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Mise en contexte et cadre d’analyse

L’alimentation est un phénomène social complexe notamment parce que s’articulent en elle plusieurs dimensions de l’existence : physiologique, sociale et psychologique. Pour reprendre à notre compte un concept développé par l’anthropologue Marcel Mauss.[1] nous proposons de considérer l’alimentation comme un fait social total. Nous voulons ainsi mettre en évidence le fait que l’acte alimentaire n’est pas une pratique isolée, mais qu’elle est en lien avec l’ensemble des pratiques sociales et des institutions d’une société.[2] L’alimentation possède la forme dynamique d’une institution générale avec des expressions culturelles, une historicité et des contraintes dues à son enracinement dans un biotope particulier.[3] Les contraintes issues de ce biotope se sont toutefois nettement relâchées depuis les trente dernières années du fait de l’accroissement de la maîtrise technique sur la nature, de la spécialisation et de l’industrialisation de l’agriculture et de l’élevage à l’échelle du globe, ainsi que du développement des économies et de systèmes de transports globalisés.[4]

Or, s’il est vrai que les nutriments, tels que les lipides, les glucides, les protéines, les fibres, les acides aminés et les vitamines nécessaires aux êtres humains sont présents dans des produits naturels (le plus généralement dans des produits cultivés ou élevés à cette fin), ils doivent cependant faire l’objet d’une préparation et d’une transformation. En effet, les humains ne peuvent « les ingérer, les incorporer que sous la forme d’aliments, c’est-à-dire de produits naturels culturellement construits et valorisés, transformés et consommés dans le respect d’un protocole d’usage fortement socialisé ».[5] Ces aliments sont ensuite combinés entre eux pour former des plats associés et séquencés dans des repas ou plus généralement dans des « prises alimentaires ». La fabrication de ces plats suppose à son tour de choisir des produits et des aliments, des façons de les cuisiner, de les manger et de les partager. Ces nourritures, ces techniques et ces normes font l’objet de différents investissements symboliques, psychiques et identitaires qui participent à la construction du monde.

Manger implique, pour les mangeurs, l’incorporation non seulement d’aliments, mais aussi de normes, et donc de s’incorporer dans une communauté. Dans ces conditions, il apparaît qu’on ne saurait saisir pleinement et adéquatement les phénomènes liés à l’alimentation hors de la signification que leur octroient les groupes sociaux, grands ou petits, ainsi que les individus.[6] Cependant, les formes concrètes que prennent les rapports des groupes sociaux à l’alimentation varient entre les sociétés et les cultures. À l’intérieur même d’une société, elles donnent lieu à divers processus de différenciation sociale basés sur les classes sociales, la région, le genre, l’âge, la religion, l’ethnie, processus qui se modifient dans le temps.

Par ailleurs, immigrer seul ou en famille implique des bouleversements majeurs sur les plans professionnel, social, politique, culturel et quotidien. Les populations migrantes doivent s’adapter aux différentes dimensions de leur « nouvelle société », l’alimentation étant l’une de celles-là. Par ailleurs, bien que l’immigration soit loin d’être un phénomène nouveau au Québec, il ne cesse de prendre de l’ampleur depuis le tournant du 21e siècle. Par exemple, pour l’année 2008 seulement, le Québec a accueilli 45 264 immigrants.[7] Pour la décennie 2010, le nombre moyen devrait vraisemblablement se situer autour de 55 000 immigrants par année, afin que le Québec conserve un équilibre démographique et comble les demandes du marché de l’emploi, selon les prévisions démographiques et économiques du gouvernement provincial.[8] Ainsi, la présence de plus en plus massive d’individus issus d’horizons géographiques, culturels et sociaux des plus variés a pour conséquence une plus grande diversité des populations, des modes de vie et des pratiques culturelles, particulièrement sur le territoire de l’île de Montréal où 74 pourcent des immigrants choisissent de s’établir.[9]

Les phénomènes de transition, d’adaptation, de rétention et de transformation alimentaires chez les populations migrantes font l’objet d’abondantes recherches, principalement aux États-Unis, mais il n’existe pas de données sur ces questions au Québec. Pour remédier à cette lacune, nous sommes allés à la rencontre de plusieurs immigrants pour qu’ils nous parlent de leur expérience de manger dans un nouvel espace social alimentaire. Dans cet article, il sera question des pratiques alimentaires, des représentations et des significations de l’alimentation chez des populations migrantes vivant au Québec depuis moins de 10 ans. Étudier ces pratiques, représentations et significations chez des immigrants est d’un grand intérêt à plusieurs égards. Cela permet de poser un regard particulier sur des processus d’intégration et de différenciation sociale, sur des phénomènes de rétention culturelle et de créolisation qui sont propres à ces types de populations. Une recherche de ce genre nous incite également à mettre en perspective les modèles alimentaires du Québec contemporain et à reconnaître l’apport de l’immigration et de la mondialisation des échanges culturels et marchands dans les transformations de ces modèles.

Nous proposons, à l’instar de Jean-Pierre Poulain,[10] de comprendre les pratiques de l’alimentation à l’aide du concept d’espace social alimentaire. Grâce à ce concept, il est possible de circonscrire un ensemble de pratiques et de relations sociales, économiques et symboliques qui, imbriquées les unes dans les autres, s’organisent dans des modèles alimentaires. Ces modèles alimentaires structurent six dimensions qui leurs sont constitutives : « l’horizon » du comestible, le système alimentaire, le culinaire, les consommations, la temporalité alimentaire et les processus de différenciation sociale.[11] Le concept d’espace social alimentaire est entendu comme un lieu d’articulation de la nature et de la culture qui implique l’ensemble de la société et de ses institutions.[12] Le temps est également une des dimensions constitutives de cet espace, car ce dernier et les modèles alimentaires qui s’y déploient se modifient au cours de l’histoire, parfois lentement, parfois d’une manière brutale. Il s’agit ainsi d’un concept dynamique : « Cette variabilité est rendue possible par le fait que les contraintes biologiques de la mécanique physiologique et de l’exploitation des ressources de la nature pèsent sur les mangeurs humains de façon relativement lâche. Les modèles alimentaires sont impliqués dans des processus de différenciation entre cultures et de distinction à l’intérieur d’une même société; ainsi participent-ils à la construction des identités ».[13]

