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Introduction

La notion d’incapacité, quelquefois associée à celle de handicap, s’est transformée depuis son émergence au milieu des années 60 (Nagi, 1965). La Classification internationale du fonctionnement du handicap et de la santé (CIF) adoptée par l’OMS en 2001 pose l’incapacité comme le produit de l’interaction de plusieurs facteurs individuels (déficiences/déficits sensoriels, troubles cognitifs, etc.), sociodémographiques (âge, niveau de scolarité, etc.) et sociaux-environnementaux (présence d’un réseau de soutien, accès aux services, facilité/difficulté des déplacements, etc.) lesquels interagissent entre eux et exercent une influence sur la capacité d’un individu d’accomplir les activités quotidiennes nécessaires à l’exercice de ses rôles sociaux. La notion d’incapacité dépasse ainsi aujourd’hui la seule prise en compte des déficiences et devient fonction des difficultés qu’une personne rencontre dans l’exercice de ses activités et l’accomplissement de ses rôles sociaux. L’aptitude d’un individu représente alors sa possibilité d’accomplir une activité, cette possibilité s’étalant sur un continuum allant de la capacité à l’incapacité.

Dans chaque juridiction, les autorités publiques responsables de la prestation de services et de programmes dans un aspect particulier de la vie sociale (travail, vie quotidienne, services de santé, éducation, transport…) utilisent des instruments pour mesurer les incapacités chez les individus. Plusieurs de ces instruments sont centrés sur la mesure de l’autonomie fonctionnelle et sont utilisés dans le contexte de la livraison de services socio-sanitaires. Ils sont généralement utilisés auprès des individus aux prises avec des incapacités (physiques et cognitives) et visent le traitement ou la réadaptation. D’autres instruments visent l’évaluation des capacités de travail, c’est-à-dire l’appréciation des aptitudes engagées dans l’activité de travail, lesquelles incluent, mais non limitativement, les capacités fonctionnelles. Ces instruments de mesure sont utilisés dans les régimes de prestation d’invalidité et ont généralement comme objectif de déterminer le programme de soutien financier ainsi que le type et le niveau de services requis pour favoriser l’intégration sociale et professionnelle des individus prestataires (Office of the Assistant Secretary for Planning and Evaluation, 2000). Dans ce contexte, la mesure des capacités de travail peut être associée soit : 1) à l’évaluation de l’invalidité (quels sont les effets d’une altération grave et stabilisée de l’état de santé de tel individu sur sa capacité de travail et de gain?); 2) à l’évaluation des capacités résiduelles de travail (quelle est la capacité de tel individu d’accomplir telle fonction de travail?); et 3) à l’évaluation de l’employabilité (quelle est la capacité de tel individu d’être et de demeurer en emploi?). Les outils et modalités de mesure varient donc en fonction de l’objectif de l’évaluation.

Le présent article reflète quelques-uns des résultats obtenus dans le cadre d’une recherche documentaire financée par le Centre de recherche sur les politiques en matière d’invalidité professionnelle (CRPIP) (Provencher, 2015). L’étude visait entre autres à examiner les processus, instruments et modalités de mesure de l’incapacité au sein du régime québécois d’assistance publique. En première partie de cet article, nous ferons brièvement référence à l’activation générale des politiques dans le champ de la sécurité du revenu et à la pertinence des études centrées sur l’analyse de mise en oeuvre dans ce contexte (Policy implementation analysis). Nous distinguerons ensuite les notions d’évaluation de l’invalidité fonctionnelle et d’évaluation des capacités de travail. Nous présenterons ensuite quelques caractéristiques générales relatives aux processus d’évaluation de l’employabilité au sein des régimes d’assistance publique. Nous nous attarderons enfin, en dernière partie de cet article, à la description des modalités et procédures d’évaluation de l’employabilité propres au régime québécois d’aide sociale.

