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Une série d’articles parus dans l’édition du 23 novembre 2013 du journal Le Devoir, soit à peine quelques jours avant la tenue de la cinquième édition du Congrès des milieux documentaires, n’ont pas manqué de faire sourciller de nombreux professionnels de l’information. Coiffés du titre « Universités — Bibliothèques en crise d’identité » (Baillargeon & Gervais 2013), la demi-douzaine de textes signés par les journalistes Stéphane Baillargeon, Lisa-Marie Gervais et Louise-Maude Rioux Soucy dressent un constat plutôt sombre de l’état actuel des bibliothèques du réseau universitaire québécois. Alors que plusieurs intervenants s’entendent pour dire que les bibliothèques universitaires traversent une période d’effervescence, de renouvellement et de dynamisme (Gagnon 2012 ; Chapdelaine 2013), les résultats de l’enquête présentés dans ce dossier brossent un portrait tout à l’opposé, où il est notamment question de crise identitaire, de désertion et de désuétude des espaces physiques ainsi que du démantèlement des collections papier. Dans un autre texte paru le même jour dans le cahier « Livres », Antoine Robitaille (2013) renchérit en évoquant scepticisme et « nécessaire inquiétude » face aux nouvelles tendances à l’oeuvre en bibliothèque universitaire, tant sur le plan de la redéfinition des espaces physiques que sur celui du développement des collections numériques.

La réalité des bibliothèques universitaires québécoises est-elle vraiment aussi accablante que le laissent entendre les propos de ces journalistes ? Certes, il est vrai que ces bibliothèques doivent faire face à des défis de taille, et ce, à bien des niveaux, notamment en ce qui a trait à certaines installations vieillissantes et aux transformations des collections et de leur utilisation. Des considérations économiques fort préoccupantes ont également été soulignées par la direction de ces bibliothèques[1], et on ne cesse de mesurer les répercussions des profonds bouleversements engendrés par le passage du papier au numérique, changement paradigmatique majeur. Il en va de même pour la configuration et la taille des espaces, le mobilier et le matériel informatique, inévitablement confrontés à la vétusté, aux remises en question et à l’obsolescence.

Mais les bibliothèques universitaires traversent-elles pour autant une crise identitaire ? Parlons plutôt d’une « métamorphose », terme employé par Richard Dumont (2013), directeur général des Bibliothèques de l’Université de Montréal, pour décrire la « transformation […] amorcée depuis plusieurs années déjà » par les bibliothèques des universités québécoises afin de développer de nouvelles et de meilleures manières de contribuer à la réussite étudiante ainsi qu’à la qualité de l’enseignement et de la recherche de leur institution d’attache.

Les besoins changeants et les nouvelles habitudes de travail développées par les usagers sont indéniables. Ont-ils pour autant entraîné une baisse notable de la fréquentation des bibliothèques universitaires ? Cette affirmation serait à nuancer, car les indicateurs ne confirment pas une telle décroissance de manière systématique. Les Bibliothèques de l’Université de Montréal (2013) faisaient état d’une hausse de la fréquentation « dans la plupart des bibliothèques » de l’institution en 2012-2013. Et si le nombre d’entrées recensées dans neuf bibliothèques universitaires ont diminué en 2011-2012, huit établissements ont plutôt observé une augmentation de la fréquentation sur place (CREPUQ 2013). De fait, les espaces de plusieurs bibliothèques universitaires sont souvent remplis d’un grand nombre d’étudiants affairés à étudier, à solliciter de l’assistance, à utiliser les ressources mises à leur disposition ou à travailler en équipe.

Sur le plan des installations, les bibliothèques universitaires sont loin d’être les seules institutions à devoir composer avec une nécessaire mise à niveau de leurs infrastructures et de leurs équipements. Tout comme les secteurs du transport et de la santé, par exemple, les milieux de l’éducation ne sont pas épargnés. Mais comme le démontre l’ouvrage Architectures de la connaissance au Québec (2013), plusieurs projets de construction et de modernisation architecturale exemplaires ont vu le jour au cours des 20 dernières années dans le milieu des bibliothèques universitaires, notamment à HEC Montréal, à l’École Polytechnique, à l’Université Laval et à l’Université McGill. Plusieurs autres universités ont également rénové et repensé leurs espaces de différentes manières durant cette période, et cet effort se poursuit.