S’il est avéré que l’alimentation joue un rôle important dans la formation, le maintien ou les transformations des identités individuelles et collectives,[14] ce qui est effectivement apparu avec force lors des entretiens, nous n’avançons pas ici que l’alimentation est un marqueur non équivoque de la différence culturelle. Ainsi, il convient d’être prudent avec des notions comme celles de l’identité. Les affiliations sociales et identitaires n’ont plus de caractère permanent.[15] Elles sont souples, fragmentaires et contextualisées dans des espaces sociaux caractérisés notamment par une créolisation des pratiques culturelles et par la circulation d’objets transculturels.[16] Ainsi, nous ne parlerons pas dans cet article de Chinois, de Mexicains ou de Vietnamiens, ou de cuisines péruviennes ou cubaines, mais plutôt d’individus originaires de la Chine, et de styles alimentaires prémigratoires, suggérant que les identités et les habitudes alimentaires renvoient à des structurations locales sujettes à des transformations postmigratoires.

Sur le plan de l’alimentation, ces objets transculturels (plats, recettes, principe des saveurs),[17] contribuent à la constitution, dans l’espace social alimentaire, de ce qu’Alan Beardsworth nomme un « meta-menu »[18] dans lequel tous les mangeurs peuvent puiser selon les contextes, en vertu de processus de différenciation déterminés. On verra que les populations migrantes participent à la constitution de ce « meta-menu » et que cette créolisation de l’espace social alimentaire est une des conditions leur permettant à la fois de conserver un bon nombre de leurs habitudes alimentaires et de sentir que ces pratiques sont légitimes, voire souhaitables.[19]

Pour cet article, nous utiliserons également le concept de style alimentaire, très proche du concept de modèle alimentaire, mais ne partageant pas avec lui toutes ses dimensions. Il correspond à une organisation originale, la plupart du temps localisée, des dimensions de la classification du comestible, du culinaire (dans lequel les dimensions techniques et celle du principe des saveurs jouent un rôle important), de la temporalité alimentaire et des consommations. En d’autres mots, le style alimentaire correspond à un ensemble de caractéristiques spécifiques de la manière de préparer les aliments (préalablement sélectionnés culturellement comme comestibles), de les consommer et de les partager. Comme on le verra, le style alimentaire se transporte d’un espace social alimentaire à un autre. Il subit cependant des inflexions induites par son insertion dans un nouvel espace social alimentaire.

Nous avons retenu trois thèmes pour la présentation des résultats, des analyses et des discussions : d’abord, le continuum avec le style alimentaire prémigratoire; ensuite, les rôles spécifiques des femmes immigrantes par rapport à l’alimentation; et enfin, la malbouffe, les aliments et plats prêts à servir et la représentation du « vrai repas ».

Méthodologie

Pour les besoins de cette recherche, nous avons rencontré 72 immigrants (n=72) d’âge adulte, en groupes de discussion mixtes d’environ huit personnes. Des rencontres de deux heures chacune ont eu lieu pour la plupart dans deux centres de francisation de Montréal, l’un dans l’arrondissement de Verdun et l’autre dans le quartier Parc-Extension. Les entrevues avec les immigrants originaires du Maghreb (principalement du Maroc et de l’Algérie) ont eu lieu dans deux écoles confessionnelles musulmanes, l’une primaire et l’autre secondaire. Ces personnes sont des parents d’enfants fréquentant ces écoles. Ces endroits ont été choisis parce que les immigrants qui les fréquentent sont représentatifs des tendances actuelles de l’immigration au Québec.[20] En effet, les statistiques produites par le Ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles pour les années 2004 à 2008 montrent que, parmi les quinze pays d’où proviennent le plus grand nombre d’immigrants, figurent le Maroc, l’Algérie, la Chine, le Mexique, la Colombie, l’Inde, le Pakistan et le Pérou, ce qui correspond à la majorité de l’échantillon. De plus, ce dernier est représentatif de certaines des caractéristiques socioéconomiques des nouveaux arrivants pour la même période, particulièrement le nombre d’années d’étude et les professions projetées.

Les immigrants rencontrés ont en moyenne autour de 40 ans. Ils résident au Québec depuis moins de dix ans, mais la majorité sont parents de jeunes enfants et possèdent des qualifications professionnelles ou techniques.[21]

Les entrevues se sont déroulées en français, dans les groupes les plus avancés dans l’apprentissage de la langue. Si l’échantillon a présenté des disparités dans la maîtrise effective du français—par exemple, les individus issus de l’aire géographique asiatique éprouvaient plus de difficultés à s’exprimer en français que ceux issus de l’Amérique centrale et du Sud, ces derniers s’exprimant en général avec plus d’assurance et de vocabulaire—il n’en demeure pas moins que les répondants ont tous pu livrer des informations suffisantes et pertinentes pour notre étude. Enfin, les réponses obtenues lors des entrevues ont un caractère strictement déclaratif.

Continuum avec le style alimentaire prémigratoire

Signalons d’entrée de jeu que la grande majorité des répondants ont déclaré manger selon leur style alimentaire prémigratoire la plupart du temps. Ainsi, la plus grande partie de ceux-ci affirment utiliser, pour l’essentiel, les mêmes aliments, les mêmes principes d’agencement des saveurs (sucré-salé, aigre-doux, épicé, etc.) et les mêmes techniques de cuisson qu’avant d’émigrer et avoir fait peu de changements significatifs dans les quantités (viandes, légumes, condiments, accompagnements) employées lors des préparations. Ils ont insisté également sur l’importance du maintien de la sociabilité alimentaire héritée du groupe social prémigratoire, particulièrement sur l’importance accordée au repas familial, car pour eux manger, c’est d’abord être ensemble. Bref, peu importe leurs origines géographiques, sociales ou le temps écoulé depuis la migration,[22] les répondants sont très attachés à leurs styles alimentaires[23]. Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas témoigné de divers changements intervenus dans leurs pratiques alimentaires. Cet article en mentionnera plusieurs. Il apparaît néanmoins que, pour l’essentiel de la représentation de « l’alimentation traditionnelle » et des principales caractéristiques du style alimentaire prémigratoire, on observe un continuum entre un « avant la migration » et un « après la migration ».

