Article body

Cet essai porte sur le concept de résistance organisationnelle définie comme « un acte d’activisme social, référant à des situations où des individus ou des groupes d’individus n’ayant pas pleinement accès aux canaux d’influence institutionnalisés s’engagent dans une action collective pour remédier à un problème social perçu ou pour promouvoir ou contrer les changements de l’ordre social existant » (Briscoe et Gupta, 2016, p. 4[1]). La résistance s’inscrit donc de facto en opposition à une situation jugée problématique et consiste en l’expression d’une volonté non seulement de trouver une alternative, mais aussi d’agir par des moyens autres que ceux consacrés formellement par les institutions et les organisations. D’ailleurs, les éditeur.e.s de ce numéro soulignent que « la notion de résistance transcende des cadres organisationnels formels pour s’intéresser plus largement aux mécanismes sociaux qui permettent à des acteurs de s’engager dans une action collective transformative et de ce fait innover et changer les politiques ou l’action publiques » (d’après Hassenteufel, 2014).

L’hypothèse à la base de cet article est que le concept de résistance est révélateur à la fois d’une expansion de l’agenda critique en théories des organisations tout en donnant lieu à une domestication du concept pour le rendre opératoire et soutenir l’action dans les organisations. Plus précisément, en s’appuyant sur les travaux sur la résistance dans les organisations contemporaines, nous proposons de montrer comment l’intérêt continu porté à ce concept a permis une mise à distance de l’interprétation communément véhiculée par l’orthodoxie managériale. Tout en ouvrant la porte à un regard résolument critique sur les organisations, les travaux sur le concept de résistance expriment une volonté de penser la résistance comme une force constructive ou productive de l’organisation. C’est autour de cette tension entre force d’opposition et participation, inhérente à l’analyse de la résistance organisationnelle, que nous situons l’intérêt de ce concept pour comprendre l’expérience que font les acteurs des organisations.

La résistance est une notion largement abordée depuis longtemps dans les écrits sur les organisations et le management. Elle est reconnue s’exprimer sur le plan individuel en faisant référence à l’éventail de tactiques utilisées en milieu organisé pour se soustraire d’obligations formelles ou encore pour boycotter et saboter les cadences de travail. L’approche préconisée par Taylor au début du XXe siècle visait précisément à agir sur les comportements de résistance au travail des ouvriers. Taylor observe à cette époque que les ouvriers adoptent des comportements de freinage en limitant de manière volontaire et systématique le travail de production, ce qu’il appelle la flânerie systématique (Bernoux, 2014). La théorie de l’organisation scientifique du travail (OST) qu’il développe vise à enrayer ces comportements et à déposséder les ouvriers de la capacité à penser leur travail en exerçant un contrôle total sur son exécution. Le concept même de résistance organisationnelle permet de rendre compte à quel point l’engagement des individus a longtemps été considéré comme étant problématique du point de vue de la gestion ; il témoigne du même coup de l’importance de mieux le problématiser. L’analyse que nous présentons dans cet article s’inscrit dans une longue tradition sociologique visant à définir et à mieux comprendre les rapports entre les acteurs sociaux et les organisations. Les travaux de Hirschman (1970), portant sur ces questions, ont permis de conceptualiser la résistance organisationnelle selon trois registres d’action, soit la prise de parole impliquant une contestation ou une prise de position visible, la sortie où un ou des membres de l’organisation se désengagent plus ou moins clandestinement de l’organisation et la loyauté où la volonté de créer un ordre organisationnel alternatif pousse à des remises en cause et des contre-propositions à l’intérieur même de l’organisation. Ces trois formes d’engagement coexistent et se superposent dans l’analyse que nous proposons de la résistance organisationnelle.

La méthode retenue pour cet article est celle de l’essai comme mode légitime de quête de connaissance (Delbridge, Suddaby et Harley, 2016). L’essai porte un potentiel critique et un scepticisme délibéré mettant à défi les réifications ambiantes et les présupposés théoriques (Alvesson et Sandberg, 2011). Nous avons identifié trois représentations dominantes de la résistance organisationnelle à la suite d’un examen de la littérature en théories des organisations. Notre démarche s’appuie principalement sur une littérature anglo-saxonne associée au champ des théories de l’organisation, lesquelles se sont développées en réponse à une croissance des institutions dédiées à la production de savoirs et de pratiques de gestion dans les sociétés contemporaines (Hinings et Greenwood, 2002 ; Reed, 2009 ; Reed et Burrell, 2019). Nous pensons que ces trois moments forts de l’expression de la résistance organisationnelle dans la littérature dite savante constituent des points charnières dans l’évolution de ce concept. Dans cet essai, nous présentons une brève revue de la genèse et de l’évolution du concept de résistance dans l’analyse organisationnelle contemporaine sous l’angle de trois registres analytiques : la résistance comme un problème standard de gestion, la résistance comme antidote à l’aliénation en milieu organisé et la résistance comme une réponse contextualisée et productive. Des hypothèses seront tirées quant au potentiel de la résistance à être génératif, c’est-à-dire à capitaliser sur une opposition normalisée pour transformer les organisations, les politiques et la société. Nous terminons par une transposition de cette analyse à la question de l’action publique.

La résistance comme un problème standard de gestion

La résistance au changement peut être conceptualisée comme un problème standard de gestion sur lequel il faut agir pour arriver à mener à terme un projet organisationnel. Selon cette perspective, les faibles taux de succès relatif à l’implantation des changements au sein des organisations s’expliqueraient essentiellement par des comportements individuels de résistance. Toute une littérature porte d’ailleurs sur les causes de la résistance au changement et les stratégies pour arriver à surmonter ces résistances. Ce courant s’inscrit dans une tradition normative et prescriptive qui vise à favoriser certaines pratiques de gestion chez les agents de changement afin de favoriser une plus grande adhésion des membres de l’organisation.