Contexte général

Après une phase de déclin de l’État-providence à partir du milieu des années 1980, en tant que forme de réponse aux défaillances du marché en regard de la protection du bien-être des individus, les stratégies dites d’activation de la protection sociale apparues à l’aube des années 2000 ont transformé les choses de façon significative. Ne témoignant pourtant ni de l’affaiblissement ni du désengagement des pouvoirs publics à l’égard des affaires sociales auquel on peut être d’abord tenté de l’associer, ce nouveau mode de gouvernement, résolument plus favorable au marché, témoigne d’une transformation profonde du rôle et du mode d’intervention des pouvoirs publics en matière de protection sociale (Lascoumes et Le Gales, 2012; Arrignon, 2016). L’articulation des régimes de sécurité sociale en fonction d’objectifs et de modèles tirés du secteur économique caractérise dorénavant le rôle de l’État en regard de la protection sociale. Dans les pays de l’OCDE, depuis une quinzaine d’années, les régimes d’assistance publique ont renoué, à des degrés divers, avec l’exercice ou le recours à une activité de travail. Au Québec, les mesures actives d’emploi représentent dorénavant l’articulation fondamentale du régime d’assistance. En témoignent, les frontières de plus en plus floues entre les entreprises, les organismes d’employabilité, les organismes communautaires, de plus en plus associés à la mise en oeuvre des programmes et mesures d’employabilité du régime, de même que les débats en cours sur le projet de loi 70 du Québec visant à permettre une meilleure adéquation entre la formation et l’emploi ainsi qu’à favoriser l’intégration en emploi pour les nouveaux demandeurs d’assistance.

Or, les analyses de mise en oeuvre de politiques (policy implementation analysis), centrées sur les processus par lesquels les politiques sont appliquées et expérimentées quotidiennement aident à mieux comprendre les effets de l’activation des politiques à la fois sur les acteurs engagés dans leur conduite et sur les populations. Ce courant de recherche considère qu’une politique ne se concrétise jamais dans le vide, qu’elle génère des réactions sur le terrain et qu’elle s’actualise toujours dans un contexte particulier, caractérisé par des problèmes, des structures et des contraintes qui lui sont propres (Dupuy et Thoening, 1983; De Maillard et Kübler, 2015).

Apparus au cours des années 1970, les premiers travaux d’analyse de mise en oeuvre avaient pour objectif de mieux comprendre les écarts entre les décisions prises et les résultats obtenus sur le terrain (Pressmann et Wildavsky, 1973). La mise en oeuvre apparaissait alors comme « l’angle mort » des analyses de politiques et non plus comme une simple opération d’application de décisions prises en amont.

Depuis le début des années 2000, ce type d’analyse connaît un renouveau dans l’étude des politiques publiques, tant en France qu’aux États-Unis. Fondamentalement, les recherches mettent en lumière les processus en fonction desquels les politiques se concrétisent dans leurs dimensions administratives (Dubois, 2012; Winter, 2003; Lennon et Corbett, 2003; Nay et Smith, 2002). Au-delà des énoncés de principe, quelles procédures et quelles activités sont réalisées concrètement au jour le jour pour atteindre les objectifs visés par une politique? Comment les populations visées par cette politique réagissent-elles aux moyens et aux activités mis en oeuvre à leur sujet?

Globalement, les recherches ont montré que la mise en oeuvre des politiques publiques varie en fonction des types de décision, des acteurs impliqués ainsi que des instruments utilisés. À ce sujet, dans son article sur l’utilisation des données administratives dans la recherche, Goerge fait voir que si de telles données ont d’abord pour objectif de servir à l’encadrement et au suivi des activités des programmes et services mis en oeuvre dans le cadre d’une politique particulière, cette source d’information peut s’avérer pertinente pour connaître ce qui est réellement produit, consommé en termes de services et de ressources, au-delà des discours officiels et ainsi servir à la production de nouvelles connaissances (Goerge, 2003).

La mesure de l’invalidité

En règle générale, seule la démonstration d’une incapacité grave et prolongée à détenir une occupation rémunératrice conduit au statut d’invalidité. Celui-ci est déterminé en fonction de la gravité et de la durée des limitations au travail qu’entraîne une affection. Ces limitations doivent être observables et mesurables dans l’accomplissement des activités de la vie quotidienne et domestique, dans le degré de difficulté à maintenir un bon fonctionnement social, à accomplir des tâches en milieu de travail ou son équivalent et dans la fréquence des épisodes de détérioration et de décompensation (RRQ, 2012). Au Québec, les régimes assurantiels des accidents de travail et des maladies professionnelles (CNESST), de l’assurance automobile (SAAQ) et de la régie des rentes du Québec (RRQ) ainsi que le programme de Solidarité sociale du régime québécois d’assistance sociale comptent parmi les régimes qui offrent des prestations d’invalidité aux individus en âge de travailler dont les capacités de travail sont sévèrement compromises. La mesure du caractère grave et permanent des limitations s’appuie le plus souvent sur une évaluation médicale.

