Abstracts
Résumé
Cet article s’intéresse aux risques psychosociaux (RPS) au travail engendré par la conjoncture sociale et vécus par les intervenants sociaux oeuvrant dans les organismes communautaires (OC) au Québec. À partir d’une recherche qualitative menée auprès de 29 intervenantes sociales[1], les résultats montrent de nombreux facteurs organisationnels impliqués dans l’augmentation des difficultés émotionnelles liées au cadre de l’emploi. Les facteurs identifiés s’inscrivent dans quatre catégories de RPS au travail : 1) l’intensité et la surcharge de travail, 2) les exigences émotionnelles, 3) les rapports sociaux au travail et 4) les conflits de valeurs. L’analyse montre également comment le désinvestissement de l’État, en termes de responsabilités sociales et financières et en regard du manque de reconnaissance et des compétences requises afin de faire face aux exigences émotionnelles, favorise la mise en place d’une insécurité de la situation de travail et une diminution de l’autonomie des intervenantes et plus largement des OC. Ces conséquences sont également reconnues comme des types de RPS au travail.
Mots-clés :
- Risques psychosociaux au travail,
- difficultés émotionnelles,
- conditions de travail,
- travail émotionnel,
- organismes communautaires
Abstract
This article focuses on psychosocial risks (PSR) at work generated by the social situation and experienced by social workers working in community organizations (CBOs) in Quebec. Based on qualitative research carried out with 29 social workers, the results show numerous organizational factors involved in the increase in emotional difficulties linked to the employment environment. The factors identified fall into four categories of PSR at work: 1) work intensity and overload, 2) emotional demands, 3) social relationships at work and 4) value conflicts. The analysis also shows how the disinvestment of the State, in terms of social and financial responsibilities and with regard to the lack of recognition and skills required to cope with emotional demands, favors the establishment of insecurity of the work situation and a reduction in the autonomy of the workers and more broadly of the CBOs. These consequences are also recognized as types of PSR at work.
Keywords:
- Psychosocial risks at work,
- emotional difficulties,
- working conditions,
- emotional labor,
- community organizations
Article body
Alors que ce profil une nouvelle réforme centralisatrice de la santé et des services sociaux (SSS) au Québec, rappelons que les dernières réformes successives soient : la réforme Coté (1990), la réforme Couillard (2003) et la réforme Barette (2015) ont mis à mal les services de la santé et des services sociaux (SSS) durant les trente dernières années (Grenier et coll., 2021). Ces réformes, inspirées de l’esprit et de la philosophie de la Nouvelle gestion publique (NGP) (Maltais, Caillouette et Grenier, 2022), se résument grossièrement en une prescription « de faire plus avec moins » et une augmentation des modes de gestion centrés sur des mécanismes de contrôle du rendement des travailleurs (Richard et Silver, 2021). Conséquemment, elles ont donné lieu à un effritement des dispositions législatives (lois et politiques sociales) qui assurent le principe de justice fondamentale fondé sur la gratuité et l’accessibilité des services de la SSS et de manière parallèle, à l’augmentation du mouvement de la privatisation de ces types de services (Grenier, Bourque et Boucher, 2018). Au sortir de ces réformes fortement influencées par la NGP et des principes économiques basés sur l’économie, l’efficacité et l’efficience, les services sociaux, par exemple, de la première ligne et ceux en protection de la jeunesse, ont été réduits et de plus en plus relégués au domaine sanitaire (CSDEPJ, 2021). Les resserrements des critères d’admissibilité dans les services publics et l’alourdissement des listes d’attentes ont ainsi donné lieu à une aggravation des problématiques vécues par les usagers (Le Pain et coll., 2021), une surcharge des services, une incapacité du réseau public d’offrir des solutions suffisantes et rapides et une décharge dans les services des organismes communautaires (Fauvel et Noiseux, 2022). S’ajoute également la crise sanitaire de la pandémie de la Covid-19 qui aura accentué les enjeux de santé et de bien-être de plusieurs groupes de populations marginalisées (Maltais, Caillouette et Grenier, 2022). Les personnes aux prises avec de problèmes de santé mentale, d’itinérance et de limitations physiques ou fonctionnelles seront particulièrement touchées en raison de leur contingence sur le plan de l’emploi et socio-économique (Maltais, Caillouette et Grenier, 2022). Cependant, bien avant la crise pandémique et devant les lacunes du filet de protection sociale amenuisé par des années d’austérité, de rigueur et de transformation des services, ce sont les OC qui furent interpellés et sollicités par le gouvernement, afin de répondre aux besoins criants des populations fragilisées et vulnérabilisées (Fauvel et Noiseux, 2022). Mais le milieu communautaire est historiquement sous-financé, rendant leurs possibilités d’action somme toute limitées (Fauvel et Noiseux, 2022).