La naissance du concept de résistance au changement

On attribue la notion de résistance au changement à Kurt Lewin (1947), chercheur considéré comme le père intellectuel des théories contemporaines des sciences comportementales appliquées (Burnes, 2004). Lewin s’intéresse au changement de comportement au sein des groupes sociaux, incluant les organisations, qu’il compare à un système homéostatique qui a comme particularité de résister naturellement au changement et de rechercher constamment à restaurer l’équilibre initial à la suite d’une perturbation. Le statu quo représente en quelque sorte un équilibre entre les freins au changement et les forces qui poussent vers le changement. Selon Lewin, un changement est possible seulement si l’équilibre est brisé et que la nouvelle situation en arrive à être stabilisée. C’est donc en arrivant à combattre les forces naturelles du système qu’un changement peut survenir. Prenant appui sur ses observations, il développe un modèle de changement en trois étapes (3-Step Model). La première étape (unfreezing) vise à provoquer la perturbation de l’état stable initial ; elle est suivie par une deuxième étape (moving) qui est caractérisée par une période d’essai et de multiples possibilités d’adaptation ; puis vient l’étape de la consolidation (refreezing) qui mène à une nouvelle phase de stabilisation (Marrow, 1969, p. 231-232).

Dans l’esprit de Lewin, la stabilisation de la nouvelle situation (refreezing) nécessite bien souvent des changements dans la culture organisationnelle, les normes, les politiques et les pratiques (Burnes, 2004 ; Cummings et Huse, 1989). Ainsi, le succès de l’implantation d’un changement requiert de s’intéresser aux conditions de vie en groupe et aux forces qui provoquent le changement ou qui, au contraire, contribuent à créer de la résistance au changement (Burnes, 2004 ; Dent et Goldberg, 1999).

L’interprétation managériale de la résistance au changement et les stratégies de gestion

Si, pour Lewin, la résistance au changement est d’abord et avant tout un phénomène de système (Dent et Goldberg, 1999), cette notion, reprise par plusieurs chercheurs et gestionnaires dans les années 1950, arrivera à être réduite essentiellement à un phénomène psychologique observable chez les destinataires du changement (Dent et Goldberg, 1999 ; Ford et al., 2008 ; Krantz, 1999). Pour Coch et French (1948), la résistance aux changements « est la combinaison d’une réaction individuelle de frustration et de forces puissantes induites par le groupe » (Dent et Goldberg, 1999, p. 31). Zander (1950) établira l’importance de s’intéresser non pas aux symptômes de la résistance (l’hostilité, le manque d’efforts, la soumission aveugle, etc.), mais à ses causes. Puis Lawrence (1969) introduira une distinction entre les aspects techniques et sociaux du changement en montrant que la résistance n’est pas seulement dirigée envers la dimension technique du changement, mais qu’elle peut être aussi bien attribuable à un sentiment de perte de statut et à l’absence de reconnaissance des expertises des employé.e.s. Rapidement, ce sera cette définition orientée vers les réactions individuelles au changement et principalement centrée sur les comportements des destinataires des changements qui s’imposera dans la littérature.

Du point de vue de la gestion, la résistance au changement en est venue à être considérée comme une manifestation naturelle chez les individus confrontés à un changement dans leurs habitudes et façons de faire (Choi et Ruona, 2011 ; Dent et Goldberg, 1999). En cohérence avec cette lecture psychologisante, des stratégies pour surmonter cette résistance sont prescrites et prennent des formes aussi variées que la formation, la communication, la participation et l’implication, mais aussi la facilitation et le support, la négociation et la manipulation (Kotter et Schlesinger, 1979). Ainsi, la résistance au changement devient le prisme à travers lequel des générations de gestionnaires apprennent à analyser les comportements des employés face à l’organisation (Dent et Goldberg, 1999).

En continuité avec ces travaux, la typologie de Chin et Benne (1985) concernant les stratégies de changement révèle des conceptions différentes de l’individu et des raisons qui l’amènent à résister aux changements. Les auteurs identifient trois grandes catégories, soit les stratégies empiriques rationnelles, les stratégies de rééducation normative et les stratégies de pouvoir coercitif (Choi et Ruona, 2011). Les stratégies empiriques rationnelles renvoient à une conception de l’individu dont les comportements sont essentiellement façonnés en fonction de ses intérêts personnels. Dans cette perspective, les membres d’une organisation n’ont qu’à bien expliquer les gains d’un changement pour que les individus acceptent l’adoption de nouveaux comportements. Quant aux stratégies de rééducation normatives, elles sont basées sur une représentation de l’individu moins unidimensionnelle qui englobe des dimensions à la fois rationnelles et sociales. Pour que les membres s’engagent dans un projet de changement, les stratégies de communication et d’éducation ne suffisent donc pas. Elles doivent également prendre acte des attitudes, des valeurs, des orientations normatives, de l’institutionnalisation des rôles et des relations, de même que des orientations cognitives et perceptuelles (Chin et Benne, 1985 ; Choi et Ruona, 2011). Enfin, les stratégies de pouvoir coercitif sont caractérisées par l’accent mis sur « les sanctions, qu’elles soient politiques ou économiques ou sur l’utilisation du pouvoir moral jouant sur les sentiments de culpabilité et de honte » (Choi et Ruona, 2011, p. 55). Elles renvoient à une conception où l’agencéité d’un individu est tributaire de son pouvoir formel, lequel permet aux acteurs les plus puissants d’imposer leur volonté aux moins puissants qui n’ont d’autres choix que de se soumettre aux changements.

En somme, malgré une certaine diversité dans la manière de se représenter les stratégies pour surmonter les résistances au changement, le présupposé qui sous-tend ces approches renvoie à l’idée que le changement proposé est nécessairement bon et qu’il suffit d’utiliser les bonnes stratégies pour prévenir les résistances aux changements ou en limiter la portée en étant attentif aux causes individuelles de la résistance. La pertinence du changement à adopter n’est nullement remise en question et les comportements de résistance sont toujours considérés comme étant inappropriés (Dent et Goldberg, 1999, p. 29).

La notion de résistance selon l’analyse critique des organisations

La résistance, dans cette perspective, est conçue selon des approches très différentes de celles cherchant à la circonscrire comme un problème de gestion. La résistance est ici l’objet d’une problématisation au sens où sa signification convenue est remise en cause au moyen d’un appareillage théorique critique et d’un questionnement novateur (Adler et al., 2007 ; Alvesson et Sandberg, 2011). Par critique, nous entendons un ensemble de perspectives ou d’approches théoriques qui ne se limitent pas à une analyse critique de croyances et de pratiques problématiques. Les approches critiques « visent à montrer comment ces croyances et pratiques sont nourries par des modèles et des structures de division et de destruction qui servent à les maintenir ; et aussi comment leur reproduction est contingente et modifiable tout en n’étant pas nécessaire et inéluctable » (Adler et al., 2007, p. 121).

