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Introduction

Au moment où nous lisions un ouvrage de Carol Payne (2013) intitulé The Official Picture. The National Film Board of Canada’s Still Photography Division and the Image of Canada, 1941-1971, nous avons eu l’occasion de visiter « Devoir de mémoire – Les pensionnats autochtones du Canada », la huitième exposition en plein air présentée par le Musée McCord sur l’avenue McGill College, au centre-ville de Montréal. À ce moment-là, nous n’avions pas fait le lien entre notre lecture et cette visite, jusqu’à ce que nous abordions le dernier chapitre de l’ouvrage de Carol Payne, qui traite de la production photographique de l’Office national du film du Canada (ONF) en lien avec le Grand Nord canadien. Tout comme l’exposition, Payne montre comment des photographies d’archives produites dans une perspective d’assimilation des populations autochtones peuvent aujourd’hui servir, dans un autre contexte, d’outils d’émancipation au sein de ces mêmes communautés.

Si le contexte de l’image photographique est désormais reconnu à titre primordial pour sa lecture, la manière dont cette dépendance du document à son contexte d’utilisation s’exerce est moins connue des archivistes. Comment un document peut-il, à un moment donné, revêtir des significations contradictoires ? Voilà le type de questionnement que nous souhaitons poursuivre dans cet article.

Dans un premier temps, nous donnerons un aperçu de l’ouvrage de Carol Payne. Ce livre est marquant tant par l’abondance des illustrations, la pertinence de l’analyse et la qualité des sources consultées que par l’ampleur de la recherche effectuée dans les archives de l’ONF, dont une partie (1941-1961) est conservée à Bibliothèque et Archives Canada (BAC) et une autre (1961-1984) au Musée des beaux-arts du Canada. Nous porterons alors une attention particulière au dernier chapitre, consacré à une relecture des archives photographiques du Grand Nord canadien. Dans un deuxième temps, nous présenterons l’exposition réalisée au Musée McCord en collaboration avec la Commission de vérité et réconciliation du Canada, en nous attardant sur la raison d’être de cette commission. Cela nous donnera ensuite l’occasion, à la lumière des éléments mis en évidence par Payne ainsi que dans nos travaux[4], d’analyser les composantes de l’exposition afin de mieux comprendre les mécanismes qui permettent aujourd’hui de jeter un tout autre regard sur ces images venues du passé.

Que faut-il en retenir sur le plan archivistique ? C’est la question à laquelle nous chercherons à répondre en conclusion. Une chose semble déjà évidente : la vision des archives comme lieux clos, refermés sur eux-mêmes, semble loin de correspondre à la réalité. En effet, « les archives, incluant les archives photographiques, ne sont pas seulement des matériaux bruts pour la recherche historique, mais elles existent aussi dans le présent à titre d’artéfacts à partir desquels nous actualisons le passé » (Payne 2013, 19, notre traduction).

L’ouvrage de Carol Payne : de l’image officielle au rapatriement visuel

Comme le titre de son ouvrage l’indique, le but de Carol Payne est de montrer comment le service de la photographie de l’ONF, par son mandat qui consiste à faire connaître le Canada aux Canadiens, a contribué à produire une « image officielle » idéalisée de la nation canadienne au cours de son existence. En effet, en tant qu’agence photographique du gouvernement du Canada, le service de la photographie de l’ONF « détient une position unique dans l’histoire de la culture visuelle du Canada en tant que transmetteur des valeurs communes et des programmes gouvernementaux dans une mise en forme photographique » (Payne 2013, 7, notre traduction).

Ainsi, le service de la photographie de l’ONF a été amené, par la nature et l’ampleur de ses activités, à jouer un rôle indéniable dans la formation de l’identité nationale. D’une part, dès la fin des années 1950 et au début de la décennie suivante, il dispose de la plus grande banque d’images sur le Canada et il met en place un système de renvoi par sujet afin de faciliter l’exploitation de ses archives photographiques, tant pour les besoins de son personnel que pour ceux du gouvernement, du secteur privé ou des individus. D’autre part, grâce à la production régulière de photoreportages, en format prêt à tirer pour les médias de masse, il rejoint un vaste auditoire, aussi bien au Canada qu’à l’étranger.

