :

Construire la place de l’autre, saisir son caractère et ses manies, apprendre à les connaître et à réagir (ou à ne pas réagir), c’est aussi éloigner le spectre de l’imprévisible et ses dangers. Stabiliser, entretenir, protéger la relation est en soi tout un travail qui requiert du temps, de l’énergie, un important investissement[27].

En somme, l’importance que revêt la préservation de la qualité de la relation avec l’employeur.e, tout comme les défis que cela impose, laissent entrevoir la centralité qu’ont les relations interpersonnelles – et la personnalisation constante de la relation de travail[28] – dans le cadre du travail domestique. Pour les travailleuses domestiques, toutes négociations de leurs conditions de travail passent ainsi par des communications interpersonnelles avec leur employeur.e. Or, comme énoncé précédemment, ces communications, loin d’être égalitaires, sont traversées par les rapports de pouvoir et de domination et sont balisées par les nombreux moyens de contrôle que possèdent l’employeur.e. En plus d’exiger temps et énergie, développer, maintenir et protéger la relation avec l’employeur.e contribuent à limiter l’expression des conflits. Devant l’importance des répercussions possibles et n’ayant que peu de protections contre des décisions arbitraires, les travailleuses ne sont pas libres d’exprimer ouvertement leurs demandes afin d’obtenir les outils nécessaires à leur travail, de modifier leur horaire et leur disponibilité ou encore de (re)définir les tâches à effectuer. Qui plus est, les communications qui ont lieu dans le cadre de cette relation de travail particulière sont, bien souvent, empreintes de maternalisme/paternalisme, ce qui intensifie là encore les rapports de pouvoir et de contrôle[29].

Les relations avec les employeur.e.s, comme nous l’avons évoqué, s’inscrivent dans le registre de l’intime et se doublent bien souvent d’un véritable sentiment d’attachement envers l’employeur.e et sa famille[30]. Du fait de ce rapport « intime » à la famille, les travailleuses sont également portées à limiter l’expression de leurs désaccords. Cela peut être fait afin de protéger leur relation avec la famille, protéger un membre de la famille ou encore pour protéger son propre sentiment d’appartenance à la famille (qu’il soit réciproque ou non). Elles peuvent ainsi choisir de rester dans une relation d’emploi problématique afin de conserver un lien privilégié et développé au fil du temps avec des membres de la famille, notamment les enfants[31].

En raison des rapports de domination auxquels elles sont confrontées, les travailleuses font face à de nombreux obstacles lorsque vient le temps de discuter de l’amélioration de leurs conditions de travail. Dans la plupart des cas, il est impossible de demander directement à l’employeur.e d’améliorer les conditions de travail puisque les travailleuses sont sous la menace constante de sanctions arbitraires qui peuvent avoir de lourdes conséquences. C’est précisément en nous intéressant aux obstacles qui limitent l’expression de conflits et aux rapports de pouvoir qui traversent ces relations de travail que nous cherchons à mieux comprendre les dynamiques communicationnelles marquant la relation de travail de ces femmes. Plus particulièrement, notre recherche vise à mieux comprendre comment les travailleuses domestiques peuvent contester la domination qui structure leur relation de travail tout en préservant la relation entretenue avec leur employeur.e.

Repères théoriques et cadre d’analyse

Il serait faux de croire que les travailleuses domestiques se résignent à des conditions de travail précaires. Tout en protégeant la relation avec leur employeur.e, les travailleuses domestiques trouvent des façons de résister. Elles réussissent à contourner les obstacles contraignant l’expression des conflits et l’amélioration de leurs conditions de travail. Pour bien saisir ces résistances, nous proposons de centrer notre analyse sur les communications entre les travailleuses et leur employeur.e et inscrivons nos propos dans la lignée d’une sociologie des rapports sociaux qui prend en considération les rapports hiérarchiques (ou d’exploitation) s’établissant entre groupes dominants et groupes dominés[32].

Nous estimons ainsi qu’en amont de notre réflexion, il est nécessaire de replacer le travail domestique dans le contexte plus large de la division sexuelle et raciale du travail. C’est dans ce contexte que nous ancrons notre réflexion sur les stratégies de résistance. Nous concevons donc, comme le propose Kergoat[33], que les rapports de pouvoir, de sexe, de classe et d’ethnicité se matérialisent dans le travail domestique, qu’ils sont coextensifs et consubstantiels et qu’ils s’appuient sur un processus de naturalisation qui vient exacerber les processus sociaux de classification, différenciation et hiérarchisation entre l’employeur.e et la travailleuse[34].

Notre recherche s’inspire ainsi des travaux de Kergoat afin de définir les rapports de domination en présence dans la relation de travail domestique, mais surtout, et nous y reviendrons maintenant, des travaux de Linhart, de Scott, de Soares et d’Orbe[35] afin de définir ce que nous entendons par les « stratégies de résistance ».

Stratégies de résistance et travail domestique : clarification d’un concept

Comme l’énonce clairement Linhart, penser « la résistance dans le cadre du travail est une question particulièrement complexe pour les sociologues[36] » puisque la résistance est difficilement cernable, observable et analysable. Dans le cadre de notre démarche, qui adopte une posture interprétative, la résistance au travail est d’abord et avant tout pensée à travers le regard que portent les travailleurs et travailleuses sur leurs pratiques. Nous proposons ainsi d’analyser et d’interpréter la résistance au travail à partir de ce que les travailleuses domestiques considèrent comme étant de la résistance, inscrivant ainsi notre approche dans la lignée des théories du point de vue situé[37]. Cette approche permet, comme le souligne Linhart, d’aller au-delà d’un paradoxe apparent, à savoir que même si les pratiques de résistance peuvent servir « objectivement les intérêts de l’entreprise [ou de l’employeur.e] », elles recèlent, néanmoins et subjectivement « une contestation de la domination inscrite dans les modalités de l’organisation du travail »[38]. En somme, « l’expression d’un refus, d’une contestation forte » peut être considérée comme une pratique de résistance, « quand bien même elle se transforme en une contribution efficace au système contesté »[39]. En ce sens, il est important de retenir que les stratégies de résistance mises en place par les travailleuses domestiques dans leur relation avec leur employeur.e n’ont pas nécessairement comme finalité de dénoncer les rapports de domination et les rapports sociaux de sexe, de classe et d’ethnicité qui marquent leur relation de travail. Il s’agit plutôt de pratiques qui visent à dégager une marge de manoeuvre afin de rendre le travail « plus vivable » ou plus « plus tenable » tout en préservant leur relation d’emploi[40].

