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Contexte

À la demande des rédactrices invitées du numéro thématique de Documentation et bibliothèques portant sur la formation, j’ai accepté d’écrire ce texte d’opinion sur les compétences attendues des bibliothécaires oeuvrant dans les bibliothèques universitaires du XXIe siècle.

En essence, le rôle des bibliothèques universitaires est demeuré le même depuis de nombreuses années. Il consiste à appuyer les activités de recherche et d’enseignement ainsi qu’à développer et conserver des collections qui constituent le patrimoine documentaire universitaire pouvant témoigner dans le temps de l’état et de l’évolution du savoir.

Par contre, la façon dont cette mission se réalise s’est transformée : d’abord gardienne des documents, supports du savoir, la bibliothèque est graduellement devenue une institution responsable de l’organisation et de la diffusion de contenus de recherche. De plus, le cadre de cette mission est en constante transformation : évolution des technologies, demande de conservation et de diffusion des données brutes de recherche, appui à la réussite étudiante, leadership dans le libre accès à l’information savante, etc. Cette évolution du cadre impose une adaptation aux professionnels qui y évoluent, avec une compréhension fine des outils et, en amont, des enjeux de la recherche tant sociaux qu’économiques. Elle exige également de leur part une vision large de leurs responsabilités, et une implication politique dans leur milieu de travail et leur communauté afin de permettre à la bibliothèque de jouer pleinement son rôle.

Pour ce faire, les écoles de sciences de l’information ont modifié leur curriculum et la formation des professionnels s’est adaptée : partant d’une formation en bibliothéconomie plus traditionnelle, elles se sont tournées vers les sciences de l’information, inscrivant ainsi l’action professionnelle dans un environnement informationnel. On est passé de la gestion des livres à la gestion des contenus. Cette évolution qu’ont entreprise les lieux de formation s’étend lentement aux secteurs reliés aux bibliothèques. Ainsi, les systèmes intégrés de gestion de bibliothèque (SIGB), dans leur structure même, commencent à s’adapter à cette nouvelle réalité et à rattraper l’informatique publique et les moteurs de recherche tel Google. Ces grands changements ont imposé aux bibliothèques universitaires, publiques, scolaires et spécialisées de modifier les compétences exigées pour les postes de bibliothécaires : vision large des enjeux, capacité de leadership accrue, compétences en gestion affirmées, excellentes habiletés en communication, sens des responsabilités, implication dans le milieu.

Le bibliothécaire, peu importe le niveau ou le milieu dans lequel il évolue, est souvent au coeur de la mission de l’institution dans laquelle il travaille : en bibliothèque publique, il contribue à mieux informer le citoyen; en bibliothèque scolaire, il soutient l’éducation et la réussite; en bibliothèque spécialisée, dans les milieux d’affaires ou juridiques, il participe au soutien à la planification stratégique, au développement des marchés, au marketing etc.; en bibliothèque universitaire, il participe au soutien à l’enseignement et à la recherche. Son rôle est donc essentiel et il agit comme un passeur de savoirs dans une société de plus en plus envahie par un volume grandissant d’information.

Dans ce contexte en évolution et en changement constant, en complément à la formation initiale offerte dans les écoles, la Corporation des bibliothécaires professionnels du Québec (CBPQ) a publié un Guide de compétences en gestion[1] qui dresse un inventaire des principales compétences en gestion à développer et à maîtriser :

  • Savoir gérer les ressources humaines;

  • Savoir mobiliser;

  • Savoir développer les autres;

  • Avoir une vision

  • Savoir gérer les finances, budgets et biens;

  • Savoir planifier;

  • Savoir analyser;

  • Savoir contrôler;

  • Savoir décider;

  • Savoir gérer des projets;

  • Savoir travailler en équipe;

  • Savoir gérer le changement;

  • Savoir communiquer;

  • Avoir une approche axée sur la clientèle;

  • Savoir collaborer;

  • Savoir être stratégique;

  • Savoir être à l’affût de l’environnement;

  • Avoir un sens des valeurs et de l’éthique.