Partant de ce constat, la question est de savoir selon quel mode opératoire ce rôle est susceptible de se traduire dans les images réalisées par le service de la photographie de l’ONF. Selon Payne, ce n’est pas dans l’exceptionnel que cette vision idéologique de la société canadienne est à rechercher, mais plutôt dans les représentations du quotidien, du familier, banalisées par le médium photographique lui-même devenu, par son omniprésence, quelque chose d’ordinaire auquel on ne prête plus attention. Autrement dit, c’est par l’entremise d’une forme de « nationalisme banal » (banal nationalism), issue de la présentation, de la répétition et de la dissémination à grande échelle d’images photographiques portant sur des thèmes familiers, que se propage « un modèle visuel normatif de l’identité canadienne » (Payne 2013, 5, notre traduction). Ainsi, ce « nationalisme banal », tient à souligner Payne, est d’autant plus efficace qu’il est justement peu ou pas remarqué. Ce qui est particulièrement le cas lorsqu’il est véhiculé par un médium comme la photographie qui, du fait de son ubiquité, de sa mobilité, de son autorité et de sa familiarité (Payne 2013, 190), vient naturaliser en quelque sorte le processus de construction de cette identité.

Pour faire la démonstration de sa thèse, Carol Payne divise son ouvrage en trois parties. Dans la première partie, elle propose un survol historique du service en s’intéressant tout particulièrement à la période s’échelonnant de 1941 à 1971, c’est-à-dire depuis le transfert du service de la photographie à l’ONF jusqu’à la création d’Information Canada, la nouvelle agence fédérale des communications qui assumera dorénavant la promotion visuelle du gouvernement. Dans son survol, l’auteure rappelle entre autres la structure gouvernementale de l’institution ainsi que l’approche collaborative de la production, notamment dans la réalisation des photoreportages qui, au cours des années 1950 et 1960, rejoindront un large public grâce à un vaste réseau de distribution à l’échelle canadienne et internationale.

Dès le deuxième chapitre, à partir d’un modèle théorique inspiré des travaux d’Allan Sekula sur la critique idéologique des archives photographiques, Carol Payne procède à l’analyse de la production du service de la photographie de l’ONF, évaluée à quelque 250 000 images, selon différentes thématiques. Elle aborde d’abord celle de l’enfance, récurrente dans l’histoire du service, pour ensuite traiter du travail lors de la Seconde Guerre mondiale, tout spécialement celui des femmes (chapitre 3), des représentations du paysage au cours des années 1950 et 1960 (chapitre 4) et de l’évocation de la population canadienne lors des fêtes du centenaire du Canada (chapitre 5).

Dans l’analyse méticuleuse de chacune de ces thématiques, analyse qu’elle amorce à la fin de la première partie de son ouvrage et qu’elle poursuit dans l’ensemble des chapitres de la seconde partie, Payne sera attentive à divers facteurs tels que :

  • le point de vue adopté par le photographe lors de la prise de vue ;

  • l’esthétique du documentaire selon un mode plus contrôlé, privilégiant une forme de mise en scène, ou un mode plus libre cherchant à profiter du hasard des situations ;

  • l’identification ou l’anonymat des individus ou des groupes de personnes représentés ;

  • la mobilité et la malléabilité des images photographiques qui font en sorte que, produites dans certaines circonstances, elles peuvent par la suite être utilisées à d’autres fins ;

  • l’encadrement des images par les mots ;

  • l’interprétation préférée du message par le public ;

  • le dispositif du photoreportage ou d’autres types de publications ;

  • la distribution à grande échelle dans les médias de masse ;

  • la relation entre le contexte de l’époque et les images produites et diffusées.

En somme, toutes ces facettes permettent de mieux comprendre la manière dont ce « nationalisme banal » est à même de s’infiltrer dans la perception et donc d’agir sur la conscience collective.

Dans le dernier chapitre, qui constitue la troisième partie de son ouvrage, Payne relate une conversation qu’elle a eue en 2004 avec Leah Idlout d’Argencourt Paulson à propos d’un photoreportage publié en 1958 et dans lequel cette dernière apparaissait. Le photoreportage « raconte l’expérience d’une jeune inuite enseignant l’anglais à un groupe de jeunes membres de sa communauté avec l’aide de la Gendarmerie royale du Canada » (Payne 2013, 165, notre traduction).

