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Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la dépression est la première cause d’incapacité dans le monde touchant plus de 350 millions de personnes (OMS, 2012). Au Canada, 4,7 % de la population canadienne âgée de 15 ans et plus ont déclaré en 2011 avoir souffert au cours des 12 mois précédents de symptômes de dépression majeure (Statistique Canada, 2012). En 2009, toujours au Canada, la probabilité de déclarer un épisode dépressif majeur au cours de la vie était de 14,3 % pour les francophones et 11,4 % pour les anglophones (Chomienne et coll., 2010). En ce qui a trait au sexe, l’écart entre la prévalence d’épisodes dépressifs au détriment des femmes était de 3,7 % pour les 15 à 24 ans en 2011. Ainsi, 9 % des femmes et 5,3 % des hommes de cette catégorie d’âge avait vécu un épisode dépressif dans un intervalle de 12 mois (Statistique Canada, 2012). Ces données épidémiologiques canadiennes rejoignent celles de la plupart des pays occidentaux où les femmes et les jeunes constituent des groupes à risque pour les troubles dépressifs (McGorry, 2015).

Les barrières d’accès aux services de santé mentale

L’insuffisance des soins accessibles en santé mentale, la pénurie de professionnels de santé, les évaluations inexactes et la stigmatisation sociale demeurent des barrières importantes pour accéder aux services de santé mentale (Bowen, 2001). À cette liste s’ajoutent aussi les barrières linguistiques qui affectent non seulement la communication des personnes avec les professionnels de la santé, mais aussi leur accès à des connaissances sur la santé dans les médias (Bowen, 2015).

La barrière linguistique dans l’accès aux services de santé mentale (Traisnel et Forgues, 2009) est un véritable poids pour les francophones en situation minoritaire au Canada. En utilisant les données de l’Ontario Mental Health Reporting System, une étude récente (Tempier, Bouattane et Hirdes, 2015) montre que la langue constitue une barrière importante pour les francophones de cette province dans le recours aux services spécialisés de santé mentale. D’autres données (Vaillancourt et Lacaze-Masmonteil, 2009) ont cependant mis en exergue que même lorsque des services de santé mentale en français sont disponibles en contexte minoritaire, ils ne sont pas toujours utilisés par la population visée. La question de l’accès aux services de santé mentale ne se résume donc pas uniquement à celle de l’offre, mais aussi (et surtout) à celle de la demande[1].

La demande d’aide spécialisée varie beaucoup en fonction de l’âge et du genre des personnes touchées par une problématique de santé mentale. Ainsi, l’utilisation des services spécialisés en santé mentale des jeunes (19-24 ans) souffrant de problème de dépression est, en général, plus faible que celle des autres catégories d’âge (McGorry et coll., 2013), car ces derniers demandent généralement moins d’aide professionnelle que la population adulte (Vyas, Birchwood et Singh, 2015). Dans ce contexte, il n’est donc pas étonnant que parmi les jeunes adultes de 19 à 24 ans souffrant de dépression, 42 % n’avaient utilisé aucun service de santé mentale formel.

L’utilisation des services de santé mentale n’est pas homogène chez les jeunes. Ainsi, les jeunes filles (15-17 ans) ont proportionnellement davantage tendance à utiliser les services de santé mentale et à demander de l’aide spécialisée que les jeunes garçons (Drapeau, Boyer et Lesage, 2009). Cette tendance reflète d’ailleurs la situation dans la population générale au Canada où les femmes consultent plus que les hommes les services de santé mentale (Lesage, Bordeleau et Bernèche, 2010).

