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Même si tous les défis sont intéressants pour un architecte, certains sont définitivement plus inspirants que d’autres. Contrairement aux hôpitaux ou aux laboratoires, par exemple, soumis à de telles normes que l’imagination peine à s’y frayer une place, musées, théâtres et bibliothèques constituent des terreaux de choix pour l’expression architecturale.

Depuis quelques décennies, en effet, et pour le plus grand bonheur des architectes, villes et pays ont eu l’excellente idée de miser sur des bâtiments phares pour peaufiner leur image et s’attirer des visiteurs. On n’a qu’à penser au Centre Georges Pompidou de Paris[1], à l’Opéra de Sydney[2] ou au Musée Guggenheim de Bilbao[3] pour comprendre ce phénomène de valorisation culturelle par l’architecture. Le très récent Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée[4], érigé pour célébrer la désignation de Marseille comme Capitale européenne de la culture 2013, s’inscrit dans cette lignée.

Les bibliothèques ont un peu tardé à rejoindre le mouvement, mais elles sont aujourd’hui au coeur du renouveau. Le coup d’envoi a été donné, discrètement, par l’UNESCO, qui a lancé en 1988 un concours d’architecture international pour la Bibliotheca Alexandrina[5], sur le site de l’ancienne Bibliothèque d’Alexandrie, en Égypte. L’équipe lauréate, la jeune agence norvégienne Snøhetta, n’a terminé ce projet que 14 années plus tard, en 2002. Entretemps, la nouvelle Bibliothèque nationale de France[6] a ouvert ses portes en 1995, symbole d’une administration éclairée, désireuse de mettre en valeur son patrimoine culturel dans un environnement contemporain.

Chez nous, en 2000, le gouvernement du Québec a lui aussi lancé un concours international en vue de la construction, à Montréal, de sa future Grande Bibliothèque. L’équipe gagnante regroupait cette fois trois agences : Patkau Architects de Vancouver en collaboration avec une équipe de la Ville de Québec, Croft Pelletier Architectes. Notre agence, Menkès Shooner Dagenais LeTourneux Architectes, s’est jointe rapidement à l’équipe lauréate en vue de mener le projet à terme, sur le plan de la conception, et d’en assurer la réalisation. Devant le succès instantané qu’a connu la Grande Bibliothèque[7], dès son inauguration en grande pompe au printemps 2005, nul au Québec ne doutera plus désormais de l’importance de la créativité architecturale lors de la planification d’une bibliothèque.

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La Grande Bibliothèque

Photo : Bernard Fougères

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Les projets de concours, lieu de prédilection pour la pratique architecturale contemporaine, se sont multipliés pendant les années 2000 au Québec. Ailleurs dans le monde, on a assisté à l’ouverture de toute une série de bibliothèques aux solutions inattendues; parmi celles-ci, la Seattle Public Library[8], qui a réinventé les lieux à sa façon en 2004, comme le fera plus tard la James B. Hunt Jr. Library[9], construite sur un campus universitaire de la Caroline du Nord. En Europe, la New Library of Birmingham[10], inaugurée en 2013, a encore exploré un autre type d’organisation spatiale. L’un après l’autre, ces édifices d’un nouveau genre reflètent le climat de liberté offert aux architectes et confirment le rôle social désormais intégré à la mission des bibliothèques, petites ou grandes.

Voilà le contexte général à l’intérieur duquel s’inscrit notre travail, en tant qu’architectes, lorsqu’on nous confie le mandat d’une bibliothèque. De façon plus précise, nous prenons en compte trois phénomènes nouveaux qui ont bouleversé les façons de faire. Le premier phénomène, d’ordre technique, est lié à la très rapide et extraordinaire avancée de l’univers virtuel dans lequel s’inscrivent désormais les bibliothèques; le deuxième, d’ordre social, correspond à cette idée voulant que la bibliothèque soit devenue le home away from home ou le « troisième lieu » de nos sociétés occidentales. S’y retrouvent des publics extrêmement variés, citoyens de tous âges et de toutes conditions sociales, étudiants, enfants, immigrants et enfin, dans le cas des bibliothèques municipales, itinérants. Le troisième phénomène, dont l’impact sur l’organisation spatiale des lieux est majeur, correspond à un changement total d’attitude face à ce qu’il est désormais possible de faire dans une bibliothèque. La lumière naturelle y est accueillie avec bonheur, tout particulièrement dans les zones de lecture et de travail, impensable il y a de cela à peine quelques années. Il en va de même des échanges maintenant permis entre collègues, étudiants ou amis, dans certaines sections des nouvelles bibliothèques.

Par où commencer pour les architectes?

En tant qu’architectes, comment procédons-nous au moment de nous engager dans le processus de design d’une bibliothèque? Devant les alléchantes possibilités dont font la démonstration nombre de bâtiments récents, devant les espoirs des bibliothécaires, devant l’avancement du concept de bibliothèque virtuelle, devant une clientèle toujours plus large, dans quel ordre procéder, par où commencer?

À partir du moment où nous commençons à réfléchir à un projet, notre tâche peut être ramenée à deux étapes fondamentales : dans un premier temps, nous tentons de décrypter les désirs puis d’interpréter les besoins, en tenant compte des budgets qui ne sont pas nécessairement à la hauteur des espoirs. Nous essayons, dans un deuxième temps, de bien comprendre ce qu’est devenue l’institution aujourd’hui et d’anticiper ce qu’elle sera demain. Notre ambition ultime? Créer de la magie en misant sur les éléments qui composent le site et en transformant les contraintes en opportunités.

