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Introduction

Au Québec, les centres de réadaptation du secteur public font partie soit d’un Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS), soit d’un Centre intégré universitaire en santé et services sociaux (CIUSSS). L’Institut Nazareth et Louis-Braille (INLB), spécialisé en réadaptation en déficience visuelle, fait partie du CISSS de la Montérégie-Centre au Québec. Sa mission est de contribuer de façon avant-gardiste à développer l’autonomie et à favoriser la pleine participation sociale de la personne ayant une déficience visuelle. De concert avec l’Institut Raymond-Dewar (IRD) du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, l’INLB dessert notamment, grâce à l’équipe conjointe en surdicécité, une clientèle de personnes ayant une double déficience sensorielle (DDS), soit auditive et visuelle. Dans la région de Montréal, la prévalence de la DDS en 2010 a été estimée à 15 personnes sur 100 000 (Wittich, Watanabe et Gagné, 2012). Il est prévisible que le vieillissement de la population modifiera à la hausse la prévalence de la double déficience sensorielle dans la population, de même que le nombre absolu de personnes qui auront besoin d’aides techniques pour pallier la combinaison de ces deux déficiences.

Actuellement, ces personnes bénéficient d’un programme d’attribution d’aides techniques de la Régie d’assurance maladie du Québec (RAMQ), soit en matière d’aides visuelles (RAMQ, 2016b), soit en matière d’aides auditives (RAMQ, 2016a). Cependant, il est généralement admis qu’il existe un certain nombre d’aides techniques utiles à cette clientèle qui ne sont pas reconnues par la RAMQ. En outre, plus le temps passe, plus le décalage est grand entre ce qui est actuellement attribuable par la RAMQ et les nouvelles technologies pertinentes disponibles.

Dans son Plan stratégique 2015-2020, le ministère de la Santé et des Services sociaux (2017) indique que « la recherche, l’innovation et le transfert des connaissances ont un rôle central à jouer dans l’amélioration du système de santé et de services sociaux du Québec ». C’est ainsi que, dans la section Transfert des connaissances de son site Web (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2016), le Ministère présente une liste de bulletins de veille en indiquant que « la veille est un outil efficace pour susciter, promouvoir et partager les résultats de recherches réalisées dans les divers domaines du savoir ».

Le projet V-TeDDS, veille technologique pour la clientèle avec une double déficience sensorielle, s’inscrit dans le même esprit. Mené par l’Institut Nazareth et Louis-Braille du CISSS de la Montérégie-Centre, il réunit des acteurs issus de disciplines complémentaires et vise à bonifier l’offre d’aides techniques.

Définitions, objectifs, résultats et retombées attendus

Quelques définitions

La gestion d’un projet de veille requiert le partage d’un vocabulaire entre tous les acteurs concernés. Ainsi, la « double déficience sensorielle » se définit comme étant une déficience combinée de la vision et de l’audition d’une gravité telle qu’il est difficile pour les sens altérés de se compenser l’un l’autre. Par ailleurs, on définit « aide technique » – désigné produit d’assistance dans la norme ISO 9999 :2016 (Organisation internationale de normalisation, 2016) – comme un moyen instrumental, fabriqué ou conçu dans un but particulier ou pour un large public, ayant pour objectif de prévenir ou de compenser une déficience ou une incapacité engendrant une situation de handicap pour une personne donnée à un moment donné de son évolution, et visant à favoriser son autonomie et sa participation sociale.

Plusieurs définitions de la veille cohabitent et persistent au fil du temps. Selon l’Association française de normalisation (AFNOR) (1998), il s’agit d’une « activité continue et en grande partie itérative visant à une surveillance active de l’environnement technologique, commercial, concurrentiel, etc., pour en anticiper les évolutions ». Selon la communauté de pratique (CdP) de veille en santé et services sociaux du Québec (2013), créée en 2009 et formée de professionnels de l’information, la veille est un « processus dynamique et rigoureux de surveillance, de gestion et de diffusion d’une information récente et pertinente permettant d’anticiper les enjeux et de faciliter la prise de décisions des acteurs concernés ». De son côté, l’Office québécois de la langue française définit, dans son Grand dictionnaire terminologique, la veille technologique comme une « veille qui consiste en la surveillance d’un environnement relatif au développement de la technologie, au repérage des plus récents acquis technologiques et scientifiques, à l’évaluation des facteurs de risque et à la collecte et au traitement de tous les éléments d’information pertinents susceptibles de rendre prospère une entreprise, une organisation, à court et à long terme »[1]. Enfin, dans son ouvrage Pratiques de la veille technologique, Jakobiak (1991) définit cette dernière comme « l’observation de l’environnement suivie de la diffusion bien ciblée des informations analysées, sélectionnées et traitées utiles à la prise de décision stratégique ».