Pour comprendre les dynamiques de pouvoir en jeu, il faut penser les stratégies de résistance au travail au-delà de leur dimension collective, soit en considérant également leur dimension individuelle. C’est ce que permet la théorie développée par Scott concernant les pratiques de microrésistances mises en place par les groupes dominés dans leurs interactions avec les groupes dominants[41]. À travers ses différents écrits, notamment ceux portant sur les dynamiques de pouvoir dans un village agricole en Malaisie, Scott observe que les pratiques des groupes de paysan.ne.s maintiennent l’apparence de servilité et de soumission tout en permettant de résister discrètement. Autrement dit, ces pratiques, efficaces du point de vue des personnes principalement concernées, permettent aux dominé.e.s d’éviter les sanctions qu’une insubordination ouverte pourrait amener :

[…] les dominés ont ainsi un intérêt particulier à éviter toute démonstration explicite d’insubordination. Ils ont aussi, bien sûr, un intérêt particulier à résister afin de réduire au maximum le travail à accomplir et les exactions et humiliations dont ils sont victimes. La synthèse de ces deux objectifs qui peuvent au départ sembler contradictoires est rendue possible précisément par la poursuite de formes de résistance qui évitent toutes confrontations ouvertes avec les structures de l’autorité à laquelle on s’oppose[42].

Quant aux thèses de Soares que nous mobilisons également, elles reprennent à son compte les travaux de Scott et les transposent à l’analyse des résistances au travail, plus particulièrement à celles des femmes et à ce qu’il nomme des « rébellions silencieuses ». Soares précise ainsi : « [qu’]une dimension importante est le fait que les stratégies de résistance visent en même temps à contester les rapports de pouvoir au travail et à garder leur emploi[43] ». Les stratégies de résistance discrètes, telles que la dissimulation, la fausse soumission, l’ignorance simulée ou le sabotage, sont donc mises en place quotidiennement et discrètement, non pas tant pour changer les rapports de pouvoir, mais plutôt dans l’optique de minimiser et de limiter les effets des rapports de pouvoir et de domination[44].

Nos résultats seront enfin appréhendés à l’aune des travaux d’Orbe qui soulignent le caractère intrinsèquement communicationnel de ces stratégies de résistance. Sa théorie co-culturelle insiste sur les stratégies communicationnelles que mettent en place les groupes dominés dans leurs interactions discursives et quotidiennes avec les groupes dominants. Il insiste sur le fait que les groupes en position de dominés doivent apprendre à vivre et à s’exprimer dans un contexte qui les met sous silence et invisibilise leurs expériences. Pour ce faire, les membres des groupes dominés développent des stratégies communicationnelles. Orbe en identifie une vingtaine dont l’évitement, l’autocensure, la manipulation de stéréotype, la dissociation et la distanciation[45]. C’est cette classification des stratégies communicationnelles de résistance qui a servi de première grille d’analyse à notre étude.

C’est donc en mobilisant les apports de Linhart, Scott, Soares et Orbe que nous considérons ici les stratégies de résistance des travailleuses domestiques comme des stratégies qui visent intentionnellement, d’une part à se dégager une marge de manoeuvre afin de réduire les effets des rapports de pouvoir et de domination et à rendre leur travail plus tenable ; et d’autre part à maintenir les apparences de soumission afin de préserver la relation avec leur employeur.e et ainsi éviter toutes sanctions négatives, dont la perte de leur emploi. Ce dernier élément est central à notre analyse, car les stratégies de résistance abordées dans notre recherche sont d’abord et avant tout pensées et pratiquées par les travailleuses de manière à préserver la relation d’emploi.

Démarche méthodologique

Étudier les stratégies de résistance des travailleuses domestiques exigeait d’avoir accès aux discussions en « coulisse », soit celles se déroulant entre travailleuses et en l’absence des employeur.e.s. Il fallait également être en mesure de rejoindre les travailleuses domestiques et d’établir une relation de confiance avec celles-ci. C’est pour cette raison que nous avons choisi comme lieu de collecte de données l’organisme La Casa de Panchita qui fait partie de l’Asociación Grupo de Trabajo Redes (AGTR), une organisation non gouvernementale située à Lima et fondée en 1989.

La Casa de Panchita est l’une des plus grandes associations de travailleuses domestiques au Pérou. Elle est dirigée par des militant.e.s et des ex-travailleuses domestiques. Elle défend les droits des travailleuses domestiques et leur diffuse de l’information, tout en cherchant à prévenir le travail domestique infantile. Bien que l’association ne se perçoive pas explicitement comme un worker center, ses pratiques font en sorte qu’elle se rapproche de la définition qu’en fait Fine, c’est-à-dire : « a community-based and community-lead organization that engage in a combination of service, advocacy and organizing to provide support to low-wage workers[46] ». C’est du moins en s’appuyant sur ce type de pratiques que l’organisme cherche à sensibiliser les travailleuses domestiques sur leurs droits afin qu’elles les fassent valoir. L’association aspire également à développer les compétences professionnelles des travailleuses grâce à des formations et en offrant des services apparentés à ceux d’une agence de placement de personnel[47]. Lors de notre terrain de recherche, ce sont près de 1900 femmes et enfants, en situation de travail domestique infantile, qui participaient annuellement aux activités de La Casa de Panchita.

Afin de collecter nos données, nous avons commencé par une période d’observation où nous participions aux activités quotidiennes de l’organisme[48] et contribuions au même titre que d’autres coopérantes qui y étaient impliquées. Cette période d’observation, d’une durée d’environ six mois, nous a permis d’assister à dix groupes de discussion menés par une intervenante de l’organisme. Nous y avons également effectué cinq entretiens individuels exploratoires[49]. Notre objet d’étude s’est donc précisé à partir des informations collectées dans le cadre de ces entretiens, lors de l’observation des activités de l’organisme et lors des moments informels partagés avec des travailleuses domestiques et des militantes de l’organisme[50].