Les complexités liées à la dématérialisation des supports ne sont pas non plus l’apanage des bibliothèques, même si celles-ci vivent cette mutation de manière particulièrement aiguë. L’usage des ressources électroniques est en pleine évolution. La consultation des sites Web et celle des ressources en ligne des bibliothèques sont devenues des indicateurs d’utilisation à part entière, et ceux-ci sont en croissance forte et accélérée. Les Bibliothèques de l’Université de Montréal ont enregistré une hausse de 50 % des visites de leur site Web et de la consultation du catalogue Atrium en 2012-2013 (2013, 5) ; la Bibliothèque de l’Université Laval recensait 2,3 millions de visiteurs de son site Web et 9,3 millions de pages consultées en 2010-2011 (2012, 4) ; les Bibliothèques de l’Université du Québec à Montréal (2013) comptaient 2 469 890 visites de leur site Web et 2 473 338 recherches dans l’outil de découverte Virtuose en 2012-2013. S’il est vrai que l’utilisation des ressources sous format papier est en baisse, l’utilisation des ressources numériques ne cesse, quant à elle, de s’accroître.

Outre ces enjeux, aussi importants soient-ils, il ne faut pas non plus passer sous silence une composante essentielle des bibliothèques universitaires d’aujourd’hui — et plus largement, de tout milieu documentaire —, à savoir le rôle que joue son personnel dans l’offre de services. Au-delà des ressources qu’elles mettent à la disposition de leur communauté, l’une des principales missions des bibliothèques universitaires consiste à offrir un soutien continu à la recherche et à l’enseignement, plus particulièrement en favorisant le développement des compétences à acquérir afin de chercher et d’utiliser la documentation de manière judicieuse et éthique. L’insistance sur la fréquentation et sur l’état des lieux physiques ainsi que sur les documents qu’elles rassemblent ne permet pas de brosser un portrait juste et complet du rôle des bibliothèques universitaires. Qu’en est-il du travail de fond que le personnel de ces bibliothèques effectue quotidiennement, à savoir les services de référence, la formation aux compétences informationnelles, la sélection de ressources pertinentes, l’organisation de l’information et les services spécialisés offerts en appui à la recherche ? Voilà non seulement la valeur ajoutée, mais aussi l’une des principales voies d’avenir des bibliothèques universitaires.

À cet égard, la lecture du dossier du Devoir soulève toutes sortes de questions qui débordent la stricte perspective des bibliothèques universitaires, et qui concernent l’ensemble de notre profession. Que doit-on retirer de la parution de ces articles ? De toute évidence, ceux-ci nous apprennent quelque chose sur la perception de notre métier dans les médias grand public et auprès de certains de nos usagers.

Quelques semaines avant la sortie du dossier, la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec (CBPQ) lançait justement la deuxième phase d’une campagne promotionnelle portant sur le rôle du bibliothécaire au sein de la société. Faisant suite à l’initiative intitulée « Passeurs de savoirs »[2], lancée en novembre 2012, un microsite nommé <www.savoir.ca> a été créé en octobre 2013 afin de présenter le portrait de neuf bibliothécaires québécois. Chacun de ces professionnels fournit un exemple représentatif de la diversité des profils, de la variété des compétences et de la pluralité des secteurs d’activités dans lesquels les bibliothécaires évoluent. Si chaque portrait présente les responsabilités et les actions quotidiennes d’un bibliothécaire, il est également accompagné du témoignage d’une personne qui met en valeur les qualités de celui-ci et l’importance de sa contribution dans son milieu de travail. L’accent est donc mis sur la spécificité et la complémentarité de l’expertise de chacun de ces professionnels, mais aussi sur le dynamisme de la profession.

Par le biais de cette campagne, la CBPQ cherche à « démontrer les compétences du bibliothécaire afin de contribuer à changer la perception générale du public, encore très ancrée dans la culture de l’imprimé et les stéréotypes » (2013, 16). On ne saurait mieux mesurer la justesse de cet objectif et l’importance de cet effort de valorisation qui a été entrepris par la Corporation en constatant l’absence criante des bibliothécaires dans le dossier du Devoir.

Les deux premières phases de la campagne de valorisation et de rayonnement initiée par la CBPQ constituent certainement un pas dans la bonne direction afin de mettre en lumière l’expertise des bibliothécaires et contrer de mauvaises ou d’incomplètes représentations de la profession. Il en va de même pour d’autres efforts de mise en valeur des activités des professionnels de l’information, telle la table ronde intitulée « Un secret bien gardé : le rôle social des bibliothécaires professionnels », présentée le 22 novembre 2013 dans le cadre du Salon du livre de Montréal, où six bibliothécaires ont fait état de leurs actions dans leur milieu. Le titre de cette table ronde mettait d’ailleurs en relief la méconnaissance de la variété et de la particularité des interventions qui peuvent être mises en oeuvre par des bibliothécaires. Toutefois, et le dossier du Devoir nous le rappelle, il ne faudrait pas sous-estimer l’ampleur du travail qu’il reste à effectuer afin de redorer l’image publique de l’expert informationnel.