Dans le cadre du projet V-TeDDS, la cellule de veille a travaillé à partir de ces définitions pour forger celle-ci, plus conforme à sa nature, à son contexte et à son objectif :

Activité continue et itérative qui consiste : 1) en une surveillance rigoureuse de l’environnement technologique propre au domaine des aides techniques ; 2) en la gestion de l’information récente, pertinente et valide repérée ; 3) en l’évaluation des aides identifiées ; 4) en la diffusion d’information destinée à la prise de décision et au soutien à l’intervention.

Cantin, 2019

Raison d’être et objectifs

Grâce à la veille, la prise de décision des gestionnaires bénéficie d’une information fiable, pertinente, en quantité suffisante, disponible au bon moment, repérée et traitée de façon efficiente (Choo, 2002 ; Citroen, 2011). Aussi, les raisons d’effectuer une veille sont nombreuses : mieux comprendre son environnement, anticiper les tendances et les évolutions, réduire l’incertitude, produire de la connaissance susceptible de soutenir la prise de décision et l’action. Dans le cadre de ce projet, toutes ces raisons s’appliquent : la veille technologique fait en effet partie du concept générique de veille stratégique (Bernat et al, 2008).

Tout démarre par une nécessité de décision. Pour survivre, une entreprise doit s’adapter aux évolutions continues, prévisibles ou spontanées, de son environnement. Cette adaptation passe bien évidemment par un ensemble de décisions visant à diminuer la prise de risques ou à saisir de nouvelles opportunités de croissance. Or chaque décision est la conjonction de deux facteurs, la compétence d’une part […], et l’information d’autre part, dont la maîtrise va permettre d’orienter la décision vers un objectif qui optimise les potentialités de l’entreprise en regard de ses contraintes intrinsèques.

Bernat et al, 2008

Le Programme ministériel des aides techniques à la communication (PMATCom) existe depuis 1998 et fournit aux personnes présentant une déficience permanente de nature physique, intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme, des aides techniques permettant de compenser les déficiences dans le domaine de la communication et du contrôle de l’environnement. Le PMATCom a réalisé, en collaboration avec le CIUSSS de la Capitale-Nationale, un projet de Veille stratégique sur les aides techniques, relatives à la suppléance à la communication orale et au contrôle de l’environnement. Les projets pilotes qui ont découlé de cette veille ont permis au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) de rehausser l’offre du PMATCom et pavent la voie à la réalisation d’autres projets de veille. Ainsi, la présentation offerte à Montréal par l’équipe du PMATCom lors du 2e Colloque québécois de la réadaptation physique (Langlois et Savard, 2018) a constitué l’élément déclencheur du projet V-TeDDS.

L’idée de réaliser une veille technologique au profit de la clientèle ayant une DDS a rapidement fait l’unanimité au sein des décideurs et des cliniciens concernés de l’INLB. Cette préoccupation n’est pas nouvelle : les acteurs du programme conjoint en surdicécité IRD-INLB ont souvent exprimé leur souhait que de nouvelles aides techniques soient identifiées pour cette clientèle. Le projet de veille décrit dans cet article s’inscrit dans cette priorité. En outre, il bénéficiera directement aux membres de la communauté de pratique en surdicécité[2], laquelle compte actuellement 160 membres (intervenants, gestionnaires, chercheurs et enseignants spécialisés en surdicécité au Québec, en Ontario et dans la francophonie).

Le but de la veille technologique V-TeDDS consiste à bonifier l’offre d’aides techniques pour la clientèle avec DDS. Plus précisément, cette veille technologique a pour objectifs de :

  1. mettre en place un processus de veille rigoureux qui puise dans des sources pertinentes et mises à jour en continu ;

  2. à l’aide d’un processus d’évaluation rigoureux, identifier les aides techniques les plus appropriées à la clientèle desservie par les centres de réadaptation québécois pourvus d’un programme pour la clientèle avec surdicécité (DDS) ;

  3. faire connaître aux décideurs des instances supérieures du réseau de la santé québécois, ainsi qu’aux intervenants agissant auprès de la clientèle avec DDS et aux chercheurs, les aides identifiées ainsi que leurs caractéristiques.

