Article body

Introduction

En 2013, la revue Documentation et bibliothèques célébrait son 40e anniversaire. Depuis son inauguration, en 1973, DB a été le témoin des profonds changements qui ont marqué le champ de la bibliothéconomie et des sciences de l’information au Québec, tant sur le plan de la pratique que sur celui de la recherche. Afin de souligner les 40 ans de DB, six anciens directeurs et anciennes directrices ont accepté de témoigner de leurs années passées à la tête de la revue, évoquant quelques jalons de son histoire, de ses débuts en tant que continuation et renouvellement du Bulletin de l’ABCLF au virage numérique amorcé en 2013. Dans ce numéro, France Bouthillier (1996-2001) et Michèle Hudon (2008-2013) reviennent sur quelques événements clés qui ont marqué les premières décennies de DB.

DB constitue un modèle de revue hybride, où se côtoient articles de recherche, articles professionnels et chroniques. Les articles de recherche occupent aujourd’hui près du deux tiers de l’espace consacré aux articles dans la revue. Comment a évolué la place occupée par la recherche dans DB? Et un dialogue est-il possible entre entre les chercheurs et les milieux de pratique?

France Bouthillier

La mission de Documentation et Bibliothèques, tout comme celle de l’ASTED, a toujours été de favoriser le partage et l’avancement des connaissances dans les milieux de la documentation. L’avancement des connaissances est une vaste mission qui n’est pas simple à réaliser car la notion de connaissance peut prendre plusieurs connotations, tout comme celle d’avancement. Tout en poursuivant ce noble but, la revue a également le mandat de répondre aux attentes des membres de l’ASTED. Les membres étant diversifiés, les attentes le sont également. Revue considérée comme hybride, DB se doit de disséminer des articles scientifiques bien qu’elle n’est pas une revue uniquement scientifique, et des articles axés sur les activités professionnelles de son lectorat. Cependant, l’équilibre parfait en termes de contenu est souvent difficile à maintenir.

Au fil des années, selon le comité de rédaction, le nombre d’articles de recherche a augmenté par rapport au nombre d’articles de nature professionnelle : par exemple, entre 2010 et 2012, on constate un ratio de trois articles de recherche pour deux articles professionnels, en excluant les numéros thématiques souvent conçus autour d’une problématique professionnelle. Est-ce que cette tendance est positive et prometteuse pour l’avenir de DB et est-ce une indication que la revue remplit ainsi davantage sa mission? Ou est-ce que ce phénomène révèle une tension qui ira en croissant entre le besoin de publier des articles de recherche et celui de publier pour l’avancement des connaissances reliées aux pratiques professionnelles?

Dans toute communauté professionnelle, on trouve des différences quant à la valorisation de la théorie et de la pratique. Mon expérience en tant que directrice de DB m’a permis d’avoir des discussions intéressantes avec le comité de rédaction sur ce sujet, mais aussi de rencontrer des dilemmes surtout concernant l’acceptation des articles parfois jugés trop théoriques ou trop pratiques, ou pas assez l’un ou l’autre.

Dans les milieux de la documentation et des bibliothèques, il fut un temps où le transfert de connaissances se faisait de manière pratique sous forme d’apprentissage. Progressivement la formation aux métiers de la documentation a changé et le savoir-faire se transmet maintenant, en grande partie, de manière détachée de la pratique. Par ailleurs, il convient de constater que la recherche en bibliothéconomie et en sciences de l’information s’est grandement développée au cours des  20 dernières années. En effet, il n’y a pas si longtemps, la recherche subventionnée était très limitée dans notre discipline. De plus, le nombre de professeurs/chercheurs a augmenté de manière significative depuis les années 1990, et publier des articles de recherche est une nécessité incontournable pour fins de promotion. Par ailleurs, le nombre d’étudiants impliqués dans des activités de recherche, tant au niveau de la maîtrise qu’au doctorat, s’est également accru. Pour eux aussi, publier est essentiel surtout dans l’espoir d’obtenir un poste dans le milieu académique. De plus, les praticiens sont de plus en plus appelés à faire de la recherche car, à l’instar d’autres domaines comme la médecine et l’éducation, il y a un mouvement grandissant dans les milieux de la documentation visant à développer des pratiques basées sur de la recherche empirique, sur des preuves et des faits (en anglais, on parle de evidence-based practice). On pourrait dire qu’il est tout à fait normal pour une revue comme DB de recevoir davantage de manuscrits de type recherche, et on peut sans doute s’attendre à voir le ratio en faveur de ces articles continuer à augmenter.