Si, pour Carol Payne, ce photoreportage constitue l’exemple par excellence des encouragements gouvernementaux à l’assimilation des Inuits à la culture blanche venant du sud, la lecture de Leah Idlout d’Argencourt Paulson est d’un tout autre ordre. Ces images lui rappellent les amis, la famille, les défis, mais aussi les plaisirs de la vie dans le Grand Nord, il y a près de 50 ans. Elles sont une occasion pour elle de réaffirmer son appartenance, sa culture, son histoire.

Des lectures aussi différentes d’un même ensemble d’images amènent Payne à dégager deux constats au sujet du sens variable que l’on prête aux photographies. D’une part, cette variabilité dans la signification s’explique par le fait que les photographies sont dépendantes du sujet qui regarde et du contexte dans lequel son regard se situe. D’autre part, cela signifie que les images appartenant à des archives photographiques ne sont pas entièrement limitées aux intentions originelles de leur créateur où aux visées de l’institution qui en a la garde. Elles sont à même de satisfaire une multitude d’autres récits.

Aussi, après une première lecture à partir d’exemples illustrant les deux principaux types de photoreportages produits par le service de la photographie de l’ONF sur le Nord canadien au cours des années 1950 et 1960, et qui montrent « la place centrale que l’idée du Nord tient dans l’imagination nationale » (Payne 2013, 168, notre traduction), Carol Payne reconsidère son approche théorique des archives photographiques basée sur les travaux d’Allan Sekula. Elle amorce un travail de relecture à la lumière d’une autre approche développée tant par les communautés autochtones que par des chercheurs ou des artistes, et dont l’objectif est de combler le vide idéologique déploré justement par Sekula en redonnant une voix à l’Autre, aux exclus du discours dominant, « aux gens qui posent devant les caméras » (Payne & Thomas 2002, 113, notre traduction). Pour ce faire, ils ont recours au « rapatriement visuel » (visual repatriation), une méthode issue de l’anthropologie culturelle qui consiste dans « l’utilisation de photographies afin de retourner aux communautés d’origine des images d’ancêtres, de moments historiques et du patrimoine matériel » (Peers & Brown cités dans Smith 2008, 2, notre traduction).

Parmi les projets de rapatriement visuel réalisés dans les communautés autochtones au Canada, le projet « Un visage, un nom / Project Naming », mené en collaboration entre une école inuite basée à Ottawa et BAC, apparaît à Payne comme des plus significatifs. Le projet, mis sur pied en 2001, « cherche à identifier les milliers d’Inuits représentés dans les collections de photographies de BAC à Ottawa » (Payne 2013, 181, notre traduction). Si l’environnement technologique a été un élément-clé dans la réalisation du projet, en facilitant la dissémination des images provenant des collections de BAC dans les communautés, le fait d’avoir confié le soin à des jeunes Inuits de recueillir les informations auprès des aînés a été un élément tout aussi essentiel dans sa réussite.

Équipés d’un ordinateur portatif comprenant des images d’archives d’une communauté sélectionnée, de tirages des images numérisées dans un cartable et d’un questionnaire standardisé (par exemple : Qui est représenté dans la photographie ? Où a-t-elle été prise ? Pouvez-vous décrire ce qu’elle montre ? Comment était la vie à l’époque ?), les jeunes chercheurs inuits ont non seulement contribué à l’identification et à l’enrichissement des informations relatives aux photographies provenant des collections de BAC, mais, ce faisant, en entrant en contact avec leurs aînés, ils ont mis en branle un processus de remémoration et de transmission de leur culture.

Depuis 2004, le projet « Un visage, un nom / Project Naming » dispose d’un site Web en inuktitut, en français et en anglais et d’une base de données permettant de faire des recherches, selon différentes options, parmi « toutes les photographies numérisées dans le cadre du projet » (BAC 2009). Le site offre aussi la possibilité aux internautes de participer à l’identification ou à l’amélioration des descriptions des photographies. Facilement accessible grâce à Internet aux populations du Grand Nord, le contenu du site est devenu en quelque sorte un immense album de photographies familial dans lequel, « contrairement à l’ancienne pratique, où les photographies étaient cataloguées par les agences gouvernementales et les membres de la culture dominante, les images sont maintenant décrites par les populations autochtones elles-mêmes » (Smith 2008, 6, notre traduction).