Résultats et retombées attendus

Les résultats attendus de ces travaux sont les suivants :

  • un processus fonctionnel et continu de surveillance de l’environnement technologique pour la clientèle visée ;

  • une provision à jour d’aides techniques dûment documentées destinées à la clientèle visée ;

  • la diffusion des extrants des activités de la veille à un réseau de décideurs, d’intervenants et de chercheurs concernés par la clientèle visée.

En termes de retombées, on s’attend à ce que :

  • la clientèle avec DDS bénéficie d’une offre d’aides techniques qui soit en phase avec les technologies existantes et qui réponde mieux à ses besoins ;

  • les liens de collaboration avec des établissements qui desservent ou s’intéressent à la clientèle avec DDS soient renforcés ;

  • la communication entre les décideurs, les intervenants et les chercheurs du domaine de la DDS soit plus fluide.

Cycle de veille et acteurs impliqués

Un cycle de veille en six étapes

Le cycle de veille se compose traditionnellement de cinq étapes : 1) planification ; 2) recherche, surveillance, collecte ; 3) analyse et traitement ; 4) diffusion et 5) évaluation. La CdP de veille en santé et services sociaux du Québec a explicité ce cycle dans une affiche présentée au Congrès des professionnels et professionnelles de l’information (2017) : si ces cinq étapes présentées font consensus dans les écrits consacrés à la veille, le modèle présenté dans l’affiche offre en outre l’avantage d’être adapté à la fois au contexte québécois et au réseau de la santé et des services sociaux.

Cependant, dans le projet V-TeDDS, une nuance s’impose en raison du volet d’évaluation des aides aménagé dans le processus de veille. Ainsi, à l’étape 3 d’analyse et traitement s’ajoute une étape d’évaluation des aides repérées, tandis que l’étape 5 d’évaluation, rebaptisée ici étape 6 « appréciation », portera sur le processus de veille en lui-même. Par ailleurs, alors qu’en matière de veille informationnelle, on vise souvent une large diffusion, le caractère aussi spécifique qu’évaluatif de la veille technologique imposera une diffusion restreinte. Le cycle de veille de V-TeDDS se décompose ainsi en 6 étapes :

  1. Planification : mandat, objectifs, besoins, types d’aides couvertes, profil des utilisateurs potentiels, choix et configuration des outils de veille ;

  2. Recherche/Surveillance/Collecte : sujets, sources, stratégies de surveillance ;

  3. Analyse et traitement : sélection et traitement des informations, catégorisation/indexation ;

  4. Évaluation : évaluation des aides ;

  5. Diffusion : public cible, stratégies de communication, respect du droit d’auteur, enjeux légaux, formats de diffusion ;

  6. Appréciation : évaluation de la satisfaction à l’égard du processus.

Figure 1

Cycle de veille

Cycle de veille

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Les acteurs de la veille

Les clients du projet de veille sont la direction DI-TSA-DP (déficience intellectuelle, trouble du spectre de l’autisme, déficience physique et déficience visuelle) du CISSS de la Montérégie-Centre ainsi que celle du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’île-de-Montréal. Ces directions sont composées de gestionnaires non seulement décideurs dans leur propre organisation, mais également en réseau avec les instances décisionnelles telles que le MSSS, l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux du Québec (INESSS) et la RAMQ. Ces directions sont également composées d’intervenants qui côtoient quotidiennement les usagers et doivent rester adéquatement informés pour répondre aux questions de ces derniers et pour planifier les solutions les plus à même de répondre aux besoins exprimés ou vécus.

Le comité de pilotage a pour rôles : 1) de prendre les décisions relatives aux orientations du projet et de les revoir au besoin ; 2) d’apprécier les progrès réalisés et de mesurer l’atteinte des objectifs et 3) de faire le bilan du projet. Ce comité est composé de huit personnes : un gestionnaire, deux chercheurs, trois cliniciennes et deux professionnelles du service de la recherche et de l’innovation, provenant de cinq organisations du réseau public québécois de la santé et des services sociaux. Ce comité se réunira trois fois par année durant les trois premières années du projet. La fréquence pourra être revue à la baisse une fois que le processus de veille sera fonctionnel et aura atteint une vitesse de croisière.