Ainsi, cette conjoncture sociale participe à l’accroissement du rôle des OC auprès des populations vulnérabilisées et maintien leur sous-financement chronique. Cet état de situation génère, entre autres, des conditions de travail difficiles pour les intervenantes sociales et similaires à des conditions de pratique déjà associées au développement de difficultés émotionnelles au travail (DÉ) (Bourque et coll., 2024; Le Pain et al, 2021; Le Pain et coll., 2021b). Dans le cadre de cet article, nous entendons par DÉ, l’ensemble des symptômes (anxiété, crainte, envahissement, nervosité, insomnie, stress, etc.), ayant fait ou non l’objet d’un diagnostic (ex. burnout, stress traumatique secondaire, fatigue de compassion, détresse psychologique) ou encore une souffrance au travail, vécu dans le cadre des fonctions. C’est dans ces contextes et la fin de la première vague de la pandémie de la Covid-19 que notre équipe de recherche a été interpellée par 3 regroupements d’organismes communautaires (OC). Ces regroupements sont dans le domaine de la santé mentale, de l’itinérance et auprès des personnes handicapées. Devant la deuxième vague annoncée de l’épidémie et face à la détresse des intervenantes vécue sur le terrain, les regroupements voulaient acquérir une meilleure compréhension de cette souffrance, ainsi qu’identifier des stratégies pour y faire face. D’autant plus qu’il avait été remarqué qu’une détérioration de la santé chez ces travailleuses existait préalablement à la période pandémique.
Les risques psychosociaux au travail
Les risques psychosociaux (RPS) au travail sont définis comme étant des « risques pour la santé mentale, physique et sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles d’interagir avec le fonctionnement mental » (Gollac, 2012, p.7). Ainsi, le terme de RPS succède à celui de stress au travail, car il permet de réunir plusieurs notions relatives au mal-être au travail comme le burnout, le stress professionnel, la souffrance au travail, les violences internes et externes et le harcèlement (Bonnet, 2020). L’on reconnait ainsi que les RPS sont liés à : 1) l’intensité du travail et au temps de travail comme la surcharge de travail, le manque de moyens, la pression de productivité, les activités en urgences et les situations de crise; 2) aux exigences émotionnelles liées au rapport à des activités de précarité sociale, des situations de violence et de risques d’agression verbale et physique; 3) à la mauvaise qualité des rapports sociaux au travail et la reconnaissance au travail, qui se réfère à la qualité des relations entre collègues et la hiérarchie, les questions d’équité et la valorisation sociale; 4) aux conflits de valeurs, en ce sens que l’engagement et la satisfaction au travail sont fortement liés à la qualité du service dans le cadre des fonctions. Ainsi, des conflits de valeur peuvent se développer lorsque les conditions comme des objectifs contradictoires et le manque de ressources empêchent de faire un « travail bien fait » (Bonnet, 2020); 5) à l’insécurité de la situation de travail comme par exemple, la précarité, les réorganisations dans les équipes, les missions, et les modalités du travail; et 6) à une autonomie insuffisante comme lors de tâches administratives répétitives, le peu de marge de manoeuvre et la faible possibilité d’évolution professionnelle (Askenazy et coll., 2011).
Par conséquent, cet article vise à : 1) identifier les facteurs organisationnels, regroupés sous quatre différents thèmes associés aux RPS au travail, en cause dans l’émergence des (DÉ) des intervenantes oeuvrant dans les OC et 2) discuter des résultats à la lumière de la sociologie clinique, en montrant les liens entre les DÉ, les facteurs organisationnels et la posture et les orientations de l’État.
Cadre théorique : la sociologie clinique
Afin de discuter des interrelations et des interactions entre les différents facteurs organisationnels et de la conjoncture sociale impliqués dans l’augmentation des DÉ, nous utiliserons pour interpréter nos données le cadre théorique de la sociologie clinique. La sociologie clinique est l’un des cadres théoriques utilisés dans l’étude des RPS au travail (Gollac, 2012). La sociologie clinique a émergé en réponse aux perspectives d’analyse dominantes de la psychologie (perspective individualisant) pour traiter la souffrance au travail et l’affaiblissement des structures politiques traditionnelles, communautaires et familiales (Gollac, 2012). La sociologie clinique s’inspire de la théorie des systèmes qui envisage les organisations comme des systèmes sociaux complexes composés d’éléments hétérogènes (ex. : juridique, idéologique, technique, économique, psychologique), habituellement compris comme étant séparés, alors qu’ils sont tous interreliés et en interactions (de Gaulejac, 2022). La sociologie clinique étudie notamment les registres macro-économique, politique, idéologique, organisationnel et managérial ainsi que psychique et subjectif (de Gaujelac, 2022). Elle nous permettra, par exemple, d’interroger et d’analyser les interactions entre les contextes sociaux, le contexte organisationnel et de prendre en compte les facteurs souvent considérés comme « extérieurs » au bon vouloir ou à la capacité du travailleur (Vandevelde-Rougale et Fugier, 2019).