Les dynamiques identitaires dans la représentation sociale de la dépression: une explication possible à la demande de services

Des recherches se sont intéressées à la représentation sociale[2] de la dépression (Räty, Ikonen et Honkalampi, 2006; Tremblay, 2006) et à l’accès aux services de santé mentale (Kravitz et coll., 2011) des personnes appartenant à l’un ou l’autre de ces trois groupes sociaux : les femmes, les jeunes et les francophones en situation minoritaire au Canada. Nos données (Negura, Moreau et Boutin, 2014), ainsi que d’autres études montrent que les femmes acceptent plus facilement le diagnostic de dépression (Hirshbein, 2009), alors que les jeunes sont plus sensibles à la stigmatisation et au jugement social (Martínez -Hernáez, Digiacomo, Carceller-Maicas, Correa-Urquiza et Martorell-Poveda, 2014). Le rapport minorité-majorité linguistique au Canada (Tempier et coll., 2010) peut être vu comme un déterminant dans la manifestation de la dépression chez les francophones puisque ce rapport traduit des inégalités existantes dans d’autres domaines comme le statut socioéconomique, l’éducation et la littératie ou encore l’immigration (Bouchard, Gaboury, Chomienne, Gilbert et Dubois, 2009).

Intersectionnalité et inégalités de santé

La théorie féministe intersectionnelle nous a permis de proposer un nouvel éclairage à ces observations. Cette théorie, qui a émergé dans le champ des mouvements féministes et du droit jurisprudentiel, a connu un « succès spectaculaire » (Davis 2015) dans les sciences sociales en étant largement adoptée et utilisée dans les milieux de la recherche et de l’intervention. Ce concept, forgé par la féministe afro-américaine Kimberlé Crenshaw (1991), a le mérite de bien saisir les mécanismes d’imbrication des rapports de pouvoir sur le plan des pratiques sociales. Dans ses écrits portant sur la violence conjugale, cette auteure a montré que l’intersectionnalité des rapports de domination peut servir à comprendre l’articulation entre divers systèmes d’oppression et des appartenances identitaires, comme le genre, l’origine ethnique, et la classe sociale qui façonnent les expériences de personnes se situant au croisement de ces identités multiples. Peu à peu, l’attention s’est déplacée sur la façon dont ces catégories interagissent dans les réalités sociales et matérielles de la vie des femmes pour produire et transformer les rapports de pouvoir (Davis, 2015).

Deux principaux courants s’inspirent de la pensée féministe intersectionnelle : le modèle afro-américain plus populaire en Amérique du Nord et la perspective socio-constructionniste plus utilisée en Europe (Blige, 2009).

Le courant afro-américain propose une vision structurelle de l’intersectionnalité qui met l’accent sur la manière dont les systèmes de domination, d’oppression et de marginalisation produisent des effets croisés structurant la vie quotidienne des groupes marginalisés, leur position sociale et leur identité. Par sa considération des catégories sociales imbriquées et de sources multiples de pouvoir et de privilèges, cette approche permet de cerner les effets des structures d’inégalités sur les vies individuelles et les manières dont ces croisements produisent des configurations uniques (Harper, 2012).

Inspiré du courant postmoderne, le modèle socio-constructionniste propose une autre conception de l’intersectionnalité (Knudsen, 2006; Prins, 2006; Yuval-Davis, 2006). Selon cette approche, l’intersection des rapports de pouvoir est analysée à travers l’expérience subjective des personnes. Autrement dit, les personnes ne subissent pas d’une manière passive les systèmes de domination et n’acceptent pas automatiquement les identités qui leur sont assignées. Dans leur vie quotidienne, les acteurs participent activement à la construction de leur identité et mettent en oeuvre des stratégies pour résister à l’oppression et à la marginalisation (Prins, 2006). En l’occurrence, cette approche s’intéresse au processus de production et reproduction des catégories d’identité (d’appartenance ethnique, de classe, de genre) et des relations de pouvoir et d’inégalités qui en découlent (Anthias, 2005). Les hiérarchies sociales sont abordées comme la concrétisation de discours, pratiques et processus qui prennent forme lors des interactions humaines et au sein des institutions sociales (Harper, 2012).