Les études récentes portant sur le même sujet et produites dans divers pays offrant des caractéristiques socioéconomiques similaires à celles du Québec présentent des résultats très variables d’un pays à l’autre (et à l’intérieur d’un même pays) selon les groupes sociaux étudiés et le temps écoulé depuis la migration[24]. Les comparaisons deviennent ainsi difficiles à établir. Toutefois, les grandes tendances observées dans la littérature actuelle à propos des pratiques alimentaires des populations migrantes semblent à l’oeuvre dans notre échantillon, mais de façon spécifique. Nous présentons ici un résumé de ces tendances et verrons ensuite les spécificités de notre échantillon.

Ces diverses études montrent que les populations migrantes conservent assez solidement une bonne partie de leurs habitudes et de leurs préférences, mais adoptent plusieurs éléments des styles alimentaires de leur pays d’accueil au cours des deux ou trois premières années de résidence. Cela est imputable principalement à la rareté et au coût des aliments recherchés (ce qui conduit généralement à des processus de substitution) et à une familiarisation graduelle avec les produits disponibles dans le système alimentaire, et plus globalement avec les modèles présents dans l’espace social alimentaire. Le prestige qu’acquièrent certains aliments après la migration n’est pas négligeable, comme le cas de la viande, symbolisant pour certains une « revanche sociale » ou le cas de la restauration rapide qui symbolise notamment la vie en Occident.[25] Mentionnons également la réduction du temps disponible pour l’achat, la préparation et la consommation des aliments en raison de contraintes produites par l’immigration, comme par exemple l’obligation de suivre des cours de français et de mise à niveau des compétences professionnelles ou techniques et, dans une grande majorité des cas, l’occupation professionnelle à temps plein des parents souvent assez loin de la maison. Pour terminer, les enfants demandent très rapidement à leurs mères de leur préparer des plats qu’ils ont découverts à la garderie, à l’école, chez leurs amis ou par le biais de la télévision. Ces enfants sont ainsi des vecteurs de transformations culturelles et agissent comme médiateurs entre les parents et certains segments de la société.

Une grande partie des individus de notre échantillon déclarent conserver l’essentiel de leur style alimentaire d’une manière plus récurrente et prononcée que ne le font les individus rencontrés dans le cadre d’autres recherches similaires chez des primo-arrivants, par exemple en Australie par André M. N. Renzaho et Cate Burns et par Mark L. Wahlqvist[26] et, en Suède, par Tahire O. Koçtürk.[27] De plus, les styles alimentaires se maintiennent dans le temps, tandis qu’ailleurs ils semblent en général s’éroder plus rapidement. Il semblerait aussi qu’il existerait à Montréal moins d’obstacles pour se procurer des aliments « culturellement désirables » et que le modèle alimentaire « nord-américain » ne constituerait pas un modèle désirable pour les adultes primo-arrivants. Globalement, nos résultats demeurent assez semblables à ceux qui sont observés dans des pays où l’immigration est importante et où le profil de la population urbaine se caractérise par une importante dimension multiculturelle comme la Grande-Bretagne,[28] l’Australie[29] et la Suède.[30] Cependant, ils se distinguent de ceux qui sont observés aux États-Unis, où une grande proportion des populations migrantes transforme non seulement leurs habitudes, mais aussi leurs préférences alimentaires rapidement après la migration, adoptant un grand nombre des traits spécifiques des modèles alimentaires dominants. Cela dit, si les phénomènes des pratiques alimentaires des populations migrantes sont complexes et diversifiés, ce sont sans doute les États-Unis qui présentent le paysage le plus morcelé à cet égard.

Entrons maintenant dans l’analyse plus détaillée de nos résultats. Bien que les participants déclarent « manger comme avant » pour l’essentiel de leurs menus, de nombreux aspects de leurs pratiques alimentaires ont subi des changements. Les individus originaires de la Corée du Sud, du Vietnam et des régions côtières de la Chine, pour qui les poissons et les fruits de mer occupaient une place prépondérante dans la diète quotidienne, ont beaucoup de difficultés à trouver des produits de la mer correspondant aux goûts, aux odeurs et aux textures qu’ils recherchent et qui leur étaient coutumiers. Ainsi, ils en consomment significativement moins souvent qu’avant la migration. Rappelons que les poissons frais sont des aliments plutôt onéreux dans le système alimentaire au Québec et que cela peut constituer un obstacle. Par ailleurs, beaucoup de répondants nous ont déclaré accepter difficilement de payer cher pour des produits qui ne répondent pas aux critères de qualité (fraîcheur, goût) qu’ils attendent de tels aliments. Ils remplacent alors les produits de la mer par les viandes de porc ou de boeuf, qu’ils consommaient déjà, mais en quantité moindre. Cette situation a été également observée en France, chez des individus originaires du Vietnam.[31] Les répondants en provenance de la Corée du Sud ont dû effectuer quant à eux des changements importants quant à la temporalité des repas. En effet, en Corée du Sud, le repas le plus consistant se mange au réveil et le repas le plus léger, en soirée. Au Québec, ils ont adopté l’inverse, débutant la journée avec un repas léger et occidentalisé[32] et reportant le repas le plus consistant en début de soirée. Les légumes marinés, notamment le chou, demeurent encore très présents dans la confection des plats quotidiens.

