Article body
Ce collectif, dirigé par Muriel Amar et Véronique Mesguich, est la deuxième édition d’un ouvrage d’abord paru en 2009 dans lequel les auteurs s’interrogeaient sur les nouvelles modalités du Web 2.0 et tentaient d’établir les premiers contours de la présence des bibliothèques dans ce renouveau du Web. Quatre ans plus tard, force est de constater que les médias sociaux continuent de transformer la physionomie de la toile en donnant lieu à une diversité d’usages ; s’ils définissent de nouvelles sociabilités numériques, ils modifient aussi le rapport que nous entretenons à l’information. Ainsi ne s’agissait-il plus tant dans cette seconde édition « d’inviter les bibliothèques à “entrer” dans le flux » que de montrer « comment les usages collaboratifs et sociaux transforment nos façons de produire, décrire, enrichir, diffuser et conserver l’information, quel qu’en soit le contenu ou le support » (p. 9).
Comme le mentionne Mesguich, au-delà de la simple fonction d’échange, les médias sociaux seraient en effet devenus « des vecteurs importants de dissémination du savoir et des contenus informationnels » (p. 13). Aussi cette nouvelle physionomie du Web entraînerait-elle pour les bibliothécaires de nouvelles formes de médiation documentaire, ceux-ci ne gérant plus tant des collections qu’un flux informationnel. Après s’être penchés, dans une première partie, sur le changement de paradigme provoqué par la vague 2.0 et son tournant conversationnel, ce sont ainsi, dans une deuxième partie, ces nouvelles formes de médiation qu’explorent les auteurs, proposant des exemples concrets de réalisations en bibliothèques. La dernière partie du livre interroge les nouveaux territoires de l’information à l’ère des médias sociaux ainsi que les décloisonnements professionnels entraînés par la diversification des usages issus du Web 2.0, ceux-ci ayant « accéléré la convergence des mondes de l’enseignement, de la recherche, de la culture et des bibliothèques » (p. 19).
Vers un nouvel ordre du web ?
Dominique Cardon démontre de quelle façon les médias sociaux, qui ne se réduisent pas à de simples innovations techniques, modifient l’infrastructure informationnelle du Web. Du Web documentaire, largement dominé par Google, au Web conversationnel, dont Facebook est emblématique, l’avènement des médias sociaux marquerait en effet le passage d’une logique de recherche à une logique de découverte par sérendipité en permettant de nouveaux modes de navigation à l’extérieur des moteurs de recherche. Or, ces découvertes ne seraient pas tant le fruit du hasard, comme le rappelle Mesguich, que de l’organisation et de la structure mêmes du Web 2.0. Ne répondant plus à des recherches explicites, les découvertes se feraient en fonction de ce que les réseaux auxquels nous appartenons mettent en ligne.
En ce sens, les médias sociaux représenteraient un nouvel ordre du Web. Du PageRank de Google au EdgeRank de Facebook, ce sont en effet deux écosystèmes séparés qui seraient en train de se définir. Christophe Deschamps rappelle que si les contenus ont toujours leur place dans les médias sociaux, « le service est articulé autour des utilisateurs partageants plutôt que des contenus partagés » (p. 42). En classant les documents en fonction des liens qui existent entre les personnes, les médias sociaux permettraient ainsi de nouvelles formes de hiérarchisation qui mettraient à mal la primauté du Web documentaire, Google en tête. D’où, selon Deschamps, la stratégie « réseau social » du géant de la recherche en ligne qui, à travers Google +, a cherché à reconquérir une partie du marché concédée à Facebook dans la lutte pour les données personnelles des utilisateurs.
Quelle identité numérique ?