Cadre méthodologique
Dans le cadre de cet article, les données qualitatives présentées proviennent d’entretiens semi-dirigés. Au total, 29 intervenantes sociales (24 femmes et 5 hommes) furent interrogées. Le nombre d’années d’expérience à titre d’intervenantes sociales de ces participantes se situe en moyenne à 10 ans. La participation était volontaire et le recrutement a été favorisé par la possibilité d’être libéré sur leur temps de travail. Les critères d’inclusion pour participer à cette phase de la collecte de données étaient : 1) avoir travaillé dans un organisme communautaire pendant la pandémie et leur organisme employeur devra être membre de l’un des trois regroupements partenaires (santé mentale, itinérance et auprès des personnes handicapées); 2) vivre ou avoir vécu des DÉ liées à leurs fonctions professionnelles (p. ex. anxiété, crainte, envahissement, nervosité, insomnie) en période de pandémie et 3) posséder plus de 6 mois d’expérience en intervention sociale dans un OC. Au final, ce sont 10 intervenantes en provenance des milieux oeuvrant en itinérance, 8 intervenantes oeuvrant dans des milieux en santé mentale et 11 intervenantes oeuvrant dans des milieux pour les personnes handicapées qui furent rencontrées. Les participantes sont issues des domaines du travail social, de l’éducation spécialisée et de la psychoéducation, de la criminologie, de la psychologie, de l’intervention en délinquance, de l’orientation et de domaines connexes (juridique, communication, kinésiologie). Les entretiens, d’une durée d’environ de 60 à 90 minutes, se sont déroulés entre les mois de juin 2021 et novembre 2021 en vidéoconférence. Au cours de ces entretiens, les participants ont répondu à la question suivante : « Quelles sont, de votre point de vue, les dimensions (individuelle, organisationnelles, conjoncturelles) contribuant à l’apparition de vos DÉ? ». Les entretiens ont été enregistrés, retranscrits et analysés à l’aide du logiciel NVIVO, version 1.6.1. Pour l’analyse des données, nous avons privilégié l’analyse de contenu thématique (Paillé et Mucchielli, 2016), afin d’avoir accès à l’expression des sentiments et des expériences vécues et perçues par les participantes. La première codification a été effectuée à partir d’études empiriques et théories existantes (psychologiques et sociologiques) liées à la problématique (Corbière et Larivière, 2020), pour ensuite faire émerger les nouveaux thèmes. L’analyse de données a consisté « à rassembler un corpus d’informations concernant l’objet d’étude, de le trier selon qu’il y appartient ou non, de fouiller son contenu selon ses ressemblances «thématiques », de rassembler ces éléments dans des classes conceptuelles, d’étudier les relations existantes entre ces éléments et de donner une description compréhensive de l’objet d’étude » (Wanlin, 2007, p.252). Le projet de recherche a reçu une certification éthique de la TELUQ, de l’Université de Sherbrooke et de l’Université D’Ottawa.
Résultat
Comme le soulignent Cartron et Guaspare (2012) « pour saisir les risques psychosociaux auxquels sont soumis les salariés, même si les dynamiques qui les génèrent se déroulent au niveau macro ou méso (réorganisations, financiarisation, précarisation, accélération des progrès techniques), il faut aussi et peut-être avant tout interroger les salariés sur les « petits tracas » de leur vie quotidienne au travail qu’incarne la manière dont ils vivent personnellement ces difficultés » (p. 75). À cet effet, nous vous présenterons les différents facteurs organisationnels invoqués par les intervenantes et impliqués, selon elles, dans l’émergence de leurs DÉ. Les principaux facteurs identifiés et le pourcentage d’intervenantes en ayant fait mention sont : la lourdeur des dossiers (problématiques) (69%); l’exposition à la souffrance (69%); les tensions entre collègues (66%); la surcharge de travail (62%); la pénurie de main-d’oeuvre et le roulement du personnel (62%); le manque de reconnaissance (salaire et reconnaissance symbolique) (52%), les compréhensions contradictoire du rôle et du mandat entre les acteurs (48%); la pression de productivité (45%); la clientèle avec des comportements hostiles (41%); le manque de ressource à l’interne (41%) et les situations de crise et la gestion du risque (24%). En s’inspirant du cadre de la sociologie clinique, les facteurs organisationnels identifiés et interreliés et en interaction peuvent être associés à quatre catégories de RPS, à savoir : 1) l’intensité et la surcharge de travail, 2) les rapports sociaux au travail, 3) les exigences émotionnelles et 4) les conflits de valeurs.
Intensité et la surcharge de travail
La surcharge de travail et le rythme de travail sont identifiés par plusieurs participantes. Julie[2] résume la problématique de la façon suivante : « en contexte communautaire, tout le monde est débordé partout ». Selon les participantes, l’intensité et la surcharge de travail sont la conséquence d’une interaction et d’une interrelation entre le manque de financement, la pénurie de main-d’oeuvre, la multiplication des situations de crise et d’urgence (en raison d’un manque de services au sein du réseau) et une aggravation des problématiques chez les usagers.
Concernant le manque de financement des OC, Alice explique ceci : « tu vois que le besoin est criant, puis là bien toi, tu n’as pas tant d’énergie que ça, mais là il faut que tu le fasses […]il n’y a pas assez de sous pour avoir un nouveau poste dans notre travail ». Le manque de financement et la pénurie de la main-d’oeuvre au Québec rendraient également difficiles le recrutement et le maintien des intervenantes à l’emploi. Anne parle du phénomène : « on n’est pas beaucoup. Il y a le fait que présentement, trouver du personnel, c’est très exigeant. Tu sais, on n’y arrive pas toujours ». Eve renchérit : « C’est difficile aussi de garder les intervenantes qu’on a […] on n’a pas des super bons salaires, on ne peut pas se permettre d’avoir des intervenantes qui ont de l’expérience, donc on a souvent des intervenantes qui vont commencer, très rapidement, qui vont avoir une formation, presque non existante, puis qui rentrent sur le plancher tout seul. […] fait qu’il y a beaucoup d’interventions qui doivent être reprises avec les jeunes ». D’autres intervenantes associent la surcharge de travail à la multiplication des situations de crise et d’urgence et à l’aggravation des problématiques au sein de la population. Les participantes attribuent aux manques des services au sein du réseau de la santé et des services sociaux certaines de ces situations de crise: « on fait des évaluations suicidaires, homicidaires tous les jours ici, fait que cette gestion de risque là, elle finit par être usante […]on se fait pitcher des personnes qui ont besoin de soins, mais qui ne cadrent pas tout à fait dans la case « d’hôpital », puis qui débarquent chez nous ». Les intervenantes mettent aussi en évidence toute la question de « l’imprévisibilité » inhérente à ces situations perturbatrices et exigeantes sur le plan des émotions « émotionnellement, ça devient difficile, là, il y a quelqu’un qui se tire en bas de l’étage, il faut que tu gères une crise de même -Marie ».