Le RRQ s’inspire à ce titre de la base de données américaine du Disability Evaluation Under Social Security : Listing of impairments pour déterminer l’invalidité. Cette base de données sert de guide de référence pour l’évaluation médicale d’un ensemble de limitations fonctionnelles. L’évaluation de la gravité et de la durée des limitations est catégorisée en étapes et fondée sur la capacité de l’individu à marcher, voir, parler, et comprendre des instructions simples. Au régime des rentes du Québec, les limitations fonctionnelles sont évaluées dans quatre domaines; les activités de la vie domestique, le fonctionnement social, les facultés de concentration, persévérance et performance et la présence de périodes de décompensation. Le diagnostic médical détermine la gravité et la durée des limitations et leurs effets en regard de l’activité de travail. C’est donc majoritairement le jugement médical qui détermine si la personne est véritablement incapable d’exercer une occupation rémunératrice et d’être reconnue ou non comme étant invalide au travail (RRQ, 2012).

Le programme de solidarité sociale du régime d’assistance sociale du Québec reconnaît pour sa part le statut de personne ayant des contraintes sévères à l’emploi. Ce statut est le seul au sein du régime, qui se rapproche de la notion d’invalidité. Est reconnu comme « ayant des contraintes sévères à l’emploi» un individu dont l’état physique ou mental est altéré de façon importante pour une durée indéfinie et dont les caractéristiques socio-professionnelles rendent difficile l’accès au marché de l’emploi. Même si elle apparaît un peu moins restrictive que le concept d’invalidité, la notion de contraintes sévères à l’emploi se fonde elle aussi sur l’expertise médicale (Lévesque, 2005).

Par ailleurs, si l’évaluation de l’invalidité s’articule en fonction du droit du citoyen en âge de travailler de disposer d’un remplacement du revenu de travail, elle ne permet pas de mesurer le degré ou le niveau de capacités/incapacités au travail. Même si un individu n’est pas jugé « totalement inapte » à travailler, cela ne veut pas dire qu’il est « totalement apte » à le faire. Autrement dit, l’absence d’un statut d’invalidité ne signifie pas pour autant l’absence d’incapacités partielles au travail, ces incapacités dévoilant le plus souvent la présence de limitations physiques, mentales, relationnelles, sociales et organisationnelles avec lesquelles doivent composer des individus et qui affectent leur capacité à trouver et ou/se maintenir en emploi. Les instruments utilisés dans ce dernier cas ont trait à l’évaluation des capacités résiduelles de travail et l’évaluation de l’employabilité. Il s’agit soit d’estimer les capacités d’une personne d’accomplir un travail précis ou soit ses capacités à être employée. La première forme d’évaluation veut répondre à la question dans quelle mesure un travailleur est en état physiquement et mentalement d’exercer ses fonctions de travail, son emploi[1] tandis que la seconde cherche à connaître quelles sont les forces et les obstacles d’un individu en regard de la capacité de trouver et conserver un emploi? Le second type d’évaluation, mis en oeuvre dans les régimes d’assistance, est centré sur l’employabilité considérée comme « la capacité relative que possède un individu à obtenir un emploi satisfaisant compte tenu de l’interaction entre ses propres caractéristiques personnelles et le marché du travail » (Canadian Labour Force Development cité dans Saint-Germes, 2004). Fondamentalement, ce type d’évaluation permet d’élargir la notion des capacités de travail au-delà des seules capacités fonctionnelles de l’individu pour inclure d’autres types de limitations auxquelles celui-ci peut faire face en regard de l’emploi. Globalement, la mesure de l’employabilité prend appui sur la mesure des forces et ressources d’un individu de même que des barrières à l’emploi qu’il présente compte tenu de son état de santé, de ses antécédents de travail, de ses caractéristiques sociodémographiques, de ses valeurs et attitudes, etc. L’évaluation de l’employabilité s’opérationnalise au moyen de processus, d’outils et de procédures mis en oeuvre dans les régimes d’assistance publique.

La mesure de l’employabilité

Considérant qu’il n’existe pas de liste officielle de limitations - mise à part celle du Listing of impairments américain évoqué précédemment - qui entraînent automatiquement une incapacité au travail et puisque certaines limitations ou barrières influencent directement la capacité des personnes à trouver/se maintenir en emploi, chaque régime d’assistance met en place des processus, des outils et des instruments pour identifier les incapacités au travail (OCDE, 2006, 2010, Office of the Assistant Secretary for Planning and Evaluation, 2000). Dans les faits toutefois, les pratiques diffèrent largement entre les régimes, notamment sur le contenu et l’étendue des modalités d’évaluations des incapacités au travail, sur ceux qui sont chargés de les conduire, sur les protocoles utilisés de même que sur le moment et les façons dont ces services d’évaluation sont offerts (Cyphers, 2002; Pardoe, 2013).

