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Le cri d’alarme

En avril 2012, Robert Darnton, directeur des bibliothèques de l’Université Harvard, tirait la sonnette d’alarme. Dans une note publiée sur son site Web et envoyée à 2 100 professeurs et employés, il exhortait les membres de sa communauté à diffuser librement sur Internet leurs travaux de recherche. L’Université américaine, pourtant très richement dotée, rejoignait ainsi avec éclat un mouvement grandissant en faveur de l’accès libre au moment même où des milliers d’universitaires du monde entier signaient une pétition appelant au boycott de Elsevier, géant hollandais de l’édition numérique savante vendant plus de 2 000 revues à travers différents outils informatiques sophistiqués. Darnton, comme plusieurs autres, proposait ainsi une sortie de crise apparemment à portée de main : au capital venant vampiriser scandaleusement le labeur des chercheurs, il s’agissait simplement de tourner le dos. Nul besoin de débourser une fortune pour ce qui est disponible gratuitement, la logique est implacable…

Rencontrant un succès certain en physique et en mathématiques, disciplines qui disposent d’un important dépôt d’archives ouvertes nommé ArXiv (<http://arxiv.org/>), la solution avancée par Darnton demeure toutefois encore largement sous-utilisée dans le domaine des sciences humaines et sociales (SHS) alors que les ressources en accès libre sont peu ou mal intégrées aux catalogues des bibliothèques (Bester et Mounier 2011). Capital symbolique très fort attaché au mode traditionnel de publication en SHS, contraintes budgétaires qui forcent les bibliothèques à se concentrer sur l’intégration des documents pour lesquelles elles déboursent de l’argent plutôt que sur celles qui sont disponibles sans frais… plusieurs raisons peuvent être invoquées pour élucider les paradoxes de l’accès libre qui n’entament pas le consensus large existant dans le milieu universitaire sur l’importance d’un libre accès aux résultats de la recherche. Elles démontrent plutôt la complexité de ce principe dont les modalités structurelles et financières d’application se trouvent au coeur d’un débat à l’issue indéterminée et, fort possiblement, plurielle.

Fondée en 1998, la plateforme québécoise Érudit diffuse aujourd’hui l’essentiel de la recherche et de la création publiées sous forme de revue en français au Canada, ce qui représente un catalogue de plus de cent vingt titres. En près de quinze années d’activités, Érudit est ainsi devenu un des piliers de l’accès libre au pays et dans le monde francophone en vertu d’une philosophie tablant sur une combinaison de différentes formules d’accès libre : l’accès libre différé (ou accès aux ressources soumis à un embargo de deux ou trois ans), l’accès libre « or » et l’accès libre « vert »[1]. Malgré une vitalité évidente, dont témoigne l’accroissement continu de ses activités éditoriales, l’équilibre d’Érudit reste fragile et ne lui permet pas de faire l’économie d’une réflexion large touchant aux modes de production, de diffusion et de financement de la recherche. Il s’agira ainsi, dans cet article, de rappeler les particularités de la plateforme Érudit, de dresser un portrait du paysage au sein duquel elle évolue, et de présenter le type de bibliothèque numérique qu’est Érudit afin de souligner la problématique qui émerge au moment de redéfinir les modes de financement de ses activités éditoriales et de son infrastructure de diffusion.

Érudit, l’hybridation d’un modèle au service de la communauté

Depuis le lancement de sa deuxième version, en 2004, la plateforme Érudit est structurée autour de quatre zones correspondant à quatre types de documents scientifiques : les revues, les livres et actes, les thèses et les documents et données (prépublications et littérature grise). Érudit dispose ainsi de deux zones dédiées à la promotion et à la valorisation de la recherche publiée dans les organes traditionnels de diffusion de la recherche (les revues et les livres), et de deux zones de type « service à la collectivité » (les thèses et les documents et données).