À la suite de ces six mois d’observation, et après une période de mise à distance avec le terrain, nous avons déterminé qu’il serait avantageux d’effectuer l’entièreté de notre collecte de données au sein de l’organisme La Casa de Panchita. D’une part, cela offrait la possibilité de rencontrer les travailleuses sur une plus longue période puisqu’elles participaient fréquemment aux activités de l’organisme. D’autre part, les intervenant.e.s de l’organisme pouvaient, si cela s’avérait nécessaire, assurer un suivi auprès des participant.e.s pendant et après la recherche, ce qui éthiquement était un avantage indéniable.

C’est ainsi que, dans un deuxième temps, nous avons formé un groupe de huit travailleuses domestiques qui souhaitaient participer à notre recherche et avons réalisé, cette fois sur une période de deux mois, quatre entretiens de groupe sous la forme de groupes de discussion animés – et semi-dirigés – par la chercheure[51]. Les participantes se sont présentées, selon leur intérêt et disponibilité, à un ou plusieurs entretiens de groupes. Ces entretiens ont eu lieu à intervalles réguliers (environ toutes les deux semaines). En ayant un bassin de huit participantes, nous nous sommes assurées d’avoir en moyenne cinq travailleuses par entretien[52]. Les participantes étaient toutes des femmes de plus de 18 ans travaillant dans une maison privée à Lima depuis au moins deux ans. Toutes travaillaient également pour un.e employeur.e ayant un niveau économique moyen ou élevé et fréquentaient La Casa de Panchita sur une base régulière. En ce sens, les participantes à notre recherche avaient toutes amorcé une réflexion sur leurs conditions de travail et plusieurs participaient déjà à des groupes de discussion au sein de l’organisme[53]. Dans le cadre des entretiens de groupes, les participantes ont été invitées à partager leurs expériences de travail et à discuter des relations qu’elles entretiennent avec leur employeur.e. Le fait d’effectuer des entretiens de groupes a permis aux travailleuses de se relancer, de commenter les réponses des autres et de comparer leurs approches. Cela a, par la même occasion, fait ressortir collectivement certaines pratiques communicationnelles[54] et nous a donné accès à l’interprétation que les participantes en faisaient. Notons de plus que le choix de l’entretien de groupe était en concordance avec notre posture épistémologique puisque cette démarche cherchait à favoriser la collectivisation des expériences vécues par les participantes et la conscientisation des participantes. C’est ce que nomme d’ailleurs Madriz en parlant de la spécificité propre aux focus groups non mixtes : « Communication among women can be an awakening experience and an important element of a consciousness-raising process because it asserts women’s right to substantiate their own experiences[55]. »

Présentation des stratégies de résistance recensées dans les discours des travailleuses domestiques : de l’individuel au collectif

Les stratégies de résistance utilisées par les travailleuses domestiques sont mises en place intentionnellement par les travailleuses afin de rendre leur travail plus « tenable ». À travers ces stratégies, elles se créent une certaine marge de manoeuvre et cherchent à améliorer leurs conditions de travail ou à contester le pouvoir de l’employeur.e tout en conservant leur emploi et en évitant les sanctions. Ce dernier élément est central puisque le but ultime des stratégies ici présentées est de résister tout en préservant la relation d’emploi. En nous appuyant sur des exemples concrets vécus par les participantes à notre recherche, nous présenterons les stratégies de résistance utilisées dans deux contextes particuliers soit lors de situations conflictuelles et lors de communications quotidiennes entre les travailleuses et les employeur.e.s.

Situations conflictuelles : lieux de stratégies silencieuses

Le silence est une arme de résistance de choix pour les travailleuses domestiques qui font face à un conflit avec leur employeur.e. Inscrites dans des dynamiques de pouvoir asymétrique, les travailleuses domestiques font face à des risques importants de représailles et de sanctions advenant l’expression directe de reproches à leur employeur.e. Elles privilégient alors l’autocensure, notamment lorsque l’employeur.e les insulte, les réprimande, tient des propos discriminatoires ou cherche ouvertement le conflit. Envisagé à partir de la perspective des travailleuses, le fait de garder le silence n’est pas perçu ou interprété comme une abdication face au pouvoir de l’employeur.e. Il s’agit plutôt d’une stratégie qui permet de garder le contrôle de la situation. A posteriori, le fait de répondre ouvertement à l’employeur.e est considéré par les travailleuses comme une « perte de contrôle » qui ne peut que les faire « sortir perdantes »[56]. À travers leur silence, les travailleuses se gardent bien d’alimenter « le plaisir [de l’employeur.e] de les voir réagir[57] » puisqu’elles savent fort bien que le fait de répondre directement aux affronts de l’employeur.e amènerait inévitablement des sanctions.

Malgré tout, les travailleuses réussissent à exprimer leur mécontentement. C’est ce que nous explique Nancy. En arrivant au travail à l’heure habituelle, Nancy est interpellée par son employeur.e qui est manifestement en colère. La collègue de Nancy[58] n’a pas respecté son horaire de travail et le petit déjeuner n’est toujours pas prêt. Étant sur place, l’employeur.e réprimande Nancy qui choisit de ne pas répondre et de quitter la pièce :

Je la regardais [l’employeur.e]. Je jurais que j’étais en train de regarder une enfant en train de faire une crise. Je la regardais et je restais tranquille, je la regardais et je la laissais parler. Elle était fâchée […] j’ai pris le chien et je suis sortie. Je ne lui ai rien répondu parce que, ah… moi aussi je peux me fâcher. Parce qu’elle me manquait de respect et qu’elle criait après moi, alors je suis partie et ensuite, quand je suis revenue, elle s’en est rendu compte. Ensuite, elle a commencé à parler. Je ne l’ai pas écoutée et je suis partie […] Quand je suis revenue à la maison, elle était partie. J’étais fâchée cette journée-là, je ne voulais pas lui parler. Comment vais-je lui dire qu’elle doit me demander pardon ? Les employeur.e.s ne veulent jamais qu’on leur dise les choses[59].

