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Introduction

Quand on pense aux iSchools (de l’anglais information et school), on pense d’abord aux prestigieuses écoles nord-américaines qui sont à mi-chemin entre la bibliothéconomie et les sciences de l’information au sens le plus large et qui privilégient la recherche subventionnée. Mais le terme iSchools est d’abord la désignation d’une organisation et d’un mouvement. Sur le site Web du mouvement (<ischools.org>), on présente les iSchools comme une organisation regroupant un « collectif d’écoles de l’information qui a pour objectif de faire progresser le domaine de l’information » (2014, notre traduction)[1]. Ce mouvement « étudie la relation entre l’information, la technologie et l’individu » (2014, notre traduction)[2].

Les iSchools représentent un phénomène récent qui date officiellement de juillet 2005, quand leur charte est adoptée (iSchools 2014). Ce nouveau mouvement constitue en quelque sorte la continuation de la bibliothéconomie, mariée à d’autres disciplines qui s’intéressent également à l’information, à la technologie et à l’individu. Mais il diverge de la bibliothéconomie par son approche élargie et surtout par sa conceptualisation de l’information comme phénomène à étudier. Cette insistance sur l’information comme objet d’étude donne une perspective complémentaire à la recherche traditionnelle sur les professions de l’information.

Pour comprendre les iSchools, il faut d’abord les situer dans le contexte de la formation en bibliothéconomie et en sciences de l’information (BSI) aux États-Unis, le pays où elles sont nées. Dans cet article, nous regarderons ensuite de plus près ce qui caractérise les iSchools. Finalement, nous considérerons les iSchools dans leur rapport avec l’ALA et son processus d’agrément des programmes de maîtrise en BSI[3].

Un bref historique de la formation en bibliothéconomie aux États-Unis

C’est en 1887 que Melvil Dewey fonde la première école de bibliothéconomie (School of Library Economy) à l’Université Columbia de New York (Shrove 1960). Deux ans plus tard, l’école est relocalisée à la Bibliothèque de l’État de New York à Albany; elle propose des programmes de 1er cycle (Bachelors of Library Science (BLS)) et de 2e cycle universitaire (Masters of Library Science (MLS)). Le MLS est décerné pour la première fois en 1905 à James Ingersoll Wyer (Robbins-Carter & Seavey 1986). La profession se féminise pour répondre à la demande du marché du travail qui favorise les femmes… pour la simple raison qu’elles coûtent moins cher que les hommes. Pendant cette période où les études en bibliothéconomie se formalisent, trois anciennes étudiantes de Dewey prennent la direction de nouvelles écoles de bibliothéconomie : Alice Bertha Kroeger à l’Université Drexel (fondée en 1892), Mary Wright Plummer à l’Institut Pratt (fondé en 1892) à New York et Katharine Lucinda Sharp à l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign (fondée en 1893) (Pawley 2015; Shrove 1960). Ces écoles sont vouées au livre et liées aux sciences humaines (surtout aux belles lettres); le service au client fait partie intégrante du cursus. La recherche sur l’histoire du livre et sur la bibliographie qu’on y mène n’est pas considérée comme très importante (Pawley 2015).

Dans les années 1920, un fossé se creuse pour la première fois entre les livres et l’information, les sciences sociales se mettant en vedette (Pawley 2015). La philanthropie de l’industriel Andrew Carnegie mène à « l’impulsion Carnegie », laquelle se matérialise dans la restructuration de la formation en bibliothéconomie (Robbins-Carter & Seavey 1986). La Corporation Carnegie commence à promouvoir les instituts de recherche scientifique plutôt « masculins », aux dépens des disciplines « féminines » reliées aux sciences humaines, comme la bibliothéconomie. C’est également pendant cette période que le niveau minimum requis pour une formation en bibliothéconomie devient le 2e cycle universitaire (Pawley 2015; Robbins-Carter & Seavey 1986). Ce changement est à la base du système éducatif en BSI que nous connaissons aujourd’hui. Pour soutenir la formation de nouveaux bibliothécaires à ce niveau, la Corporation Carnegie finance la création d’une école de bibliothéconomie de 2e cycle (Graduate Library School (GLS)) à l’Université de Chicago (Pawley 2015), l’une des universités les plus réputées dans le domaine des sciences sociales aux États-Unis.