Deux professionnelles de l’information sont impliquées dans toutes les étapes du cycle de veille. Elles sont directement issues du domaine des sciences de l’information (une bibliothécaire ayant le titre d’agente de planification, de programmation et de recherche [APPR] et une technicienne en documentation).

Sous la responsabilité de la chargée de projet, APPR professionnelle de recherche proche des problématiques liées à la surdicécité, la cellule de veille a pour rôle de soumettre au comité de pilotage des propositions et des recommandations et d’opérationnaliser ses décisions. Outre la chargée de projet et les professionnelles de l’information qui constituent le groupe noyau, la cellule de veille comprend cinq personnes habilitées à effectuer l’évaluation des aides techniques repérées lors de la veille :

  • deux intervenantes spécialistes en réadaptation en déficience visuelle (SRDV), qui oeuvrent au quotidien auprès de la clientèle avec DDS et composent avec les possibilités et les limites des aides attribuées à leur clientèle ;

  • une audiologiste ;

  • une orthophoniste ;

  • un APPR avec une spécialisation en ingénierie.

Des usagers peuvent être appelés à contribuer dans deux types de situations.

  1. Ils constitueront un type de source d’information en ce sens que les technologies portées, par un usager, à la connaissance d’un intervenant d’un centre de réadaptation associé au projet, seront incluses dans l’inventaire général des technologies à considérer.

  2. Au moins un usager sera appelé à tester les technologies qui auront reçu une évaluation positive par des experts de l’équipe de projet. Les membres de la cellule de veille qui seront impliqués dans les activités de test des technologies par un usager participeront à la démarche d’accompagnement prévue par le Cadre de référence sur le partenariat avec l’usager et ses proches du CISSS de la Montérégie-Centre (Audet et Henry, 2018). Ce cadre balise en effet l’approche « usager partenaire » en vigueur dans le réseau (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2018), qui comprend notamment la reconnaissance du savoir expérientiel de l’usager.

Gestion de projet et méthodologie

Mode gestion de projet

Un projet de veille requiert une gestion rigoureuse : il ne saurait donc exister autrement qu’en mode gestion de projet. Rappelons que l’Association des bibliothèques de recherche du Canada (ABRC) énonce cette compétence comme déterminante chez les professionnels de l’information, dans la catégorie Leadership et gestion (2010). Même si le Groupe de travail sur les compétences fondamentales de l’ABRC oeuvre, en l’année 2019, à la mise à jour des Compétences fondamentales des bibliothécaires de l’ABRC au XXIe siècle, on peut avancer que la gestion de projet restera dans le palmarès de la nouvelle mouture.

Qui dit gestion de projet dit coordination, outils de gestion et alliances stratégiques. Dans le projet V-TeDDS, la coordination est assurée par une professionnelle de recherche, mais les professionnelles de l’information travaillent en concertation avec cette chargée de projet et contribuent à la planification et à la coordination des activités, dont la charte de projet est l’extrant fondamental (Cantin, Houtekier et Baril, 2019). Les outils de gestion comprennent notamment un échéancier, un fichier permettant d’effectuer la gestion des sources, un autre permettant de faire le décompte des heures consacrées au projet, un autre permettant la gestion des tâches ainsi qu’une arborescence structurée des fichiers électroniques partagés. À cet égard, un projet de veille rappelle le principe des poupées russes : la gestion de l’information relative au projet constitue la poupée extérieure, tandis que la gestion de l’information issue du processus de veille constitue la poupée centrale. Les alliances stratégiques, quant à elles, s’établissent autant à l’interne, avec les programmes cliniques, qu’à l’externe, avec les détenteurs de connaissances du processus de veille.

Objets de veille

Les objets de veille proposés concordent avec les catégories utilisées dans le cadre de la veille du PMATCom, augmentés de deux catégories amenées par les membres du comité de pilotage. Bien qu’ils soient larges et non mutuellement exclusifs, ces objets présentent le double avantage de refléter l’éventail des besoins de la clientèle et d’envisager une bonne représentativité, voire un équilibre, sur le plan de la couverture de veille :

  • aides à la communication ;

  • accès à l’ordinateur ;

  • contrôle de l’environnement ;

  • téléphonie adaptée ;

  • aides à la santé ;

  • aides à la sécurité.

