Ce numéro des Cahiers de Recherche Sociologique s’inscrit dans la foulée d’autres initiatives collectives qui s’organisent autour de la sociologie de Colette Guillaumin et qui sont l’occasion de (re)découvrir la puissance critique d’une analyse matérialiste de la Race et du Sexe ; une analyse politiquement située (Guillaumin, 1981), rendant non seulement compte de leur parenté structurelle et de leur lien organique (Guillaumin [1998], 2017), mais aussi et surtout de leur caractère transitoire : une percée incommensurable pour les sciences sociales restée largement ignorée et encore non dépassée. Du thème du travail à celui des corps, en passant par le langage, les processus de catégorisation sociale, les consciences et les idéologies, les sciences et les systèmes d’idées, les contributions de Colette Guillaumin à la sociologie générale ont été nombreuses et décisives. Dans le champ de la critique de l’économie politique, on lui doit notamment d’avoir théorisé les rapports d’appropriation (esclavage, sexage) analytiquement distincts du rapport d’exploitation salarial (le capitalisme) ; leurs faces mentales, les systèmes de marques, les classes et les fractions de classe qu’ils produisent. Sur le plan de la méthode, à partir « de la considération première des faits matériels », Guillaumin a dégagé l’une des approches les plus innovantes pour l’étude de la domination, forçant le déplacement du regard des seules minorités vers la saisie conceptuelle de l’ensemble social majoritaire/minoritaire, impensé jusqu’alors. Son approche sémantique des rapports sociaux et sa pratique d’analyse des discours (institutionnel/scientifique et banal) ont également ouvert des avenues de recherche non balisées avant elle pour l’étude de leur imbrication. À cet égard, l’identification d’un troisième terme à tout rapport de pouvoir, l’Ego de chacun de ces rapports, les contours du sujet social idéal qu’ils instituent, constituent des legs majeurs et une dimension des rapports sociaux encore peu explorée (Pietrantonio, 2018 ; Pietrantonio, Bouthillier, 2015 ; Pietrantonio, 2002). Aussi, les relectures fines de ses travaux offrent-elles des prospectives de recherche précieuses pour l’étude de la domination comme pour son épistémologie. Si les textes que Colette Guillaumin a produits au cours des cinquante dernières années font désormais école, tant du côté du féminisme matérialiste que de la littérature sur le racisme, l’actualité de sa pensée est, elle, largement sous-estimée, et dans certains cas contestée. Ses analyses continuent pourtant d’irriguer nombre de recherches aujourd’hui. C’est notamment le cas en sociologie des relations ethniques, de l’immigration, des rapports sociaux de race et de sexe où, entre autres contributions, sa critique de la notion de différence marque, depuis les années 1980, l’analyse des politiques publiques dites d’intégration des populations migrantes ou de luttes contre la discrimination en divers domaines, dont celui de l’éducation et du marché de l’emploi. Ce numéro veut contribuer à rassembler ces travaux et à poursuivre cette « conversation ininterrompue » qui alimentait la sociologie de Colette Guillaumin, dans une perspective de prolongement, d’actualisation et de renouvellement. Tout comme le travail de Colette Guillaumin, les contributions qui composent ce dossier peuvent se lire de multiples manières. La lecture que nous déroulons ici ne saurait rendre compte, à elle seule, de l’intérêt comme des apports de chacune de ses contributions dans leurs champs respectifs (études littéraires, histoire ancienne, philosophie politique, sociologie féministe, historique, de la sexualité, du racisme, de l’ethnicité…), tant sur les plans épistémologiques, que théoriques et méthodologiques. On trouvera dans ce dossier des analyses approfondies sur des objets aussi variés que circonscrits. Cette composition hétéroclite témoigne éloquemment de l’étendue des réflexions et des applications que suscite la sociologie de Colette Guillaumin, comme du caractère heuristique de sa démarche sociohistorique d’ancrage matérialiste tant pour l’analyse (théorique, méthodologique et empirique) de phénomènes bien actuels que pour l’éclairage …
Appendices
Bibliographie
- Abreu, M., Falquet, J., Fougeyrollas-Schwebel, D. et Noûs, C. (2020). Penser avec Colette Guillaumin aujourd’hui. Cahiers du Genre, 68.
- Amiraux, V. et Sallée, N. (2017). Colette Guillaumin (1934-2017). Sociologie et sociétés, 49(1), 153-154.
- Guillaumin, C. (2017 [1998]). La confrontation des féministes en particulier au racisme en général : Remarques sur les relations du féminisme à ses sociétés, Sociologie et sociétés, 49(1), 155-162.
- Guillaumin, C. (1992), Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris : Éditions Côté-Femmes.
- Guillaumin, C. (1981), Femmes et théories de la société : remarques sur les effets thériques de la colère des opprimées. Sociologie et sociétés, 13(2), 19-32.
- Guillaumin, C. (2002 [1972]). L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel. Paris : Gallimard.
- Juteau, D. (1995), Introduction. (Re)constructing the categories of « race » and « sex » : The work of a precursor. Dans C. Guillaumin, Racism, Sexism, Power, and Ideology. Critical studies in racism and migration (p. 1-28). Boston : Routledge.
- Pietrantonio, L. (2018), Dévoiler le sujet social normé de tout rapport de pouvoir et (re)penser l’émancipation, Université féministe d’été – conférence d’ouverture, mai.
- Pietrantonio, L., Bouthillier, G. (2015), Comprendre l’hétérogénéité sociale pour faire valoir la diversité, Recherches féministes, 28(2), 163-178.
- Pietrantonio, L. (2002),Who is « We » ? An Exploratory Study of the Notion of « the Majority » and Cultural Policy, Canadian Ethnic Studies, 34(3), 142-156.
- Rollins, J. (1985). Between women : Domestics and their employers. Philadelphie : Temple University Press.
- Wirth, L. (1945), The Problem of Minority Groups. Dans The Science of Men in the World in Crisis (p. 347-372), New York : Morningside Heights-Columbia University Press.