Près de 25 % des revues et la totalité des livres et actes diffusés sur Érudit le sont sans restriction aucune (accès libre « or »), tandis qu’une barrière mobile de deux ou trois ans diffère l’accès aux numéros courants de 75 % de la collection de revues, ce qui permet aux directions de revues de continuer à tirer des revenus de la vente d’abonnements. Grâce à ce modèle souple, qui permet aux éditeurs de choisir la formule qui convient à leur mode de financement et à leur philosophie, 95 % du contenu de ces deux zones est librement accessible depuis Érudit, sur Internet et dans la plupart des outils de découverte sans but lucratif ou commerciaux tels que la plateforme française Isidore (<http://www.rechercheisidore.fr/>) ou encore l’outil Primo Central Index (<www.exlibrisgroup.com/>), qui offrent un point d’accès unifié à des collections de documents scientifiques publiés sur le Web.

Les zones « Thèses » et « Documents et données » prennent quant à elles appui sur le principe de l’accès libre « vert », un mode d’accès reposant sur la diffusion de documents scientifiques non publiés (prépublications, données de recherche, thèses, etc.) par les chercheurs eux-mêmes ou les institutions de recherche auxquelles ils sont rattachés. La zone « Thèses » est alimentée par moissonnage OAI-PMH de dépôts institutionnels[2], dont les métadonnées sont intégrées pour indexation dans le moteur de recherche Érudit avec redirection vers la plateforme d’origine. La zone « Documents et données » offre pour sa part, aux centres de recherches québécois qui en font la demande, un espace de diffusion et d’archivage des résultats de leurs activités scientifiques[3]. À titre d’exemple, les chercheurs rattachés à un centre disposant d’un espace dans Érudit seraient, grâce à ce dernier service, en mesure de répondre à l’appel de Robert Darnton et de déposer en libre accès des versions non officielles de leurs articles.

Érudit est ainsi non seulement une des seules plateformes à donner accès depuis un moteur de recherche centralisé à une grande variété de publications scientifiques, mais aussi une des rares structures à combiner différents types d’accès libre. C’est d’ailleurs cette particularité qui a permis à Érudit de bâtir, au fil des ans, un vaste corpus de documents de recherche en accès libre, tout en maintenant un niveau de services se rapprochant de ceux offerts aux institutions documentaires par les éditeurs commerciaux. En cela, la voie empruntée par Érudit a concrètement permis aux structures éditoriales représentées et aux institutions partenaires d’éviter les écueils qui guettent communément les publications en accès libre, à savoir une faible cohésion des données nuisant à leur indexation et à leur repérage, une intégration souvent imparfaite ou inégale dans les catalogues de bibliothèques, un risque de dispersion sur le Web et une pérennité problématique des liens et des collections. Elle leur a permis, en clair, de bénéficier de services d’édition numérique professionnels, assurant une structuration maximale des données aussi bien que leur diffusion large et leur préservation à long terme, sans limiter leur rayonnement par des politiques commerciales venant compresser les budgets déjà maigres des bibliothèques.

Le « modèle » Érudit en question

Toutefois, l’hybridation intrinsèque au caractère d’Érudit, qui allie accès libre et vente d’abonnements de la portion la plus récente de 75 % de ses collections de revues, place la plateforme dans une position ambiguë face aux promoteurs de l’accès libre, d’une part, et aux institutions documentaires, d’autre part. Pour plusieurs, Érudit n’est pas considéré comme un « vrai » joueur de l’accès libre, puisque 5 % de ses collections ne sont pas immédiatement disponibles. Pour d’autres, 95 % d’un fonds documentaire en SHS et, qui plus est, principalement en français, semble amplement suffisant pour ne pas défrayer des coûts d’abonnement, aussi raisonnables soient-ils, pour les numéros les plus récents…