Ces processus se décomposent généralement en trois volets (Barden, 2013). Le premier volet, le plus souvent appelé « évaluation initiale » ou « dépistage » est centré sur l’exploration de la capacité du client à trouver et conserver un emploi. Le second volet fait référence aux modalités mises en place dans le but d’investiguer, décrire et détailler davantage dans quelle mesure une ou des barrières identifiées lors de l’évaluation initiale affectent la participation au marché de l’emploi ou la participation aux mesures et services d’aide à l’emploi. Enfin le troisième volet concerne la détermination des objectifs, des services et mesures les plus appropriées pour répondre aux besoins de l’individu et que l’évaluation a permis de mettre en lumière (Kramer, 2001; Barden, 2013).

Les procédures de collecte des informations utilisées aux fins de vérification de l’admissibilité à un régime d’assistance incluent le plus souvent une question d’ordre général sur les incapacités au travail telle que : Avez-vous une condition physique ou autre qui à votre avis peut limiter votre capacité à travailler ou participer à une mesure d’emploi? Dans certains régimes une seconde question au sujet de l’expérience de travail récente du type  : « Avez-vous une limitation qui selon vous a contribué à votre incapacité de faire ce travail de manière satisfaisante? », lorsqu’elle est prévue, a pour but de mettre le doigt sur une ou des incapacités masquées (Kramer, 2001).

Ainsi, dans la quasi-totalité des régimes, les nouveaux demandeurs d’assistance fournissent des informations où ils peuvent indiquer les incapacités ou les déficiences auxquelles ils font face et qui peuvent entraîner des contraintes à l’emploi (Kramer, 2001; Pavetti, Derr, et Martin, 2008; Pardoe, 2013). Au moment de l’évaluation de l’éligibilité au régime, les demandeurs sont généralement invités à répondre à une série de questions portant sur leurs expériences antérieures d’emploi, leurs compétences professionnelles, leur niveau d’éducation, l’état de leur participation à des programmes et mesures de formation, la présence de problèmes de santé physique et mentale et/ou de dépendance aux drogues et à l’alcool, sur la présence d’un vécu de violence au foyer, de difficultés d’apprentissage, la présence d’un dossier criminel ou d’altercations avec le système de justice. Des questions sur les besoins relatifs au soin des enfants, au transport et au logement font également partie des informations récoltées au moment de l’évaluation initiale (Cyphers, 2002 ; Pavetti et coll., 2008; Barden, 2013)[2].

Par ailleurs, s’ils étaient pour la plupart auto-administrés il y a 10 ans, au moment de la mise en application des réformes des régimes d’assistance (Cyphers, 2002), les instruments servant à l’identification des incapacités sont de plus en plus administrés en ligne[3]. Certains instruments permettent de récolter des informations sur des expériences de vie qui, elles, peuvent révéler l’existence de barrières, alors que d’autres demandent simplement si la barrière existe. Certains prennent plutôt la forme de guides d’entretien, laissant à l’intervieweur le soin de déterminer quelles questions poser. Enfin, si la plupart des instruments sont conçus pour identifier plusieurs barrières (notamment celles dites invisibles comme l’abus de substance, les problèmes de santé mentale, les difficultés d’apprentissage ou la violence vécue dans la famille), d’autres sont centrés sur le dépistage d’une seule barrière[4] (Urban Institute, 2001)

Par ailleurs, malgré les diversités de forme, de contenu et de modes d’administration des instruments, une caractéristique majeure demeure le fait qu’ils s’appuient fondamentalement sur l’auto-déclaration des individus, ce qui entraîne un certain nombre de limites (Urban Institute, 2001; Pardoe, 2013). En effet, si les formulaires d’auto-évaluation procurent une opportunité d’identifier rapidement des personnes dont les enjeux ou les difficultés limitent les chances d’insertion et de maintien en emploi, ceux-ci ne vont souvent pas assez loin pour identifier adéquatement ceux qui vivent avec une incapacité au travail. Par exemple, les formulaires d’auto-déclaration peuvent indiquer la présence de problèmes de santé sans fournir d’indication sur le type de problèmes (apprentissage, santé mentale, dépendance aux drogues, etc.) (Pavetti et coll., 2008). De même, la présence de barrières à l’emploi n’est pas toujours aisément identifiable au moment de l’évaluation initiale. Des difficultés constatées à la longue chez un prestataire dans sa participation à des mesures d’aide à l’emploi ou encore des difficultés répétées dans l’obtention et/ou le maintien d’un emploi peuvent indiquer la présence d’une incapacité « cachée ». Des limitations ou des barrières peuvent donc exister sans que l’individu en soit pleinement conscient (Office of the Assistant Secretary for Planning and Evaluation, 2000; Pavetti et coll., 2008).