Toutefois, les articles de recherche englobent plusieurs types de contenu. Pour le comité de rédaction, cette dénomination comprend des articles résumant des recherches empiriques et scientifiques, mais également des articles théoriques, des revues de la littérature, des états de la question alors que les articles professionnels se limitent aux textes décrivant une réalisation, une expérience d’implantation de programmes ou de systèmes. L’intérêt des articles professionnels est de permettre aux praticiens de partager leurs expériences et de contribuer à identifier les bonnes pratiques. S’il est indéniable que ce type d’articles répond à des besoins, on peut se demander si les praticiens continueront de lire DB pour en savoir plus sur la pratique, car avec le Web et la prolifération de blogs et l’utilisation de médias sociaux, le partage de ces connaissances est maintenant possible ailleurs que dans le cadre d’une revue. La même observation peut être faite au sujet des articles de recherche. Avec les dépôts institutionnels et les portails axés sur la recherche accessibles sur le Web, l’accès aux articles de recherche est en pleine transformation.

Le grand défi pour une revue hybride comme DB est d’entretenir un intérêt pour la pratique chez les chercheurs et un intérêt pour la recherche chez les praticiens, car idéalement la recherche doit permettre de résoudre des problèmes pratiques, et les bonnes pratiques professionnelles sont issues de réflexions basées sur des faits et des expérimentations. Toutefois, si on analyse la nature des revues en bibliothéconomie et sciences de l’information, on assiste à une augmentation de revues purement scientifiques (surtout du côté anglophone) reliées au domaine de la bibliométrie et la gestion des connaissances par exemple. Ceci s’explique par le fait que les chercheurs vont davantage chercher à publier dans des revues spécialisées dont l’impact est important, car c’est ce qui valorisé dans les milieux académiques. En somme, trouver le bon dosage entre recherche et pratique dans une revue est constamment un enjeu tout comme répondre aux intérêts du lectorat. Le grand mérite de DB, et du comité de rédaction au fil des ans, est d’avoir persister à publier un mélange d’articles contribuant au statut particulier de la revue au Canada et dans le monde francophone. La formule a été gagnante pendant 40 ans, et espérons qu’elle continuera de l’être malgré les difficultés qui y sont associées.

Longue vie à DB!

Vous avez quitté la direction de DB en 2013, après cinq ans passées à la barre de la revue. Quelles sont les tendances – thèmes ou sujets prédominants – qui se dessinent depuis les dernières années en sciences de l’information? Au moment où DB a entamé son virage numérique, quelles sont les pespectives d’avenir de la revue?

Michèle Hudon

Le virage numérique qui s’est finalement concrétisé en 2013 pour la revue était devenu inévitable pour des raisons économiques et de visibilité. Dès 1997 d’ailleurs, la réflexion à engager sur l’éventuelle version numérique de DB était présentée par France Bouthillier comme un « sujet de grande importance » (1997, 3). On savait déjà que la version numérique permettrait un accès plus rapide et plus flexible au contenu et garantirait des économies sans obligation de réduire le nombre d’articles évalués et publiés.

Le virage numérique est tout récent certes, mais nous pensons qu’il ne modifiera pas de façon importante l’essence du contenu et la personnalité de la revue, les grands thèmes régulièrement abordés et l’importance relative qui leur est accordée.

Nous avons complété récemment une analyse des quelque 650 articles et 230 chroniques publiés dans DB entre 1973 et 2013[1]. Nous disposons donc de données brutes qui soutiennent les observations suivantes sur le contenu thématique de la revue, version 2008-2013. Un constat : les grandes thématiques abordées au cours de la période récente ne sont guère différentes de celles dont on discutait il y a 40 ans. Trente et un pour cent (31 %) des articles traitent d’une fonction ou activité traditionnelle des milieux documentaires (formation à l’usage de l’information, traitement documentaire, gestion, développement des collections, etc.); c’est 3 % de moins seulement que ce qu’on observait pour la période 1973-1978. Quarante-trois pour cent (43 %) des articles récents situent le sujet dans un milieu documentaire particulier (31 % en 1973-1978), très fréquemment la bibliothèque publique ou la bibliothèque universitaire. L’objet sur lequel nous travaillons (information, image, document numérique, etc.) est au coeur de 16 % des articles (8 % en 1973-1978). Si la technologie est omniprésente dans nos milieux et dans nos écrits, elle n’est presque jamais le sujet principal d’un article (3 % des articles entre 2008 et 2013). L’intérêt pour les clientèles a fort heureusement augmenté au cours des années, mais on n’en traite encore que dans 10 % des articles. Donc, si la terminologie a changé, les préoccupations sont restées les mêmes et l’on doit s’en réjouir. Ce survol des thématiques privilégiées entre 2008 et 2013 nous incite à reprendre presque intégralement une réflexion de Gilles Deschatelets, qui disait que « ces trente années de Documentation et bibliothèques [avaient] été un fidèle reflet d’une discipline en mutation, fortement affectée par les technologies, mais où les valeurs fondamentales et les fonctions de base n’[avaient] pas énormément changé et où l’impératif premier [demeurait] la qualité du service à l’usager » (2004, 5).