Associées à l’augmentation des situations de crise, la majorité des intervenantes constatent également une aggravation des problématiques au sein de la population ayant recours aux services de leurs OC. À cet effet, Léo parle de la réalité des pratiques d’intervention en itinérance : « Je pense que le côté stresseur, c’est le même côté qu’un peu pour l’ensemble des travailleurs du communautaire, c’est le fait qu’il y a beaucoup de besoins qui ont émané […] donc beaucoup de gens qui vivent des situations plus critiques […] Puis pas nécessairement plus de ressources et de moyens dans le domaine communautaire ». Selon les intervenantes, l’alourdissement des problématiques s’inscrit aussi dans un désengagement de l’État en regard des besoins sociaux. Marie parle spécifiquement de la rareté des services offerts : « Le fait de défoncer des portes, des fois, pour que les gens aient des services, ça peut devenir un petit peu usant. […] L’alourdissement de la clientèle, ça use notre monde ».
La surcharge et l’intensité du travail en interaction et en interrelation avec la pénurie de main-d’oeuvre entraîne également des conséquences sur le bien-être des intervenantes. Lilia explique le phénomène : « je le savais qu’il fallait que je prenne un break, mais je n’osais pas parce que ma collègue était aussi en arrêt de travail. […] Je le savais que j’étais sur le bord, là, parce que j’étais en train de... je n’étais plus fonctionnelle ». Lilia, quant à elle, résume bien les effets de la pression exercée par la surcharge de travail sur les intervenantes : « c’est facile aussi de dépasser nos limites, puis de déborder, mais c’est pour ça aussi que, j’essayais de faire attention, j’étais consciente, mais c’était plus fort que moi des fois ». Il existe également une interaction et une interrelation avec la qualité des services et les relations au sein des équipes. Emma aborde les effets de la surabondance des tâches et des impacts sur la qualité du travail: « on manque comme de temps avec nos membres dans le fond, tu sais, du temps de qualité, je trouve ». Fannie, quant à elle, explique l’effet des surplus de tâches, d’un manque de temps, d’un rythme de travail élevé et l’effet sur la dynamique de l’équipe : « Je sentais que tout le monde, tous les collègues, là, étaient quand même stressés, si on veut, dans le sens où, tu sais, ça paraissait qu’ils avaient tous beaucoup de choses à faire avec peu de temps pour le faire ». Ainsi, l’intensité et la surcharge de travail sont également liées à la détérioration des rapports sociaux et les relations de travail.
Les rapports sociaux et les relations de travail
La majorité des intervenantes mentionnent des tensions avec les collègues de travail comme sources de DÉ. Alice, tout comme d’autres participants, parle de conflits qui s’étendent à plusieurs membres de l’équipe : « Ça crée des situations d’intimidation […] ils n’arrêtaient pas de parler dans son dos, puis de parler d’elle à toute l’équipe, Fait qu’elle a décidé de quitter. […] Puis tu sais, c’est quand même courant, là, qu’il y ait un bouc émissaire dans l’équipe ». Berthe, quant à elle, parle des conséquences sur le climat de travail : « ça avait été tellement conflictuel […] Il y avait un climat de travail toxique ». En plus de l’intensité et de la surcharge de travail intimement liées à la détérioration des relations de travail, certaines participantes font état d’un manque de soutien par les gestionnaires ou du conseil d’administration, particulièrement au niveau de la gestion de conflit. Julie et Livia nomment aussi des difficultés au niveau de la communication (des non-dits) entre les différents paliers hiérarchiques, particulièrement en lien avec les attentes respectives. Ainsi, selon les participantes, il existe au sein de certaines équipes des luttes de pouvoir et des conflits qui détériorent le climat et la cohésion des équipes. Ces situations impactent à la fois les réponses sociales quant aux besoins des usagers, mais également la santé et le bien-être des intervenantes.
S’ajoute également dans la détérioration des rapports sociaux et les relations de travail, toute la question entourant le manque de reconnaissance. Ce thème se réfère au salaire insuffisant et à l’absence d’assurances collectives liées au manque de financement, ainsi qu’à la reconnaissance de la qualité du travail par les supérieurs et les usagers. Ces éléments participent à créer de l›insécurité dans le cadre de l’emploi. Tout d’abord, Eve, comme la majorité de ses collègues explique les conséquences d’un salaire insuffisant sur sa vie : « pour les salaires, ce n’est pas assez compétitif, je ne pouvais pas continuer comme ça en ayant fini les études. Ça me prenait un meilleur salaire […] on n’est pas payés à notre juste valeur ». Quant à la reconnaissance de la qualité du travail à l’interne, Léo mentionne l’importance de la rétroaction positive à cet effet : « On a besoin d’une reconnaissance, besoin que quelqu’un dise : eille, good job, man, ne lâche pas, tu sais. Bravo […] félicitations […]. Compte tenu qu’on est pris dans un tourbillon, bien, il y a moins de ces petits gestes-là qui se font. Alors que c’est dans les moments où on a le plus besoin ». Jean quant à lui parle du manque de reconnaissance des usagers à l’égard des intervenantes « Ce n’est pas un domaine où est-ce qu’on a beaucoup de tapes sur l’épaule […] ça prend des intervenantes un petit peu, Roger Bontemps ». Or, lorsque la reconnaissance des usagers est présente dans la relation entre l’usager et l’intervenante, elle agit pour cette dernière comme facteur de protection dans le processus de la détérioration de la santé émotionnelle et psychologique (Figley et Ludick, 2017). Ainsi, les rapports sociaux et les relations de travail sont également en interaction en interrelation avec l’augmentation des exigences émotionnelles.