L’auto-déclaration, lorsqu’elle met en évidence des limitations ou des contraintes à l’emploi liées à l’état de santé, sera généralement suivie d’un rapport médical qui précise la nature, l’ampleur, la durée et l’effet sur l’emploi que provoque cette limitation. C’est donc dire que l’évaluation des capacités au travail au sein des régimes d’assistance s’appuie en grande partie sur l’évaluation médicale sans que le personnel médical ne soit toujours familier avec les dispositions des régimes d’assistance ainsi que les orientations et objectifs des services et activités d’aide à l’emploi. Dans son enquête, Pardoe (2013) a interrogé les agents de bureaux locaux d’assistance sur l’influence des rapports médicaux sur l’orientation des services offerts aux personnes vivant avec des incapacités. Des agents faisaient valoir que les médecins traitants, lorsqu’ils recommandent l’exemption de leur patient des activités d’insertion en emploi (work activities dans les régimes à participation obligatoire), limitent du même coup l’accès de ces derniers aux services d’aide à l’emploi et aux mesures de développement de l’employabilité. Pour pallier à cette difficulté, les autorités publiques de la Pennsylvanie ont élaboré un guide destiné aux médecins qui accompagne le formulaire médical d’évaluation des incapacités afin d’informer les médecins sur la nécessité de décrire dans quelle mesure et pendant combien de temps le médecin considère que ses limitations ou affections affectent les capacités de son patient d’être en emploi.

En résumé, l’évaluation des capacités de travail dans les régimes d’assistance, renvoie fondamentalement à l’identification des limites et des obstacles à l’emploi avec lesquels sont aux prises les individus assistés et que l’on associe à l’évaluation de l’employabilité. De la même façon, le régime québécois d’assistance publique a mis en place un processus, des modalités et des outils d’évaluation des incapacités au travail articulés en fonction de l’identification : 1) des limitations associées à l’état de santé physique ou mental du demandeur et 2) des obstacles qui limitent son employabilité.

La mesure de l’employabilité au sein du régime québécois d’aide sociale

Les programmes de solidarité sociale et d’aide sociale représentent les deux pièces principales du régime québécois d’assistance publique. Le premier programme s’adresse aux individus vivant avec des incapacités graves et permanentes (ou de durée indéfinie) liées à la santé qui limitent de façon significative leur capacité de travail. Le programme d’aide sociale pour sa part vise les individus sans emploi y compris ceux vivant avec des incapacités partielles au travail ou qui font face à des obstacles qui limitent en partie leur employabilité. La mesure des capacités/incapacités de travail est donc au centre du processus mis en place pour favoriser l’insertion durable en emploi de la clientèle assistée. Ce processus, intitulé l’Approche d’intervention et le Parcours vers l’emploi (AIP) vise à évaluer le niveau d’employabilité des demandeurs d’assistance, identifier leurs besoins et les mettre en action en établissant un plan d’intervention personnalisé composé de moyens, d’activités et de mesures d’aide à l’emploi (Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, www.emploiquebec.gouv.qc.ca/guide-mesures-services).

Tout comme dans les autres régimes d’assistance publique, ce processus s’articule en trois volets allant de l’évaluation de l’admissibilité au régime jusqu’au suivi des activités d’aide à l’emploi (Barden, 2013). Le premier volet est centré sur la vérification de l’admissibilité au régime. Le second volet, facultatif, fait référence à l’évaluation de l’employabilité d’un individu lorsque l’agent ayant mené l’évaluation initiale soupçonne l’existence de limitations ou de barrières qui limitent de façon significative sa capacité d’intégrer durablement l’emploi. Cette évaluation, effectuée le plus souvent par des ressources externes oeuvrant dans le champ de l’employabilité, a pour but de fournir une recommandation à l’agent concernant les capacités/incapacités de travail de l’individu et ses besoins relativement au développement de son employabilité. Le troisième volet prend forme au moment de l’établissement et du suivi des objectifs et des activités composant le Parcours individualisé vers l’emploi établi entre l’agent et l’individu assisté suite à l’évaluation. L’identification des incapacités de travail est donc au centre du second volet. Elle s’appuie à la fois sur l’évaluation des contraintes liées à l’état de santé et sur l’évaluation des autres obstacles et limites/barrières à l’emploi. Dans les deux cas, des outils, des guides et instruments encadrent l’évaluation en faisant appel à des acteurs à l’intérieur et à l’extérieur du régime d’assistance, tel qu’illustré au schéma ci-dessous.