Les théories dites critiques des organisations couvrent un large spectre allant des théories marxistes sur le travail dans des organisations à vocation capitaliste à une critique plus générale des structures et des phénomènes de domination dans les organisations, qu’elle porte sur le genre, l’âge, la stratification sociale basée sur l’ethnicité ainsi que sur la prolifération et la différentiation des modes de contrôle, incluant le recours à des discours porteurs de discrimination sociale (Thomas et Davies, 2005). Il ne s’agit pas ici de passer en revue les acquis et les avenues à poursuivre pour donner une pleine puissance à la diversité des analyses dites critiques, mais bien de proposer une conception de la résistance organisationnelle comme porteuse d’une alternative à l’approche qui associe la résistance à un simple problème de gestion.

Expérience du travail et aliénation

La résistance trouve ses fondements dans une expérience aliénante du travail (Seeman, 1976 ; 1991 ; 2001) où les sentiments d’isolement, d’impuissance et de perte de sens contribuent à son émergence. La gestion, et son corollaire l’exercice d’un leadership managérial, est perçue ici comme un acte de dépossession intellectuelle et de déqualification des travailleur.euse.s (Gemmill et Oakley, 1992). Toutes réflexions sur l’acte de résistance supposent une meilleure compréhension du rapport entre les élites dirigeantes et ceux qui sont appelés à les suivre (Tucker, 1968). Les recherches s’inscrivant dans ce champ se sont notamment intéressées aux mécanismes par lesquels les individus ou les collectifs évoluent d’une situation d’aliénation à une position de résistance. La résistance prend donc forme dans l’univers de la production, de quelque nature qu’elle soit, et s’appuie sur une appréciation subjective des travailleur.euse.s de la satisfaction qu’ils retirent du travail et de la dignité qu’il leur procure (Roscigno et Hodson, 2004). L’asymétrie de pouvoir dans les organisations et l’expérience de situations dites aliénantes ne s’accompagnent pas automatiquement d’un développement significatif d’une résistance visible ou clandestine (Gagnon et Collinson, 2017). Les travaux sur la résistance dans les organisations, même ceux associés aux approches dominantes (voir entre autres l’analyse de Ford et al., 2008), ont élucidé le rôle joué par les contextes sociaux et organisationnels dans l’émergence et le façonnement des phénomènes de résistance. L’analyse empirique de situations de travail révèle que les travailleur.euse.s ont des attentes bien définies à l’égard du management, structurées autour de la recherche d’un leadership fonctionnel et bienveillant, d’une connaissance fine de la part du gestionnaire des processus de production et du travail à accomplir ainsi que d’un traitement équitable des employé.e.s (Roscigno et Hodson, 2004 ; Wallace et Leicht, 2004). Le contexte de travail peut donc à la fois être un déclencheur et un accélérateur d’une résistance sur le plan individuel et collectif. Dans cette perspective, la résistance organisationnelle consiste en une réponse plus ou moins structurée face à une perception de contrôle excessif, de contradictions au sein des organisations et d’inconsistances managériales (Ford et al., 2008 ; Vallas, 2003).

Ainsi, la recherche de sens en milieu de travail peut être source de résistance. À cet égard, Fleming (2016) constate l’émergence d’une politique post-reconnaissance dans les organisations (post-recognition politics) où les travailleur.euse.s remettent de plus en plus en question le fait de participer à certaines activités vues comme légitimes par les élites managériales, mais qui les heurtent dans leurs valeurs. Ainsi, l’objet de la résistance ciblerait non seulement des enjeux liés à la protection des intérêts économiques, mais aussi des enjeux sociaux et moraux qui transcendent le contexte immédiat de travail. Le développement de l’activisme social en entreprise autour des questions de développement durable et de protection de l’environnement peut par exemple être analysé sous l’angle d’une résistance aux politiques en vigueur dans les organisations. Ces formes de résistance se distingueraient des formes plus classiques qui portent sur la protection des intérêts plus immédiats des travailleur.euse.s (Fleming, 2008). Les idéologies politiques ambiantes, les conditions structurelles du marché du travail et les revendications sociales plurielles, en référence notamment aux fondements identitaires de la résistance évoqués précédemment, placent la résistance au centre des rapports entre individus et organisations dont l’objet peut prendre des formes variées (Bélanger et Thuderoz, 2010 ; Thuderoz, 2017).

La résistance comme un antidote de l’aliénation en milieu organisé

L’analyse d’inspiration marxiste a consacré dès la révolution industrielle de la fin du XIXe siècle de nombreux écrits sur ce déchaînement observé des travailleur.euse.s à l’égard d’un nouvel ordre imposé jugé inhumain (Thompson, 2016). Ces travaux sont en quelque sorte précurseurs d’une longue tradition en analyse organisationnelle pour comprendre l’expérience que font les individus du travail et la nature des rapports qu’ils développent avec les organisations et l’élite managériale ; une élite managériale qui aspire depuis le milieu du XXe siècle à se professionnaliser notamment en exerçant un contrôle accru sur d’autres catégories occupationnelles (Leicht, 2016). La résistance est aussi définie comme une manifestation organisée de défiance collective incarnée par les mouvements sociaux ou les syndicats (Roscigno et Hodson, 2004). Dans les deux cas, la notion de résistance incorpore à la fois un rejet d’un ordre établi ou en devenir et une volonté de trouver une voie alternative. Elle est soit confinée dans des organisations formelles – comme le montre l’étude de Crozier (1963) sur les activités de sabotage des ouvriers – ou peut s’étendre à des univers interorganisationnels ou intersectoriels lorsque les politiques publiques sont considérées sous l’angle d’une action collective (Hassenteufel, 2014). Dans ce cas, la résistance constitue l’expression d’une action collective visant à transformer le contexte et l’objet d’intervention d’acteurs publics multiformes et en réseaux. Nous reviendrons en dernière partie du texte sur ce point.