Pour Carol Payne, le rapatriement visuel opéré par les communautés autochtones est un appel à ouvrir les classeurs des archives photographiques, comme celles de l’ONF, pour d’autres relectures car, pour reprendre les propos de l’artiste et commissaire Jeffrey Thomas, « les images sont seulement dans un état de sommeil. Le problème [est de savoir] comment les réveiller » (Payne & Thomas 2002, 124, notre traduction).

L’exposition « Devoir de mémoire »

L’exposition « Devoir de mémoire – Les pensionnats autochtones du Canada » a été réalisée par le Musée McCord, en collaboration avec la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVRC). Cette dernière a été mise sur pied à l’été 2008, à la suite des excuses officielles du gouvernement canadien formulées aux survivants des pensionnats indiens. À la différence des commissions du même genre créées dans d’autres pays, la Commission de vérité et réconciliation du Canada « a été négociée par la voie du système judiciaire » (Walker 2009, 9) à la suite d’un accord « entre le gouvernement fédéral, des représentants d’anciens élèves des pensionnats, l’Assemblée des Premières Nations, des représentants d’Inuits et divers groupes religieux » (Walker 2009, 11). La Convention de règlement relative aux pensionnats indiens ainsi conclue en 2006 prévoyait, parmi les engagements, la création d’une commission.

Disposant d’un mandat de cinq ans, la Commission de vérité et de réconciliation du Canada poursuit les objectifs suivants :

  • reconnaître les expériences, les séquelles et les conséquences liées aux pensionnats ;

  • créer un milieu holistique, adapté à la culture et sûr pour les anciens élèves, et leurs familles et collectivités, quand ils se présentent devant la Commission ;

  • assister aux événements de vérité et de réconciliation, au niveau national et communautaire, et appuyer, promouvoir et faciliter de tels événements ;

  • sensibiliser et éduquer le public canadien sur le système des pensionnats et ses répercussions ;

  • repérer les sources et créer un dossier historique le plus complet possible sur le système des pensionnats et ses séquelles. Ce dossier doit être conservé et mis à la disposition du public, pour étude et utilisation future ;

  • préparer et soumettre […] un rapport, assorti de recommandations destinées au gouvernement du Canada […] ;

  • appuyer la commémoration des anciens élèves des pensionnats et de leurs familles […].

CVRC 2013

En effet, il est essentiel pour la Commission de rappeler les faits à la population canadienne. Du début des années 1890 jusqu’à la fin des années 1960, des accords officiels seront conclus entre le gouvernement fédéral et les différentes Églises (catholique, anglicane, méthodiste et presbytérienne) qui mèneront à la création d’un véritable réseau de pensionnats à travers l’ensemble du Canada. La Convention de règlement en a répertorié 139, dont le dernier n’a fermé ses portes qu’en 1996. Aujourd’hui, on estime à plus de 150 000 le nombre d’Autochtones (Premières Nations, Inuits et Métis) qui ont « été placés dans des pensionnats situés très loin de leur milieu familial, pour y être civilisés, “scolarisés” et convertis au christianisme » (Walker 2009, 1).

Séparés de leurs proches, n’ayant pas le droit de parler leur langue ou de pratiquer leurs coutumes, vivant dans des conditions déplorables, étant souvent l’objet de mauvais traitements, les enfants auront été mis à rude épreuve au cours de leur séjour dans les pensionnats. Lors de la formulation des excuses officielles du gouvernement du Canada, le premier ministre Stephen Harper reconnaissait « que cette politique d’assimilation était erronée, qu’elle a fait beaucoup de mal et qu’elle n’a aucune place dans notre pays » (Cabinet du Premier ministre du Canada 2008).

Présentée en plein air du 19 juin au 20 octobre 2013, l’exposition « Devoir de mémoire – Les pensionnats autochtones du Canada » (Photo 1) vise à « [faire] réfléchir et [à rappeler] le sort de milliers d’enfants autochtones et métis ayant grandi dans des pensionnats dont la mission était d’éradiquer toute trace de leur culture » (Musée McCord 2013b). Elle comprend « 24 photographies en noir et blanc et de grand format, dont 11 provenant de la collection des Archives photographiques Notman du Musée McCord et 13 de la Commission de vérité et réconciliation du Canada »[5]. Des images qui, tout en « illustrant la réalité quotidienne des pensionnaires, permettront de restituer aux Premières Nations, aux Inuits et aux Métis, ces souvenirs et révéleront au grand jour l’existence de cette infâme entreprise d’assimilation » (Musée McCord 2013b)[6].