Figure 1

Les étapes de la mesure de l’employabilité au sein du régime québécois d’assistance

Les étapes de la mesure de l’employabilité au sein du régime québécois d’assistance

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L’identification des incapacités

Concrètement, au moment de la demande d’assistance trois instruments de collecte des données servent à établir l’admissibilité au régime[5]. Ces formulaires auto-administrés, à l’instar de ceux des autres régimes, comportent des questions portant sur les expériences antérieures d’emploi, les compétences professionnelles et le niveau d’éducation du demandeur. À la différence d’autres régimes cependant, ces formulaires ne permettent pas de recueillir de l’information pouvant servir à dépister d’autres types d’incapacités comme des problèmes d’apprentissage, des besoins/problèmes liés au soin des enfants, à un vécu de violence au foyer ou encore à des problèmes d’abus de substance. Les questions permettent cependant au demandeur d’indiquer la présence de problèmes ou de limites relatives à son état de santé, comme l’illustre le tableau 1.

Tableau 1

Collecte de données à l’admission pouvant indiquer une incapacité

Collecte de données à l’admission pouvant indiquer une incapacité

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La question à choix multiples sur les raisons de la fin d’emploi dans la section portant sur les expériences de travail contenue à l’Annexe 2 peut également indiquer la présence possible d’une difficulté qui limite le maintien en emploi. Par ailleurs, même si les formulaires d’admission prévoient le dépistage de limitations liées à l’état de santé du demandeur, l’évaluation des capacités/incapacités de travail, qu’elles soient liées à l’état de santé ou à d’autres facteurs prend véritablement forme au moment de l’entrevue d’évaluation et d’aide à l’emploi (EEAE) menée systématiquement auprès de tous les demandeurs admis à l’assistance. Cette entrevue a pour objectif d’évaluer les compétences de la personne face à l’emploi en tenant compte de ses caractéristiques personnelles, de sa situation (conditions objectives et subjectives de vie) et de l’état du marché du travail. L’entrevue d’évaluation et d’aide à l’emploi permet à l’agent de : 1) statuer sur la capacité de la personne à entreprendre une démarche visant à augmenter son niveau d’employabilité (le « cheminement vers l’emploi » (CE) et 2) déterminer l’orientation des services, mesures et activités d’aide à l’emploi offerts à l’individu assisté.[6]

Or, quels sont les outils et les instruments sur lesquels peut s’appuyer l’agent pour effectuer l’identification des incapacités au travail et quelles sont les modalités entourant l’évaluation de l’employabilité lorsqu’elle est effectuée par des ressources externes?

L’identification des contraintes liées à la santé

Lorsqu’un demandeur d’assistance est aux prises avec des limitations liées à son état de santé physique ou mental, le régime prévoit soit l’octroi d’une allocation dite de contrainte temporaire (qui s’ajoute à la prestation mensuelle de base) ou soit l’admission au programme de solidarité sociale dont la prestation de base est plus élevée. Ainsi, lorsque l’étape de l’admission indique une limitation liée à l’état de santé qui affecte possiblement la capacité de travail, le premier objectif consiste à vérifier l’admissibilité à l’une ou l’autre allocation. L’allocation de contrainte temporaire est généralement accordée sur présentation d’un rapport médical (formulaire RS 2100) qui établit la nature et la durée de la contrainte[7]. L’admission au programme de solidarité sociale et conséquemment à la prestation dite de contrainte sévère à l’emploi est accordée sur recommandation du Comité d’évaluation médicale et socioprofessionnelle (CEMS) en s’appuyant sur le rapport médical[8] et sur un questionnaire complémentaire auto-administré par le demandeur (RS 2105)[9]. L’investigation des autres types de limitations à l’emploi se déploie principalement dans le cadre de l’entrevue systématique d’évaluation et d’aide à l’emploi.