Pour leur part, les participants en provenance de l’Amérique latine mangent en général moins de fruits frais que dans leurs pays d’origine, car ils n’apprécient pas le goût et la texture de ceux qu’ils trouvent sur le marché québécois, à l’exception des fruits de saison (fraises, prunes, pommes, pêches, melons). Ils ont souvent évoqué leur nostalgie pour les arbres fruitiers, souvent à portée de main dans leur environnement d’origine : « le pêcher que nous avions dans la cour », « le manguier de chez mon grand-père ». Incapables toutefois de renoncer aux jus de fruits frais qu’ils consommaient quotidiennement, ils achètent des fruits pour en préparer et en boire tous les jours, adultes ou enfants. Les jus de fruits produits industriellement sont globalement et quasi unanimement condamnés. Somme toute, ils déclarent consommer moins de fruits. De plus, les répondants originaires du Mexique ont dû eux aussi s’adapter à la temporalité alimentaire du Québec, conservant tout de même l’habitude de manger très légèrement pour le dîner et de prendre le repas principal le plus tôt possible à la fin de l’après-midi (au Mexique, le repas principal est en début d’après-midi). En soirée, la pratique du repas léger est généralisée au Mexique comme au Québec.

La plupart des répondants originaires du Maghreb ont déclaré manger selon les prescriptions de l’islam et trouvent facilement des viandes halal, généralement dans des boucheries cachères juives. Cependant, le nombre d’immigrants de confession musulmane étant en constante progression, on assiste actuellement, dans plusieurs quartiers de Montréal, à l’ouverture de boucheries qui offrent des viandes halal. Par ailleurs, ce sont les individus qui présentent les styles alimentaires les plus « créolisés » de l’échantillon. Ainsi, les pâtes alimentaires, les pizzas, le « pâté chinois » et les ragoûts en tout genre côtoient ou parfois supplantent les mets traditionnels, surtout si la famille compte des adolescents. Il semblerait, pour ces individus originaires du Maroc et d’Algérie, que certains de leurs plats traditionnels comme le couscous et les tajines soient devenus ce qu’Emmanuel Calvo nomme des plats-totems.[33] Ces derniers sont des plats ethniquement spécifiques, mais pas nécessairement prestigieux qui, à la suite de la migration, vont connaître une revalorisation culturelle par l’assignation d’un ensemble de significations, en général chargées de valeurs positives et pouvant aller jusqu’à devenir médiateurs d’identité. C’est une partie de la culture matérielle des groupes sociaux, une dimension culturelle fréquemment réservée (ou contenue) à la sphère privée, qui devient alors une des constituantes de l’extériorité du groupe, telle qu’elle se donne à percevoir pour le groupe lui-même ou pour la société globale.[34] À cet effet, Calvo souligne que

[p]our le quotidien du groupe, […] le plat-totem (souvent préparé avec soin et parfois avec minutie) incarne l’hédonisme et une sensorialité accrue. Il présente, comme les autres plats ethniques, une certaine retrouvaille d’un univers de sensations puissantes et pouvant être très différenciées; et c’est par lui que se font les remémorations sensorielles les plus gratifiantes. Pour les communautés installées, les plats ethniques servent à marquer les différents temps du calendrier alimentaire du groupe; mais ils serviront aussi dans les situations de pratiques alimentaires dichotomiques à bien délimiter les frontières entre « l’ordinaire » et « l’ethnique ».[35]

Pour les autres informateurs de l’échantillon, il semble donc que les plats ou certains aliments traditionnels ne constituent pas des plats-totems parce que leur usage demeure solidement ancré dans les pratiques alimentaires quotidiennes. Il reste que certains de ces plats et de ces aliments, comme les tortillas et les haricots pour les individus originaires du Mexique, les curry et le roti[36] pour les gens du Bangladesh et du Sri Lanka, et le pain noir pour les personnes venant de l’Europe Orientale, demeurent fortement marqués culturellement et constituent des médiateurs d’identité des mangeurs. Ainsi, les aliments, les plats et plus globalement la cuisine sont au centre d’un investissement psychique puissant.

Les femmes comme gardiennes de la tradition alimentaire et de la santé des familles immigrantes : Les ambivalences d’un rôle

Il sera sans doute peu surprenant de relever que, dans l’échantillon, l’alimentation—sa planification, les courses et la préparation de la nourriture - demeure massivement sous la responsabilité des femmes. Ce fait est ressenti avec ambivalence par les femmes rencontrées. Elles sentent que ce rôle est important pour le maintien de la santé et de l’unité de la famille (dans sa manifestation concrète autour des repas), mais qu’il constitue aussi une contrainte amplifiée par les conditions objectives de la migration et par l’adaptation à de nouvelles réalités sociales. Préparer des plats tous les jours, dans un style « traditionnel » autant que possible, n’est pas aisé. En effet, elles doivent composer avec un emploi du temps très chargé (des cours quotidiens de francisation durant deux ans, ensuite la recherche d’un travail, puis la conciliation des exigences du travail et de la vie familiale), cuisiner des mets qui plairont à tous les membres de la famille, trouver les aliments nécessaires à la confection de ces derniers et, souvent, préparer des « lunchs » à emporter pour les enfants ou même pour le conjoint qui désire manger « comme à la maison ». Rappelons également que la confection des plats traditionnels, en contraste avec la « cuisine simplifiée » occidentale et contemporaine, demande souvent un temps de préparation assez long, car ces plats sont faits de produits frais et doivent êtres préparés selon des règles très précises. On pourrait généraliser ces observations à l’ensemble des femmes à qui incombent les tâches alimentaires, qu’elles soient immigrantes ou non. Mais il nous semble que certaines dimensions du rôle des femmes immigrantes par rapport à l’alimentation prennent une signification particulière.