Décrypter et interpréter

« Je voudrais une bibliothèque qui me rappelle la Bibliothèque Sainte-Geneviève! »[11] ou encore, à l’autre extrémité du spectre, « J’ai vu la Bibliothèque de Seattle! » Bientôt, cela risque d’être la Bibliothèque de Birmingham, qui fera vibrer les bibliothécaires un peu partout à travers le monde!

Voilà le genre de commentaires qu’entendent les architectes dès leurs premières rencontres de travail. Leur rôle est d’écouter et de décrypter les messages de leurs clients, qui souvent auront passé des années à rêver de ce que devrait être « leur » bibliothèque, profitant de chaque voyage pour visiter des institutions et consultant méticuleusement revues, sites Web et autres moyens de communication afin de repérer les exemples les plus inspirants. Conscients du fait qu’une fois terminé, leur édifice sera là pour longtemps, les gestionnaires d’une bibliothèque ne veulent surtout pas se tromper.

Les architectes doivent donc naviguer entre les souhaits et le rêve des bibliothécaires, et les nombreuses contraintes liées au projet lui-même, c’est-à-dire la réalité. Dans un contexte budgétaire souvent exigeant, comment préserver le rêve? Le premier outil des architectes sera le programme, document technique qui définit de manière aussi complète que possible les besoins. Pour aride qu’il puisse sembler, le programme permet d’interpréter, d’inventorier, de mesurer, d’analyser et de comparer afin d’obtenir un portrait exact des besoins, mais aussi des désirs.

L’une des formules, mise en place par notre équipe, consiste à travailler en parallèle sur le programme et sur le concept, permettant aux clients de visualiser rapidement l’effet de leurs décisions sur le projet. Il s’agit d’un mode de travail enrichissant, mais peu courant cependant, qui peut difficilement être utilisé, par exemple, dans le cas d’un concours d’architecture.

Évidemment, les architectes doivent tenir compte de chaque type de bibliothèques. Est-elle plutôt traditionnelle? Sera-t-elle ouverte à un large public ou à un public restreint de chercheurs universitaires, par exemple? S’agit-il d’une bibliothèque d’importance majeure sur le plan national ou plutôt d’une institution de quartier? Enfin, parmi les autres éléments qui entrent en ligne de compte dès la formulation d’un projet, il y a l’emplacement et le contexte. La bibliothèque peut être insérée dans un bâtiment existant ou encore construite sur un site vierge, deux conditions appelant une réponse distincte.

Comprendre et créer

À une époque où les nouvelles bibliothèques se distinguent partout dans le monde par la transparence, la luminosité, la qualité de l’accueil et par une image totalement rajeunie, les architectes jouissent d’une étonnante liberté d’action. Grâce au vent de renouveau créé par l’omniprésence de la communication virtuelle, grâce à une ouverture culturelle et sociale remarquable de la part des institutions, les architectes peuvent ici laisser libre cours à leur imagination et transformer les contraintes en autant d’occasions de créer.

Menkès Shooner Dagenais LeTourneux Architectes s’est penchée sur ce défi lors de l’aménagement de la Bibliothèque de la Compagnie de Jésus du Collège Jean-de-Brébeuf, à Montréal. Nous avons réussi à reloger dignement l’extraordinaire collection de l’institution, laquelle comprend plus de 5 000 livres anciens dont une centaine proviennent de la première bibliothèque de la Nouvelle-France, fondée à Québec par les Jésuites en 1635. L’utilisation de rayonnages compacts disposés en périphérie de l’ancienne chapelle, devenue bibliothèque, nous a permis de libérer et mettre en valeur une magnifique nef, longtemps laissée pour compte.

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La Bibliothèque de la Compagnie de Jésus du Collège Jean-de-Brébeuf

Photo : Marc Cramer

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Dans un projet récent, issu d’un concours d’architecture, c’est toute la notion de « troisième lieu » qui a guidé nos pas. Le modèle de bibliothèque que nous avons privilégié pour Blainville fait référence aux nouvelles bibliothèques de proximité, lieux citoyens qui prolongent la maison dans la sphère publique et nourrissent un sentiment d’appartenance à la communauté. Nous y explorons des lieux informels, tels des gradins, propices à la consultation et au partage, qui relèvent de nouvelles façons de fréquenter une bibliothèque et d’habiter un quartier.

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La Bibliothèque Paul-Mercier de Blainville

Dessin : Menkès Shooner Dagenais LeTourneux Architectes

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Conclusion

Les bibliothèques sont aujourd’hui à l’avant-garde de la création architecturale. En effet, la nécessité pour les bibliothécaires de s’adapter au virage virtuel et leur enthousiasme, dans la plupart des cas, pour les nouvelles tendances ont engendré un climat extrêmement favorable à la créativité. Les architectes sont les premiers à en bénéficier.

Jusqu’à présent, les bibliothèques ont su se renouveler sans succomber à un phénomène de mode qui, souvent, vient sonner le glas d’un mouvement intéressant. L’explication réside peut-être dans le fait que l’univers des bibliothèques continue à se transformer de l’intérieur, obligeant architectes et clients à un dialogue constant, porteur de solutions innovatrices. Le commentaire d’une de nos clientes : « Vous nous faites rêver à des choses auxquelles nous n’avions pas pensé », résume bien, pour Menkès Shooner Dagenais LeTourneux architectes, le bonheur de travailler à la conception d’une bibliothèque.