L’identification des autres contraintes à l’emploi

Le Manuel d’interprétation normative des mesures et des services d’emploi du Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale rend compte de façon détaillée des objectifs de l’évaluation de l’employabilité, des étapes de son déroulement et fournit des guides pour encadrer le travail d’investigation de l’agent. Composant le second volet du processus, l’entrevue d’évaluation et d’aide à l’emploi (EEAE) comprend quatre étapes et peut déboucher sur l’établissement d’un plan de services (dit plan d’intervention) ou la référence à une ressource externe pour une évaluation plus en profondeur de la situation. L’objectif de l’entrevue consiste alors à identifier les obstacles à l’emploi en explorant l’état des connaissances et compétences de l’individu relativement : 1) au type d’emploi recherché; 2) à sa formation et ses qualifications; 3) à sa connaissance de la recherche d’emploi et 4) à ses compétences pour s’insérer au marché du travail et se maintenir en emploi. L’entrevue est à la fois une entrevue d’investigation ET une entrevue d’orientation. Autrement dit, pour la plupart des individus, les deux volets 2 et 3 se déroulent de façon combinée. Quatre « aide-mémoire » servent de guides d’entretiens pour l’exploration des quatre domaines de compétences; les objectifs professionnels de la personne, ses capacités de recherche d’emploi, ses capacités de maintien en emploi et ses qualifications. Les données concernant les qualifications ou compétences de base de la personne, déjà récoltées au moment de la demande d’admission, sont alors complétées et enrichies par d’autres données visant à établir le « profil d’employabilité ».

L’examen comparatif des listes d’obstacles préétablis dans les quatre domaines de compétences (qualifications, recherche d’emploi, maintien en emploi et choix professionnel) indique une prépondérance d’obstacles associés aux caractéristiques subjectives des individus, notamment leurs pensées, leurs valeurs, leurs attitudes, leurs croyances personnelles et leurs comportements face à l’emploi. Sur les 35 obstacles préétablis dans la compétence insertion et maintien en emploi, seulement sept obstacles font référence aux conditions objectives de vie de la personne assistée (ex : absence de réseau social, problématique de transport, périodes prolongées de chômage, etc.). Dix-neuf obstacles font référence à des valeurs (ex : valeurs/habitudes incomptables avec le marché du travail), des attitudes (ex : agressivité, passivité), des comportements (ex; tenue vestimentaire inappropriée). Par ailleurs, un même obstacle peut avoir un effet sur plus d’une compétence tel qu’illustré au tableau 2.

L’outil d’appui fourni aux agents sur le bilan de l’employabilité décrit les manifestations des effets d’une situation de non-emploi sur le plan des sentiments, des émotions, des pensées et des croyances des individus. L’outil est toutefois peu explicite dans la formulation de questions portant sur l’identification des obstacles en soi, particulièrement ceux associés aux conditions de vie objectives, laissant à l’agent le soin de documenter les « données factuelles et circonstancielles » qui apparaissent avec les obstacles. Par exemple, à quel moment surviennent les obstacles? depuis quand?, etc. Il n’existe pas non plus de questions-types pour identifier d’autres obstacles que ceux préétablis ni de questions pour explorer ceux établis. Par ailleurs, un guide sur la mobilisation de la clientèle indique un certain nombre de pistes pour guider l’agent dans son investigation, notamment par l’observation de signes non verbaux de la personne (regard, position sur la chaise, niveau d’intérêt manifesté, attitude plus ou moins passive durant l’échange, etc.). Par contre, le guide ne nous informe pas sur la façon dont cette information est recherchée, si une question au sujet d’un problème possible de dépendance, par exemple, est posée systématiquement ou si elle est consignée lorsqu’elle émerge de l’échange ou est issue de l’observation de l’agent durant l’entretien. Dans les faits, est-ce que les rencontres d’EEAE sont effectivement réalisées? En combien de temps? Par des agents spécialisés au bureau des centres locaux d’emploi (CLE) ou par du l’ensemble du personnel? Ici comme ailleurs, l’examen de la documentation permet de comprendre les processus de mise en oeuvre et les logiques de livraison de services aux personnes tels que conçus par les responsables de l’action publique. Il ne nous permet pas cependant de connaître la réalité de son utilisation, ni ne peut nous renseigner sur les façons de faire localement, au jour le jour, lesquelles façons demeurent largement tributaires des contextes, des cultures et des conjonctures organisationnelles locales.