Malgré l’espace croissant accordé à la recherche fondamentale dans ses pages, DB n’a pas renié sa fonction de revue professionnelle et de formation continue, sans toutefois s’identifier à une association particulière. Au cours de la période 2008-2013, une vingtaine d’articles (sur un total de 122) discutaient de résultats obtenus par des méthodes de recherche reconnues, éprouvées et reproductibles. La grande majorité des autres articles présentaient des réflexions, des hypothèses, des observations inspirées par la littérature scientifique ou professionnelle de notre domaine (de type : état de la question par exemple) ou encore décrivaient des services ou des projets particuliers. Mais tout comme les articles de recherche, les contributions signées par des praticiens, que nous savons appréciées des lecteurs, ont été soumises à une stricte évaluation par des pairs qui visait notamment à s’assurer de l’intérêt et de la légitimité des connaissances qui sont transmises même dans un article à visée régionale ou institutionnelle. Même si DB reste une revue hybride, sa personnalité est maintenant bien affirmée; la revue a trouvé sa place et sa fonction auprès des spécialistes de l’information québécois, praticiens, enseignants et chercheurs. Un comité de rédaction représentatif de divers milieux et de plusieurs régions, un processus de lecture / évaluation / révision formel et homogène, la présence dans chaque numéro d’articles originaux documentés traitant d’un sujet en profondeur, une politique de rédaction claire, une présentation uniforme et la présence de résumés informatifs en trois langues lui permettent d’aspirer au statut de revue scientifique et de contribuer à l’avancement de la discipline (d’après Lajeunesse 1977, 30-32).

La revue a-t-elle pour autant assuré son utilité et sa survie à moyen et à long terme? Bien malin qui saurait le dire. Sans nier son importance, nous n’abordons pas ici la question strictement économique, pour nous attarder plutôt sur celle de la visibilité de la revue. La consultation de bibliographies et d’index laisse croire que DB reste un secret trop bien gardé. Question de langue? Bien sûr, on ne peut guère s’attendre à ce que nos collègues américains ou britanniques citent DB, un constat que l’on faisait déjà en 1984 (Marcouillier 1984). Mais pourquoi les praticiens et chercheurs franco-canadiens, français, belges, suisses et nord-africains sont-ils encore peu nombreux à témoigner, en y faisant référence dans leurs propres travaux, de la qualité du contenu de DB et de l’intérêt des initiatives qui y sont décrites? Même si la diversité d’origine des auteurs s’est accrue de façon régulière au fil des années, les contributeurs non québécois ne représentaient toujours que 25 % environ (40 sur 146) de l’ensemble des auteurs pour la période 2008-2013. De plus, une exploration des bases de données spécialisées et de Google scholar révèle que les articles publiés dans DB n’y semblent pas signalés de façon systématique. Une analyse du dépouillement de la revue entre 1973 et 1982 révélait déjà que les signalements étaient irréguliers dans les grands index et qu’il fallait trouver des solutions permettant d’améliorer le rayonnement de la revue et de ses auteurs à l’extérieur du Québec.

Le passage au numérique ne peut qu’améliorer la situation, mais disponibilité n’est pas synonyme d’accessibilité et la volonté d’être « visible » reste malgré tout essentielle; c’est à cette condition que Documentation et bibliothèques gardera sa place et son utilité parmi les nombreuses revues en sciences de l’information. DB doit se donner pour mission de diffuser aussi largement que possible information et résultats de recherche en se distinguant par l’éclairage culturel et linguistique qu’elle peut apporter sur des problèmes et des situations universels.