Ces phénomènes ont été observés par de nombreux chercheurs dans divers pays occidentaux, en particulier par Renzaho et Burns,[37] Burns,[38] Inger M. Jonsson, Lillemor R.-M. Hallberg et Inga-Britt Gustafsson[39] et Lynn Harbottle.[40] Pour les femmes que nous avons rencontrées, l’alimentation est vecteur de santé, d’identité et d’unité familiale, particulièrement dans un contexte où ces dimensions de l’alimentation ne vont plus de soi, comme c’était le cas en général dans le modèle alimentaire du groupe social d’origine, et que leur maintien suppose beaucoup de travail et une attitude plus réflexive[41] face à l’alimentation. Ajoutons que leur perception du modèle alimentaire québécois entretient méfiance et suspicion envers ce dernier. Elles sont impressionnées par la variété et le choix alimentaire disponible tout au long de l’année, mais expriment des réserves sur la qualité et le goût des aliments et sur les habitudes alimentaires de la société globale. Par exemple, elles ne sont pas toujours convaincues des qualités nutritives des aliments qu’elles trouvent ici, elles aimeraient en savoir plus sur le sujet de leur provenance, trouvent que les viandes n’ont pas une belle couleur et ne sentent pas bonnes à la cuisson et que les légumes et les fruits ont très peu de goût. Elles estiment souvent que la « cuisine québécoise » est trop « simple », que le sandwich, les aliments prêts-à-servir, la cuisson au micro-ondes y ont la part belle et qu’il y a un peu trop de place pour l’expression des goûts personnels de chacun dans l’espace familial, ce qui transforme la cuisine en un « libre service ». Face à ce qu’elles perçoivent comme des risques pour la santé, l’unité et l’identité de la famille, elles tiennent donc à exercer le plus de contrôle possible sur l’alimentation de la famille.

Ces éléments nous conduisent à comprendre le rôle et la position de ces femmes, pour reprendre une expression du sociologue Kurt Lewin,[42] comme des gate-keepers (ou « gardiennes de la porte d’entrée »), contrôlant les aliments qui pourront aboutir ou non sur la table ou dans les boîtes à lunch. Rappelons rapidement les origines de cette expression. Dans les années 1940 aux États-Unis, le National Research Council avait mandaté plusieurs spécialistes, dont Lewin, pour mener des recherches sur les changements d’habitudes alimentaires. Le gouvernement américain, dans un contexte de guerre contre l’Allemagne et de rationnement, désirait minimiser les pertes de découpes de viandes et surtout de pièces à haute valeur nutritive comme les abats. Il fallait cependant trouver des moyens de vaincre les réticences des ménagères qui boudaient obstinément ces morceaux. C’est au cours de cette recherche que Lewin en est venu à conceptualiser le système alimentaire comme une série de canaux au travers desquels circulent les aliments. À chaque étape du système, des acteurs sociaux interagissent entre eux et avec les mangeurs et mobilisent des connaissances scientifiques, des savoir-faire, un ensemble de techniques ainsi que des représentations, le tout faisant progresser les aliments vers les mangeurs. Les ménagères, les gate-keepers, se situent à l’extrémité des canaux. Ce concept a été critiqué parce qu’il a été principalement récupéré dans des discours et des campagnes visant à améliorer les pratiques et connaissances nutritionnelles des familles et parce que la centralité du rôle des femmes dans cette « transmission nutritionnelle » a beaucoup été remise en cause depuis les trente dernières années.[43]

Cette notion nous paraît toutefois décrire assez bien le rôle des femmes immigrantes par rapport à l’alimentation, bien que ces dernières ne présentent que peu de similitudes avec les ménagères américaines des années 1940 et 1950 et qu’elles ont pour la plupart exercé un métier ou une profession avant la migration. Leurs positions de médiatrice dans l’établissement des « frontières alimentaires »,[44] face à ce qu’elles perçoivent comme des dangers potentiels pour la santé, l’unité et l’identité de la famille en font en quelque sorte les gardiennes de la tradition alimentaire du groupe social prémigratoire, recomposant l’identité de la famille comme famille d’origine mexicaine, chinoise ou bulgare vivant au Québec.

Même si manger constitue pour la plupart de ces femmes un plaisir, soit celui d’incorporer des mets appréciés et culturellement valorisés et de voir la famille unie autour de ces derniers, elles perçoivent souvent la cuisine comme une corvée, un surplus de travail et une source de préoccupation quotidienne. Ainsi, les femmes originaires de la Chine et de la Corée du Sud ont raconté que, dans leur pays d’origine, elles ne préparaient que très rarement à manger. Il existe dans ces pays (tout comme en Inde) une multitude de petits restaurants familiaux offrant la possibilité d’apporter des plats traditionnels à la maison ou au travail pour un prix modique, et elles le faisaient la plupart du temps. Cuisiner est donc plutôt nouveau pour elles. Elles confient ne pas y prendre beaucoup de plaisir, mais tiennent à le faire dans le respect du style alimentaire de leur groupe social prémigratoire. D’autres, toutes origines confondues, font remarquer qu’il existait un réseau social d’entraide dans leur pays : elles pouvaient souvent compter sur une grand-mère ou une tante pour s’occuper des repas à l’occasion ou même de façon plus régulière. De plus, les invitations à manger étaient nettement plus fréquentes et les soulageaient de la tâche de préparation tout en favorisant une sociabilité alimentaire. À cet égard, elles ont été nombreuses à déplorer la perte d’une partie de cette sociabilité et du partage de la table avec leurs proches. Cependant, ces réseaux sociaux se reconstruisent, quoiqu’ils mettent un certain temps à ce faire et que cela suppose une transformation des significations liées à la sociabilité alimentaire, à propos de laquelle il faudrait enquêter.

Sur le plan plus technique, la plupart confient avoir simplifié les plats, les recettes et certains modes de cuisson traditionnelle pour gagner du temps. Pour satisfaire aux demandes des enfants, elles acceptent de servir des pâtes alimentaires, des poulets rôtis avec des frites, ou des pizzas (la plupart du temps faites maison) environ une fois par semaine. Il arrive parfois qu’elles préparent un autre plat pour les adultes si ces derniers n’apprécient pas ces types de plats simplifiés.