Les exigences émotionnelles
Les exigences émotionnelles sont centrales dans le travail d’intervention et dans les relations sociales au travail. Or, elles augmentent en présence de surcharge et d’intensité élevée au travail, particulièrement avec l’aggravation des problématiques chez les usagers et les comportements hostiles. À cet effet, la majorité des intervenantes mentionnent leur exposition à la souffrance des usagers et du sentiment d’impuissance qui s’en génère. Alice explique ce facteur en donnant quelques exemples : « il y en a qui sont dans la prostitution, ils consomment beaucoup, fait que ça attriste beaucoup... […], mais c’est quand même intense d’avoir de la peine pour quelque chose que tu n’as pas le contrôle dessus ». L’isolement social des usagers marginalisés est également abordé. Jade élabore à ce sujet : « les décès aussi, de plus en plus, on a des décès que ce soit par suicide, des gens qui vont à l’aide médicale à mourir […] puis ça aussi, ça nous touche, des gens qui meurent seuls, que tu trouves dans leur appartement […] C’est des choses, je trouve, extrêmement difficiles ».
Plusieurs intervenantes nomment plus spécifiquement l’enjeu découlant d’une clientèle aux comportements plus hostiles ou réfractaires. Chantal décrit certains de ces comportements hostiles, ainsi que les limites imposées par son mandat : « Quand j’étais confrontée à des [usagers] qui avaient de la colère, de la frustration, qui posaient des gestes violents là. […] Moi, ça, ça me déstabilisait là beaucoup […] dans notre organisme, les contentions, c’est au strict minimum […] Donc un [usager] qui se met à me tapocher, bien, je ne peux pas lui prendre les mains ». Lilia parle aussi du fait de composer avec les agressions verbales des usagers : « c’est arrivé à plusieurs reprises que j’étais inquiète, là, tu sais. […] On se faisait péter des coches par du monde. […] Je ne sais pas où est-ce qu’ils étaient dans leur tête, là, mais c’était menaçant là ». À cet effet, Alice explicite la difficile posture dans la relation d’aide lorsqu’elle concerne des usagers avec des comportements hostiles : « il faut avoir une relation avec eux qui est positive ou pas tout dépendamment d’eux. Puis leur mettre des avertissements, les mettre dehors, les mettre à la rue. […] puis à vraiment essayer fort de créer un lien avec eux. Mais pas trop fort non plus […] ça peut être épuisant ». Les comportements ci-mentionnés teintent négativement la relation entre l’intervenant et l’usager et augmentent ainsi le niveau de difficulté quant au fait de créer une relation de confiance par les intervenantes. Il s’agit de contextes de travail exigeant, tant cognitivement, physiquement, qu’émotionnellement parlant. Ce contexte est également susceptible de créer des dissonances émotionnelles. En effet, une dissonance émotionnelle peut s’apparenter à une dissonance cognitive, c’est-à-dire une tension interne ressentie au moment où un comportement contredit le système de croyances, d’émotions et d’attitudes (cognitions) ( Melou et Dagot, 2018). Les exigences émotionnelles sont ainsi également en interaction et en interrelation avec les conflits de valeurs.
Les conflits de valeurs
Intimement en interdépendance avec les exigences émotionnelles, les rapports sociaux et les relations de travail détériorées, les participantes identifient plusieurs conflits de valeurs. Plusieurs de ces contradictions se réfèrent à la conception de ce qu’est un « travail bien fait » et mettent en lumière une compréhension parfois contradictoire du rôle et du mandat entre les intervenantes. Ces conflits existent entre les intervenantes d’une même équipe, mais également avec la hiérarchie en place. Lydia explicite ce facteur lorsque la situation se produit entre collègues: « c’est arrivé dernièrement, là, avec ma collègue on avait des visions différentes du travail, je ne me sentais pas à ma place, disons. […] J’arrivais de travailler en pleurant parce que je ne sentais pas que j’avais ma place dans l’équipe ». Eve identifie des conflits de ce type entre intervenant et coordonnateur : « entre les deux, il y a plus de friction parce qu’ils ont vraiment des visions différentes de l’intervention, fait que des fois, ça peut devenir difficile dans les rencontres d’équipe ». Rose explique les conséquences de ce manque d’arrimage entre les travailleurs : « c’est comme un malaise, genre, sentiment d’impuissance […] quand qu’entre nos collègues, on ne fait pas le même job ou que les résidents ne disent pas les mêmes affaires à tout le monde, fait qu’on n’est pas capables de marcher sur le même pied d’égalité ». Un manque de communication et des informations contradictoires participent ainsi aux enjeux de clivage et d’exclusion chez les intervenantes et peuvent prendre d’une certaine façon les usagers « en otage », lorsqu’ils se retrouvent au centre des positions et conceptions contraires.