Nancy n’approuve pas le comportement de son employeure. Toutefois, elle sait qu’elle ne gagnerait rien à argumenter avec celle-ci. Souhaitant malgré tout exprimer son désaccord, elle le fait à travers son silence, un regard désapprobateur et son retrait de la discussion. Autrement dit, c’est en gardant l’expression de son insatisfaction ambiguë qu’elle arrive à l’exprimer tout en évitant les conséquences associées à une confrontation directe. De même, quitter une discussion donne la possibilité aux travailleuses d’éviter les discussions malaisantes ou de reporter une discussion au moment qui lui semble le plus approprié.

Les stratégies dans la quotidienneté : préparation des communications et répétitions indirectes

Pour les travailleuses, les discussions quotidiennes avec leurs employeur.e.s sont inévitables. Elles sont même au coeur de leur travail. Toutefois, certaines discussions leur semblent plus risquées puisqu’elles peuvent mener à un changement de leurs conditions de travail. C’est le cas des discussions portant sur les horaires de travail, les tâches à effectuer ou les méthodes de travail. C’est pourquoi, lorsqu’une discussion sur ce sujet est entamée par l’employeur.e, les travailleuses mettent en place des « stratégies d’évitement » et contournent la discussion, par exemple en s’inventant une tâche devant être effectuée immédiatement. En évitant toute discussion spontanée sur leur travail, les travailleuses se donnent la possibilité de se préparer à ces discussions et de mettre en place ce que nous nommons des « stratégies de préparation aux communications directes ».

En quoi consiste « la préparation » des discussions avec l’employeur.e ? Pour les travailleuses, il est évident qu’aborder directement leurs conditions de travail avec l’employeur.e les place en position d’infériorité. Constatant l’asymétrie des relations de pouvoir, les travailleuses cherchent à contrôler les éléments contextuels et ainsi mettre toutes les chances de leur côté pour que les discussions portant directement sur leur travail se soldent par l’amélioration ou le maintien de leurs conditions de travail.

Je crois que [l’important] est d’avoir un espace, un moment approprié pour pouvoir parler avec eux [les employeur.e.s] […]. Tu dois attendre que ton employeur ne soit pas occupé, qu’il soit détendu, bien tranquille et alors tu peux dire tes points, ou ce qui te préoccupe. Tu dois voir à ça, parce que dans un moment tendu, les employeurs sont aussi tendus[60]

Attendre le moment idéal et préparer les communications directes avec l’employeur.e est également utilisé lorsque les travailleuses ont une demande concernant leurs conditions de travail et qu’elles souhaitent l’aborder directement avec l’employeur.e :

Moi, maintenant, je veux parler avec mes employeur.e.s sur l’horaire, parce que c’est beaucoup d’heures et ça m’affecte. […] je veux le dire à la madame que c’est trop d’heures et qu’ils m’aident, qu’ils reviennent plus tôt du travail pour que je puisse me reposer ou alors qu’ils me donnent une heure de repos dans la journée […]. J’attends encore le moment parce que maintenant je ne peux pas, hier on a été à la plage […], dans la voiture je ne pouvais pas parce qu’ils étaient en train de parler. Jusqu’à maintenant, je continue d’attendre ce moment pour que je puisse leur parler[61]

Précisons que le moment idéal varie selon les dynamiques familiales et les employeur.e.s. Pour parvenir à identifier les conditions favorables, les travailleuses utilisent des informations récoltées sur leur employeur.e : comment s’est déroulée leur journée ? Dans quel contexte l’employeur.e réagit-il le mieux ? Comment la dynamique familiale peut-elle influencer ses réactions ? Victoria par exemple a appris que pour toutes demandes, elle doit s’adresser à sa « patronne », même si la demande concerne le père de famille : « Je m’adresse à la personne avec qui j’ai un contrat, de préférence. Parce que, sinon, l’homme me dit : ‟va parler avec ma femme, c’est elle qui t’a employéeˮ[62]. » De son côté, Elizabeth sait qu’il est favorable de discuter avec les deux employeur.e.s simultanément. Dans sa perspective, s’adresser au couple employeur lui permet de récolter des informations qui ultérieurement permettront de parfaire ses stratégies : « J’ai besoin de parler aux deux, parce que cela me permet de connaître leur réaction[63]. »

Notons cependant que trouver un moment idéal n’est pas toujours simple. Plusieurs travailleuses, bien qu’elles aient défini le contexte qui leur serait favorable, n’arrivent pas à trouver le moment indiqué :

J’attends que les deux soient assis… jamais je ne vais les avoir les deux ensemble… alors jamais je ne peux m’entendre avec eux, pour parler, par exemple des limites pour leurs filles […]. Alors, c’est difficile. Parce qu’eux aussi ils travaillent, et en plus ils reviennent stressés du travail et par-dessus tout ils se stressent avec leurs enfants aussi[64]

Par ailleurs, même si un sujet a été abordé directement avec l’employeur.e et que la demande de la travailleuse a été acceptée, cela ne signifie pas qu’elle ait été mise en application. Les travailleuses doivent, dans la plupart des cas, répéter une demande à plusieurs reprises avant que celle-ci soit effectivement appliquée. Pensons, par exemple, au fait de diminuer les horaires de travail, de définir et de limiter les tâches à effectuer ou de revendiquer l’achat de matériel pour faire son travail (savon à vaisselle, aliments…). Pour éviter de répéter continuellement et directement une demande, les travailleuses ont développé des « stratégies de répétitions indirectes ». À travers ces stratégies, elles cherchent à faire changer une situation qui, à court terme, est supportable, mais qui entrave la réalisation de leur travail et les met à risque de représailles, par exemple si le travail n’est pas effectué selon les standards attendus par l’employeur.e.