Pour terminer, mentionnons deux autres changements introduits par la migration. Premièrement, les courses pour se procurer les denrées alimentaires se font, en général, une fois par semaine (les samedis ou les dimanches) dans des grandes surfaces et dans des épiceries spécialisées, pour se procurer des produits spécifiques (légumes, épices et condiments importés), certaines viandes et certains poissons. Pour la plupart, dans leur pays d’origine, les courses se faisaient plutôt quotidiennement afin de pouvoir acheter des produits frais. Ces courses constituaient un moment de socialisation avec d’autres femmes de leur quartier. Ici, les courses n’ont qu’une fonction instrumentale.

Deuxièmement, à la suite de la migration, les hommes ont tendance à participer plus activement aux courses et à la planification alimentaire, changement qui a une incidence sur le partage des tâches domestiques. Une des conséquences, dans leur cas, est le développement d’une attitude plus réflexive face au système alimentaire québécois et à l’alimentation en général. Beaucoup de participants masculins ont confié se préoccuper des dimensions diététiques de l’alimentation et que c’était nouveau pour eux. Ils ont souvent déclaré que leur manque de connaissances sur les produits disponibles dans le système alimentaire motivait leur désir d’en savoir plus. Notons cependant que les participants originaires des pays asiatiques ont affirmé ne s’intéresser que peu ou pas aux produits ou aux aliments avec lesquels ils ne sont pas familiers.

La « malbouffe », les aliments et plats prêts à servir et la représentation du vrai repas

De nombreuses recherches montrent qu’une part significative des populations migrantes consomme d’une manière régulière des nourritures en provenance des établissements de restauration rapide, ou de produits déjà cuisinés, denses en matières grasses, en sucre et en sel.[45] Notre échantillon montre majoritairement une grande suspicion, sinon une franche hostilité envers ces types de nourriture. Nous avons été étonnés de la vigueur et de la spontanéité des réponses, entre autres parce que les questions que nous leur posions ne faisaient aucunement mention de ces restaurants et aliments.

Pour ce qui est de la restauration rapide, le phénomène est récurrent et massif : ils ne fréquentent pas ces établissements et ne rapportent pas ces aliments à la maison, à l’exception de certains individus en provenance du Mexique, du Maroc et de l’Algérie,[46] qui déclarent fréquenter ces établissements environ une fois par semaine. Ces types de préparation et ces établissements semblent représenter une sorte de « vagabondage alimentaire » non souhaitable, nuisible à la santé et susceptible de constituer de mauvais modèles pour les enfants, souvent friands de ce type de nourriture.

Bien entendu, les participants vont au restaurant, en règle générale de trois à quatre fois par mois. La plupart se disent plutôt attirés par des restaurants où l’on sert des plats avec beaucoup de légumes comme les restaurants vietnamiens, chinois et japonais (ces derniers surtout pour les sushis qui, à l’évidence, font maintenant partie du « meta-menu » en cours de mondialisation). Les restaurants italiens sont aussi très appréciés pour les pizzas et les pâtes. La plupart des participants déclarent s’y rendre pour découvrir de nouveaux goûts et les faire connaître à leurs enfants. Selon nous, il serait risqué d’émettre l’hypothèse que l’ensemble de l’échantillon déclare ne pas aimer ni consommer de la « malbouffe » par désirabilité sociale. Il nous faut donc tenter d’en comprendre les raisons.

Ce phénomène est peut-être dû en partie à la position sociale des individus au sein de leur groupe social prémigratoire et au niveau souvent élevé de leur formation scolaire. Nous avançons l'hypothèse que ce dernier a une incidence significative sur leur (faible) consommation de « fast-food ». Quoi qu’il en soit, et on le verra plus loin, ce type de nourriture ne semble tout simplement pas correspondre à leur représentation d’un vrai repas. Dans maintes sociétés industrielles avancées et dans de nombreux pays émergents, on observe le développement de phénomènes de dissonance entre les normes alimentaires des individus et leurs pratiques réelles, notamment par rapport à la « malbouffe ». La plupart des gens savent qu’elle est potentiellement nuisible à la santé, qu’elle ne constitue pas un « vrai repas », mais un nombre significatif d’entre eux en consomme quand même régulièrement.[47] Dans l’ensemble de l’échantillon, peu de dissonances apparaissent entre les pratiques alimentaires déclarées et les représentations de l’alimentation. Insistons cependant sur le fait qu’il s’agit de pratiques déclarées et que nous ne pouvions pas vérifier les informations. Toutefois, les répondants ont manifesté beaucoup de régularité durant les entrevues. Ainsi, ils ont reconfirmé leurs pratiques et leurs opinions à divers moments de celles-ci. On peut émettre des doutes sur la représentativité de l’échantillon sur ce point précis, des sources informelles suggérant que certains segments des populations migrantes vivant au Québec consomment des produits issus de l’industrie de l’alimentation rapide de manière plus régulière. Cela est probablement dû, comme nous le mentionnions ci-dessus, à des facteurs socioéconomiques propres aux participants. Il n’en demeure pas moins que ces types de nourritures semblent symboliser, pour les participants, une individualisation de l’alimentation, une perte de la signification de l’acte de manger, la délégation aux autres du soin de se nourrir, une délocalisation de l’alimentation et la difficulté d’une réappropriation culturelle de ces produits.

Même si les aliments prêts-à-servir, les conserves et les aliments congelés ne sauraient être classés comme de la « malbouffe », ils n’échappent cependant pas à la vigilance des gate-keepers. Qu’ils soient originaires de la Chine, du Bangladesh, de la Colombie, de la Russie ou du Maroc, nos informateurs n’achètent et ne mangent jamais (sauf en de très rares exceptions) des aliments ayant subi ces transformations, ces préparations ou ces techniques de conservation. À les entendre, on croirait que ces produits sont à peine comestibles.