Si cette liste de compétences peut sembler longue et difficile à atteindre, il n’en demeure pas moins que ce sont ces habiletés et savoirs qui sont aujourd’hui demandés aux professionnels en exercice, et ce, tant aux gestionnaires de haut niveau qu’aux responsables de petites équipes en bibliothèque, aux bibliothécaires responsables de la formation documentaire ou encore aux bibliothécaires de liaison qui ont à entrer en communication avec leurs publics. Évidemment, selon les responsabilités de chacun, le niveau de profondeur de l’expertise requise peut varier.

Si de nouvelles compétences sont exigées des bibliothécaires, les bibliothèques doivent également intégrer à leurs équipes des professionnels autres que des diplômés en sciences de l’information : analystes informatiques, statisticiens, chercheurs, conseillers en communication, spécialistes des réseaux sociaux, professionnels en marketing, comptables, gestionnaires, technopédagogues. La récente publication de l’enssib, Conduire le changement en bibliothèque : vers des organisations apprenantes[2], expose les grands enjeux de gestion du changement, l’importance de la diversité des équipes au sein des grandes bibliothèques universitaires et les nouvelles compétences qu’exigent ces environnements en constante modification. Dans ce même document, le chapitre rédigé par Silvie Delorme, « D’autres métiers en bibliothèque universitaire. Répondre plus efficacement aux besoins », rappelle les réflexions et les analyses de l’Education Advisory Board de Washington et de l’Association of Research Libraries (ARL) concernant l’évolution des enjeux auxquels sont confrontées les bibliothèques contemporaines ainsi que l’impact de ceux-ci sur les ressources humaines.

La réalité du terrain : savoir-faire et savoir-être

Mais qu’en est-il de la réalité du terrain et des compétences actuelles des nouveaux diplômés? La majorité de ceux-ci, au sortir de l’université, maîtrisent un savoir-faire. Ils ont une excellente connaissance des technologies, connaissent les processus, la chaîne de travail, les outils à maîtriser. Cependant, la perception de leur rôle manque souvent de vision. Leur formation ayant davantage été axée sur les tâches à accomplir, ils ne perçoivent pas bien leur rôle essentiel d’expert en appui à la mission de leur institution, lequel exige responsabilisation, initiative, créativité et implication… Il faut aussi « savoir être ».

D’abord, il faut posséder la conscience d’être partie prenante d’un environnement plus grand que soi-même et auquel il est possible de participer afin de l’améliorer tant par ses compétences, sa nature propre, son implication dans la société ou par le travail effectué dans le cadre d’une tâche assignée. Ensuite, il faut développer une vision large de son propre rôle dans la société, être capable de la partager, de l’adapter et de la faire évoluer selon les circonstances et les événements. Il faut comprendre son rôle au sein de l’institution universitaire dont la bibliothèque fait partie et saisir l’impact individuel du travail et de l’implication de chacun au sein de celle-ci. Il faut croire en ses capacités, en son propre travail, mais également avoir foi dans l’institution dans laquelle on oeuvre et dans certains organismes politiques, sociaux, communautaires, économiques. Il faut s’y sentir impliqué et exprimer la volonté de les améliorer.

Il faut développer ses habiletés humaines et sociales. Celles-ci impliquent une capacité et des qualités personnelles permettant d’entrer en relation tant avec des subalternes, des collègues, un patron ou des professeurs avec un respect et une connaissance des niveaux de relation à maintenir et à développer. Elles induisent également une conscience fine de l’autorité institutionnelle sans laquelle un organisme ne peut survivre ainsi que du rôle de chacun dans l’organisation, et ce, sans soumission indue. Elles sous-tendent des habiletés à exprimer, à exposer et à défendre son point de vue en toute liberté et conviction dans le respect de l’environnement de travail et des individus qui en font partie.

Le savoir-être implique noblesse d’âme et humanisme, sens de l’écoute et empathie. Il implique également une volonté de participation à l’amélioration de la société et de la profession, et par conséquent à oeuvrer au sein des associations professionnelles dans un souci de développement des institutions, de la formation et du service au public.

Le savoir-être… une responsabilité de formation partagée?