Plusieurs intervenantes mentionnent également vivre une pression de productivité et de performance, liée à la surcharge et l’intensité du travail; pression de productivité qui serait impliquée dans les conflits de valeurs. À cet effet, Alice fait référence à l’accumulation des tâches en regard des exigences des subventions accordées : « on se fait demander beaucoup de choses, admettons. Bien, personnellement, moi, je sentais beaucoup de pression là. […] bien, de la tâche qui est demandée en haut, tu sais, c’est normal, là, mais souvent, les directeurs généraux, ils vont plus penser, chiffres, parce qu’ils font juste ça gratter des subventions ». Livia va également en ce sens : « Des fois, on a l’impression que notre direction est un petit peu insatisfaite de notre productivité, puis elle le dit de façon semi-subtile. Ça, c’est vraiment quelque chose qui est drainant ». Que ce soit au niveau des attentes hiérarchiques ou des bailleurs de fonds, d’une façon plus formalisée ou de manière plus informelle, les intervenantes ressentent également une pression de productivité d’une façon individuelle et au sein des équipes de travail.
Le manque de ressource afin de faire son travail est également souligné et lié aux conflits de valeurs. Par exemple, Eve parle du temps limité des suivis dans les services offerts aux jeunes, en raison de la forte demande : « Fait que ça vient ajouter à la frustration de je ne me sens pas compétente pour intervenir, puis ça donne beaucoup d’échecs aussi parce que ces jeunes-là, on ne peut pas nécessairement les garder longtemps ». Paul va également en ce sens : « autant interne en clinique, autant externe[…]il y a un gros vide, il y a un trou de services. Moi, les trous de services dans la vie, là, ça m’énerve ». Afin d’offrir davantage de services, certains OC vont privilégier de faire davantage avec moins d’employés, comme l’explique Chantal « C’est une décision bureaucratique dans le sens où ils veulent trois pour quatre (ratio employé/usagers). Mais ça se peut que nous, dans nos services, nous, on ait des jeunes qui demandent vraiment du un pour un là. […] Et là, ça accroche, tu sais […] Ça veut dire que quand moi j’ai besoin d’aide, tu sais? ». Léo, quant à lui parle des conséquences d’un manque de ressources sur les usagers, en raison d’un manque de budget et d’employés pour prendre en charge la mise en place de ressources supplémentaires : « Tu sais, quand un membre va arriver […] il n’a pas de rendez-vous pour mon comptoir alimentaire, mais je n’en ai pas de bouffe pour lui parce que je suis overbooké […] Ça, ça me fend le coeur ». Enfin, Marie résume les propos de ses collègues de la façon suivante : « on n’a pas toujours les moyens de nos ambitions ». En somme et pour les intervenantes, le manque de ressources a des conséquences sur le temps, la qualité et la disponibilité des suivis au détriment des besoins des usagers.
Discussion
Les facteurs organisationnels liés à la conjoncture sociale et les difficultés émotionnelles
Au-delà de certains facteurs individuels (ex. : les aléas de la vie, la difficulté à mettre ses limites, les mémoires traumatiques et le stress de performance) nommés par un peu plus de la moitié des participants. Ce sont plutôt les facteurs organisationnels en interdépendances et ancrés dans plusieurs facteurs conjoncturels (pandémie, transformation des services sociaux selon l’esprit de la nouvelle gestion publique, désinvestissement de l’État) qui seraient en cause dans l’émergence des DÉ, selon la totalité des participantes. Comme nous l’avons montré dans la présentation des résultats, les onze facteurs organisationnels s’inscrivent et sont également en interaction dans plusieurs RPS au travail et reconnue dans la littérature. Ainsi, l’utilisation de la sociologie clinique est un moyen privilégié pour comprendre, dégager les causalités, mais aussi de découvrir des phénomènes inattendus dans l’étude des RPS (Gollac, 2012). Or, plus largement, l’analyse met en lumière certains aspects liés à la posture et aux orientations de l’État. Le rôle joué par l’État est à la fois susceptible d’aggraver les RPS déjà documentés, mais également de mettre en place des conditions favorisant de deux autres types de RPS : l’insécurité de la situation de travail et la diminution de l’autonomie des OC. Mais d’abord, revenons spécifiquement sur le RPS lié aux exigences émotionnelles.
La non-reconnaissance des exigences émotionnelles : entre surinvestissement individuel et mise en échec
Les exigences émotionnelles sont à la fois une conséquence (détérioration de la santé) des autres types de RPS, mais aussi un facteur central (condition dans l’exercice des fonctions) pour certaines professions relationnelles (Bonnet, 2020). Par exemple, lors d’une intervention sociale, les émotions sont des « outils de travail » fortement utilisés par les intervenantes, puisque la gestion active de leurs émotions (contrôlée, suscitée, sollicitée, interprétée voir réprimée) afin de produire un effet sur la gestion des émotions des usagers (de manière à la façonner) est centrale et nécessaire dans les métiers en relation d’aide (Melou et Dagot, 2018; Monier, 2017; Le Pain et Larose-Hébert, 2022). Ce travail émotionnel est également influencé par des normes ou des prescriptions externes en regard de l’intervention à produire (sur le plan des attitudes, des comportements et des affects) (Hoschschild, 2012). Ainsi, le contexte social et organisationnel du travail pèse lourdement sur les exigences émotionnelles (à la fois central) et malgré ces interactions, il s’agit du RPS le moins étudié sur le plan scientifique (Bonnet, 2020).