Pour les analystes d’allégeance critique, la résistance est un révélateur des structures et dynamiques de pouvoir dans les organisations (Fleming et Spicer, 2008). Une exploration attentive de la dualité pouvoir-résistance dans les organisations conduit à se démarquer des travaux standards en gestion qui diabolisent la résistance comme un phénomène à éliminer (Thomas et Hardy, 2011). Pouvoir et résistance sont mutuellement constitutifs et renvoient aux oppositions fondamentales entre groupes sociaux, dont les rapports de classe et de genre, au sein des organisations ou dans la société plus générale (Mumby et al., 2017). Comprendre la résistance implique nécessairement de poser la question de la structuration du pouvoir dans les organisations et les conditions de son effectivité. La reconnaissance d’une telle polarisation représente le socle à partir duquel les critiques vont construire leurs analyses de la résistance, qu’elle soit portée par des antagonismes de classe ou d’autres phénomènes de stratification sociale (Roscigno et Hodson, 2004). Individuelle ou collective, la résistance organisationnelle est, pour les critiques, légitime et construite à partir de l’expérience subjective et objective du travail. Elle ne constitue pas un problème de gestion à résoudre, mais plutôt une situation sociale à comprendre.

Le travail immatériel et la persistance des phénomènes de résistance

L’attention croissante portée dans le domaine de l’analyse des organisations pour l’émergence d’une nouvelle classe de travailleur.euse.s, nommément les travailleur.euse.s du savoir, a donné lieu à un ensemble d’hypothèses sur la transformation des rapports entre les élites dirigeantes et les opérateurs d’organisations dites fondées sur la connaissance (Bell, 1972 ; Blackler, 1995 ; Kellogg et al., 2020). Pour certains, dont Bell (1972), il s’agirait de la fin des rapports d’exploitation et des idéologies politiques dans une société post-industrielle annonçant un retour en force des idées et de la culture comme moteur de transformations sociales. Plus spécifiquement, dans les pays à revenus élevés, les organisations auraient connu, depuis les années 1970, une mutation importante qui a conduit à une reconnaissance accrue de l’autonomie des travailleur.euse.s et de l’importance de la créativité en entreprise. L’ouvrage Les mondes sociaux de l’entreprise (Osty et al., 2007) suggère l’urgence d’un nouveau pacte social entre les dirigeants des entreprises et les travailleur.euse.s pour répondre à l’impératif de compétitivité dans un monde globalisé. En fait, l’hypothèse d’un renouvellement inéluctable des rapports au travail laisse entendre, plus ou moins explicitement, que les antagonismes entre groupes sociaux dans l’organisation, tels que les classes sociales, seraient désormais désuets ou du moins atténués à la suite d’une progression des conditions du travail salarié. C’est en réaction à cette hypothèse que les analyses critiques des organisations ont repris un intérêt marqué pour l’analyse des phénomènes de résistance. Pour d’autres, dont Kellogg et al. (2020), l’évolution des connaissances et des techniques confirmerait l’importance de poursuivre les analyses du rapport qu’entretiennent les individus avec le travail et les organisations et soulignent que la notion de résistance est tout aussi d’actualité aujourd’hui qu’elle ne l’était hier. La conception critique de la résistance se présente ici comme une contre-réponse à l’hypothèse d’un ré-enchantement des organisations avec l’avènement d’un contingent important de travailleur.euse.s du savoir (Brophy, 2008).

D’un point de vue critique, la transformation du travail s’inscrit dans une évolution vers une prédominance du travail immatériel (le travail professionnel par exemple) qui s’accompagne d’une réorganisation significative des pratiques de gestion et des modes de contrôle dans les organisations (Chiapello et Boltanski, 1999). Sont mobilisés et concernés par cette mutation du travail les professionnel.le.s, les personnels hautement qualifiés et les employé.e.s des secteurs des services. Ainsi, nos économies seraient entrées dans une période post-fordiste ou postindustrielle traduisant un ensemble de mutations profondes qui façonnent la nature et l’expérience du travail (Linhart, 2011). Trois principaux ordres de changement caractériseraient cette période, soit la mise au travail des subjectivités, les frontières poreuses entre le travail et les autres sphères de la vie qui contribueraient à amplifier le contrôle exercé sur les individus et l’émergence de nouvelles formes de subversion induite par une intensification des rapports antagoniques entre le travail et le capital (Brophy, 2008, p. 61). La nature du contrôle exercé par le management – contrôle par assujettissement ou par responsabilisation – et le type d’engagement au travail des individus – faible ou fort – façonneraient différents comportements de résistance au travail (Bélanger et Thuderoz, 2010).

Déjà, dans les années 1980, des auteurs comme Gross (1988) reconnaissaient que le post-fordisme était caractérisé par une expansion inégalée jusqu’à ce jour du capitalisme dans des sphères de la vie jusque-là considérées comme immunisées de la logique économique dominante à l’instar de l’univers domestique. De nombreux travaux ont cherché à mieux cerner empiriquement la prolifération et la différentiation des modes de contrôle dans les organisations où le travail immatériel prédomine (Bristow et al., 2017 ; Picard et al., 2020 ; Raffnsøe et al., 2019). Ils soulignent combien aucun secteur n’est à l’abri de telles mutations qui représentent le ferment sur lequel se construit l’expression de la résistance organisationnelle (Mumby et al., 2017) et décrivent les conditions objectives du travail et leurs incidences sur l’expérience subjective des travailleur.euse.s (Linhart, 2019).

La résistance organisationnelle en arrive ainsi à prendre des formes différentes que celles observées lors de la période fordiste où les formes collectives de résistance telles que l’action syndicale prédominaient (Brophy, 2008 ; Mumby et al., 2017). S’inscrivant dans un mode d’organisation qui valorise une plus grande autonomie au travail, les formes de résistances, à l’ère du post-fordisme, sont potentiellement moins visibles et plus individualisées. Un des enjeux consiste justement à mieux identifier et à définir ces formes de résistance en émergence et leur potentiel transformatif.

Résistance et agencéité dans les organisations contemporaines

Dans l’ensemble, les tenants des approches critiques à l’étude des phénomènes de résistance organisationnelle reconnaissent d’emblée le statut de l’organisation en tant que phénomène social distinct et présentant un potentiel analytique significatif pour l’exploration des interfaces entre structures et capacités d’action (Besio et al., 2020). Les critiques ne se limitent pas à considérer les organisations comme un épiphénomène ou un réceptacle de nombreux déterminismes sociaux qui pèsent sur son devenir et son fonctionnement. Ils s’intéressent tout autant à mieux comprendre en quoi les organisations impactent les dynamiques sociales, politiques, culturelles et économiques qui les transcendent. La notion de résistance est un terreau fertile pour explorer en quoi les phénomènes d’agencéité dans les organisations contribuent à façonner le monde social. Résistance et activisme social se conjuguent pour proposer un projet organisationnel alternatif qui peut, sous certaines conditions, mener à des transformations sociales significatives (Zietsma et Lawrence, 2010).