La présentation du « modèle » Érudit exige un important travail de justification au moment de négocier avec les bibliothèques les conditions d’abonnement aux 5 % des collections sous embargo. À l’heure où les organismes subventionnaires orientent leurs politiques d’attribution d’enveloppes budgétaires vers l’accès libre et où les bibliothèques réclament l’instauration de politiques en faveur du versement obligatoire des résultats de la recherche dans des dépôts institutionnels pour contrer les dérives des éditeurs commerciaux, ce modèle devient même une entreprise de plus en plus nécessaire. Ni tout à fait gratuit ni totalement libre, trônant au milieu du paysage de la recherche en SHS au Québec comme un point d’accès fédérateur, il semble qu’Érudit doive aujourd’hui trouver la formule qui lui permette de ne pas être renié par les partisans de l’accès libre, ni ignoré des institutions documentaires. Une formule qui lui donnerait les moyens de changer, pour le plus grand bénéfice de tous — éditeurs, chercheurs et bibliothèques —, cette situation paradoxale qui le place en porte-à-faux vis-à-vis des deux tendances lourdes de l’édition numérique savante à l’échelle mondiale : un accès libre immédiat et intégral aux résultats de la recherche ou leur marchandisation capitaliste à prix prohibitif.

Les revues savantes au Québec

Selon une étude menée par Benoît Godin, chercheur à l’INRS, intitulée « Les pratiques de publication des chercheurs : les revues savantes québécoises entre impact national et visibilité internationale », une soixantaine de revues savantes étaient recensées au Québec en 2002. Sur ce nombre, 90 % relevaient du domaine des SHS et des arts et lettres (AL), conséquence directe de l’importance croissante prise par l’anglais comme langue de diffusion de la recherche en sciences, technologies et médecine (STM). Les articles publiés provenaient principalement de chercheurs rattachés à des universités francophones de la province, les chercheurs affiliés à des institutions québécoises anglophones publiant principalement à l’extérieur de la province et aux États-Unis.

En effet, « [p]rès de la moitié des chercheurs associés aux universités francophones (45,9 %) ont déjà publié un article dans une revue québécoise contre seulement 13,6 % chez ceux associés aux institutions anglophones. Dans les universités francophones, 11,5 % des personnes ont déclaré publier quasi exclusivement dans des revues québécoises (76 à 100 % de leurs publications), alors que cette proportion est de 0,5 % dans les institutions anglophones ».

Godin 2002, 474

Les travaux diffusés par les revues québécoises étaient d’ailleurs caractérisés par des problématiques locales, faisant même parfois des revues « les seuls véhicules de la recherche québécoise en SSH et AL qui peut difficilement être publiée ailleurs à cause de son caractèrenational” » (Godin 2002, 471). Malgré cette tendance, « des auteurs d’environ 85 pays signent des travaux dans les revues québécoises » (Godin 2002, 479), un nombre qui a pu varier depuis mais qui reste sans conteste non négligeable.

Ces quelques données illustrent l’importance qu’a pu prendre Érudit au cours des dernières années en diffusant aujourd’hui plus de quatre-vingts revues savantes du Québec et de la francophonie canadienne, l’essentiel donc de la recherche publiée en français sous forme de revue au pays.

Ces données permettent en outre de tirer deux constats importants. D’abord, que la réflexion entreprise par Érudit autour de son modèle d’affaires et du financement de ses activités ne peut pas être contournée puisque ce sont pour ainsi dire toutes les revues québécoises qui seront affectées par les décisions éventuellement mises en application. Ensuite, que ce même travail de réflexion ne peut ignorer les particularités propres aux publications en SHS et en AL puisque, de façon évidente, la dynamique de l’édition scientifique et de sa diffusion sont inévitablement déterminées par les pratiques des chercheurs dans leurs domaines respectifs de réflexion. Les conditions de production en SHS et en AL, les traditions et les usages, les rythmes de publication aussi bien que la nature et la portée des sujets abordés, ne sont pas les mêmes que ceux de la recherche en STM, qui obéit à des impératifs de diffusion beaucoup plus concrets et immédiats.

Caractéristiques de la recherche en SHS et en AL

Toujours selon l’étude de Godin, la recherche en SHS et en AL peut, de façon très schématique — des variations existent entre les différentes disciplines de ces deux grands secteurs d’activités — se caractériser par une importance marquée de sujets dits « locaux », ancrés donc dans une histoire et des problématiques nationales ou un contexte territorial bien précis. Malgré une avancée certaine de l’anglais, le recours aux langues nationales garde son intérêt. La langue n’est pas seulement conçue comme un véhicule de diffusion de données factuelles, elle participe aussi de la pensée, comme en fait preuve le recours encore fréquent, dans certaines disciplines du moins, aux termes grecs qui ne trouvent pas de traduction sans perte de richesse sémantique.