Pourtant, les résultats montrent que l’aggravation des problématiques et l’augmentation des épisodes de crise et d’urgence chez les populations desservies par les OC, en raison d’un manque de services dans le réseau public, exposent davantage les intervenantes à la souffrance et à une augmentation d’épisodes de comportements réfractaires et agressifs chez certains usagers en détresse. La littérature scientifique montre également que ces facteurs agissent dans le développement du stress traumatique secondaire, du burnout et de la détresse psychologique (Rauvola et coll., 2019). Nous savons également que d’une façon plus large, le déséquilibre entre les aspects négatifs (la surcharge de travail et le travail émotionnellement exigeant) et les caractéristiques positives de l’emploi (les ressources comme le climat de travail, la variété des connaissances individuelles, le support des collègues, la supervision) sont aussi en cause dans le stress élevé au travail et pour le burnout (Demerouti et coll., 2001). Ainsi, la littérature montre que certains facteurs ou déséquilibres sont susceptibles de provoquer une incapacité d’adaptation de l’intervenante. Toutefois, cette lecture psychologisante et individualisante des RPS tend à réduire le travail émotionnel sous une forme de réductionnisme culpabilisant où il serait question de capacités associées à une forme d’intelligence émotionnelle ou de « quotient émotionnel » (Loriol, 2021). Le risque encouru par cette déresponsabilisation de l’effet du collectif et de l’organisationnel sur la santé des travailleurs est de toujours fixer des idéaux de travail déconnectés des conditions nécessaires pour y parvenir, et ainsi favoriser un surinvestissement de soi où ceux qui échouent sont renvoyés à leurs insuffisances personnelles (Loriol, 2021).
Il apparait donc prudent d’inclure dans l’analyse certaines tendances historiques et préjugés à l’égard des métiers en relation d’aide. En effet, le travail des intervenantes est souvent synonyme de surinvestissement intellectuel et émotionnel en raison de l’étiquette du métier dit « vocationnel ». Le choix d’occuper ce genre de fonctions exige régulièrement de faire des efforts et des sacrifices importants (don de soi, gestion de ses émotions dans l’intérêt de l’autre, malgré l’intensité des échanges ou les spécificités de la souffrance et de l’hostilité), puisque les satisfactions attendues (p. ex. aider) « vaudraient tous les sacrifices » (Cartron et Guaspard, 2012). Devant ce rationnel, la négation et l’invisibilisation des difficultés et des conditions de pratique difficiles deviennent donc naturalisées en se fondant dans l’exercice même de la pratique (Hoschschild, 2012). De ce fait, les compétences des métiers largement occupées par les femmes, telles que l’empathie, l’adaptabilité, la gestion des affects deviennent également niées et invisibles pour l’employeur, voire par l’État (Cartron et Guaspard, 2012). En effet, dans le travail émotionnel attendu, rappelons que les échanges sociaux et leurs modalités ont tout simplement été déplacés de la sphère de l’intimité vers la sphère publique après avoir été standardisés, subjectivisés par un contrôle hiérarchique et balisés par des procédures (Hochschild, 2012) et par conséquent, l’ajustement salarial en incluant cette compétence est quasi inexistante.
C’est donc sous cette invisibilisation des particularités des exigences émotionnelles et du travail émotionnel que se normalisent des conditions de pratique difficiles pour les intervenantes dans les milieux communautaires, particulièrement en regard du manque de financement, mais également à travers la non-reconnaissance de la complexité du métier. D’ailleurs, cette déconsidération des savoirs nécessaires à cette profession est également visible à travers la mise en place de politiques publiques (autre que financière) de l’État, ou ce dernier vise et incite également certaines tranches de la population vers une implication bénévole afin de combler la pénurie de main-d’oeuvre (Fauvel et Noiseux, 2022). Ces appels à contribution auront été particulièrement visibles au moment de la période pandémique de la Covid-19, à travers la plateforme « je contribue » ou « je bénévole »; plateformes convoitant à associer les notions de bénévolat et de solidarité (Fauvel et Noiseux, 2022). Pourtant, afin de faire ce travail sans s’infliger ou se blesser psychologiquement ou émotionnellement, il faut avoir les connaissances du milieu, de l’intervention, des normes implicites et explicites qui sous-tendent cette profession et surtout, connaitre la façon d’intervenir auprès des populations marginalisées et vulnérabilisées (Cartron et Guaspard, 2012). Ces données soulèvent ainsi l’évidence de la nécessité des formations académiques, puisque les individus laissés devant une réalité confrontant, déstabilisante, sans maîtrise d’outils nécessaires pour répondre aux besoins deviennent soumis à un stress au travail et au final, à une contre-productivité en termes de qualité de services (Loriol, 2021). D’ailleurs, ces conséquences sont déjà visibles lors des conflits de valeurs et des tensions au sein des équipes. Or, ce sont au sein de ces collectifs de travail où les gens se reconnaissent dans un même métier (Loriol, 2015), que se développent et se retransmettent les modalités de ce « qu’est un travail bien fait » au niveau émotionnel et comportemental (Bonnet, 2020). Les collectifs de travail servent également à débattre et résoudre certains conflits de valeurs, ainsi que de faire face aux incohérences de la tâche et modifier l’organisation du travail (Le Pain et coll., 2021c).