Les organisations présenteraient un degré variable de vulnérabilité face à l’activisme social, lequel constitue une expression spécifique de résistance. En accord avec les analyses institutionnelles, le tissu organisationnel serait plus ou moins perméable à des transformations selon les sources compétitives de pouvoir et la complexité des logiques institutionnelles à l’oeuvre (Greenwood et Hinings, 1996 ; Greenwood et al., 2011). Certaines organisations, telles que l’industrie forestière ou pétrolière, face à des contestations vives de leurs missions, pourraient même favoriser ou tout au moins tolérer l’expression d’une résistance et le développement de pratiques alternatives afin de maintenir un certain niveau d’acceptabilité sociale nécessaire à leur opération (Zietsma et Lawrence, 2010). Du point de vue des résistant.e.s, leur capacité d’action se fonde sur une connaissance fine et spécifique du milieu et des réseaux internes et externes qu’ils peuvent mobiliser. Initialement et essentiellement décrite comme une force d’opposition, la résistance acquiert donc dans l’analyse organisationnelle contemporaine un caractère potentiellement génératif de transformations sociales quoique non automatique ou inéluctable. Elle s’inscrit dans un registre d’action positive sur l’organisation.

La question du réalisme d’un projet organisationnel fondé sur une normalisation de la résistance reste entière. La réaction et la riposte des élites managériales à une telle évolution ouvrent la voie à une forme inattendue de résistance, soit celle qui vise à résister aux phénomènes de résistance (Mumby, 2017). De plus, les professionnel.le.s et les travailleur.euse.s du savoir sont aussi porteur.euse.s de résistance même si historiquement les classes ouvrières en étaient l’expression emblématique. Certains auteurs font l’hypothèse que la résistance dans des organisations dites postindustrielles et post-fordistes serait de nature différente et qu’elle se construirait en réponse à des contrôles normatifs ciblant les subjectivités plutôt que l’organisation matérielle du travail (Gagnon et Collinson, 2017 ; Kellogg et al., 2020 ; 2011). Le réalisme d’une conversion de la résistance en forces productives et transformatives pour l’organisation sera exploré dans la prochaine section à la lumière d’une complexification et d’une intensification apparentes des modes de contrôle et des zones d’expression de la résistance dans les organisations contemporaines (Villadsen, 2019).

La résistance en tant que réponse contextualisée et productive

En introduction de cet article, nous avons souligné que les travaux portant sur la résistance organisationnelle ont mené à une certaine domestication de ce concept. Si, d’un côté, le statut de la résistance comme pathologie de la gestion et des organisations paraît maintenant révolu, il importe de mieux comprendre la manifestation de la dualité opposition-participation dans les organisations contemporaines. En effet, il est intéressant de s’interroger sur la plausibilité d’une résistance admise ou reconnue qui conserve aussi son potentiel de création de nouveaux arrangements organisationnels. Une des clefs d’entrée pour aborder ce problème réside dans les récents travaux sur la résistance productive développés par David Courpasson et ses collègues.

Les attributs de la résistance productive

Le regain d’intérêt en sociologie des organisations pour la question de la résistance a donné lieu, depuis la fin des années 2000, à une caractérisation nouvelle de ce concept. Pour rendre compte de cette perspective, les travaux de David Courpasson et collègues (2011 ; 2012 ; 2016) autour du concept de résistance productive sont ici mobilisés. La résistance productive s’inscrit dans un effort de normalisation des oppositions et antagonismes en milieu organisationnel. Tel que proposés par ces protagonistes, les travaux sur la résistance productive visent à s’éloigner d’une conception de la résistance comme aveu d’impuissance face à l’autorité managériale ou corporative. Loin de se limiter à une simple opposition, cette forme de résistance vise à influencer les pratiques managériales en place (Courpasson et al., 2012). Elle est par essence transformative et se matérialise en fonction des habiletés des résistant.e.s à élaborer un programme d’action politique au sein des organisations. À la manière des analyses contemporaines sur la transformation des institutions (Zietsma et Lawrence, 2010), la résistance productive, pour se matérialiser, a besoin d’espaces dédiés ou d’enclaves organisationnelles imperméables à la discipline organisationnelle ambiante (Courpasson et al., 2011 ; 2012). Des objets de résistance formalisent et rendent visible l’opposition aux pratiques de gestion courantes ou aux pratiques envisagées par l’élite organisationnelle. Ces objets peuvent concrètement prendre différentes formes dont la rédaction d’un guide pour des pratiques alternatives, l’organisation de communautés d’apprentissage ou la mise en place d’expérimentations visant à mieux saisir le potentiel transformatif d’innovations.

La résistance productive repose sur l’hypothèse qu’il est possible, voire souhaitable, pour des acteurs périphériques d’influencer les comportements des détenteurs d’une autorité managériale et d’un pouvoir formel au sein de l’organisation (Courpasson et al., 2011 ; 2012). L’agencéité déployée pour constituer et affirmer une résistance productive devrait conduire à la suspension provisoire de la configuration traditionnelle du pouvoir organisationnel et mener à la proposition d’un réarrangement des relations de pouvoir. La résistance productive est donc, par nature, collective et visible, tout en étant portée par des canaux institutionnels alternatifs. À titre d’exemple, la création d’une communauté de pratique autonome entre travailleurs.euse.s sociaux et usagers des services constitue un espace pouvant mener à la suspension provisoire des relations usuelles de pouvoir. L’efficacité de la résistance productive dépend de son niveau de structuration, lequel constitue un levier pour formuler des pratiques alternatives et plausibles sur le plan occupationnel et en assurer la valorisation auprès des élites organisationnelles. À cet égard, la résistance productive commande une stratégie délibérée pour interpeller l’autorité managériale et une acceptation de la part des élites organisationnelles d’engager le dialogue autour de pratiques alternatives qui visent à terme à transformer le management des organisations. Il y a donc dans toute résistance productive l’enjeu de l’adossement des propositions alternatives sur les cadres organisationnels en place.