Tableau 2

Obstacles associés à plus d’un domaine de compétence

Obstacles associés à plus d’un domaine de compétence

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Ceci étant, le Manuel d’interprétation normative indique que l’une des conclusions de l’entrevue d’évaluation puisse être la référence à une ressource externe dans le cas où l’agent considère qu’il n’est pas en mesure de conclure l’évaluation de l’employabilité ni de convenir d’un plan de services. C’est à cette étape que l’agent « peut diriger le client pour une évaluation spécialisée de l’autonomie socioprofessionnelle », laquelle sera réalisée par une ressource externe, assortie d’un plan d’intervention. Le protocole d’entente signé entre le Ministère (Emploi-Québec) et les organismes communautaires en employabilité indique que le Ministère fait appel à ces derniers en raison de leur expertise et de leurs pratiques, notamment dans leur capacité d’évaluer les besoins des personnes plus éloignées du marché du travail. Le protocole stipule que les organismes sont chargés de mobiliser autant que d’identifier les embûches qui limitent l’intégration et le maintien en emploi des individus (Emploi-Québec, 2006). L’examen de la documentation disponible ne nous permet pas d’en savoir davantage sur les instruments et les outils d’évaluation dont disposent ces organisations externes en regard de l’évaluation des incapacités de travail. Utilisent-ils des instruments de mesure validés à l’appui de leur recommandation? Ont-ils construit des instruments de mesure communs ou chaque organisme développe-t-il ses propres outils et procédures d’évaluation?

Par ailleurs, dans le régime québécois d’assistance, l’identification des capacités/incapacités de travail est réalisée simultanément avec la planification des services et mesures constituant le Parcours individualisé vers l’emploi, ce qui rend encore plus mince la distinction entre l’identification des incapacités (l’évaluation) et l’identification des besoins (l’orientation de services). Or, dans quelle mesure des organisations externes chargées de l’identification des incapacités de la clientèle référée par un CLE sont-elles aussi impliquées dans la livraison de services d’aide à l’emploi pour cette même clientèle? Auquel cas, quelles pratiques encadrent la référence à ces ressources et comment se concrétisent au jour le jour ces façons de faire? Concrètement, est-ce que le fait de référer une personne à un organisme d’employabilité pour réaliser une évaluation plus en profondeur des incapacités au travail signifie dans les faits une référence pour une offre de services à cette personne par cet organisme? Ou au contraire, l’évaluation de l’employabilité et la livraison de services d’aide sont effectués par des organisations distinctes? L’examen de la documentation écrite officielle ne nous permet pas de décrire davantage les outils et instruments de mesure de l’incapacité au travail utilisés localement par les organismes communautaires.

Conclusion

En somme, le régime québécois d’assistance publique, tout comme la plupart des régimes d’assistance ailleurs a mis en place un ensemble de procédures et d’instruments de mesure pour identifier les incapacités de travail et faire correspondre une offre de services d’aide en fonction des caractéristiques des demandeurs d’assistance. Lorsqu’on compare les outils de mesure des incapacités au sein du régime québécois d’assistance publique, on constate que l’évaluation suit deux filières parallèles; l’évaluation des incapacités liées à l’état de santé et l’évaluation des autres incapacités de travail. L’évaluation des incapacités lies à la santé est effectuée davantage dans une optique de vérification d’éligibilité à une allocation ou un programme de soutien financier et l’évaluation des autres incapacités est effectuée dans une optique de détermination d’un plan de services visant à favoriser le développement du niveau d’employabilité du demandeur et renforcer son insertion durable en emploi.

L’examen effectué demeure toutefois limité aux seules données écrites accessibles au grand public. Il ne tient pas compte des pratiques quotidiennes concrètes telles qu’elles se déploient dans les différentes organisations ni ne permet de comprendre le processus d’évaluation tel qu’il se donne à voir par les interactions entre le professionnel du régime, l’intervenant des ressources externes et l’individu sujet de l’évaluation. Or, une récente étude menée en territoire australien par Mason, Spinks, Hajkowicz et Hobman (2014) montre l’importance de mieux connaître les interactions entre les agents des services publics et les clientèles assistées, lesquelles interactions peuvent contribuer au développement des capacités des clientèles. En effet, au-delà des instruments, guides et questionnaires, l’activation des capacités résiduelles de travail passe aussi par l’échange entre l’agent de services et l’individu assisté. Cette réalité, bien que centrale pour l’amélioration du régime public d’assistance, demeure encore à documenter.