Photo 1

Vue de l’exposition « Devoir de mémoire – Les pensionnats autochtones du Canada » depuis l’avenue du Président- Kennedy, à Montréal

Source : Musée McCord

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De l’assimilation à la réconciliation

Comme le précisait Marie Wilson, la commissaire de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, dans le communiqué de presse diffusé par le Musée McCord à l’occasion du lancement de l’exposition : « Ces remarquables photographies se veulent une invitation à non seulement comprendre les torts du passé, mais également à considérer leur héritage dévastateur […]. Elles nous convient à une nouvelle ère de réconciliation entre les peuples autochtones et les peuples non autochtones du Canada. » (Musée McCord 2013b) C’est donc dire que ce « devoir de mémoire » auquel le public est convié, et la réconciliation qu’il vise à opérer chez celui-ci, nécessite un processus de compréhension et de reconnaissance pour y parvenir. Comment alors mettre en oeuvre ce processus auprès du public ? Quels moyens sont utilisés pour permettre cette « interprétation préférée du message par le public », telle que le mentionnait Carol Payne dans son ouvrage ? Pour le savoir, il faut examiner les différentes composantes de l’exposition, à commencer par les légendes des photographies.

Compte tenu des objectifs de l’exposition, les légendes sont appelées à jouer un rôle fondamental auprès du public. Individuellement, les informations qu’elles transmettent[7] vont servir à capter l’attention et orienter la lecture des photographies qu’elles accompagnent[8]. La légende de la deuxième photographie de l’exposition montrant des « tipis à l’extérieur de la clôture de l’école industrielle indienne Qu’Apelle à Lebret »[9] (Musée McCord 2013a, 2) en Saskatchewan en est un bel exemple (Photo 2). Elle reprend une déclaration du premier ministre John A. Macdonald, effectuée en 1883, qui indique la volonté des autorités de séparer les écoles des réserves et les enfants de leur famille. Face à de tels propos, la scène n’a plus rien de bucolique. La clôture qui entoure l’école prend un tout autre sens. Elle ne fait plus que délimiter, elle marque une séparation, une exclusion entre deux mondes.

Photo 2

Tipis à l’extérieur de la clôture de l’école industrielle indienne Qu’Appelle à Lebret, Saskatchewan, 1884 ; photographie d’Oliver B. Buell

Source : Bibliothèque et Archives Canada, PA-1822

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Par ailleurs, les légendes vont dans leur ensemble servir à établir un récit, à faire état des faits et tout particulièrement des méfaits de l’histoire de cette vaste entreprise d’assimilation, comme en témoigne une carte, au milieu de l’exposition, où sont répertoriés les différents établissements sur l’ensemble du territoire canadien (Musée McCord 2013a, 14). La liste est longue des conséquences désastreuses engendrées par ce réseau visant à « christianiser » et à « civiliser » les enfants autochtones : dépossession de leur culture, perte de leur identité[10], séparation, éloignement, vulnérabilité, tâches laborieuses, mauvais traitements, taux de mortalité élevé en raison de la maladie, accidents et tentatives d’évasion. Bref, pour bon nombre d’enfants qui y survivront, la fréquentation obligatoire des pensionnats, en vertu de la Loi sur les Indiens, sera « une expérience malheureuse et frustrante qui les a séparés de leurs parents et mal préparés à faire leur chemin dans la culture dominante » (Musée McCord 2013a, 8).

Mais si les légendes ont certes un effet déterminant sur le public et sa lecture des photographies, il ne faudrait pas oublier de souligner également l’effet produit par la mention des sources, c’est-à-dire des informations relatives à l’origine des photographies (titre, lieu, date, photographe, lieu de conservation, numéro d’identification dans les collections). Bien qu’elle n’occupe que peu d’espace sur les panneaux d’exposition comparativement aux légendes, la mention des sources est importante dans le contexte. Elle fournit la preuve que dans les archives, dans ces lieux dédiés à la conservation du patrimoine documentaire, il existe des traces qui sont à même de témoigner des actions du passé.