Pour assurer la validité d’un diplôme offert par plusieurs institutions, la création d’un organisme habilité à évaluer la qualité des programmes est nécessaire. En 1903, c’est le comité chargé de la formation de l’ALA (Committee on Training; plus tard Board of Education for Librarianship (BEL)) qui surveille les écoles de bibliothéconomie (Pawley 2015; Robbins-Carter & Seavey 1986; Shrove 1960). En 1915, l’Association des écoles de bibliothéconomie américaines (Association of American Library Schools (AALS)) propose un service qui deviendra l’agrément, tel qu’on le conçoit aujourd’hui. En 1924, la responsabilité du processus d’agrément change de mains, passant d’une AALS largement féminine à l’ALA, groupe majoritairement masculin (Pawley 2015).

Pendant les années 1930, les sciences sociales explosent, ainsi que l’intérêt porté à la documentation, surtout à l’aube de la Deuxième Guerre mondiale (Pawley 2015). L’American Documentation Institute (ADI) est fondé en 1937, comme une extension américaine du mouvement européen de documentation (Buckland 1999); l’ADI s’intéresse à l’information et aux données. La gestion de l’information et des connaissances devient de plus en plus importante pendant cette période, en raison du grand nombre d’articles scientifiques publiés en partie à cause de la guerre.

Peu après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, Vannevar Bush (1945), ancien directeur du Bureau de recherches et de développement scientifiques des États-Unis (Office of Scientific Research and Development (OSRD)), un organisme de recherche sur les armes et sur les technologies (OSRD 2015), se met à écrire sur l’avenir des technologies de l’information. Dans son article « As we may think » (1945), il anticipe l’Internet tel qu’on le conçoit aujourd’hui, ainsi que la gestion personnelle des ressources. L’intérêt pour l’information est en plein essor (Pawley 2015), ce qui entraîne le développement d’un programme plus théorique en bibliothéconomie menant au doctorat. Le 3e cycle voit le jour en 1926 à la GLS de l’Université de Chicago, en 1948 à l’Université de l’Illinois et à l’Université du Michigan et en 1952 à l’Université Columbia (Bobinski 1986).

La deuxième moitié du XXe siècle est assez mouvementée. Les écoles de bibliothéconomie se multiplient; 23 écoles sont fondées entre 1961 et 1976. La fin des années 1970 marque pourtant le début des changements dans le domaine. Entre cette date et le début des années 1990, 14 écoles de bibliothéconomie ferment leurs portes (Pawley 2015). C’est également depuis la fin des années 1970 que croît l’intérêt formel pour l’information dans les écoles de bibliothéconomie traditionnelles. L’école de bibliothéconomie de l’Université de Syracuse incorpore le mot information à son nom dès 1974 et celle de l’Université du Wisconsin à Madison devient la School of Library and Information Studies en 1984. Plusieurs écoles de bibliothéconomie ont changé leur nom depuis (Pawley 2015).

La naissance des iSchools

Pawley (2015) situe la naissance du mouvement des iSchools en 1992 quand Daniel E. Atkins III, professeur en ingénierie, devient doyen de l’école de bibliothéconomie de l’Université du Michigan. En 1996, cette école est reconceptualisée en école de l’information (Information School). D’autres grandes écoles, spécialisées en recherche, l’imitent bientôt (Pawley 2015).

Selon Larsen (2008, cité dans Wedgeworth 2013), c’est vers la fin des années 1980 que les doyens de plusieurs grandes écoles de BSI commencent à se réunir informellement. En 2002, le groupe se compose de dix écoles qui commencent à s’identifier comme des information schools, ou iSchools [4]. Selon une des doyennes, Toni Carbo, l’effort a été conçu comme un forum, un « iCaucus », pour la discussion de problèmes administratifs. Plus tard, le groupe instaure un forum plus vaste, le « iConference », pour élargir la discussion et pour incorporer la voix des professeurs et des étudiants (Wedgeworth 2013).

Que sont les iSchools?

Les membres du mouvement des iSchools

En 2015, 65 écoles font partie du mouvement des iSchools (voir la liste en annexe); six écoles ont joint le mouvement au cours de la dernière année seulement. Pour devenir membre, l’école doit en faire la demande et payer des frais d’ouverture de dossier pour que celui-ci soit évalué. Les critères d’admission ont trait à la recherche et aux subventions, ainsi qu’à la formation de doctorants comme chercheurs. Les iSchools subissent un processus de contrôle, mais ne sont pas agréées formellement.