Processus et activités

Puisque les aides technologiques constituent le noyau de la veille technologique V-TeDDS, la cellule de veille s’est penchée sur les activités qui composent la séquence de travail. Ces activités posent un regard à la loupe sur les étapes 2) Recherche, surveillance, collecte, 3) Analyse et traitement et 4) Évaluation des aides.

Figure 2

Séquence de travail de V-TeDDS

Séquence de travail de V-TeDDS

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Outils de veille

Toute cellule de veille se trouve confrontée au choix des outils, qu’il s’agisse d’outils de collecte, d’analyse, de diffusion ou encore d’outils intégrés couvrant la totalité du cycle. Si les veilleurs peuvent bénéficier d’une liste de critères rigoureusement établie pour guider ces choix (Devaux et Vidal, 2006), d’autres considérations entrent en ligne de compte et conduisent les membres de la cellule à identifier le meilleur compromis :

  • Le budget : contrairement au secteur privé, dans lequel le volet concurrentiel de la veille commande l’utilisation d’outils coûteux, le secteur public dispose de moyens limités à consacrer à de tels outils. Les outils gratuits ou à coûts très modérés composent alors le petit éventail des options. Si ces outils bénéficient d’une utilisation par une large communauté d’internautes, comprenant la présence de tutoriels et de témoignages enrichissants, ils peuvent cependant s’avérer non pérennes, donc requérir une vigilance supplémentaire de la part de la cellule de veille.

  • L’accessibilité et l’accès : dans le cadre du projet V-TeDDS, cette considération comporte deux volets.

    1. L’accessibilité des outils de veille pour les deux membres de la cellule de veille ayant une déficience visuelle ainsi que l’accessibilité aux extrants pour le public cible ayant une déficience visuelle. En effet, encore trop peu de producteurs s’intéressent à l’accessibilité de leurs outils, de leur site Web ou de leurs documents pour la communauté des personnes ayant une déficience visuelle (Lavoie, 2019). Pourtant, au Québec comme ailleurs, une norme existe à cet effet depuis 2011, mise à jour en 2018 (Conseil du Trésor).

    2. L’accès aux outils de veille à partir d’un réseau et de postes de travail très sécurisés avec un niveau de filtrage Web élevé. Ces contraintes d’accès entravent le quotidien des professionnels du secteur public de la santé et des services sociaux québécois, constituent un frein à l’innovation, font l’objet de nombreux échanges au sein des communautés de pratique et imposent le déploiement d’une créativité toujours renouvelée pour parvenir, malgré tout, aux résultats attendus.

  • L’interopérabilité : on parle ici des indispensables communication et coopération entre les outils de veille afin d’en optimiser le processus. En effet, dans le contexte de V-TeDDS, l’utilisation d’un outil intégré s’avérant irréaliste car très coûteuse, plusieurs outils complémentaires doivent être utilisés : la fluidité s’impose alors, autant en matière de configuration que d’exploitation.

  • Le travail collaboratif : même si chaque membre de la cellule de veille détient une expertise spécifique, il ne saurait travailler en silo. Le travail collaboratif conditionne donc le choix des outils qui, par exemple, ne peuvent pas être des logiciels payants sous licence monoposte.

Toutes ces considérations ont guidé le choix des outils dans le cadre de V-TeDDS : la cellule a ainsi retenu Inoreader pour suivre les fils RSS des sources, et Update Scanner pour suivre les changements dans les pages Web des sources non pourvues de fil RSS. Inoreader[3] est un agrégateur de fils RSS disponible sur le Web. Il existe une version gratuite permettant de surveiller 150 sources, mais la cellule a opté pour la version pro (50 $ par an) qui permet non seulement d’en surveiller un nombre illimité, mais également de créer des règles pour filtrer les fils. Afin de pouvoir travailler en collaboration, le compte a été créé à partir d’une adresse courriel d’équipe. Quant à Update Scanner, il s’agit d’une extension (également appelée additiel par l’Office québécois de la langue française) du navigateur Firefox. Outil gratuit, il moissonne les pages identifiées par l’internaute afin d’en signaler ultérieurement les nouveautés. Il présente le désavantage d’être associé au poste de travail sur lequel l’extension a été installée : le compromis mis en place consiste alors à effectuer un partage des sources à surveiller. Dans le processus de choix, la cellule a pu bénéficier de l’expertise de membres de la CdP de veille en santé et en services sociaux du Québec qui ont expérimenté de nombreux outils, ont tiré des leçons de ces expériences, et partagent avec générosité leurs connaissances tacites ou les guides d’utilisation qu’ils produisent (Chevrier, 2018).