Le rapport à l’actualité scientifique en SHS et en AL est par ailleurs moins vif qu’en STM. La nouveauté n’est pas un étalon permettant de déterminer de façon absolue la valeur des publications. L’intérêt des publications en SHS et en AL se mesure davantage dans le temps que dans l’instant de leur diffusion. De la mise en ligne immédiate d’une étude sur l’idée du pays dans l’oeuvre de Jacques Ferron ne dépend d’aucune avancée concrète de la science comme le feraient des données permettant la mise au point d’un vaccin contre une maladie dégénérative incurable. Toutefois, sa publication n’en reste pas moins significative pour comprendre, par exemple, la naissance et l’évolution de l’idée de « nation québécoise » et donc le rapport au monde des citoyens du Québec.

Enfin, pour différentes raisons qui relèvent notamment du déclin du prestige des humanités, le financement public et privé de la recherche en SHS et en AL est moindre qu’en sciences, techniques et médecine. Les facultés sont moins bien financées et les chercheurs se voient octroyer des subventions de moins grande ampleur.

Contexte international de la recherche

Un bref aperçu du contexte de la recherche à l’échelle internationale permet de mesurer l’ampleur des défis qui se posent à une structure comme Érudit au moment de réfléchir à son modèle d’affaires et au financement de sa politique d’accès libre.

Le milieu de la recherche, au pays aussi bien qu’à l’étranger, est en effet marqué par une internationalisation des équipes, des infrastructures, des sujets aussi bien que des organes de diffusion de la recherche. Il est caractérisé par une uniformisation des pratiques liée entre autres, il est possible de le supposer, à l’apparition d’outils bibliométriques permettant de mesurer, selon différents critères plus ou moins objectifs[4], le facteur d’impact des chercheurs, des revues et des institutions universitaires, toutes disciplines et tous pays confondus. De ces deux phénomènes découle une anglicisation progressive des voies de communication de la recherche et une hégémonie latente du modèle anglo-saxon dans les différents champs du savoir aussi bien dans l’idée que l’on se fait de la recherche et de son financement que dans les modes de gouvernance des institutions universitaires.

Favorisée par des intérêts économiques plus évidents et propulsée par des bailleurs de fonds plus puissants (les compagnies pharmaceutiques en sont un bon exemple), la recherche en STM dispose d’une influence grandissante sur l’ensemble des secteurs universitaires au sein desquels un recul de la recherche fondamentale est à peu près partout constaté. La progression de l’accès libre et notamment de la formule du dépôt institutionnel ou de l’auteur-payeur est d’ailleurs directement tributaire de son adoption hâtive dans des secteurs scientifiques comme la physique ou la médecine.

Financer une plateforme favorisant l’accès libre en SHS

De ce panorama comparé de la situation de la recherche en SHS et en AL et de son contexte international, il ressort, en clair, que la plateforme Érudit se trouve en position triplement minoritaire. Minoritaire par les domaines d’études couverts, par la langue de la majorité des publications diffusées et par la région géographique représentée, le Québec n’étant pas la France en termes de rayonnement scientifique.

Malgré une aggravation des restrictions budgétaires et une diminution continue du prestige associé au français ainsi qu’aux SHS et AL, cette situation n’est pas nouvelle. Au cours des dernières années, des efforts soutenus ont été consentis par Érudit en vue d’intégrer ses collections dans les réseaux internationaux de la recherche, un travail qui a passé par la mise en place d’une plateforme centralisée assurant aux documents diffusés un balisage XML uniforme des données offrant une indexation maximale dans les principales structures de diffusion de la recherche. Cette formule s’est d’ailleurs avérée profitable, comme le révèlent éloquemment ses statistiques de consultation. Pour l’année 2011-2012, ce sont en effet 21 millions de pages qui ont été consultées par des usagers du Canada, mais surtout de la France, des États-Unis et des pays de la francophonie (plus de 50 % des clics enregistrés provenaient de l’extérieur du pays).