La première « stratégie de répétition » recensée est la stratégie de « persuasion affective », c’est-à-dire faire une demande en mettant de l’avant le bien-être de la famille (et non celui de la travailleuse). En mettant les besoins des membres de la famille de l’avant, les travailleuses camouflent leurs intentions premières :

[…] le bébé est le prétexte pour tout. « Il n’y a pas de lentilles, qu’est-ce que le bébé va manger  ? » [Une collègue] dit : « Je sais qu’il va y avoir un tremblement de terre à Lima ». Alors, elle ne reste jamais, jamais seule avec le bébé, parce que : « je ne vais pas pouvoir porter le bébé, il doit y avoir une autre personne ». […] C’est toujours le bébé[65].

C’est comme ça que j’ai obtenu beaucoup d’autres choses. À ma patronne aussi je lui ai dit […] par exemple, la fin de semaine tous les uniformes étaient sales et je lui ai dit  : « Madame, vous devez acheter du détergent parce que sinon, les enfants n’auront pas d’uniforme la semaine prochaine », alors elle me dit oui, mais si c’était un autre cas elle m’aurait dit  « Mais le détergent se termine si vite », alors je trouve la manière[66]

Même si le bien-être de la famille est mis de l’avant, celui-ci est un prétexte. Nancy le nomme précisément dans le premier extrait ci-dessus. Dans cette perspective, il ne s’agit pas, selon les propos recueillis par les participantes à notre recherche, de demandes en lien avec leur éthique de travail et leur volonté de bien faire le travail – par exemple assurer la protection de l’enfant en cas de tremblement de terre. Il s’agit plutôt de demandes qui, d’une part, peuvent avoir comme objectif de réduire la charge de travail – tel que nommé dans le premier extrait – ou d’autre part de s’opposer à un contrôle jugé abusif de la part de l’employeur.e (par exemple calculer la quantité de détergent utilisé pour laver le linge). En faisant les demandes de manière détournée – plutôt que de demander directement de réduire la charge de travail ou de laisser plus d’autonomie pour définir la quantité de détergent nécessaire pour effectuer le travail – les travailleuses privilégient une approche indirecte et s’évitent d’être confrontées aux critiques de leur employeur.e et aux sanctions négatives qui peuvent en découler.

Dans le même ordre d’idée, les travailleuses utilisent des « stratégies de transfert de besoins ». Nancy, par exemple, a besoin d’eau embouteillée pour préparer les biberons du bébé. Malgré de nombreuses demandes pour que son employeure achète de bouteilles de grands formats (ce qui lui évite de demander à répétition qu’elle en achète), l’employeure continue d’acheter des petits formats. Afin de changer la situation, Nancy cache les bouteilles d’eau.

Il faut leur faire voir les besoins ! Par exemple, la madame n’achète pas d’eau et je dois utiliser de l’eau minérale pour le biberon […] elle achète seulement des petites bouteilles. Et je lui dis : « Madame  ! Il y en a en caisse, et si vous achetez en caisse, vous n’allez pas devoir en acheter tout le temps » et elle me dit : « Oui, c’est que j’oublie tout le temps ». Maintenant, qu’il n’y en a qu’un peu, je vais le cacher. Lorsqu’ils vont chercher de l’eau, ils n’en trouveront pas. […] Je l’ai cachée ! Alors, quand ils vont avoir soif, ils vont se rappeler qu’il n’y en a pas[67]

Lucilla de son côté utilise son rôle de « nanny » afin de rappeler les « règles de la maison » à ses employeur.e.s, tout en dissimulant son intention :

J’ai collé un papier dans la porte. […] « Rangez vos choses », « tirez la chasse d’eau », et pour le monsieur, « tirez la chasse » […]
— Alors, tu mets le papier aussi pour les parents, parce qu’eux non plus ils ne le font pas ?
— Justement, et sa mère entre, et elle ferme la porte, et son grand-père aussi, « Qui a mis ça, tirez la chasse  ? » Et moi, eh bien [rire]… avec des couleurs et des feutres.
Et à l’entrée de la maison, qu’ils s’essuient les pieds. On se tue à nettoyer et rien, alors je vais mettre une affiche ou quelque chose qui dit « il faut s’essuyer les pieds »[68].

Victoria, pour sa part, s’assure de « rappeler une demande » et de changer le comportement de son employeur en ne faisant pas une action qui est attendue. À plusieurs reprises, Victoria a demandé poliment à son employeur de ranger ses vêtements dans l’armoire. Cette habitude représente en effet une augmentation de sa charge de travail puisqu’elle doit le ramasser à plus d’une reprise. Malgré tout, la situation reste inchangée. C’est ainsi que, exaspérée par la situation, elle a décidé d’arrêter de ranger les vêtements de son employeur tout en sachant pertinemment que ceux-ci se saliront :

Je regarde le veston du monsieur, là, suspendu. Je ne le bouge pas, pour rien au monde. Et puis il se salit. Et ensuite « Ah, mais quoi, tu n’as pas rangé mon veston ? » Moi, je ne dis rien, je ne sais rien…
— Parce que si tu dis « Monsieur, range ton veston » et que le monsieur l’interprète mal, il va te dire « Quoi ? Tu me donnes des ordres ? »
— Mais si le monsieur sait qu’il doit ranger son veston. Parce qu’il vient de se l’acheter et qu’ensuite il dit : « Qui l’a sali ? Pourquoi l’enfant l’a pris ? » Si c’est le sien, ce sont ses affaires[69]

Les quelques exemples de stratégies présentées[70] peuvent aux premiers abords ne pas ressembler à de la résistance. Sans confrontation, sans actions visibles, nous pourrions croire que les travailleuses ne font que se soumettre aux ordres de leur employeur.e, voire que leurs actions ont pour objectif d’assurer un travail bien fait et relèvent donc d’une certaine éthique du « care »[71]. Or, en prêtant attention au discours des travailleuses, nous constatons qu’elles usent de créativité pour parvenir à leur fin – soit rendre leur travail plus viable, contester le pouvoir ou limiter le contrôle que l’employeur.e peut avoir sur leur travail. En fonction de leurs habiletés, de leurs préférences ou de leurs connaissances des réactions possibles de leur employeur.e, les travailleuses domestiques choisissent des stratégies qui leur permettent d’améliorer leurs conditions de travail tout en évitant d’être réprimandées, voire de perdre leur emploi.