Le sous-financement de l’État et l’ingérence dans l’autonomie des OC
Les conséquences prévisibles de cette déconsidération quant au rôle et compétences des intervenantes pourraient ainsi contribuer à l’émergence d’un nouveau RPS au travail : l’insécurité de la situation de travail. En effet, la précarité et les réorganisations dans les équipes, les missions et les modalités du travail sont influencées par la détérioration des collectifs de travail (Caroly, 2015), mais également de par le mode de financement de l’État. Si les OC sont historiquement sous financés (Fauvel et Noiseux, 2022), l’on remarque que depuis les dernières années, le soutien financier à la mission globale tendait à diminuer ou stagner; ce qui correspondait à un recul par rapport à la hausse du coût de la vie (Bourque et Jetté, 2018). Lorsque les OC sont financés selon la mission globale de l’organisme, elles ne sont ainsi redevables qu’aux communautés et aux membres qu’ils desservent (Bourque et Jetté, 2018). Néanmoins, la prépondérance de la philosophie de la NGP au sein de l’État (réduction des coûts, contrôle des rendements et partenariat avec le privé) tend à s’infiltrer graduellement au sein des OC par les modes de financement. En effet, l’État accorde de plus en plus de financements dits « par entente de services » et les besoins financiers des OC forcent également le recours aux dons offerts par les fondations privées (Bourque et Jetté, 2018). Ces instances sont des modèles technocratiques de type « Top Down » et positionnent ainsi les OC dans un rapport hiérarchique et contractuel afin de survivre. De ce fait, elles doivent alors modifier leurs services selon des cibles déterminées par des acteurs externes, au détriment de leur connaissance en regard des besoins réels sur le terrain (Bourque et Jetté, 2018). Si l’autonomie en intervention et sur les conditions de pratiques est encore possible pour les intervenantes en OC (Larose-Hébert et coll., 2024), l’on peut supposer que cette tendance à imposer graduellement ces modes de gestion deviendra propice à diminuer ce facteur de protection en diminuant les marges de manoeuvre et la possibilité de réellement contribué dans le filet de protection sociale. Pourtant, il est déjà documenté que la diminution de l’autonomie et l’augmentation des conflits de valeurs liés « à ce qu’est un travail bien fait », largement décrié au sein du réseau public au Québec, sont en cause dans l’augmentation des DÉ des intervenantes et dans la détérioration de la qualité des services (Le Pain et coll., 2021).
Conclusion
Dans une perspective d’analyse inspirée de la sociologie clinique dans l’étude des RPS au travail, l’on remarque que le contexte social et organisationnel exacerbe la charge et le rythme de travail, tout en augmentant les exigences émotionnelles et les conflits de valeurs (Bonnet, 2020). Ils détériorent également les rapports sociaux et les relations de travail (tension et climat de travail détérioré) (Bonnet, 2020). Certains de ces RPS sont parfois modérés par des facteurs de protection comme la confiance et le soutien des collègues et des supérieurs, ainsi que l’autonomie et les marges de manoeuvre dont ils bénéficient (Kumar et Jin, 2022). Bien que l’étude des RPS au travail s’avère appropriée pour la compréhension du phénomène des DÉ des intervenantes dans les OC, elle comporte également certaines limites et enjeux importants. Comme le souligne Loriol (2021) : « L’approche dominante du stress ou des risques psychosociaux est essentiellement centrée sur l’individu et sa capacité personnelle à faire face aux exigences du travail. […] Du coup, la solution proposée est bien souvent d’agir sur les représentations individuelles plutôt que sur l’environnement de travail (p.17) ». Or, le contexte macrosocial et politique actuel laisse présager, à travers une nouvelle réforme de la santé et de services sociaux, une reconfiguration prochaine de la pénibilité au travail, particulièrement lorsqu’il existe déjà des désajustements entre les moyens offerts et les objectifs à réaliser (Karasek, 1979) ou entre l’investissement dans le travail et la reconnaissance (Seigrist,1996). L’invisibilisation et la reconnaissance des exigences émotionnelles nécessaires et dévolues auprès des populations vulnérabilisées et marginalisées, les sous-financements chroniques et l’importation des modes de gestion de type « top down » sont susceptibles de mettre en place une insécurité au travail, une augmentation des exigences émotionnelles, des conflits de valeurs et une diminution de l’autonomie des OC. Pour terminer, il appert ainsi que les études à venir dans le domaine des DÉ des intervenantes sociales et afin de mieux comprendre le phénomène devront nécessairement s’attarder aux conjonctures sociales, engendrées notamment par la nouvelle réforme de la santé et des services sociaux du ministre Dubé, ainsi que sur les conditions de travail subséquentes. Il serait également pertinent que les études s’intéressent davantage à l’augmentation des exigences émotionnelles, à la fois une conséquence des autres RPS tout en étant central dans les relations sociales au travail, notamment avec les usagers et les collègues de travail. En effet, rappelons qu’il s’agit de la catégorie de RPS au travail la moins étudié à ce jour (Bonnet, 2020).
Appendices
Notes biographiques
Isabelle Le Pain, PhD, est professeure adjointe à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke. Elle s’intéresse aux difficultés émotionnelles des intervenants sociaux, la transformation des pratiques dans les services sociaux, les services de la protection de la jeunesse et le travail émotionnel déployé dans le cadre des fonctions.
Katharine Larose-Hébert, PhD, est professeure agrégée au sein du programme de psychologie et santé mentale de l’Université TÉLUQ. Elle s’intéresse à l’organisation, l’offre de services et aux pratiques d’intervention en santé mentale, ainsi qu’aux conditions de travail des intervenantes sociales au Québec.
Notes
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