Rôles et défis des professionnels de l’information

Au sein de la cellule de veille, outre leur contribution en matière de gestion de projet, les professionnelles de l’information sont chargées de rechercher, de collecter, de synthétiser et de diffuser, dans une perspective de transfert de connaissances et de prise de décision, l’information sur les technologies d’aide destinées à la clientèle avec surdicécité – cette information étant analysée au cours du processus par les experts de contenu. Relevant du service de la recherche et de l’innovation de l’INLB, ces personnes doivent s’acquitter de plusieurs mandats et ne peuvent consacrer qu’un temps partiel au projet V-TeDDS. Ainsi, on évalue à 106 heures par mois le travail de la chargée de projet et des deux professionnelles de l’information pendant la première année, ce qui équivaut à 0,75 équivalent temps plein. La gestion du temps représente un défi et rend encore plus nécessaire l’investissement dans la planification et le suivi rigoureux du projet, d’autant que le temps d’expertise clinique alloué à l’évaluation des aides est compté en raison des impératifs de performance du réseau. On peut penser que tout projet de veille technologique – quels que soient les objets de veille – devra considérer l’enjeu de la disponibilité de l’expertise.

Alors que dans les entreprises privées, la veille concurrentielle a sa pleine raison d’être, ce sont deux autres types de veilles qui accompagnent le réseau public de la santé et des services sociaux : la veille informationnelle, largement prédominante, et la veille technologique. Une veille technologique telle que le projet V-TeDDS diffère d’une veille informationnelle sur plusieurs plans qui ont un effet direct sur les rôles et défis des professionnels de l’information :

  • En matière de veille informationnelle en santé et en services sociaux, les données probantes constituent le fil conducteur, autant lors de la sélection des sources que de la sélection des informations. En matière de veille technologique, la littérature grise et les connaissances explicites comme tacites se côtoient, sans nécessairement avoir acquis le statut de données probantes, notamment en raison de l’obsolescence rapide des technologies à l’étude. Cette situation requiert donc, de la part du professionnel de l’information, une adaptation de son schème de fonctionnement, des types de sources à inclure, des critères de sélection de ces sources, de la configuration des outils de collecte et de la sélection des informations à retenir.

  • Le traitement des informations varie selon le type de veille : en matière de veille informationnelle, la lecture, par le professionnel de l’information, des sections-clés d’une étude (titre, résumé, résultats) permet le plus souvent de filtrer les résultats déjà passés par le tamis des stratégies de recherche dans des bases de données documentaires organisées. En matière de veille technologique, le filtrage par un professionnel de l’information s’avère plus délicat car, outre la sélection en amont des sources surveillées, les résultats de la collecte requièrent la lunette d’interprétation de spécialistes des aides considérées afin de séparer le bon grain de l’ivraie et de savoir quelle information mérite d’être consignée. On adapte donc ici le modèle de partage Roles of information specialists and analysts rapporté par Bergeron et Hiller (2002).

  • La collaboration qui s’installe dans un projet de veille dépend de sa nature : dans une veille informationnelle, les SRDV auraient représenté les utilisatrices ; pour le projet V-TeDDS, elles font pleinement partie de la cellule de veille. Cette nécessaire dynamique présente le grand avantage d’un travail interdisciplinaire, mais représente des défis de coordination, une chaîne d’autorisations de gestion et un arrimage serré des emplois du temps.

  • Les extrants de la veille diffèrent également : une veille informationnelle signalétique donnera lieu à une liste organisée de références, une veille informationnelle analytique à un bulletin contenant des résumés ou des synthèses, mais une veille technologique produira des outils clé en main de prise de décision. Dans le cadre du projet V-TeDDS, les extrants prendront la forme de fiches d’évaluation dont le modèle a été conçu par les professionnelles de l’information. Ces fiches suivront le parcours du cycle de veille et le modèle se veut à la fois organisé, concis, accessible pour une personne ayant une déficience visuelle et « autoportante » : ainsi, il contient des champs d’identification, de description, d’évaluation, de recommandations, d’avertissement, de datation, d’information sur les droits d’auteur (licence Creative Commons), sans oublier l’inclusion d’une référence bibliographique suggérée, cette dernière s’avérant indispensable dès que l’extrant commence à circuler, mais fort difficile à reconstituer pour qui ne nage pas en eaux documentaires. Enfin, considérant le caractère concurrentiel des technologies à l’étude, la fiche contient une déclaration concernant l’absence de conflit d’intérêts chez les membres de la cellule de veille, ce qui permet notamment de se conformer au code d’éthique de la Society of Competitive Intelligence Professionals (s.d.).