Comment développe-t-on ce savoir-être? Celui-ci n’exige pas nécessairement des aptitudes extraordinaires, mais plutôt des qualités d’ouverture, de sociabilité, un souci modéré du détail, le désir du travail bien fait et axé sur les résultats. Ces qualités personnelles permettent de motiver et de susciter le changement au sein des équipes, ce dont les institutions ont grandement besoin.

Où développe-t-on ce savoir-être? Si socialement tous s’accordent pour dire que ce rôle revient à la famille, l’université, dans les formations qu’elle propose, ne doit-elle pas jouer également un rôle de modèle? N’est-elle pas fondamentalement une institution d’éducation au profit de l’avancement de la société dans son ensemble plutôt qu’une institution qui ne forme que des individus aptes au travail? Qui doit éduquer les jeunes à l’importance de leur responsabilisation en milieu de travail, de leur implication dans leur communauté? Qui a la responsabilité de les aider, de les appuyer dans le développement de cette vision large de leur rôle?

Il serait logique de penser qu’un environnement de travail qui valorise ces qualités influence la pratique des professionnels. Prenons pour exemple HEC Montréal, où la culture entrepreneuriale valorise la poursuite d’objectifs élevés comme l’innovation, la performance et la proactivité, tout en promouvant des valeurs humanistes de collaboration, de soutien et de considération. Ce contexte devrait favoriser l’émergence de professionnels de l’information et de la documentation (bibliothécaires) investis dans leur milieu et capable de saisir les opportunités pour offrir des services pertinents et actuels à la communauté universitaire. Mais il semble que ce ne soit pas entièrement suffisant.

L’éducation au savoir-être relève-t-elle alors uniquement des lieux de formation? Le savoir-être ne serait-il que prédisposition individuelle? Quel est le rôle de chacun? Quelle est la responsabilité des uns et des autres? Une réponse unique serait sans aucun doute simpliste. La réalité, comme toujours, se situe dans une combinaison des différents niveaux de responsabilité et doit également tenir compte de l’évolution des valeurs d’une société.

À ces réflexions s’ajoute un questionnement face aux valeurs de chaque génération. Ainsi, la nature de la conscience des jeunes professionnels concernant leur rôle au sein de l’institution est-elle un fait social ancré au coeur de valeurs générationnelles différentes de celles de la génération précédente? La génération des baby-boomers était grandement tournée vers le changement social et l’épanouissement individuel et collectif par le travail. La société d’aujourd’hui voit grandir une nouvelle génération aux valeurs sociales différentes, donnant la priorité à la vie personnelle et familiale dans un cadre écologique encore à parfaire et pour lequel se battre et revendiquer est important. Cette jeune génération a-t-elle abdiqué, se sentant impuissante devant les grands enjeux sociaux contemporains? Cette différence de valeurs induit et implique peut-être un intérêt mitigé de la part des jeunes professionnels pour l’engagement dans leur environnement de travail. Au-delà des questions concernant la formation, ses objectifs et ses responsabilités, sommes-nous confrontés à un débat de valeurs?

Quelques pistes pour l’avenir

Si les enjeux abordés ci-dessus démontrent la complexité du savoir-être et de la formation à celui-ci, il est possible de proposer quelques pistes permettant peut-être d’aller de l’avant.

Les programmes de formation pourraient-ils ajouter aux compétences spécifiques attendues des compétences transversales, tel le savoir-être, comme de nombreuses analyses en ressources humaines ont su le réaliser dans le cadre des environnements de travail? Pourraient-ils également améliorer les questionnaires aux postulants aux études en sciences de l’information afin d’évaluer leur savoir-être? Les institutions et les bibliothèques pourraient également développer des programmes de formation au savoir- être intégrant par exemple des jeux de rôle afin de permettre à chacun de développer ses habiletés personnelles. Les associations professionnelles devraient poursuivre le travail amorcé et proposer aux professionnels de nouvelles formations visant le savoir-être.

En dernier lieu, il faut reconnaître que le savoir-être demeure une responsabilité personnelle. Il appartient à chacun de se développer et de s’épanouir selon ses propres valeurs, mais la qualité du savoir-être des individus d’une communauté concourt sans aucun doute à l’évolution de celle-ci et à sa qualité de vie.