Au cours des dernières années, les décideurs politiques et des intervenants se sont inspirés de l’approche féministe intersectionnelle dans le but de réduire les inégalités de santé. En contexte canadien, trois applications de cette approche sont actuellement proposées (Morrison, 2015): les cadres d’analyse féministe intersectionnelle de l’Institut canadien de recherche sur les femmes (Lee, 2011), les cadres d’analyse des politiques axés sur l’intersectionnalité de l’Université Simon Fraser (Hankivsky, 2014) et enfin, les travaux sur les déterminants sociaux de la santé de McGibbon (2012). Ces approches utilisent une vision structurelle de l’intersectionnalité qui met l’accent sur la façon dont les facteurs macrosociaux (politiques, valeurs, etc.) occasionnent des inégalités de santé chez les populations présentant plusieurs caractéristiques sociodémographiques défavorables. Peu d’études existent cependant dans le contexte canadien sur les expériences subjectives par lesquelles des groupes de personnes, notamment les jeunes femmes appartenant à la minorité francophone, se retrouvent exclus ou marginalisés dans le processus d’accès aux soins de santé. Comment ces femmes réagissent-elles face aux inégalités sociales ? Quelles conséquences sur le bien-être social et émotif (santé mentale) ? Quelles stratégies de résistance développent-elles ? Comment l’accumulation et l’entrecroisement de ces catégories façonnent-t-elles leur accès aux soins de santé ?

L’étude que nous présentons dans cet article vise à comprendre comment l’intersection des appartenances identitaires multiples façonne la perception des symptômes de dépression et la demande de services de santé mentale des jeunes femmes francophones vivant en contexte minoritaire au Canada. Nous faisons la double hypothèse que l’appartenance simultanée à plusieurs groupes dominés (francophone en situation minoritaire, jeune et femme) produit des effets complexes d’interaction pouvant affecter: a) le rapport des jeunes femmes francophones aux symptômes dépressifs et b) l’accès aux services de santé mentale et à la demande d’aide.

Nous examinons ainsi la façon dont le croisement des catégories socioculturelles (genre, âge et langue parlée) prend forme à travers les récits des jeunes femmes et au cours des expériences vécues dans la vie quotidienne (Yuval-Davis, 2006). L’expérience subjective des répondantes sera ensuite analysée à l’aide des concepts socioconstructionnistes de position sociale et de positionnement social (Anthias 2005, 2008). La position sociale, liée aux divisions sociales qui découlent des catégories de différence, est construite et maintenue par les narratifs sociaux alors que le positionnement social fait référence à la façon dont les sujets interprètent leur position sociale et leur appartenance identitaire (Anthias, 2005). Les narratifs sociaux désignent les théories et les discours véhiculés par les politiques sociales et les milieux de recherche et d’intervention au sujet des phénomènes sociaux et des catégories identitaires. Ils se constituent par le biais d’une base de connaissance commune, incorporée et utilisée par les chercheurs, les intervenants, les décideurs et les acteurs sociaux eux-mêmes (Loseke, 2007).

Méthodologie

L’échantillonnage

Une enquête qualitative exploratoire a été réalisée dans quatre villes canadiennes où les francophones sont minoritaires: Moncton, Ottawa, Sudbury et Winnipeg. Nous avons eu recours à un échantillon non-probabiliste par choix raisonné de 14 jeunes femmes adultes, âgées de 18 à 30 ans, pour qui le français est la première langue officielle apprise et encore comprise et qui ont rapporté avoir eu des symptômes de dépression[3] au cours de la dernière année. Pour s’assurer que toutes les répondantes correspondent à ces critères, elles étaient invitées à compléter une fiche signalétique avant de pouvoir participer à l’enquête. La taille de l’échantillon de 14 répondantes, même si réduite, nous a permis néanmoins d’obtenir une relative saturation des données (Morse et Richards, 2007).

Tableau 1

Profil sociodémographique des participantes (n = 14)

Profil sociodémographique des participantes (n = 14)

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Le recrutement

Le recrutement a été effectué dans des institutions d’enseignement post secondaire des quatre villes ciblées. Des affiches ont été installées dans les babillards des institutions d’enseignement, émises dans les bulletins d’information des associations étudiantes, ainsi que dans des journaux communautaires francophones et diffusées au sein des réseaux sociaux utilisés par les étudiantes.