La résistance productive s’appuie sur une vision essentiellement dynamique des oppositions et antagonismes au sein des organisations (Courpasson et al., 2012). La résistance est le résultat d’un travail organisé et quotidien de la part des résistant.e.s. Ces dernier.ère.s s’engagent dans cette forme d’opposition sans avoir nécessairement une intentionnalité bien définie et une connaissance approfondie des enjeux. Ils et elles reconnaissent par contre que des éléments sont plus importants que d’autres dans un conflit ou un désaccord avec les élites organisationnelles (Courpasson, 2016). Les résistant.e.s capitalisent sur une telle reconnaissance pour structurer une force de proposition en vue d’exercer une influence. La résistance productive a donc un statut très distinct de la définition qui en était donnée dans la section précédente qui présente la résistance essentiellement comme un antagonisme subalterne de classe ou d’opposition entre groupes sociaux bien définis. La résistance prendrait ainsi forme dans des situations sociales diversifiées mettant en scène des subjectivités dont les projets et les positions se développent à même le travail des résistant.e.s. La pluralité des sources et des manifestations de la résistance dans les organisations serait nourrie par les tensions inhérentes au sein des organisations dites postindustrielles ou post-bureaucratiques où la valorisation de l’agencéité et de la créativité des acteurs s’accompagne d’une idéologie totalisante autour de l’engagement et de la mise en place de contrôles de plus en plus diffus et distants (Courpasson, 2011). Elle pose donc comme enjeu la quête de sens en milieu de travail et ses répercussions sur le développement de la résistance organisationnelle.

Une résistance qui se construit à même la quête de sens au travail

Chez certains auteurs, comme Christophe Dejours, la résistance est d’abord un phénomène qui s’ancre dans un registre individuel et qui se forge à partir d’une quête de sens au travail. En effet, l’acte de résistance passe d’abord par l’individu qui décide de s’opposer à des normes et des valeurs contraires à ce qu’il considère être bon (Lhuillier, 2009). Certains travaux français ont cherché à mieux comprendre ces comportements individuels et informels visant à résister à la domination managériale à partir de l’analyse des micro-résistances dans les organisations contemporaines (Bélanger et Thuderoz, 2010 ; Bouquin, 2020 ; Thuderoz, 2017). Même si cette forme de résistance demeure plus circonscrite et diffuse, elle porte néanmoins un potentiel transformateur au sein des organisations et des sociétés. Lorsqu’ils sont adoptés par un grand nombre de personnes, ces comportements de résistance peuvent devenir des tendances lourdes que les organisations ne peuvent ignorer. On le voit notamment avec la question du rapport au travail dans les sociétés contemporaines qui se traduit chez les jeunes par une forte propension à la mobilité professionnelle et à l’adoption de nouvelles valeurs à l’égard du travail (Mercure et al., 2012). Ces comportements constituent le ferment d’une résistance ayant potentiellement le pouvoir d’exercer des pressions sur les organisations pour qu’elles s’adaptent à ces changements sociaux et culturels. La résistance dans cette perspective est fortement ancrée dans une démarche axiologique.

Pour ce qui est de la dimension collective de la résistance, telle que conçue par Dejours, elle se matérialise par la collaboration, la coopération dans l’activité déontique (Lhuillier, 2009). L’activité déontique renvoie aux règles du vivre ensemble définies par le collectif, en opposition à une organisation du travail prescrit, qui prend forme dans un processus d’échange, de délibérations, de négociations visant l’atteinte d’ententes et de compromis reflétant les différentes perspectives du collectif. En ce sens, le travail, selon Dejours, est le lieu le plus ordinaire de la démocratie. Ces formes de résistance sont rendues possibles lorsque les conditions de l’action sont rassemblées. Au niveau individuel, cela passe par la capacité des individus à renoncer aux marques de reconnaissance de ceux en position de les offrir et, au niveau collectif, au regroupement d’individus qui arrivent à proposer des modèles alternatifs qui font sens pour eux. « La résistance n’a de sens que si elle a une visée d’efficacité de l’action sur l’état du monde » (Lhuillier, 2009, p. 231). Comme le mentionne Dejours, résister, ce n’est pas seulement empêcher, c’est trouver des voies différentes. Les phénomènes de résistance productive décrits précédemment pourraient donc s’inscrire dans cette dynamique de recherche de sens au travail.

Une problématisation de la résistance productive

Le réalisme du projet de la résistance productive mérite d’être examiné. D’entrée de jeu, la résistance productive politise la notion de co-production largement discutée dans les écrits actuels en administration publique (Bevir et al., 2019). Si, à sa base, la notion de co-production renvoie à l’instauration de rapports productifs et collaborateurs entre dispensateurs de services et usagers, elle porte aussi l’idée d’un projet organisationnel unifié où élite dirigeante et opérateurs font alliance dans un projet commun. Ainsi, les frontières qui distinguent les rapports d’opposition sont plus floues et se reconfigurent au gré des enjeux organisationnels et des acteurs en place. L’alliance parfois observée entre les cadres intermédiaires et les professionnel.le.s lors de l’implantation d’un changement est un exemple de forme de résistance alliant des acteurs qui, dans d’autres circonstances, se trouvent dans des rapports de pouvoir antagonistes (Côté et Denis, 2018). L’appel à une gestion plus mobilisatrice des ressources humaines dans les organisations publiques porte un tel idéal de ré-enchantement du travail et des entreprises (Linhart, 2011). La notion de résistance productive énonce un ensemble de conditions politiques propices à de nouvelles alliances entre opérateurs et élite dirigeante. Tout d’abord, elle pose comme conditions un engagement des acteurs à s’impliquer et à structurer le travail de résistance. Elle commande aussi le déploiement de stratégies pour pousser le management à s’intéresser à ces forces d’opposition et aux innovations qui en émanent. À cet égard, l’élite managériale conserve un droit de veto. Elle peut résister à l’expression d’une résistance productive et considérer comme une menace des propositions alternatives sur les manières d’organiser les choses et d’intervenir. Ainsi, même si la résistance productive mise sur un dépassement des oppositions classiques, elle oblige à reconnaître que son effectivité à terme dépend de la volonté d’une élite dirigeante à reconnaître le bien-fondé des revendications. Le jeu reste donc ouvert selon les forces et les subjectivités en présence.

Ainsi, le concept de la résistance productive permet d’orienter l’analyse vers des pratiques génératrices d’alternatives et de contre-pouvoir (countervailing power) dans les organisations. Toutefois, la littérature dans ce champ a porté une attention limitée aux conditions de réceptivité de la contestation en milieu organisé de même qu’aux mécanismes par lesquels la résistance advient. De façon préliminaire, il faut le reconnaître, les travaux sur la résistance productive soulignent combien les organisations contemporaines sont porteuses de multiples tensions qui alimentent les tout aussi nombreux phénomènes de résistance.

