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L’auteur de ce livre, Jean-Yves Mollier, est professeur d’histoire du livre à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il est connu pour ses nombreuses publications en ce domaine, notamment pour ses monographies sur les Calmann-Lévy, Pierre Larousse, Louis Hachette, la Librairie Tallandier et la Librairie Larousse, ainsi que pour ses études sur l’histoire du capitalisme d’édition en France de 1880 à 1920 et sur le commerce du livre en France au XIXe siècle.

Louis Bethléem naquit en 1869 dans le nord de la France et décéda en Bretagne en 1940 au lendemain de la défaite de la France. Ordonné prêtre en 1894, vicaire à la cathédrale de Cambrai, il fut chargé de la question des bonnes et des mauvaises lectures dans le cadre de ses activités à la bibliothèque paroissiale de la basilique-cathédrale de Cambrai. S’inspirant de l’Oeuvre des bons livres de Bordeaux, créée en 1820, il publia en 1904 un livre intitulé Romans à lire et romans à proscrire et, en 1908, Romans-revue, qui devint en 1919 La revue des lectures. La publication et la mise à jour de ce livre et de cette revue vont occuper toute la vie de l’abbé Bethléem, consacrée essentiellement à la moralisation de la société.

Au-delà de l’histoire de La revue des lectures et du livre Romans à lire et romans à proscrire ainsi que de la biographie de l’abbé Bethléem, prêtre de combat, c’est la mission de mise au pas des écrivains de son temps que le livre de Mollier a choisi d’étudier en explorant sa genèse et en analysant son évolution.

L’action de l’abbé Bethléem pendant quatre décennies s’articule autour de quelques idées-forces. Dans la préface de la première édition de Romans à lire et romans à proscrire de 1904, l’archevêque de Cambrai posait le problème : « Le mauvais livre, le roman impudique, le feuilleton déshonnête, voilà les béliers qui ébranlent les fondements de l’édifice social. » L’abbé Bethléem était convaincu que c’était le livre qui faisait les révolutions. Il était dubitatif sur les bienfaits de l’imprimerie parce que celle-ci, à ses débuts, avait été un instrument pour diffuser le protestantisme et qu’au XVIIIe siècle, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert avait été une entreprise de destruction des valeurs traditionnelles. En réalité, pour lui, toute l’histoire de l’humanité était l’histoire d’une perpétuelle guerre de religion, et les chrétiens étaient constamment en état de guerre. La revue des lectures s’inscrivait dans un mouvement de reconquête des âmes, qui avait démarré, à son avis, 150 ans plus tôt, depuis l’Encyclopédie et la Révolution française.

Les idées qui accompagnèrent l’abbé Bethléem durant sa vie active étaient très définies. Il était un partisan indéfectible de l’application de l’Index; il était proche de Maurras et de l’Action française jusqu’à la condamnation de celle-ci en 1926; il était un admirateur de Mussolini, mais non d’Hitler. Il était antisémite, violemment opposé à la franc-maçonnerie et au communisme.

L’influence de Bethléem fut considérable. Romans à lire et romans à proscrire s’écoulait à raison de 6 000 exemplaires par an; lors de la dernière édition de 1932, on fit état d’un tirage de 140 000 exemplaires. Romans-revue/La revue des lectures, publiée d’abord à Lille, puis à Paris, « Babylone littéraire », à partir de 1919, avait dans les années 1930 quelque 7 500 abonnés avec un tirage de 15 000 exemplaires. Cette revue attirait des lecteurs à travers le monde (132 pays, affirme la revue), et 5 000 bibliothécaires et libraires y étaient abonnés. Les nombreux procès intentés contre sa revue et sa personne firent de l’abbé Bethléem un personnage de plus en plus public, attaqué par la presse radicale, moqué par les journaux satiriques pour mieux porter atteinte au combat qu’il mena au cours de la décennie 1930. Pourtant, même la très laïque Librairie Larousse, pour faire mousser ses affaires, accepta durant la décennie 1920 la présence d’un censeur ecclésiastique dans ses murs pour l’épuration des Classiques Larousse.

Bethléem reçut le soutien des papes Pie X, Benoît XV et Pie XI, de même que celui des cardinaux et des évêques de France tout au long de son action de moralisation. Son oeuvre fut complétée par le jésuite belge Georges Sagehomme, dont la première édition de son Répertoire de 22 000 romans et pièces de théâtre appréciés par sigles parut à Bruxelles en 1926. Des éditions revues et augmentées de ce répertoire alphabétique furent publiées jusque dans les années 1960 et jouirent d’une belle diffusion au Québec.

Les combats de Bethléem furent multiples. Des romans et des pièces de théâtre, sa critique s’étendit au cours des ans aux opéras, aux opérettes, aux romans-feuilletons des journaux, aux revues illustrées, au Journal de Mickey. Il stigmatisa Freud et la psychanalyse, science juive, donc « frelatée ». Dans les années 1930, il combattit l’immoralité publique, dont celle des plages en raison des congés payés du Front populaire, les bibliothèques publiques et l’Association des bibliothécaires français qui faisait la promotion de ces bibliothèques. Au livre, il ajouta le cinéma et la radio. Sa revue publiait la liste des francs-maçons qui oeuvraient dans la littérature, la librairie, la presse, la publicité, le théâtre, le cinéma, la radio, de même que dans quelques professions, dont la médecine, la pharmacie et la médecine vétérinaire. Par cette dénonciation publique des francs-maçons, il favorisa la lutte de Bernard Faÿ de la Bibliothèque nationale concernant l’interdiction de la franc-maçonnerie par le régime de Vichy. Les nombreux articles de La revue des lectures à l’encontre des étrangers, des Juifs et des Noirs favorisèrent les politiques de Vichy concernant ces personnes.

Le Québec constitua pour Bethléem la première tête de pont en Amérique. Au début de la décennie 1910, les romans français ne pouvaient être acceptés par la douane qu’à la condition de figurer dans Romans à lire et romans à proscrire, devenu un instrument de sélection et de tri entre bons et mauvais romans. Pour Bethléem, c’est le Québec qui mit en place la législation la plus proche de ses aspirations : ses publications servaient d’étalons dans les bibliothèques, les écoles et les librairies québécoises. En 1913, l’archevêque de Montréal, Mgr Bruchési, afficha sa solidarité envers Romans-revue. Au cours de la décennie 1930, le cardinal Villeneuve, archevêque de Québec, participa à la souscription de La revue des lectures. Il est indéniable que le père Paul-A. Martin fut influencé par l’oeuvre de l’abbé Bethléem dès la fondation de Fides. En 1940, en réaction à l’influence de Romans à lire et romans à proscrire et de La revue des lectures au Québec, le romancier Claude-Henri Grignon eut, dans ses Carnets de Valdombre, une réaction hostile à l’oeuvre et à l’action de l’abbé Bethléem : « Enfin, il est mort! »

Pour Mollier, les lois de juillet 1949 en France constituèrent l’ultime victoire de l’abbé Bethléem. Elles concernaient la moralisation des bandes dessinées, des romans et du cinéma. Elles instituaient en quelque sorte une censure de l’État. De plus, le père Sagehomme à Tournai et le père Martin à Montréal se représentaient en zélés successeurs de l’oeuvre de l’abbé Bethléem.

Le livre savant et bien documenté de Mollier nous plonge dans un monde pas si lointain, mais qui nous apparaît d’une autre époque. Il ajoute une pierre à la connaissance du discours sur la lecture chez les catholiques de France. Le Québec n’a pas été étranger à cette campagne qui a rejoint la francophonie catholique de la première moitié du XXe siècle.