La collecte et l’analyse des données

Les données ont été recueillies par l’entremise: a) de la méthode d’évocation (Vergès, 2003) et b) d’entrevues individuelles semi-dirigées. Nous nous sommes inspirés de la technique d’évocation de la manière suivante: les répondantes ont été invitées à mentionner l’ensemble des termes qui leur venaient à l’esprit quand elles pensaient à la dépression, aux services de santé mentale, au fait d’être une femme, d’être jeune et d’appartenir à la minorité francophone. Nous avons ensuite continué l’exercice en demandant aux répondantes d’expliquer leur choix. Nous avons finalement intégré ce matériel qualitatif dans notre analyse thématique. L’entrevue semi-dirigée contenait également des questions sur le vécu de la personne souffrant de dépression, le rôle de l’appartenance à des catégories de genre et de langue parlée ou encore l’expérience d’utilisation des services en lien avec leur dépression. Les entrevues d’environ une heure et demie ont été enregistrées et intégralement retranscrites. Afin de respecter l’anonymat des personnes, les extraits d’entrevues ont été dénominalisés et des noms fictifs ont été attribués aux participantes.

Nous avons effectué une analyse thématique de ce matériel qualitatif en trois temps. Premièrement, nous avons identifié les segments de discours sur la dépression, le rapport à différentes catégorisations sociales auxquelles les répondantes s’identifient (les femmes, les jeunes et la minorité francophone) et l’utilisation des services de santé ou d’autres stratégies pour faire face à leur état psychologique vécu et perçu comme étant une dépression[4]. Deuxièmement, nous avons procédé à l’analyse des rapports sociaux à l’origine de la production du discours. Autrement dit, nous avons repéré les éléments façonnant les constructions identitaires selon les catégories d’âge, de genre et de langue tout en tenant compte des différences entre les quatre villes sans pour autant réduire l’analyse en de simples constructions identitaires régionales. Cette méthode nous a permis de repérer, dans un troisième temps, le positionnement social des jeunes femmes et leurs expériences différenciées de la dépression. Au même moment, les constructions identitaires en fonction du genre, de l’âge et de l’appartenance sociolinguistique ont été mises en rapport avec les narratifs sociaux sur les troubles dépressifs[5]. Cette recherche a reçu l’approbation du comité d’éthique de l’Université d’Ottawa (# 01-12-01B).

Résultats

L’intersection de ces trois axes de différenciation dans le positionnement social (femme, jeune et francophone minoritaire) des répondantes sera illustrée à travers trois thèmes qui ont émergé dans le discours: a) les facteurs déclencheurs de la dépression, b) le vécu dépressif et c) le parcours thérapeutique (incluant le recours et l’utilisation des services de santé mentale). Cette articulation joue, selon notre analyse, un rôle significatif dans la reproduction ou le rejet par ces femmes des discours, des représentations et des narratifs sociaux sur les troubles mentaux.

Dépression – facteurs déclencheurs

Le croisement de plusieurs catégories identitaires se manifeste sur le plan des facteurs qui semblent déclencher la dépression chez les jeunes femmes francophones. Les facteurs évoqués sont dans la plupart des cas exogènes: la rupture amoureuse, la maladie d’un proche, l’échec à un examen, le harcèlement à l’école ou à l’université, l’interruption d’une grossesse inachevée. Cependant, une analyse attentive des discours révèle qu’à l’origine de ces éléments exogènes se trouve des facteurs endogènes liés à de conflits identitaires. Plusieurs témoignages nous permettent de déceler de conflits existant entre la position sociale assignée et le positionnement, entre l’identité construite par les sujets et celle relatée par les narratifs sociaux.