Une forme d’échange s’installe donc entre l’image (qui montre), la légende (qui explique) et la source (qui atteste). En règle générale, compte tenu de leur différence de taille sur le panneau d’exposition, c’est l’image qui attire d’abord l’attention, suivie de la légende et enfin de la source. Mais peu importe l’ordre selon lequel s’effectue la perception, le visiteur sera amené à mettre en relation la triade image-légende-source dans l’élaboration de sa propre lecture.

Ainsi, aussitôt le processus mis en branle, il est difficile pour le visiteur de rester indifférent, de ne pas être ému, troublé, voire choqué en découvrant le contenu de l’exposition. Comment, en effet, devant ces trois enfants qui sourient à la caméra (Photo 3), ne pas être bouleversé d’apprendre qu’« en 1920, la Loi sur les Indiens accordait aux agents du gouvernement le droit de fouiller les maisons et de faire arrêter les parents qui refusaient d’envoyer leurs enfants à l’école » (Musée McCord 2013a, 15 ?)  Leur sourire et leur innocence deviennent, en pareilles circonstances, insoutenables. La honte envahit le spectateur de l’exposition. Un peu plus loin, le témoignage d’un survivant inuit, Marius Tungalik, qui accompagne la photographie d’un groupe de jeunes garçons au pensionnat All Saints d’Aklavik, dans les Territoires du Nord-Ouest en 1941, est tout aussi bouleversant : « Nous étions très loin de notre famille, très loin émotivement, géographiquement et spirituellement. Nous étions si loin. Il nous arrivait de penser que jamais nous ne retournerions chez nous. » (Musée McCord 2013a, 19) Difficile, ici encore, pour le visiteur de soutenir le regard de ces enfants sans éprouver une profonde tristesse devant une telle situation.

Photo 3

Deux enfants métis et une fillette inuite du pensionnat de Shingle Point, Yukon, vers 1930 ; photographie de J. F. Moran

Source : Bibliothèque et Archives Canada, 1973-357 ; a102086

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En fait, les diverses émotions pouvant être éprouvées par le visiteur sont la résultante d’un effet de contraste entre ce qu’il voit et ce qu’il est en mesure d’apprendre et de comprendre. En effet, les photographies n’ont rien de spectaculaire ou d’exceptionnel. Elles ne donnent à voir aucun accident, désastre ou acte de violence. Elles ne font que montrer des lieux, des activités et des personnes dans le quotidien : groupe d’élèves, équipe de cricket, fanfare, élèves et enseignants en classe, pique-nique, équipe de hockey, lits dans un dortoir, etc. Bref, il s’agit d’images tout à fait banales. Mais, sous cette apparente banalité, se déroule une réalité brutale indiquée par les légendes. Et c’est justement dans cet écart entre ce qui est perçu comme étant familier et ce qui s’avère être une véritable opération d’assimilation n’ayant rien d’ordinaire que l’émotion surgit. Cette réaction à caractère émotif constitue, pour le visiteur, un premier pas dans le processus de reconnaissance. L’exposition peut alors être interprétée comme une démonstration éloquente de la pertinence de la démarche de Payne, qui consiste à montrer l’idéologie qui est véhiculée dans les photographies les plus ordinaires. Rien ne laisse présager, dans la quotidienneté attestée par les images photographiques, du drame qui s’y déroule.

Cet effet de contraste affecte d’autant plus la lecture du visiteur qu’il est soutenu, si l’on peut dire, par la « mise en scène » de l’exposition, c’est-à-dire par le déploiement de ses composantes dans l’espace et le temps. Le tirage des photographies en grand format[11], le noir et blanc des images par opposition aux couleurs chaudes qui les environnent sur les panneaux d’exposition, l’alignement des légendes, sur un fond plus clair, avec le coin supérieur droit des photographies (soit dans une position correspondant aux habitudes de lecture de la gauche vers la droite), la dimension des panneaux d’exposition dépassant largement la taille des visiteurs, leur disposition les uns en face des autres, voilà autant d’aspects du dispositif de présentation qui inévitablement viennent affecter l’expérience du visiteur. Ainsi, lors de son parcours, ce dernier voit non seulement son attention attirée par le jeu des relations entre les éléments, mais en circulant entre les panneaux qui se font face, il est littéralement submergé par les photographies et se sent intégré à l’exposition.