Quitter son emploi (ou presque) : stratégie ultime d’amélioration des conditions de travail

Il arrive que les stratégies de résistances indirectes ne parviennent pas à changer la situation de travail. Lorsque celles-ci semblent insupportables, certaines travailleuses jouent « le tout pour le tout » et annoncent leur démission. Pour certaines travailleuses, et cela a été le cas pour Victoria et Lucilla, annoncer leur démission est l’ultime stratégie afin d’améliorer leurs conditions de travail, tout en espérant rester à l’emploi du même employeur·e. Dans ces cas, elles annoncent leur démission éminente et placent l’employeur.e devant la possibilité de perdre une travailleuse d’expérience qui accomplit un travail de qualité. Les travailleuses établissent ainsi un rapport de force basé sur leurs compétences et sur la difficulté que peut avoir l’employeur.e à trouver une travailleuse qualifiée. Cependant, pour ce faire, elles doivent être prêtes à toute éventualité puisqu’elles n’ont aucune garantie de conserver leur emploi.

Pour d’autres travailleuses, comme Fanny, changer de travail semble l’unique possibilité pour réellement améliorer ses conditions de travail. Il s’agit dans ce cas de situations où les stratégies de résistance au travail nommées ci-dessus ne sont plus considérées comme suffisantes. En changeant d’employeur.e, Fanny a pu, d’entrée de jeu, demander de meilleurs horaires de travail, un salaire plus adéquat et définir les tâches qui lui convenaient. Bien entendu, les travailleuses qui choisissent cette avenue se sont informées au préalable, notamment auprès d’autres travailleuses, de l’état du marché du travail et de la réelle possibilité d’obtenir de meilleures conditions de travail. Pour Fanny, c’est en prenant conscience, au cours des entretiens, que ses conditions de travail étaient de loin inférieures à celles des autres travailleuses qu’elle a choisi de changer de travail. Cependant, quitter son emploi, notamment lorsque celui-ci s’effectue sous la modalité « cama adentro », exige d’avoir un endroit pour habiter et les ressources nécessaires pour subvenir à ses besoins jusqu’à l’obtention d’un nouveau travail, ce qui est loin d’être possible pour toutes. Rappelons également que l’attachement à la famille de l’employeur.e est un élément qui peut faire obstacle à ce type de stratégie.

De l’association de travailleuses domestiques aux stratégies de résistances : quand la prise de conscience collective percole sur les stratégies de résistances individuelles

Bien que les stratégies de résistance communicationnelle identifiées dans notre recherche soient mises en place individuellement, il serait faux de croire que les travailleuses sont seules pour résister aux rapports de domination et d’exploitation. Les observations effectuées dans le cadre de cette recherche nous ont permis de constater que les stratégies de résistance s’inscrivent dans une démarche qui peut être collective et inclure plusieurs autres personnes, dont d’autres travailleuses et des intervenant.e.s d’association de travailleuses domestiques.

Cette affirmation s’appuie dans un premier temps sur le groupe de discussion que nous avons observé à La Casa de Panchita. Mis sur pied par une intervenante de l’organisme, le groupe de discussion invitait les participantes à discuter de leur travail et des perceptions qu’elles en avaient. Hebdomadairement, l’intervenante rassemblait une dizaine de travailleuses et leur proposait un sujet de discussion. À d’autres occasions, les travailleuses pouvaient définir elles-mêmes le sujet à aborder. Au fil des rencontres, le groupe s’est informalisé. Les travailleuses ont alors commencé à se rencontrer, sans intervenante ni horaire prédéterminé. Les travailleuses ont continué à discuter des problématiques dans leur lieu de travail, se sont partagées des astuces pour faciliter leur travail et surtout ont discuté de leur relation avec leur employeur.e. Graduellement, ce groupe s’est transformé en un groupe d’amies – un groupe affinitaire – se rencontrant à l’extérieur de l’organisme dans le cadre d’activités sociales.

En rassemblant des femmes vivant des situations d’emploi similaires, La Casa de Panchita leur a permis de réaliser que leur situation n’était pas unique : le groupe a favorisé la collectivisation des expériences vécues, a favorisé le passage du « je » au « nous, travailleuses domestiques » et a favorisé la conscientisation aux pratiques discriminatoires et aux oppressions vécues. Concrètement, cela a permis de comparer leurs conditions de travail et, dans le cas de certaines travailleuses, de prendre conscience qu’il serait possible d’en obtenir de meilleures :

[…] il y a des femmes plus anciennes, avec plus d’expériences. Et elles te disent : « depuis combien de temps tu travailles  ? Combien gagnes-tu ? » Et elles te réveillent ! Elles te disent : « mais pourquoi continues-tu dans ce travail s’il existe d’autres emplois où ils respectent tes droits. » Ou, comme dans ce cas-ci […] j’ai rencontré une personne et elle m’a dit : « pourquoi tu ne vas pas à La Casa de Panchita, elles pourront te dire tes droits, te dire combien tu peux gagner et combien d’heures tu dois travailler. » Elles [les autres travailleuses] te disent ça, et tu te réveilles[72].

Ainsi, les discussions qui ont pris place au sein des groupes de discussion à La Casa de Panchita, ou même informellement dans d’autres contextes rassemblant plusieurs travailleuses au sein de l’organisme, ont contribué à ce que ces femmes puissent évaluer si leur emploi offrait de bonnes conditions. Elles ont également pu identifier certaines demandes pouvant être faites à leur employeur.e, et surtout elles ont pu réaliser que tous les emplois en services domestiques n’offrent pas les mêmes conditions.

Bien entendu, d’autres contextes permettent aux travailleuses de collecter ce type d’informations, que ce soit au parc, dans le cadre de fêtes familiales organisées par l’employeur.e ou lorsqu’elles suivent des cours du soir. Par contre, comme le démontre Carreras[73] dans son étude sur les travailleuses domestiques en Suisse, les informations récoltées au fil des activités quotidiennes et auprès « d’intermédiaires de circonstance » ne sont pas toujours complètes et véridiques. Pour remédier à ces inconvénients, les travailleuses cherchent à s’informer auprès de femmes en qui elles ont confiance. C’est ce que Carreras nomme des « collectifs de travail différé[74] » et qu’Orbe nommerait du « réseautage intragroupe[75] ». En ce sens, à travers la mise en place de groupe de discussion, La Casa de Panchita a favorisé l’émergence d’un « collectif de travail différé ». De même, la présence d’une intervenante, tout comme la possibilité de discuter sur place avec des avocates, psychologues et autres spécialistes, ont permis aux femmes de valider les informations reçues et d’ainsi, d’une certaine manière, se protéger des mésaventures entourant la collecte d’information auprès « d’intermédiaires de circonstance ».