Les récits montrent que la réalité vécue par les jeunes femmes francophones n’est pas homogène. L’identification en tant que « jeune » amène plusieurs conflits identitaires. La dépression est perçue comme « normale » par certaines jeunes femmes qui l’associent à une période de transition, d’expérimentation et de quête identitaire : « C’est sûr que ce que tout ce que j’ai vécu est lié au fait que je suis jeune » (Isabelle, 24 ans). Pour d’autres, l’écart entre leur propre construction identitaire et les valeurs sociales du groupe est considéré comme un facteur ayant déclenché une exclusion sociale qui à son tour serait à l’origine de la dépression:

J’avais beaucoup de la misère à [me] faire des amis parce que j’ai des goûts différents, pis même là, dès que tu as des goûts différents, quand tu es jeune, tu te fais juger très rapidement. J’ai toujours été exclue de ma ville, même aujourd’hui, je ne me sens pas acceptée, je ne me sens pas la bienvenue

Virginie, 24 ans

Si l’identification aux femmes ou aux jeunes est considérée comme un possible facteur déclencheur de la dépression, l’appartenance à la minorité francophone est évacuée de l’explication de la dépression, même refusée. Les participantes rejettent ainsi tout lien de causalité entre minorité et dépression: « Je ne suis pas dépressive parce que je suis Acadienne. Ce n’est pas ma condition de francophone en milieu minoritaire qui me rend dépressive » (Claire, 23 ans).

Le vécu dépressif

Les femmes sont plus enclines que les hommes à afficher leurs symptômes en public, puisque la dépression « au féminin » serait plus acceptée socialement:

Je pense que le regard que la société va avoir sur une femme versus un homme qui a des problèmes de santé mentale n’est pas le même. La femme, je pense, va être plus : « ok, on l’aide ». Un homme, on va dire: « arranges-toi avec tes problèmes. Il faut que tu sois fort, il faut que tu passes au travers » (…). Je pense aussi que les femmes ont plus tendance à aller vers les ressources que les hommes. Je pense aussi que les services sont peut-être un petit mieux adaptés aux femmes, à leurs besoins ou à leurs situations »

Emma, 26 ans

L’intégration de ce narratif dominant amène les jeunes femmes vers une meilleure acceptation de la maladie, une prise en charge plus efficace et une utilisation davantage appropriée des ressources disponibles.

Parcours thérapeutique: demande et utilisation des services de santé mentale

Les témoignages des jeunes femmes évoquent surtout le recours aux services prodigués par des médecins de famille (Ottawa, Sturgeon Falls, Moncton), travailleurs sociaux et psychologues (Ottawa, Moncton), et plus rarement, des psychiatres ou conseillers en santé mentale (Université d’Ottawa et Hôpital Monfort). La plupart des jeunes femmes francophones interrogées aimeraient que ces services soient prodigués dans leur langue maternelle. Comme la communication constitue un élément essentiel du traitement de la dépression (Schwenk, Evans, Laden et Lewis, 2004), la possibilité de s’exprimer en français demeure un élément important. L’analyse de leurs récits révèle toutefois que la barrière linguistique ne semble pas constituer un obstacle incontournable pour la demande de services de santé mentale.

D’un côté, dans les régions où la proportion des francophones est importante (certaines villes comme Sturgeon Falls ou Moncton), les services en français sont mieux développés et donc plus accessibles :

Quand je pense à milieu minoritaire (…) ça me fait penser aux différentes réalités. Ce n’est pas la même chose, chez moi, à Sturgeon Falls que, mettons, à Windsor ou même ici, à Ottawa. Les choses sont très différentes. Je pense qu’être un francophone en situation minoritaire varie en fonction du milieu

Sarah, 21 ans

De l’autre côté, le bilinguisme actif[6] les aide aussi à trouver plus facilement des ressources médicales ou communautaires: « Si tu me donnes le choix, je le prends en français. Mais si tu ne me donnes pas le choix, je vais le prendre en anglais » (Claire, 23 ans).