Ce n’est pas par hasard. Nous avons vu précédemment que « l’horizon » du comestible est une des dimensions des modèles alimentaires. Cet espace renvoie à l’ensemble des choix que fait une collectivité (ou un groupe précis) parmi tous les produits disponibles et comportant une charge nutritive dans leur biotope et, dans ce cas-ci, que nous pouvons élargir à toute l’offre alimentaire médiatisée par le marché. Dans tous les cas, il existe une gamme beaucoup plus large de produits disponibles dans le biotope, qui pourraient êtres implantés ou distribués dans le système alimentaire, que de produits effectivement sélectionnés par les groupes sociaux dans un espace donné. L’aliment est donc une construction sociale et culturelle, chacun des produits sélectionnés se trouvant ordonné dans une hiérarchie qui transcende les goûts individuels, cette construction se présentant comme une valeur partagée d’un groupe.[48] Ces qualités symboliques des aliments sont organisées en représentations et ces dernières « définissent tout à la fois l’ordre du mangeable, les modalités de mise en oeuvre du “ meurtre alimentaire ”,[49] de préparation, de consommation des aliments, de partage et d’échange ».[50] Citons, par exemple, le fait que la plupart des individus originaires de Chine que nous avons rencontrés ne comprennent pas que le fromage puisse se manger, que ceux venus de l’Europe orientale considèrent le pain blanc immangeable, que les musulmans ne consomment jamais de porc et ne mangent les autres viandes que saignées et tuées selon un rituel précis, et que les Occidentaux en général détestent l’idée de manger du chien, du chat, des insectes ou des vers.

Depuis une vingtaine d’années, on assiste à la prolifération de produits prêts à l’usage et de plats préparés (congelés ou non) qu’il suffit de faire chauffer et de servir, ce que les anglophones nomment fort justement « convenience food » et dont l’usage se répand dans l’ensemble des classes sociales des pays occidentaux.[51] Pour une grande part des Nord-Américains et des Européens de l’Ouest, ces plats constituent des aliments tout à fait comestibles. Pascale Hébel.[52] Estelle Masson et Serge Moscovici[53] ont cependant montré dans leurs études que, au sein de la population française, de très nombreuses personnes de leurs échantillons expriment des réticences face à ces nourritures et à ces techniques de conservation. Néanmoins, elles les utilisent assez régulièrement en raison de la pression de la vie quotidienne (de la « vie moderne »), mais arrivent à faire coexister leurs représentations d’un bon repas et des vrais ou des bons aliments avec cette consommation contrainte, ou perçue comme telle. Risto Moisio, Eric J. Arnould et Linda L. Price[54] arrivent à des conclusions assez similaires avec un échantillon américain (mixte et intergénérationnel) à propos des nourritures « fait-maison », en faisant remarquer que ces tendances sont le propre des générations assez jeunes, mais aussi de celles au mi-temps de l’âge.

Il semble donc, selon l’analyse que nous proposons de la comestibilité, que l’ensemble des produits congelés (viandes, légumes, fruits et plats préparés) ne sont pas interprétés comme des aliments par une grande majorité de l’échantillon et qu’ils sont ainsi considérés comme « des choses » non comestibles « pour eux ». Il se dégage donc une représentation partagée à propos des aliments. Pour être un véritable aliment, celui-ci doit être frais et avoir subi le moins de transformations possibles par quelqu’un d’autre que la personne qui va le cuisiner. En fait, dans la représentation d’un « vrai aliment » (comestible), se trouvent les dimensions de la fraîcheur et du « naturel ». Ces associations sont revenues de manière récurrente au cours des entretiens. La dimension de la santé est la plupart du temps attachée à celles de la fraîcheur et du naturel, ces dimensions étant toutes liées dans la représentation de l’acte de manger. Couplées à celles de la convivialité, de la commensalité et d’un principe des saveurs, elles structurent la représentation du « vrai repas ».

Cette représentation du « vrai repas » est constante dans notre échantillon. Ainsi, nos informateurs, dans une large majorité, pensent que le « vrai repas » est un repas chaud, cuisiné à la maison le jour même avec des aliments « crus » et frais, et consommé en présence de toute la famille. Anne Murcott, dans son enquête sur le « proper meal » et le « cooked dinner » au sein des classes populaires du South Wales (en Grande-Bretagne), montre bien l’importance symbolique du repas cuit (une viande et deux légumes ou des fish and chips) dans la structuration de la représentation du « vrai repas ».[55] Ce dernier doit être préparé avec des produits frais, achetés préférablement le jour même, confectionné par les femmes et prêt à manger quand le mari rentre du travail. Le cooked dinner symbolise donc « la maisonnée » (l’auteur utilise la notion de « home »), et le rôle et la place des hommes et des femmes à l’intérieur de celle-ci. Nous avons vu la place que les femmes de l’échantillon occupent par rapport à l’alimentation et elle est, sous maints rapports, assez similaire à la situation analysée par Murcott.

On peut alors comprendre plus aisément la réticence de la plupart des individus de l’échantillon, et des femmes plus particulièrement, face aux dîners froids et aux sandwichs que les membres de la famille emportent sur les lieux de travail ou à l’école. Ils tentent d’éviter ce type de nourriture le plus possible et les femmes consacrent ainsi beaucoup de temps à la confection des « lunchs ».