Dans un article récent, Bristow et collègues (2017) analysent la situation des universitaires d’allégeance critique en début de carrière dans les écoles d’administration (business School) et les universités au Royaume-Uni marquées à la fois par une pression intense à l’excellence et un contexte de forte insécurité. Ils décrivent leur expérience du travail universitaire comme une dialectique entre la résistance et la conformité. Cette conception de la résistance rejoint les travaux de Bouquin pour qui « les résistances sont bien souvent floues et se mélangent avec des conduites d’ajustement ou d’accommodement » (2020, p. 182). Cette définition large de la résistance rend compte de la nature réflexive et consciente du travail. Malgré les formes contemporaines de domination au travail qui visent l’enrôlement des subjectivités (Linhart, 2011), les individus déploient différents moyens pour agir sur leur réalité de travail. La résistance participe ainsi à une possible reconstruction des capacités d’action (Bristow et al., 2017). Identité et pouvoir sont mutuellement constitutifs et conduisent à façonner des modes variables de résistance associés à des formes tout aussi variables d’engagement dans l’organisation. La configuration des résistances est également façonnée par d’autres formes d’identités qui se construisent hors du travail et qui influencent les modes d’engagement au travail (Côté et al., 2019 ; Méda et Vendramin, 2013). L’émergence de la résistance productive dans les organisations dépendrait donc d’une capacité des acteurs à traduire en positions et revendications collectives ce qu’ils apprennent de leur contexte de travail. L’éventualité d’un désengagement, d’une sortie au sens d’Hirschman, ne permettrait pas de construire un projet organisationnel fondé sur la résistance productive.

L’étude de Bristow et collègues (2017) montre que les professeur.e.s d’orientation critique récemment engagé.e.s dans la carrière universitaire s’inscrivent dans trois modes distincts de résistance : la diplomatie, le combat et la projection dans l’idéalisme. Ces modes de résistance s’accompagnent chacun d’un mode prédominant d’action dans l’organisation qui balise le rapport entre l’orientation universitaire critique et l’école d’administration en tant qu’organisation. Les modes prédominants d’action sont respectivement la négociation, la lutte et la réalisation d’un projet individuel. Sans reprendre ici la description fine des modes de résistance et des mécanismes d’action avec et auprès de l’organisation, il importe de retenir qu’ils sont tous productifs au sens où ils permettent à des agents de s’engager activement dans l’organisation et de l’influencer que ce soit de manière formelle ou informelle ou individuelle et collective.

Ainsi, l’analyse de Bristow et collègues (2017), celle de Bélanger et Thuderoz (2010) et les études qui portent sur le rapport entre le travail et le hors travail permettent de mieux comprendre la complexité et la multiplicité des formes de résistance dans des organisations dites contemporaines. Ces analyses prolongent celles de Courpasson et collègues sur la résistance productive en élucidant des formes multiples, à première vue toutes potentiellement productives, et les mécanismes par lesquels des résistants adoptent des rôles transformatifs.

L’analyse nous informe cependant peu sur la question de la suspension provisoire des relations de pouvoir, une condition essentielle de la résistance productive chez Courpasson. L’étude de Bristow et al. (2017) nous informe de l’importance de l’identité ou du rapport au travail dans le façonnement d’une résistance potentiellement productive et des différentes stratégies ou mécanismes d’action qui permettent de lier conformité et résistance. Cette analyse ouvre la voie à concevoir l’innovation de l’action et des politiques publiques comme un acte de résistance qui doit remplir certaines conditions pour devenir productif et transformatif. La prochaine section vise à formuler certaines propositions quant à la transposition de notre analyse de la résistance organisationnelle au domaine de l’action et des politiques publiques.

Résistance et co-production comme moteur d’un renouveau de l’action et des politiques publiques

Notre analyse montre qu’il y a un double effort dans le domaine de l’analyse des organisations pour produire une conceptualisation sophistiquée de la résistance, non soumise à un cadrage strict par les élites managériales, tout en donnant lieu à une domestication intellectuelle de ce concept afin de mieux circonscrire son rôle contributif et productif dans les organisations. Si la résistance est inéluctable, le défi est de réconcilier son expression avec les impératifs de la vie dans les organisations. Se pose alors la question d’un risque d’une possible censure politique de la résistance qui renvoie à son expression et éventuellement sa promotion dans les organisations tout en reconnaissant qu’elle reste contrainte par les cadres et logiques institutionnels en place. Ce questionnement est au coeur des analyses d’inspiration foucaldienne des organisations qui ont pris forme depuis une trentaine d’années (Hatchuel, 1999 ; Raffnsøe et al., 2019 ; Villadsen, 2019).

Les travaux mobilisant le concept de dispositif de contrôle proposé par Foucault ont mis en lumière une double dynamique selon laquelle les organisations sont des sites propices au façonnement des subjectivités – favorisant la formation d’un acteur collaboratif – et des lieux propices à l’expression de l’agencéité des individus – incluant potentiellement des comportements de résistance au travail (Villadsen, 2019). Une telle vision suppose de concevoir que les capacités d’agence sont dispersées et distribuées au sein des organisations tout en reconnaissant l’importance des dispositifs de pouvoir (Raffnsøe et al., 2019). Elle soulève aussi l’éventualité d’une normalisation de la résistance organisationnelle dont les contours sont définis par le projet d’une résistance productive. La prévalence importante du travail immatériel et du rôle des professionnel.le.s dans les organisations contemporaines pourrait conduire à la fois à une croissance des manifestations de la résistance jumelée à une participation active et engagée des acteurs hors élite managériale au développement de l’organisation. L’autonomie associée au travail expert pourrait s’accompagner de formes d’engagement dans l’organisation analogue à la résistance productive décrite précédemment. L’analyse des universitaires en début de carrière (Bristow et al., 2017) montre clairement que la réalisation d’un projet individuel, s’inscrivant dans un travail d’élaboration des subjectivités, prend forme et opère dans un rapport à l’organisation et au travail. La résistance productive pourrait être considérée comme un cas de figure d’une résistance organisationnelle qui s’exprime dans le contexte de modes de contrôle distants et diffus, tout en étant compatible avec l’expression d’un projet et d’une liberté individuels. L’intérêt croissant pour la mise en place de dispositifs collectifs d’expérimentation et d’innovation (les laboratoires d’innovation de toutes sortes) représenterait une forme de consécration de l’expression d’une agencéité dans un espace ouvert, mais régulé. La co-production permettrait de conjuguer l’acte de gouvernement et l’acte de résistance.