De la planification à l’action

La prochaine année soumettra la planification du projet au test de la réalité. Déjà, le groupe noyau constitué de la chargée de projet et des professionnelles de l’information voit venir des enjeux à traiter.

Diffusion

Les résultats attendus du projet V-TeDDS comprennent « la diffusion des extrants des activités de la veille à un réseau de décideurs, d’intervenants et de chercheurs concernés par la clientèle visée » (Cantin, 2019). Habituellement, les considérations qui ont trait à la diffusion des produits de veille informationnelle concernent le respect de la Loi sur le droit d’auteur, tandis que celles qui ont trait à la veille concurrentielle concernent la confidentialité de l’information. Cependant, considérant le caractère évaluatif de la veille technologique V-TeDDS, qui mène à l’identification de forces et de faiblesses des aides à l’étude, ainsi qu’à des recommandations, c’est la sensibilité de l’information qui impose un examen minutieux de l’amplitude de diffusion des fiches d’évaluation. En effet, les établissements du réseau public de santé et de services sociaux sont soumis à des enjeux légaux liés à la diffusion des rapports d’évaluation des aides et à l’approvisionnement, notamment pour prévenir les conflits d’intérêts. Ces enjeux devront être pris en compte à la fois dans l’identification des fiches, dans le mode de diffusion et dans l’accompagnement des utilisateurs de la veille.

Partenariats

Le projet V-TeDDS n’est pas la seule initiative de veille technologique dans le réseau de la santé et des services sociaux au Québec. Le MSSS est actuellement en discussion avec l’Institut d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS) relativement au partage des rôles et responsabilités dans des activités de veille technologique. L’INLB ayant pris contact avec des acteurs du PMATCom dans le cadre de son projet de veille technologique en surdicécité, l’union des forces en présence serait souhaitable, surtout dans une perspective de pérennisation (Cantin, 2013).

Appréciation

Si les produits de veille sont concrets, les retombées font en revanche partie des actifs intangibles d’une organisation : elles sont en effet indirectes et non immédiates. Par conséquent, mesurer la performance et l’impact de la veille représente un défi de taille (Roulet, Bezençon et Madinier, 2015). Pourtant, les impératifs de performance sont omniprésents, autant dans le secteur privé que dans le secteur public. Un bon système d’évaluation de la performance en veille devra permettre de vérifier l’atteinte des objectifs, de répartir les ressources, de justifier la valeur ajoutée des produits de veille, de les promouvoir, de faciliter l’apprentissage et enfin de savoir ce qui pourrait être fait différemment dans un but d’amélioration continue (Blenckhorn et Fleisher, 2007). En termes de valeur ajoutée des produits, on voudra notamment savoir si l’adaptation du livrable – l’adaptation visant à rendre les connaissances produites compréhensibles pour ceux qui voudront en prendre connaissance en adaptant le format et le langage en fonction des publics visés et de leur niveau de préoccupation (Lemire, Souffez et Laurendeau, 2009) – répond aux attentes. Bien que le projet V-TeDDS en soit à sa première année d’existence, la cellule de veille doit se pencher dès maintenant sur le modèle d’appréciation et ses indicateurs.

Conclusion

Les projets de veille ont toujours leur raison d’être dans le domaine de la santé et des services sociaux, tout comme dans les autres domaines d’activité. Au sein de ces projets, les professionnels de l’information ont toujours leur place, et sont souvent appelés à mettre leurs compétences au service d’un travail collaboratif dans une équipe multidisciplinaire, remplissant une fois encore leur rôle privilégié de médiateur entre la connaissance et les utilisateurs. Si la veille possède ses assises théoriques, ses modèles et ses processus, sa gestion sous forme de projet implique une planification méticuleuse, la création en amont de liens stratégiques internes et externes, le soutien par une direction organisationnelle convaincue, une institutionnalisation garante de sa pérennité, sans oublier un bénéfique alignement des astres.