Par ailleurs, le travail de La Casa de Panchita a favorisé, particulièrement dans le cadre des groupes de discussion, l’émergence d’une « parole émancipatrice[76] ». Cette parole, que nous pouvons définir comme : « une parole subjective éprouvée par le regard et la présence des autres qui servent de miroir et de caisse de résonnance », amène les participantes à se « repositionner et à dépasser leurs résistances initiales au changement »[77]. Ainsi, à travers les discussions avec d’autres personnes vivant des situations de travail similaires, les travailleuses ont osé s’exprimer et agir différemment avec leur employeur.e. Dans le cadre de nos entretiens, Victoria et Lucilla ont d’ailleurs confirmé que les rencontres à La Casa de Panchita les ont encouragées à demander des augmentations de salaire et un réajustement de leurs horaires de travail. Nous pouvons donc croire que les associations comme La Casa de Panchita ont le potentiel d’améliorer les conditions de travail des travailleuses domestiques à travers la mise en place de groupes de discussion qui contribuent au processus d’émancipation individuelle. Toutefois, comme l’exprime Lucilla, la prise de conscience concernant les conditions de travail et les oppressions vécues peut prendre du temps : « […] il y a un processus qui s’effectue, en toi, ça peut prendre un peu de temps, mais ça avance[78]… ». En somme, dans le cas précis de notre recherche, et avec les limites qu’elle comporte, force est de constater que ce processus de mise en comparaison des conditions de travail et le processus d’émancipation individuelle qui peut s’ensuivre est un élément important favorisant le passage à l’action[79].

Nos observations effectuées à La Casa de Panchita nous ont également permis d’être témoin de réflexions collectives autour de situations concrètes vécues par les travailleuses domestiques. À plusieurs reprises, les travailleuses ont présenté une situation problématique qu’elles vivaient dans leur travail pour ensuite l’analyser avec les autres travailleuses. Elles identifiaient ainsi collectivement les stratégies qui pouvaient améliorer leur situation ou définissaient le moyen le plus convenable pour aborder la question avec l’employeur.e. En d’autres mots, le travail effectué par des associations de travailleuses domestiques comme La Casa de Panchita peut contribuer non seulement à mettre en place un contexte favorable afin que les travailleuses domestiques choisissent de résister quotidiennement et individuellement dans le cadre de leur communication avec leur employeur.e, mais peut également contribuer à perfectionner des stratégies de résistance, voire à en développer collectivement de nouvelles

Le double mouvement de la résistance : entre l’individuel et le collectif

Penser les stratégies de résistance mises en place individuellement par les travailleuses dans leur relation avec leur employeur.e met en lumière le rôle central joué par l’association La Casa de Panchita. À l’évidence, notre démarche méthodologique se limite à la résistance de travailleuses ayant initialement entrepris une réflexion sur leurs conditions de travail et fréquentant une association de travailleuses. Toutefois, à travers leurs propos, nous pouvons noter l’importance de la collectivisation de leurs expériences de travail. Que ce soit pour comparer leurs conditions de travail, avoir un meilleur portrait du marché du travail et des opportunités qui s’offrent à elles, ou encore afin d’identifier les stratégies mises en place par leurs collègues, les travailleuses domestiques discutent entre elles. Les associations de travailleuses domestiques en offrant des espaces de discussions contribuent à cette collectivisation des expériences sur lesquelles s’appuient les stratégies recensées dans notre étude.

Nous notons donc le double mouvement de la résistance qui alterne entre l’individuel et le collectif. Dans les groupes de discussion, les travailleuses se basent dans un premier temps sur leurs expériences individuelles pour faire ressortir les similarités. Cette collectivisation d’expériences percole à son tour dans les stratégies de résistance mises en place individuellement : elle favorise l’émancipation individuelle et la mise en place de (nouvelles) stratégies de résistance. Ces stratégies mobilisées individuellement peuvent dans un deuxième temps être discutées à nouveau, réfléchies et perfectionnées en groupe, pour retourner vers un acte communicationnel prenant place entre une travailleuse et son employeur.e.

Les stratégies de résistance individuelle s’inscrivent donc dans un processus collectif. Cependant, nous persistons à qualifier les stratégies de résistance recensées comme étant avant tout individuelles. Les travailleuses sont en effet, dans le cas qui nous concerne, seules lorsque vient le temps de discuter avec leur employeur.e et le rapport de force ne peut se baser sur le nombre. Les stratégies identifiées diffèrent ainsi grandement des stratégies collectives, plus fréquemment étudiées, telles que les manifestations ou les grèves.

Sur un autre plan, les visées de la résistance collective et individuelle semblent également distinctes. Alors que les mobilisations collectives de travailleuses domestiques sont souvent axées sur la reconnaissance juridique et sociale du travail domestique[80], les stratégies de résistance recensées dans notre étude semblent avoir des visées tout autres : préserver la dignité, réduire l’arbitraire des décisions, avoir un plus grand contrôle sur son temps de travail ou sur les tâches définies. N’empêche, ces résistances ne semblent pas en soi subversives, au sens où elles ne cherchent pas à renverser la division sexuelle et raciale du travail, mais plutôt à offrir une marge de manoeuvre pour limiter le pouvoir de leur employeur.e et les répercussions des rapports de domination et d’exploitation. Toujours est-il, ces résistances offrent, à notre avis, un « potentiel subversif » pouvant mener à des actions collectives[81] puisque ces actes de résistance individuelle, lorsque garants de succès, peuvent être un moteur d’action important menant à la mobilisation collective. En ce sens, ces stratégies, de par ce double mouvement entre l’individuel et le collectif, peuvent instaurer un contexte favorable constituant l’amorce d’actions à proprement dites collectives.