Les États-Unis hébergent le plus grand nombre d’iSchools (27). Le Canada est le siège de trois iSchools, situées respectivement à l’Université de Toronto, à l’Université McGill et à l’Université de la Colombie-Britannique. Trente-cinq iSchools ne se situent pas en Amérique du Nord; 21 sont en Europe, dix au Moyen-Orient et en Asie, trois en Australie et une en Afrique (en Ouganda) (Figure 1).

Figure 1

Localisation des iSchools en 2015

Localisation des iSchools en 2015

-> See the list of figures

L’interdisciplinarité

Les iSchools continuent à évoluer, regroupant des disciplines telles que les études médiatiques ou le journalisme, la communication, les études des interactions personne-machine (IPM) et même les technologies de l’apprentissage. En parcourant la liste des écoles membres du mouvement, on constate qu’une panoplie de disciplines sont mises en valeur dans leur nom. On note que plusieurs institutions n’ont aucun lien avec la bibliothéconomie. En effet, les iSchools ne sont pas obligatoirement des écoles de BSI, mais elles peuvent offrir une spécialisation en bibliothéconomie et en sciences de l’information, ou en maintes autres disciplines reliant l’information, la technologie et l’individu. En Amérique du Nord, les iSchools sont majoritairement des écoles de BSI, quel que soit leur nom. Seules les institutions rattachées à l’Université Carnegie Mellon, au Georgia Institute of Technology, à l’Université de Californie à Berkeley, à l’Université de Californie à Irvine et à l’Université du Maryland à Baltimore ne sont pas des écoles de BSI traditionnelles.

Les professeurs, les étudiants et le curriculum

Dans sa thèse de doctorat, Wedgeworth (2013) compare les iSchools et les écoles de BSI traditionnelles à partir de plusieurs critères, dont la composition du corps professoral, les étudiants et le curriculum. Se basant sur des données statistiques, Wedgeworth (2013) constate que les iSchools ont un plus grand nombre de professeurs de carrière que les écoles de BSI traditionnelles. De plus, les iSchools reçoivent significativement plus d’argent, tout financement confondu, ce qui est peu surprenant étant donné que les professeurs y sont plus nombreux. Wedgeworth (2013) constate également que les iSchools reçoivent plus de subventions externes que les écoles traditionnelles. Dans les iSchools et dans les écoles traditionnelles, les professeurs sont formés dans diverses disciplines, mais ceux qui détiennent un diplôme lié au domaine des STEM (Science, Technologie, Ingénierie et Mathématiques) sont plutôt associés aux iSchools.

Selon Wedgeworth (2013), il n’y a pas de différence entre le nombre d’étudiants des iSchools et celui des écoles de BSI, mais il y en a une significative entre le nombre d’étudiants inscrits à un programme de maîtrise agréé par l’ALA dans les iSchools et dans les écoles traditionnelles. Le pourcentage d’étudiants à la maîtrise agréée par l’ALA est très inférieur dans les iSchools. Les cours proposés dans les deux institutions sont pourtant semblables; la principale différence réside dans le fait que les iSchools offrent plus de cours d’organisation et de gestion de l’information. Mais Wedgeworth (2013) affirme aussi que la maîtrise agréée par l’ALA est une composante essentielle de l’iSchool typique. Le cursus des iSchools est donc légèrement différent de celui des écoles traditionnelles, mais les iSchools nord-américaines ont tout de même besoin des programmes qui forment les bibliothécaires et les professionnels de l’information.

Liens entre les iSchools et l’ALA : l’agrément

Un assez grand nombre d’iSchools en Amérique du Nord intègrent une école de BSI plus ou moins traditionnelle. La relation entre l’ALA et les écoles évaluées est souvent difficile. L’ALA n’évalue que les programmes de maîtrise, pas les écoles entières ni même les programmes de 1er cycle universitaire ou de doctorat. Aujourd’hui, le diplôme agréé par l’ALA peut être décerné par une iSchool, mais seul le programme menant à ce diplôme est validé par l’ALA; les autres diplômes décernés par l’école (un certificat ou un DESS, par exemple) ne sont pas agréés par l’ALA. Cela n’empêche pas le travail effectué, dans le but de s’assurer l’agrément de l’ALA, d’avoir un impact sur l’ensemble des programmes et sur l’institution elle-même.