Plus que la langue en tant que telle, c’est plutôt la difficulté d’accéder au système de santé que ce soit dans le milieu francophone ou anglophone (liste d’attente trop longues, manque de médecins, coûts associés aux services spécialisés) et une prise en charge bureaucratique de la dépression par les services de santé professionnels (tests, formulaires, protocoles) qui apparaissent, dans nos données, comme un obstacle majeur à l’accès aux services de santé mentale.

Certaines des répondantes considèrent d’ailleurs que l’approche exclusivement médicale n’est pas adéquate: « Je sais que l’une des choses qui, moi, me faisait vraiment beaucoup hésiter [à continuer le traitement] c’est que j’avais l’impression d’être une bombe ambulante de médicaments pis je ne voyais pas nécessairement des changements » (Christine, 22 ans). De plus, plusieurs professionnels en santé mentale semblent associer, selon certaines répondantes, des stigmates aux personnes souffrant des troubles dépressifs. Ces éléments peuvent d’ailleurs nuire à l’adhésion des personnes au plan de traitement:

Je suis allée voir des professionnels mais je n’ai vraiment pas ressenti de la connexion, la connaissance, la compréhension. Je me sentais encore jugée, je me sentais plutôt un individu avec un problème mental qu’une personne. Honnêtement, je ne crois pas aux services professionnels.

Nicole, 30 ans

Plus encore, la plupart des jeunes femmes préfèrent consulter des professionnelles femmes lorsqu’elles ont besoin d’aide, car celles-ci seraient plus empathiques et compréhensibles: « j’avais demandé une conseillère femme spécifiquement pis ils comprenaient ça très bien que je puisse vouloir ça. Ça me rendait plus confortable » (Emma, 26 ans).

La mobilisation des réseaux de sociabilité primaires et secondaires (famille, amis, groupes d’entraide) et l’implication sociale ont d’ailleurs été considérées par certaines femmes comme une méthode thérapeutique plus efficace:

Les personnes déprimées devraient plus s’impliquer dans la société comme faire des sports, joindre un club ou quelque chose juste pour se sentir plus accepté, plus comme partie de la société.

Marie-Pier, 18 ans

Il en résulte que plusieurs femmes ont réussi à traverser « le trou noir » des troubles dépressifs grâce aux activités de loisirs et de sports ou à l’implication sociale, comme les activités charitables, l’improvisation, la zoothérapie ou encore le don de sang:

Je me suis toujours impliquée. Comme j’étais la présidente du comité pastoral, j’ai gagné trois prix de la Société canadienne du sang. Je donne du sang (…) Je suis vraiment impliquée et je trouve que ça m’a aidé à travers ça [la dépression]

Léa, 27 ans

Discussion

Les manifestations somatiques et psychologiques de la dépression relatées dans les récits correspondent aux critères diagnostiques d’un épisode dépressif majeur de l’American Psychiatric Association (APA): isolement, inconfort, anxiété, découragement, désespoir, fatigue, refus de s’alimenter, de sortir, désir de se blesser, manque de sommeil, incapacité de lire, d’écrire, perte d’énergie (APA, 2013). Souvent, la dépression est définie par les répondantes comme un « handicap physique et psychologique », un « tunnel noir » ou encore un « temps obscur ». La métaphore du « suicide psychologique » fut également utilisée. L’intensité de ces symptômes amène une grande souffrance psychologique et physique (allant même jusqu’à l’automutilation[7]). La peur d’être stigmatisée en raison de ces symptômes intensifie l’isolement (« on ne fait pas partie de la société ») et le « sentiment de solitude » des jeunes femmes francophones.

Les narratifs organisationnels et culturels sur les troubles dépressifs font état de plusieurs stigmates associés à cette maladie (Shamblaw, Botha et Dozois, 2015; Norman, Windell et Manchanda, 2012). Dans les témoignages de jeunes femmes francophones vivant en situation minoritaire, ces stigmates se croisent avec les stéréotypes sexuels liés à l’identité féminine qui confèrent aux femmes une certaine fragilité émotionnelle. D’ailleurs, selon plusieurs auteurs féministes, ces critères sexistes sont reproduits dans les théories et les pratiques d’intervention en santé mentale (Guberman, 1993). Faiblesse, émotions, sentiments caractériseraient le sexe « faible » (Goran, 2014). Cette intersection des stéréotypes est convertie en avantage par ces femmes, car elle leur donne une « légitimité » par rapport aux manifestations dépressives.