De plus, l’ordre dans lequel les panneaux sont présentés joue également un rôle important dans l’expérience du spectateur et, par conséquent, dans l’effet de contraste auquel celui-ci est soumis[12]. Dans la première étape du parcours (Musée McCord 2013a, 2-13), c’est-à-dire jusqu’à la carte montrant l’étendue du réseau des pensionnats indiens dans l’ensemble du Canada (Musée McCord 2013a, 14), les légendes accompagnant les photographies font état des différentes façons dont l’assimilation s’est effectuée. Le visiteur est ainsi appelé à découvrir et à comprendre les rouages de ce système. Une compréhension qui n’est pas dénuée d’émotions, loin de là. Dans la deuxième partie du parcours de l’exposition (Musée McCord 2013a, 15-24), les légendes sont davantage orientées sur les effets engendrés par cette politique. Le visiteur réalise alors l’ampleur des torts qui ont été causés aux jeunes autochtones et à leur famille. Si, dans la première partie de l’exposition, l’on est sidéré, choqué, dans la deuxième partie, l’on se sent envahi par la tristesse, la honte face à ces personnes qui ont eu à subir de telles injustices[13]. Soustraire des enfants à leurs parents, tant physiquement que culturellement, peut-on en effet imaginer pire cruauté ?

Le fait que l’exposition « Devoir de mémoire – Les pensionnats autochtones du Canada  » ait été présentée en plein air s’avère aussi particulièrement significatif sur le plan symbolique. En tant que lieu public par excellence, la rue représente l’endroit idéal pour informer et sensibiliser la population sur ce qui s’est passé et lui permettre de « nouer des relations nouvelles fondées sur la compréhension et le respect mutuels » (Musée McCord 2013b) avec les Premiers Peuples. Par ailleurs, comme « le plein air », « l’extérieur » et « ce qui est dehors » sont associés à l’environnement, à la nature et donc à une dimension fondamentale de la culture et du mode de vie des Autochtones, le public effectue sa visite dans un milieu qui leur est favorable. Là encore, cela démontre la cohérence élevée qui existe entre les différentes composantes de l’exposition afin d’atteindre l’objectif visé : faire en sorte que le parcours effectué par le visiteur marque un passage, entraîne une ouverture, favorise la reconnaissance.

Il est à souhaiter que les photographies sur les pensionnats indiens seront l’objet, tout comme dans le cadre du projet « Un visage, un nom / Project Naming » dont faisait état Carol Payne, de nombreuses tentatives de « rapatriement visuel » de la part des communautés autochtones qui en ont été victimes. Ce processus d’indentification des personnes représentées est essentiel, puisque c’est à cette seule condition que les Autochtones pourront se réapproprier leur histoire et leur identité, confisquées par le processus d’assimilation (Photo 4).

Photo 4

Garçon, pensionnat indien d’Elkhorn, Manitoba, vers 1926 ; photographie d’Alice Constance Dunn

Source : Musée McCord, M2010.81.10.273

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Conclusion

Que faut-il retenir au plan archivistique ? À notre avis, l’exposition organisée par le Musée McCord en collaboration avec la Commission de vérité et réconciliation du Canada, tout comme l’ouvrage de Carol Payne, contribuent à renouveler la vision des archives photographiques et, par le fait même, des archives en général.

En effet, si l’on considère que les archives photographiques ont été conservées afin d’être exploitées pour satisfaire différents besoins et contribuer à la réalisation de productions les plus diverses, il devient évident que les dépôts où elles sont conservées ne représentent pas leur destination finale, comme le laisse sous-entendre la vision habituelle de leur cycle de vie[14]. Il ne s’agit là que d’une étape, d’un état transitoire. Les archives existent « à l’extérieur d’elles-mêmes » et, par conséquent, comme le concluait Hito Steyerl dans le catalogue de l’exposition Archival dialogues: Reading the Black Star collection présentée au Ryerson Image Centre de Toronto[15], « leur dissémination n’indique pas un manque mais constitue plutôt une caractéristique distinctive » (Steyerl 2012, 97, notre traduction). Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, que les centres, services ou institutions qui conservent des archives photographiques perdent leur raison d’être, bien au contraire. Cependant, leur rôle doit être considéré différemment, comme faisant partie d’un processus plus large puisque les archives, de par leur définition même, sont appelées à être exploitées et, inévitablement, à circuler[16].