Bien entendu, il existe des différences et des variantes culturelles à propos de ce vrai repas. Par exemple, pour les participants venant de la Chine, de la Corée du Sud, et du Vietnam, un vrai repas ne se conçoit pas sans riz. De plus, pour les individus originaires de la Chine, la technique de préparation avec le wok, grâce à laquelle chaque aliment est sauté individuellement, servi dans des assiettes distinctes, et mangé avec des baguettes, est fondamentale. Pour les gens provenant du Mexique, du Bangladesh et du Sri Lanka, un vrai repas comprend toujours des plats fortement épicés (piquants). Cependant, pour les participants originaires du Mexique, un vrai repas ne renvoie pas nécessairement à des préparations ou à des aliments particuliers. Ils insistent plutôt sur l’équilibre de la coprésence des protéines, des féculents, des fibres, des vitamines dans l’assiette, soit une représentation axée sur la dimension nutritionnelle.[56] Au-delà de la mosaïque que représentent les styles alimentaires en Amérique latine, ils partagent cet aspect de la représentation avec les participants originaires de la Colombie, de Cuba et du Pérou. Pour les seconds, du Bangladesh et du Sri Lanka, le vrai repas renvoie à des préparations ou à des aliments très précis : le riz et le curry, ainsi que le roti, soit une représentation axée sur une dimension « traditionnelle » et où l’identité des aliments (comme aliments culturellement valorisés et symboliquement reconnus) et des mangeurs est fortement marquée.

En guise de conclusion

On l’a vu, pour la majorité des répondants de l’échantillon, la préservation du style alimentaire prémigratoire est non seulement importante d’un point de vue symbolique, mais constitue une pratique quotidienne. Les changements intervenus dans les diverses composantes dimensions de ce style depuis la migration ne semblent pas êtres considérés significatifs par les participants. Ces phénomènes de rétention culturelle apparaissent importants pour le maintien de l’unité familiale, les repas étant le lieu par excellence de l’expression de celle-ci, ainsi que de l’identité et de la santé de ses membres. Cependant, la plupart des femmes entretiennent des rapports ambivalents avec l’alimentation. Elles sont partagées entre le sentiment d’importance de leur rôle comme gardienne des traditions alimentaires et de la santé de leurs familles et celui de corvée que représente la cuisine quotidienne. Leurs représentations du « vrai repas » limite l’emploi des produits prêts-à-servir, congelés ou provenant de l’industrie de la restauration rapide. Elles ont tendance, pour gagner du temps, à simplifier les recettes et les modes de préparation tout en respectant les principes des saveurs propres aux styles alimentaires prémigratoires. Ces derniers permettent par ailleurs d’incorporer aux menus certains aliments avec lesquels les membres de la famille ne sont pas familiers. Pour plaire aux enfants qui désirent des plats qu’ils consomment à l’extérieur de la maison ou qu’ils voient à la télévision, elles acceptent de servir hebdomadairement, mais en les préparant elles-mêmes, certains de ces mets.

Il apparaît que la socialisation par la nourriture est un phénomène puissant sur le plan psychique, culturel, social et physiologique et que la transformation en profondeur du style alimentaire prémigratoire prend beaucoup de temps et ne se produit souvent qu’avec la seconde génération. Même lorsqu’il y a effectivement des mutations, elles ne sauraient être interprétées comme des pratiques résiduelles mais plutôt comme des formes spécifiques d’appropriation culturelle dont le concept de créolisation rend compte.

Par ailleurs, analyser ces phénomènes nous conduit à élargir la réflexion. On assiste dans de nombreux pays du monde, industrialisés ou émergents, à des phénomènes de mondialisation, de créolisation et de métissage des espaces sociaux alimentaires, avec pour conséquence une circulation accrue de produits et de modèles transculturels (le « meta-menu »). Ainsi, la normativité alimentaire du groupe dominant s’érode sans cesse à mesure que se fragmentent les modes de vie et que les individus sont encouragés à fabriquer eux-mêmes les appareils normatifs et de régulation de leurs pratiques (et pas seulement alimentaires—voir la note 35). L’offre alimentaire s’est donc considérablement diversifiée au cours des vingt dernières années de pair avec la possibilité pour les individus d’exprimer leurs différences et leurs identités dans cet espace, qu’ils soient immigrants ou non.

L’analyse des résultats conduit également à des réflexions sur l’intégration sociale. Nous émettons l’hypothèse, en apparence ambivalente, que conserver ses habitudes et ses préférences alimentaires et les transmettre autant que possible à ses enfants, stabilise cette dimension de l’identité et du quotidien des populations migrantes, constituant un élément facilitant leur intégration sociale. En effet, parmi tous les bouleversements qui affectent des individus devant s’adapter à un nouvel espace social, si des dimensions de la vie quotidienne aux fortes résonances psychiques et identitaires peuvent être préservées, ou symboliquement reconstruites, ces individus sont susceptibles de s’appuyer sur ces repères culturels pour s’intégrer plus facilement. Quand une grande partie de l’existence a basculé et qu’on ne se sent pas encore tout à fait chez soi, prendre des nourritures aimées a sans doute un effet d’apaisement (du stress acculturatif par exemple). C’est une thèse que nous partageons avec Ghassan Hage[57] et Robyn Longhurst, Lynda Johnston et Elsie Ho,[58] ces derniers l’ayant avancée dans des contextes de sociétés multiculturelles ressemblant au Québec (telles que l’Australie et la Nouvelle-Zélande). Rappelons aussi que les styles alimentaires (et plus largement les modèles alimentaires) sont de véritables boussoles chevillées au corps et à « la pensée » et que, sans eux, il est bien difficile de s’y retrouver dans un nouvel espace social alimentaire. Dans des sociétés comme le Québec, caractérisées par la forte présence de diverses communautés culturelles et ethniques, pouvoir manger et partager ses styles et ses préférences alimentaires contribue au sentiment d’être le bienvenu, avec ses spécificités. Cela permet aux immigrants de s’intégrer d’une manière plus « harmonieuse ».

En constatant les difficultés que semblent éprouver plusieurs informateurs (particulièrement les femmes) à faire apprécier et à transmettre ces habitudes alimentaires à leurs enfants, et ce malgré les efforts qu’ils déploient, on peut se demander ce qui restera de celles-ci lorsque ces enfants auront atteint l’âge adulte. Plats-totems, plats nostalgiques, adoption d’une alimentation cosmopolite et transculturelle ou franche « américanisation » doublée d’une individualisation des pratiques alimentaires? Les questions demeurent ouvertes et offrent des perspectives de recherches stimulantes.