Au Canada, les services de santé privilégient un protocole très médicalisé de prise en charge de la dépression puisque plus de 80 % des consultations qui aboutissent à un diagnostic sont assortis de la prescription d’un antidépresseur (Otero, 2012). Dès lors, comment les participantes se positionnent par rapport à ces pratiques institutionnelles ? Dans les récits analysés, on observe que les dynamiques identitaires liées au genre, à l’appartenance linguistique et à l’âge se croisent dans la manière dont les jeunes femmes utilisent les ressources disponibles pour avoir accès aux services de santé mentale. Ainsi, ce sont les professionnelles de la santé de sexe féminin qui sont privilégiées et ce en raison de différents stéréotypes sexuels comme l’empathie et la sensibilité.

L’approche intersectionnelle socio-contructionniste utilisée dans notre analyse a permis de constater que l’appartenance simultanée à plusieurs catégories sociales défavorisées occasionne des inégalités d’accès aux services de santé mentale des jeunes femmes francophones. Ces expériences d’inégalités sont attachées aux pratiques déployées dans leur vie quotidienne (Knudsen, 2006). À cause du stigmate social associé, la dépression se transforme elle-même dans une catégorie identitaire s’ajoutant à celles déjà existantes. Cependant, les jeunes femmes ne semblent pas faire de lien entre leur statut francophone minoritaire et leur état dépressif.

Cette analyse centrée sur les récits permet de constater que l’intersection de ces catégories se manifeste dans un espace identitaire dynamique. Leur positionnement social, caractérisé par plusieurs stratégies de compensation, de lutte et de résistance différenciées (Prins, 2006) permet aux jeunes femmes issues des minorités francophones de faire face aux inégalités auxquelles elles se trouvent confrontées. Dans ce processus, les narratifs sociaux sont rejetés, réinterprétés ou parfois acceptés de façon dynamique (Anthias, 2005). L’imbrication des catégories de genre et d’âge, quant à elle, produit des effets compensatoires sur la demande de services de santé mentale. Si la représentation sociale positive associée à la jeunesse (espoir, bonne humeur) les fait hésiter dans leur demande de services de peur de se faire juger, celle liée au genre féminin les encourage à accepter les faiblesses qui pourraient y être reliées. Le stigmate associé aux jeunes souffrant de dépression est donc détourné vers une acceptation des stéréotypes sexuels sur la « légitimité » des troubles mentaux chez les femmes. Concernant les pratiques sociales observées, ce type de positionnement devient un mécanisme de réussite qui les aide à trouver souvent des solutions de remplacement pour demander de l’aide: famille, amis ou thérapies non-traditionnelles (yoga, etc.).

La barrière linguistique ne semble pas constituer un obstacle infranchissable dans la demande de services de santé mentale. Deux explications sont avancées par les participantes. La première est le bilinguisme. L’usage de l’anglais constitue une stratégie développée par les jeunes femmes francophones pour mieux s’intégrer socialement dans un milieu majoritairement anglophone (Negura et Samson, 2008). Les rapports de pouvoir découlant du rapport majorité-minorité sont encore une fois détournés et transformés.

Deuxièmement, la plupart des jeunes femmes réussissent à bénéficier des services en français, surtout dans certaines régions qui sont davantage bilingues. Ici encore, on observe une différenciation importante dans notre échantillon en fonction du contexte géographique (McPherson et McGibbon, 2010). Il est bien documenté que les services de santé mentale en français diffèrent beaucoup d’une province à l’autre et que ces différences régionales jouent un rôle important dans l’utilisation des services (Bowen, 2001). Nos résultats le confirment aussi. Les pratiques déployées par les jeunes femmes francophones s’adaptent aux différences régionales. Il faut cependant ajouter que nous avons montré (Levesque, Negura, Moreau et Laflamme-Lagoke, 2018) que le recours aux services de santé mentale ne dépendait pas que de l’offre, mais aussi des représentations que les individus se faisaient de ces services.

