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C’est aujourd’hui un lieu commun que d’affirmer l’importance des transformations induites par le numérique pour l’ensemble des acteurs du milieu éditorial et documentaire. Dans le domaine des publications scientifiques, les professionnels de l’information sont confrontés quotidiennement aux enjeux et conséquences souvent dramatiques de ce processus sur les modes de fonctionnement de la bibliothèque. Il est donc de toute première importance de mieux « comprendre de quelle manière le numérique transforme la configuration des acteurs ainsi que leurs rôles et leurs relations » (p. 285). C’est le but visé par les travaux effectués par Guylaine Beaudry[1] dans le cadre de sa thèse de doctorat soutenue en 2009 à l’École pratique des hautes études en histoire du livre de Paris et intitulée La communication scientifique et la révolution numérique : analyse d’une période de mutation dans une perspective historique.

L’ouvrage qui fait l’objet de ce compte rendu est la version publiée chez Hermès Science (dans la collection « Traitement de l’information » dirigée par Fabrice Papy) de ce travail rigoureux et exigeant, mais essentiel pour qui s’intéresse aux enjeux du numérique. Essentiel parce que si les transformations du numérique sont largement reconnues, elles sont souvent biaisées par une conception optimiste (voire utopiste) ou, au contraire, fortement pessimiste de l’innovation technique. C’est pourquoi Guylaine Beaudry entend situer sa démarche dans le cadre d’une réflexion scientifique et critique qui dépasse « l’euphorie ou l’anxiété que suscite l’apparition d’une nouvelle technologie. Cette démarche prend son élan dans une appréciation lucide du débat, dans le cadre d’une histoire générale des médias » (p. 15).

L’auteure utilise l’analyse historique comparative. Cette approche, qui fait l’objet d’un long développement dans le premier chapitre de l’ouvrage (« Regard historique sur la révolution numérique »), ne cherche pas tant à identifier « les causes des moments de rupture, ni de tester ou de développer une théorie explicative, mais de comprendre la période de mutation en cours et d’en proposer une interprétation » (p. 28). L’analyse qui en résulte s’appuie sur le modèle du « circuit de la communication » développé par Robert Darnton et qui semble faire consensus dans le domaine de l’histoire du livre. Mme Beaudry développe également une grille de lecture détaillée où elle regroupe un ensemble de variables socioéconomiques et technologiques en fonction de trois thématiques majeures : la science comme corpus, la conception et la production éditoriale, la diffusion. Enfin, elle organise son travail en fonction de deux principaux « champs éditoriaux » que sont le livre savant et la revue scientifique. Le concept de « champs », associé aux travaux de Pierre Bourdieu, lui permet de présenter « le système de communication scientifique selon les espaces définis par les positions, les pratiques et les relations entre les acteurs » (p. 36).

Les trois chapitres suivants sont de courtes monographies relativement autonomes retraçant l’évolution du système de publication scientifique en regard de la démarche d’analyse développée précédemment. Cette histoire de la communication scientifique s’étale sur près de cinq siècles et débute avec le livre savant au temps des premières universités à la fin du XIIIe siècle. Le troisième chapitre retrace la « révolution » du livre imprimé au XVIe siècle et ses conséquences sur la mise en place du « système livre » (p. 110). Le chapitre 4 s’intéresse à l’émergence et à l’évolution du journal scientifique comme nouveau champ éditorial au cours du XVIIe siècle. L’auteure y traite plus spécifiquement de l’évolution et de l’impact de revues comme le Journal des savants et Philosophical Transactions, qui ont un mode de fonctionnement et des caractéristiques qui leur sont propres. Chacun des chapitres nous fait parcourir l’histoire de l’édition scientifique et de ses acteurs à travers les fonctions de la communication scientifique : la production, l’évaluation, la diffusion, la préservation et la réception qui, comme le remarque d’ailleurs l’auteure dans sa conclusion, « sont comme des socles sur lesquels se pose nécessairement le système de communication scientifique » (p. 288). L’auteure identifie pour chacune des périodes étudiées les déclencheurs technologiques, organisationnels, éditoriaux et socioéconomiques ayant favorisé les différentes mutations du système.

Le cinquième chapitre, intitulé « Historicité et contemporanéité des mutations de la communication scientifique », réalise la synthèse des trois chapitres précédents en mettant « en relief les types d’innovation qui transforment le système de communication scientifique » (p. 150) et qui sont toujours d’actualité. « D’abord, l’innovation de procédés — on pense ici aux aspects techniques ou technologiques —, ensuite, l’innovation d’organisation qui infléchit la structuration des acteurs et des processus établis, et finalement, l’innovation de consommation qui est introduite par les pratiques d’appropriation et d’utilisation. » (p. 173)

Les deux derniers chapitres approfondissent l’étude des transformations actuelles en fonction de ces différentes innovations. Le chapitre 6 analyse les effets des innovations de procédés ainsi que les conditions de production et d’évaluation du discours scientifique. L’auteure y discute des spécificités du processus éditorial et de la communication scientifique directs, qui évoluent en parallèle mais de manière distincte en fonction des acteurs et de leurs rôles. Enfin, le dernier chapitre concerne les mutations sociales, économiques et organisationnelles des champs éditoriaux du livre et de la revue scientifique à l’ère du numérique, celles-ci reconfigurant « totalement la fonction de médiation, l’économie et la structure sociale du système de communication scientifique » (p. 229). Ce dernier chapitre est particulièrement intéressant dans la mesure où il aborde de front les problématiques auxquelles sont confrontées les bibliothèques universitaires. Des problématiques qui questionnent et souvent confrontent leurs modes de fonctionnement traditionnels.

Comme le souligne Guylaine Beaudry, la contribution originale du livre est d’analyser les mutations du système de communication scientifique dans sa dimension historique. Cette approche lui permet de mettre en perspective les transformations actuelles en fonction de quatre « repères de continuité » qui relativisent la totale nouveauté de cette nouvelle révolution documentaire. En effet, si la « persistance des fonctions de la communication scientifique », la problématique de la « surabondance informationnelle », le « mimétisme des formes d’expression » ainsi que le « trinôme discours-message-objet » sont présents à travers l’histoire, paradoxalement, ils caractérisent également le monde numérique.

L’ouvrage est très bien documenté et c’est un réel plaisir de parcourir l’évolution du système éditorial et documentaire sur une période aussi importante. La mise en perspective des multiples mutations du système de communication scientifique nous permet non seulement de mieux comprendre les enjeux actuels, mais également les dynamiques sociale, économique et technologique qui animent le système et ses acteurs depuis maintenant près de cinq siècles. À l’heure où le rôle de la bibliothèque est l’objet de nombreuses controverses, il est important pour les professionnels de l’information de développer des stratégies de repositionnement qui soient adaptées à la réalité numérique. Dans cette perspective, cet ouvrage écrit par une des meilleures spécialistes de la question nous apparaît incontournable.