Ces travaux nous amènent à émettre l’hypothèse d’une co-existence d’un projet de résistance et d’un accord à co-produire l’organisation et son programme d’activités. La résistance est l’expression d’une réflexivité en contexte organisé. Elle serait productive sous certaines conditions dont la tolérance à l’égard de celle-ci, et une attention portée à ce phénomène par les élites managériales, de manière à la normaliser comme force de gestion et de transformation. Les élites organisationnelles sont appelées dans ce processus à une certaine remise en cause de leurs pratiques et de leur rôle. Les résistant.e.s, nous l’avons dit, s’opposent à des forces ou des modes de gouvernement. Ils et elles dépendent vraisemblablement d’une participation aux cadres organisationnels qui régulent leurs conduites pour exprimer leur résistance.

L’analyse portant sur le potentiel transformatif de la résistance en milieu organisationnel peut également servir à penser autrement les politiques et l’action publiques. Les politiques publiques sont à la fois l’expression d’un pouvoir par les instruments qu’elles mobilisent et l’objet de différentes formes de résistances qu’il convient d’analyser (Laborier et Lascoumes, 2005). Tout comme dans les organisations, les capacités d’agence sont dispersées parmi plusieurs catégories d’acteurs au sein de la société. On observe dans le domaine de l’analyse des politiques publiques un intérêt croissant pour le rôle d’acteurs dits non traditionnels dont ceux appartenant à la société civile (Rhodes, 2017). L’autonomie dont bénéficient par exemple les mouvements associatifs favoriserait un engagement dans l’action publique et une plus grande visibilité de valeurs et d’intérêts diversifiés. L’importance accordée aux processus d’innovation dans les politiques publiques représenterait justement une tentative de conjuguer la pluralité des points de vue et des positions des agents avec l’impératif de formuler des politiques publiques porteuses d’une régulation renouvelée des situations jugées problématiques (Moyson et al., 2017 ; Tamtik, 2016). Ces travaux nous amènent à émettre l’hypothèse d’une co-existence d’un projet de résistance et d’un projet de co-production qui s’appliquent également au domaine des politiques publiques. Dit autrement, l’analyse de la résistance organisationnelle invite à interpréter les processus de développement des politiques publiques comme un processus de réconciliation des situations d’opposition et de participation. La résistance est l’expression d’une réflexivité en contexte organisé, qu’il s’agisse des politiques publiques ou des organisations. Des appels sont faits pour un tel renouveau dans le monde des politiques, et ce, dans différents domaines de l’action publique incluant une meilleure compréhension des résistances à l’innovation dans les politiques (Geels, 2014 ; Michels, 2011 ; Victora et al., 2011 ; Voorberg et al., 2015). La question de la co-production des politiques publiques et de l’expression d’une résistance comme moteur de changements dans les politiques est abordée explicitement dans des domaines aussi variés que les politiques en matière d’environnement, de santé et d’innovation dans les systèmes de services publics.

Conclusion

L’analyse que nous avons faite du concept de résistance suggère toute sa puissance pour réfléchir au renouveau de l’action et des politiques publiques. L’analyse de la littérature suggère que l’émergence d’une résistance productive serait favorisée par une prédominance du travail immatériel, l’entrée en scène d’acteurs non traditionnels dans le domaine des politiques publiques, l’émergence de problèmes insaisissables (wicked problem) – les inégalités grandissantes, la protection de l’environnement, la maîtrise des cycles économiques, etc. – de même que l’exercice d’une gouvernementalité au sein des organisations et des réseaux publics. Cette forme de résistance souligne l’importance de porter attention aux conditions sociales de tout ordre qui rendent le changement et l’innovation possibles. À cet égard, la prescription systémique de Lewin est toujours d’actualité. L’analyse des phénomènes de résistance montre qu’elle peut être individuelle ou collective. L’enjeu pour le renouveau de l’action publique est de mieux comprendre les mécanismes qui permettent ce passage et cette récursivité entre l’expression d’une résistance individuelle, la construction de sujets résistants et l’organisation de cette résistance. La notion de résistance productive nous sensibilise aux exigences et stratégies propices au développement systématique et collectif de la résistance.

La résistance productive renvoie également à un contexte favorable à l’accroissement de l’agencéité des acteurs organisationnels et des politiques publiques. Certaines conditions semblent préalables au renouvellement de la capacité d’action en milieu organisé. D’abord, la prise en considération de la complexité des environnements organisationnels et liés aux politiques publiques où le pouvoir est bien souvent réparti de facto entre plusieurs acteurs dans un contexte où co-existent des valeurs et logiques compétitives. Des alliances peuvent prendre aussi forme sous certaines conditions entre les acteurs terrain, les cadres, l’élite managériale, voire des individus à l’extérieur de l’organisation autour de projets ou d’enjeux communs. Cela suppose un recadrage des frontières qui définissent habituellement les rapports de pouvoir et d’opposition dans les processus de formulation des politiques et au sein des organisations. Cela renvoie également à une négociation explicite pour arriver à co-produire des propositions alternatives qui remettent nécessairement en cause les pratiques des élites en place. Les travaux de Courpasson, puis ceux d’inspiration foucaldienne en analyse organisationnelle, nous amènent à concevoir l’inertie sur le plan des politiques et de l’action publique comme tributaire d’une incapacité à co-produire les règles et formes de gouvernement avec les résistant.e.s.

L’enrôlement des subjectivités dans les processus de formulation des politiques ou au sein des organisations, et le fort engagement qu’il suppose sur le registre subjectif, conduisent à des formes et des objets de résistance qui visent des transformations plus en profondeur en ce sens qu’ils renvoient à des aspirations qui interpellent des valeurs et plus largement des projets de société. L’intérêt de l’article porte justement sur l’idée d’un impossible projet de résistance productive en l’absence d’un accord à co-produire ce qui contraint et transforme l’action publique ou collective. À cet égard, le concept de résistance révèle le compromis inéluctable qui est fait par les individus pour vivre et survivre dans un monde d’organisations, qu’il soit dans la sphère politique ou d’autres domaines d’intervention.