Comme on peut l’imaginer, toutefois, cette centralisation privilégiée très tôt par le Consortium Érudit n’est pas la solution la plus légère ni la moins coûteuse. Soutenir une telle masse de documents en accès libre tout en finançant une infrastructure de services de pointe représente un réel défi dans un contexte où les fonds publics se font de plus en plus rares, à tous les niveaux (ministères, universités, organismes subventionnaires, bibliothèques…). La plateforme Érudit a largement été financée par les trois universités membres du Consortium[5] et par le Fonds de recherche Société et culture — Québec (FQRSC). Malgré cela, elle ne dispose pas de financement étatique récurrent lui permettant d’assurer le développement de ses collections, de ses services et de ses fonctionnalités sans revenus autonomes ou octroi de subventions ponctuelles. Les revenus tirés de la vente d’abonnements revêtent dans ce contexte une importance capitale pour son équilibre financier. Ils servent à financer directement les collections en accès libre et les services offerts aux bibliothèques, en même temps qu’ils soutiennent concrètement les revues savantes québécoises et francophones, engagées dans une transition de l’imprimé vers le numérique aussi inévitable que délicate. Autour de 75 % des revenus d’abonnement sont en effet retournés aux revues qui, pour la plupart, trouvent ainsi à rentabiliser en totalité les frais engagés pour l’édition numérique de leur publication.

Cela étant dit, alors que de plus en plus de revues font le choix de ne paraître que sous forme numérique et en accès libre complet (au cours des deux dernières années, par exemple, près de la moitié des nouveaux titres savants ajoutés à Érudit avaient choisi ce mode de diffusion), une stratégie de financement de l’accès libre qui ne tablerait que sur des revenus découlant de la commercialisation d’un accès différé aux numéros les plus récents ne pourrait être viable.

Les déclinaisons de l’accès libre

En regardant de plus près les différents modèles économiques de l’accès libre, deux constats peuvent être faits. D’abord, les formules de financement peuvent se classer en deux catégories : celles qui reposent toujours sur une structure d’abonnement institutionnel et celles qui délestent les bibliothèques du fardeau financier d’acquisition des ressources numériques savantes. Ensuite, et conséquemment, le financement de l’accès libre a un impact direct sur la structure de la chaîne éditoriale savante, sur les pouvoirs et les rôles dévolus à chacun des acteurs qui y sont impliqués.

Parmi les formules qui reposent toujours sur un investissement financier de la part des bibliothèques, mentionnons l’accès libre différé, dont il a déjà été question et qui peut varier dans le temps (de 6 mois à 1 ou 2 ans), l’accès libre temporaire, qui se trouve être la proposition exactement inverse, c’est-à-dire un accès immédiat aux résultats de la recherche assorti d’une tarification des archives, l’accès libre sélectif ou partiel, qui résulte en la mise en ligne gratuite de certains articles dans un numéro dont l’accès est par ailleurs tarifé, ou encore le modèle Freemium, par lequel des services entourant des collections diffusées sans restriction sont facturés. Évidemment, il ne s’agit pas là d’une liste exhaustive, d’autres exemples pourraient être donnés, qui auraient aussi en commun d’exiger des bibliothèques un certain investissement financier. Cet investissement pourrait par exemple être indirect, requérant des bibliothèques un effort de sélection des ressources, lesquelles devraient ensuite être recensées dans un catalogue afin d’en faire bénéficier les usagers pour lesquels ces sommes ont été déboursées.

Parmi les formules qui déchargent les bibliothèques des frais reliés à l’achat de revues, citons les publications en accès libre « or » et les dépôts institutionnels, qui ont tous deux pour fonction de transférer les coûts d’un bout à l’autre de la chaîne éditoriale savante, des acheteurs vers les bailleurs de fonds, qu’il s’agisse d’organismes subventionnaires, d’industries, de chercheurs ou encore d’universités. Les résultats de la recherche sont ainsi disponibles immédiatement, sur les sites des revues ou depuis des plateformes d’agrégation, lorsque les revues disposent d’assez de ressources pour assumer les frais de production associés à ce type de service, et dans des dépôts institutionnels opérés et financés par des universités. Ils sont libérés des contraintes qui en limitaient le rayonnement immédiat par l’octroi de subventions directes aux revues ou aux auteurs ou par l’investissement des universités dans leurs dépôts institutionnels, qui peuvent accueillir des versions non officielles d’articles diffusés par ailleurs en restriction complète.