Conclusion

S’intéresser au regard que portent les travailleuses domestiques sur leur relation avec leur employeur.e permet de penser la résistance subjective de ces travailleuses et de révéler leur agentivité[82]. Dans le cadre de notre étude, cela a notamment permis de démontrer que les travailleuses domestiques n’acceptent pas passivement leurs conditions de travail. Elles résistent activement. Que ce soit par le silence, le détournement de conversation, la préparation des communications directes avec leur employeur.e ou les répétitions indirectes, les travailleuses ponctuent leurs communications avec leur employeur.e de stratégies de résistance, tout en maintenant une soumission apparente. C’est ce stratagème qui leur permet d’éviter les sanctions ou la perte d’emploi. De leur point de vue, elles se fabriquent une marge de manoeuvre qui rend leur travail plus « viable ». Malgré tout, ces résistances ne se font pas sans effort. Au contraire, résister devient un travail constant qui implique de connaître son employeur.e, de prévoir ses réactions et souvent de dissimuler ses intentions concrètes. C’est en ce sens que nous pouvons dire, tout comme Scott l’a fait avant nous, qu’il s’agit d’une résistance quotidienne de tous les instants[83]. La résistance fait donc partie intégrante du travail domestique rémunéré.

Vue de l’extérieur, cette résistance individuelle et discrète peut être comprise comme l’acceptation du statu quo. Après tout, à travers ces stratégies de résistance, les travailleuses domestiques ne s’opposent pas ouvertement à l’exploitation qu’elles subissent, ni au contrôle abusif ou aux conditions de travail que plusieurs qualifieraient d’inacceptables. En maintenant une apparence de soumission et en ne subvertissant pas les rapports de pouvoir auxquels elles sont confrontées, est-il possible de dire que les travailleuses domestiques résistent malgré tout ?

Cette question est centrale. Elle fait d’ailleurs écho aux critiques de Gutmann sur le concept de résistance quotidienne de Scott[84]. Il importe donc de préciser que, bien que les stratégies présentées puissent sembler se restreindre à une résistance symbolique et à l’acceptation du statu quo, notre étude a pu constater qu’il s’agit aussi – et peut-être surtout – de stratégies de résistances mises en place avec l’intention d’améliorer les conditions matérielles de leur travail. Et ces stratégies ont effectivement des répercussions concrètes. Elles permettent d’avoir de meilleurs outils de travail, d’obtenir un horaire de travail plus adéquat et, même, de limiter la quantité de travail à effectuer. D’autres stratégies, comme les stratégies silencieuses en situation conflictuelle, ont un caractère symbolique indéniable et visent à (re)gagner une certaine dignité.

Ces stratégies permettent par ailleurs d’éviter les sanctions, enjeux qui, rappelons-le, est central puisque plusieurs travailleuses domestiques résistent à l’exploitation et à la domination dans un contexte où la perte d’emploi n’est pas une option. Il faut donc concevoir ces stratégies de résistance tout en considérant les conditions dans lesquelles elles s’exercent : la personnalisation des relations de travail, le caractère arbitraire des sanctions et leur large portée balisent les pratiques de résistance pouvant être mises en place par les travailleuses domestiques. De même, les rapports de domination et d’exploitation au coeur du travail domestique se doivent d’être contextualisés en pensant les rapports de pouvoir, de sexe, de classe et d’ethnicité qui s’imbriquent dans la relation de travail et marquent la relation entre la travailleuse et l’employeur.e. C’est par ces contraintes et par la position de dominées dans laquelle se trouvent les travailleuses domestiques rémunérées qu’émergent des stratégies de résistance qui prennent l’apparence d’une soumission, d’une certaine résignation[85].

Notre enquête montre par ailleurs que pour les accompagner dans cette résistance, les associations de travailleuses peuvent offrir des espaces de rencontre et de réflexion, tels les groupes de discussion proposés par La Casa de Panchita. Ces espaces permettent aux travailleuses de renforcer leurs stratégies, de les affiner, voire d’en développer de nouvelles. Ils permettent également, et c’est l’un des points centraux de notre réflexion, la collectivisation des expériences. Cette collectivisation favorise d’une part le développement d’un sentiment d’appartenance et d’une identité collective de « nous travailleuses domestiques », et d’autre part, elle participe au processus d’émancipation individuelle. Cela contribue à la mise en place de stratégies de résistance au travail et à leur perfectionnement. Contrairement à ce que Linhart[86] observe, soit « l’effondrement des collectifs » dans les entreprises misant sur le management moderne, notre étude démontre que des collectifs, plus ou moins formalisés, émergent dans un contexte parallèle où les travailleuses sont souvent isolées les unes des autres et où les conditions de travail sont tributaires des relations interpersonnelles avec l’employeur.e. Ce que nous nommons « la collectivisation des expériences » et que Linhart pourrait nommer « le sentiment d’un sort partagé avec d’autres » et la « mise en commun des doléances » peuvent s’effectuer dans des espaces de discussion offerts par des associations comme La Casa de Panchita et mener potentiellement vers des actions collectives et l’amélioration des stratégies de résistance individuelles.

Ainsi, penser l’organisation des travailleuses domestiques et le double mouvement de la résistance – de l’individuel au collectif et du collectif à l’individuel –, dévoile que les actions collectives peuvent avoir comme résultat des actions mises en place individuellement et, par rebond, que les stratégies de résistance individuelles peuvent être porteuses d’une capacité de mobilisation collective. En ce sens, notre étude, en portant attention aux stratégies de résistance discrètes et trop souvent invisibilisées, invite à complexifier notre compréhension de la résistance au travail et à approfondir notre lecture entourant l’action collective des travailleuses et travailleurs précaires. Nous soulignons ainsi l’importance de considérer les résistances individuelles qui, malgré leur apparence de maintien de statu quo, dissimulent une contestation de la domination. En somme, mettre de l’avant le regard des travailleuses domestiques sur leur relation avec leur employeur.e permet de lutter contre un certain défaitisme, de reconnaître la résistance quotidienne exercée par les travailleuses domestiques et de faire valoir leur potentiel subversif.