Dans cette perspective, il est nécessaire de prêter attention à ce qui s’opère lorsque les archives sont exploitées. À commencer par le fait que tout utilisateur qui désire faire appel à des archives ne peut le faire sans satisfaire à certaines conditions d’utilisation : « Celles-ci résident dans la matérialité des documents, le dispositif selon lequel ils sont présentés, le contexte dans lequel ils sont utilisés et le rôle assigné au public visé. » (Klein & Lemay 2013, 236) En somme, autant d’aspects dont nous avons pu constater la présence dans le cadre de l’exposition « Devoir de mémoire ». L’exploitation des archives – c’est-à-dire la façon dont la matérialité est mise à profit, le dispositif au sein duquel les documents sont inscrits et la relation qui est recherchée avec le public – s’exerce toujours selon un milieu, une visée, un discours. En l’occurrence, l’exposition « Devoir de mémoire » aurait difficilement pu voir le jour, sous sa forme actuelle, sans les excuses officielles du gouvernement canadien et la création de la Commission. Sans ce cautionnement préalable, il aurait été difficile de prétendre à pareil « devoir de mémoire », de tenir des propos aussi incriminants sur la place publique.

Outre les conditions d’utilisation, l’analyse de l’exposition a mis aussi en évidence l’émotion générée notamment par l’effet de contraste entre les photographies et les légendes. C’est donc dire que les documents d’archives n’ont pas uniquement la capacité de prouver, de témoigner ou d’informer. Ils ont aussi le pouvoir d’émouvoir, une « face cachée » (Lemay & Boucher 2010) dont on commence à peine à mesurer l’importance et à éclairer le fonctionnement (Lemay & Klein 2012)[17].

Par ailleurs, si les archives ne deviennent complètement archives qu’à travers leur exploitation, cela permet de mieux comprendre les liens qu’elles entretiennent avec la mémoire, c’est-à-dire les manières dont la mémoire vient aux archives, les mécanismes qui sont en cause (Lemay & Klein 2012). Ainsi, le « devoir de mémoire » auquel le public est invité à prendre part dans l’exposition est la résultante notamment de deux aspects qui caractérisent la mémoire comme processus. C’est en effet à la suite des « poursuites intentées […] contre le gouvernement du Canada et contre des communautés religieuses par des survivants des pensionnats indiens » (Walker 2009, 9), qui constituent un élément déclencheur, et à la lumière des excuses officielles du gouvernement, c’est-à-dire à partir du point de vue présent, que les documents d’archives ont été sélectionnés et appelés à signifier en rappelant les torts qui ont été causés dans le passé. Comme le soulignait Angelika Menne-Haritz, « les archivesn’entreposent pas la mémoire, mais elles offrent la possibilité de créer la mémoire » (2001, 59, notre traduction). Là encore, selon certaines conditions.

Enfin, il est possible d’envisager le dépassement de deux visions contradictoires des archives. D’un côté, une vision traditionnelle axée sur le passé et le créateur, qui considère les archives comme un objet dont la signification est établie lors de la création. De l’autre, une vision postmoderne orientée vers le futur et l’archiviste qui, elle, considère l’archive comme un objet abstrait dont la signification est en construction permanente (Klein 2013-2014). Or les archives apparaissent plutôt comme un point de rencontre entre un document et un utilisateur. Leur signification n’est pas finie ni absolument construite. C’est l’articulation de ces deux plans, à partir de l’exploitation des documents, qui permet de proposer une autre conception des archives. Étudier les archives à partir du moment présent, le moment de leur exploitation compris comme une rencontre entre l’Autrefois et le Maintenant benjaminiens, entre un objet et un sujet, serait alors le moyen d’en avoir une compréhension plus complète.

Les archives photographiques sont effectivement en mouvement, toujours en attente d’une rencontre, d’un moment historique qui sera à même de les actualiser, de les sortir de leur sommeil. Et l’artiste et commissaire Jeffrey Thomas a tout à fait raison de dire que tout le problème est de savoir comment les réveiller, et en fonction de quel nouveau récit les mettre en action.