Limites de l’étude

Une limite possible de notre enquête résulte sans doute de la taille réduite de notre échantillon (n = 14). Cependant, l’objectif de notre recherche exploratoire était moins d’identifier des régularités que d’explorer les significations accordées par les jeunes femmes à leur expérience. Une autre limite de notre étude, inhérente à toute méthodologie qualitative, fut l’impossibilité d’exclure totalement l’interprétation subjective des données. Afin d’en limiter l’impact, nous avons cependant effectué la triangulation des résultats d’analyse (Apostolidis, 2003) en confrontant systématiquement les interprétations effectuées du même contenu par l’ensemble des auteurs de cet article.

Conclusion

Les récits des jeunes femmes francophones sur l’expérience de la dépression et la demande de services de santé mentale nous informent sur la manière dont ces dernières négocient leur place dans la configuration complexe des rapports de pouvoir qui les traversent. Le déploiement des stratégies pour pallier les inégalités d’accès aux services de santé mentale en français ainsi que le parcours thérapeutique choisi déconstruisent les narratifs sociaux sur les troubles mentaux et les minorités francophones ayant trait à la forte prévalence des problèmes de santé mentale et l’accès insuffisant aux services dans les milieux francophones en contexte minoritaire canadien.

À travers les données recueillies, notre étude montre indirectement les limites d’une analyse intersectionnelle structurelle qui insiste exclusivement sur les systèmes objectivés de domination et leur impact sur la vie des groupes marginalisés, sans prendre en compte les dimensions subjectives de la résistance aux rapports de pouvoir inégalitaires. En même temps, cette étude propose un usage inattendu de l’intersectionnalité socio-constructionniste. L’imbrication de plusieurs catégories de différence aboutit paradoxalement à un renforcement du pouvoir d’agir de ces jeunes femmes francophones. Si l’identité francophone s’avère neutre par rapport au trouble dépressif, l’identité des jeunes accentue par contraste la stigmatisation déjà en place d’un comportement dépressif, alors que l’identité féminine légitime un comportement autrement stigmatisé comme la dépression en favorisant par conséquent la demande d’aide ou le développement des stratégies d’intégration et de réussite. Les stratégies de compensation développées permettent aux jeunes femmes de transformer les exclusions auxquelles elles se trouvent confrontées en reconfigurant leur place dans ces dynamiques symboliques du rapport majorité-minorité.

Notre analyse permet également d’envisager un modèle intersectionnel d’intervention sociale ancré dans les approches narratives déjà utilisées en service social. Ce type d’intervention devrait être centré sur l’expérience et les récits personnels des personnes interviewées (White et Epston, 2003). Selon cette approche, les récits alternatifs racontés par les acteurs à propos de leur expérience deviennent une source de connaissances qui peut, potentiellement, défier les narratifs sociaux existants sur différents phénomènes sociaux. Ces connaissances expérientielles ouvrent la voie à un renouvellement des pratiques d’intervention en fonction des histoires racontées et des besoins exprimés. Cette préoccupation a d’ailleurs favorisé l’émergence et, de plus en plus, l’intégration d’une perspective intersectionnelle à l’intervention féministe (Corbeil et Marchand, 2010).

À cet égard, il convient de prendre en compte dans les interventions auprès des personnes présentant un trouble dépressif, l’imbrication des catégories de genre et d’âge et les pratiques et les discours qu’elle génère. De plus, des interventions axées sur les réseaux de sociabilité primaires et secondaires et des projets d’implication sociale devraient être envisagées dans le plan de traitement des personnes souffrant d’un trouble dépressif.