À ce tableau binaire nécessairement un peu simpliste s’ajoutent des moyens de financement périphériques ou complémentaires de l’accès libre, tels que le recours à la publicité ou à la vente de copies imprimées, qui ne sont pas ici présentés plus longuement en ce qu’ils ne permettent pas d’illustrer les tensions qu’exercent les deux grands modèles économiques de l’accès libre décrits plus haut sur le financement de la recherche.

En effet, il apparaît que le poids financier que portent les bibliothèques, même lorsqu’elles versent directement dans les poches de multinationales des sommes indues pour des revues qui ont été rachetées au cours des dernières années à des fins monopolistiques, se trouve aussi à être un pouvoir. Un pouvoir qu’elles peinent à exercer dans le contexte actuel, il est vrai, mais un pouvoir tout de même, dont il est rarement question et qui concerne le fragile équilibre existant entre les résultats de la recherche et le financement de la recherche elle-même. Par la fonction de régulation idéalement neutre que jouent les bibliothèques dans la dynamique de l’offre et de la demande régissant le domaine des publications savantes, les bibliothèques agissent en effet comme tiers partie entre les éditeurs et les chercheurs. Elles acquièrent, organisent et donnent accès de façon optimale à des ressources qu’elles ont choisies pour leur pertinence. Elles mettent à profit, donc, le savoir-faire de leur profession pour le plus grand bénéfice de leurs usagers qui ne trouvent pas forcément le même niveau d’exhaustivité et de cohérence dans les dépôts institutionnels, conçus comme des outils permettant, entre autres, de contourner les dérives des commerciaux. Alimentés par les chercheurs eux-mêmes, les dépôts pèchent en effet par la faible cohérence de leurs données et le caractère hétéroclite de leurs collections, et semblent en cela une voie de contournement plutôt qu’une solution durable, mais l’avenir qui se dessine rapidement nous le dira.

Conclusion

Un bref retour sur les particularités d’Érudit, ainsi que sur les caractéristiques de la recherche qui y est diffusée en rapport avec ses grandes tendances à l’échelle internationale, font voir l’importance de l’entreprise qu’est devenue Érudit ainsi que les défis nombreux qui sont aujourd’hui les siens. Ils illustrent la marge de manoeuvre relativement limitée d’une plateforme comme Érudit au moment de redéfinir son modèle d’affaires, limitation liée à des intérêts politiques et économiques qui débordent le spectre de son champ d’action immédiat. Ses particularités démontrent, enfin, l’importance de trouver, dans cette réflexion entourant le financement de la diffusion des résultats de la recherche, des moyens pour que la question qui se pose dans la chaîne éditoriale savante reste « qu’est-ce qui vaut la peine d’être lu ? » au lieu de devenir « qu’est-ce qui vaut la peine d’être financé ? ». De faire en sorte, donc, que l’allègement du fardeau financier, lequel est actuellement porté par les bibliothèques, ne soumette pas trop directement la recherche diffusée en accès libre aux visées des organismes privés et publics qui la financent. Concrètement, de s’assurer que la libre circulation des résultats de la recherche ne se paie pas au prix de l’indépendance de la recherche elle-même.

Il semble qu’il y ait, dans cette volonté qui presse le milieu universitaire d’être entièrement libre pour ne pas être absolument payant, un danger qui menace la liberté de penser qu’un modèle économique s’appuyant sur un financement assuré par les lecteurs s’offre aux petites structures éditoriales que sont les revues savantes. L’endossement sans équivoque de l’accès libre par l’OCDE (OCDE 2007) devrait, sinon nous en convaincre, à tout le moins nous inciter à garder un oeil critique sur cette grande — et nécessaire — utopie qu’est le libre accès à la recherche scientifique.