Au congrès de l’Association for Library & Information Science Education (ALISE), tenu à Chicago en janvier 2015, plusieurs doyens, directeurs et présidents d’écoles et de programmes ont donné leur avis sur le processus d’agrément de l’ALA, qui s’avère selon eux trop complexe, trop encombrant et trop cher. Une école a estimé les frais encourus à plus de 100 000 USD, après comptabilisation des heures passées à la préparation du dossier par les professeurs et par l’administration. Ces frustrations sont regroupées dans le blogue du doyen d’une iSchool : « Tout le monde pense, en principe, que l’agrément devrait assurer un certain niveau d’expérience éducative. Quand, alors, l’établissement des normes est-il devenu si étroitement lié à un processus sans fin de vérifications et de cibles qui se révèlent si peu pertinents aux besoins du monde réel? »[5] (Dillon 2015b, notre traduction) Dillon (2015a) propose une réduction de la paperasserie et l’utilisation de données existantes. O’Connor et Mulvaney (2013) suggèrent l’utilisation des données sur les tendances et l’expansion des indicateurs de qualité. Déjà, en 2006, Applegate n’était pas persuadé de la nécessité de l’évaluation : « La philosophie qui guide ce mouvement d’évaluation, c’est que le cycle entier d’évaluation – l’articulation des résultats, les mesures et les changements de curriculum basés sur ces mesures – résultera en une amélioration de l’apprentissage. Cet objectif global n’a pas encore fait l’objet d’études systématiques ni été confirmé au niveau des programmes. »[6] (334, notre traduction)

Comme Mary Stansbury, professeure et présidente du comité de l’agrément de l’ALA, l’a noté lors de cette réunion de l’ALISE en 2015, le processus d’agrément est important pour les membres de l’ALA. Dans un sondage effectué en 2004 auprès de membres de l’ALA, les répondants ont accordé à l’agrément une importance de 4,5 sur une échelle de 5; l’agrément est leur deuxième préoccupation, après le congrès annuel, dans une liste de 37 propositions incluses dans le sondage (Ahead to 20 0 2004; Ahead to 2010 2009). O’Connor et Mulvaney notent que l’« agrément sert de mécanisme pour l’évaluation de la qualité et pour l’amélioration de la qualité »[7] (2013, 40, notre traduction). Les normes révisées (Committee on Accreditation 2015) risquent de ne pas répondre aux préoccupations exprimées; la terminologie y a été clarifiée, mais les processus et la documentation restent quasiment inchangés.

La tension entre les besoins de formation en BSI et les iSchools n’est pas récente. En 2009, le rapport final du groupe de travail sur la formation de l’ALA a reconnu des tensions portant sur la formation en BSI proposée par les iSchools. Une suggestion a été faite afin que la majorité des professeurs de carrière, qui enseignent à temps plein dans une école où l’on propose une maîtrise agréée par l’ALA, aient une base solide en BSI (Library Education Task Force 2009). Ceci répondrait aux difficultés causées par « le déséquilibre dans quelques programmes entre les professeurs tournés vers la bibliothéconomie et les professeurs tournés vers les sciences de l’information », ce qui mène à « l’étude insuffisante des questions et des préoccupations reliées aux bibliothèques »[8] (Library Education Task Force 2009, 5, notre traduction).

Conclusion

Nous reconnaissons que la tension entre les programmes de BSI traditionnels et les iSchools représente un défi. Résoudre ce genre de défi pourrait engendrer des discussions pertinentes à propos de l’avenir des professions de l’information. Il semble évident qu’une formation interdisciplinaire en information (iSchools) ne peut pas, et ne veut pas, se comparer à une formation professionnelle. Malgré leurs différences, ces formations ont des missions semblables : mettre l’individu ou l’utilisateur en contact avec l’information dont il a besoin, et ce, grâce à l’application d’un raisonnement logique. Il reste à voir comment la formation à ces fins évoluera à l’avenir.

La différence entre les deux façons de considérer le problème de l’information et des utilisateurs peut aussi être le point fort d’un avenir commun, car les deux camps ont des choses à s’enseigner. Les iSchools, qui se concentrent sur l’information comme phénomène, pourraient s’enrichir du point de vue des programmes agréés par l’ALA. Ces derniers renforceraient alors les aspects spécifiques de l’interaction avec les utilisateurs dans des centres d’information ou d’autres institutions de sauvegarde du patrimoine culturel. L’avenir des deux approches semble très riche et prometteur.