Qu’en est-il de la présence des bibliothèques sur les nombreuses plateformes sociales qui ont vu le jour au cours des dernières années ? De la présence de la Bibliothèque nationale d’Espagne sur Facebook à celle de la Bibliothèque nationale de France (BnF) sur Twitter ou de la bibliothèque municipale de Toulouse sur Flickr, les initiatives se multiplient. Si les expériences présentées ici semblent toutes à divers degrés avoir été couronnées de succès, force est de reconnaître que la présence des bibliothèques sur les sites de réseaux sociaux ne va pas de soi, les bibliothèques étant appelées, à l’extérieur des sites et portails institutionnels, à redéfinir leur identité sur le Web. Les réseaux sociaux constituant des canaux de communication plus informels, le défi ici consiste à rendre la bibliothèque plus réelle et plus accessible. Pour Lionel Maurel, conservateur des bibliothèques à la BnF, le succès est atteint lorsque la bibliothèque cesse d’être une institution fournissant des services à des usagers pour s’intégrer pleinement à la communauté visée.
« D’une certaine manière sur les réseaux sociaux, on est ce que l’on partage et c’est par l’échange que l’on projette et se forge peu à peu une identité numérique vis-à-vis des autres membres du réseau », écrit Maurel (p. 105). Si les médias sociaux agissent comme de puissants agents de redocumentarisation[2], le choix des contenus à partager ne saurait cependant se faire exclusivement en fonction de leur valeur intrinsèque ou « informationnelle ». C’est bien plutôt leur valeur extrinsèque ou « conversationnelle » qui doit primer, c’est-à-dire leur capacité à générer des discussions. Aussi n’est-ce pas tant l’originalité des contenus qui importe que leur mise en scène ou leur contextualisation. Comme le rappelle Maurel, il n’est pas rare à l’heure des médias sociaux de voir la valeur d’échange des contenus l’emporter sur leur valeur d’usage, modifiant en profondeur les pratiques des bibliothécaires.
Vers de nouveaux modèles économiques ?
L’avènement des médias sociaux a par ailleurs favorisé l’apparition de nouveaux territoires de l’information connexes, notamment dans le monde de la recherche et de l’enseignement. La montée en puissance du numérique a précipité ce que Sophie Pène nomme le déconfinement de la classe, qui se voit dorénavant intégrée à une université-réseau, transformant en profondeur la relation pédagogique mais aussi les modes d’apprentissage. Des environnements numériques de travail aux FabLabs savants ou aux « conférences augmentées », ces nouveaux territoires de l’information sont innombrables et appellent de nouvelles compétences. Face à l’explosion des données, l’enjeu consiste bel et bien à former des knowledge builders : « Le web a changé la façon de faire de la science, il a changé les façons de vivre en société, il faut que les institutions de formation en prennent acte » (p. 154).
De même, les médias sociaux définissent peu à peu de nouvelles métriques scientifiques. Alors que le processus d’édition scientifique est de plus en plus critiqué, des plateformes comme Twitter permettent aux pairs d’évaluer un article après publication. Au peer-review succède ainsi le post peer-commenting, où l’impact d’un article est calculé en fonction de son taux de partage et des débats qu’il suscite. Pour Olivier Ertzscheid, ces métriques alternatives complèteraient plus qu’elles ne remplaceraient les métriques traditionnelles, celles-ci étant au service des éditeurs scientifiques, qui contrôlent le marché de la citation. Aussi la question se pose-telle : est-il possible d’imaginer un modèle économique où de nouvelles métriques viendraient réellement concurrencer l’oligopole des grands éditeurs ?
Malgré quelques redites, l’ouvrage analyse avec acuité les enjeux entourant la présence des bibliothèques dans les médias sociaux. Le lecteur averti trouvera son intérêt dans l’un ou l’autre des articles. Cette seconde édition témoigne à la fois d’une diversité et d’une diversification des usages. Si la majorité des exemples sont tirés d’expériences françaises, les questions soulevées ne sauraient cependant se restreindre au seul contexte français. Les médias sociaux étant en constante évolution, on peut également se réjouir de l’actualité des sources citées ; les références sont nombreuses. On peut toutefois se questionner sur la pertinence d’avoir placé certains articles dans telle section de l’ouvrage plutôt que dans telle autre. Ainsi le texte sur Wikipédia aurait-il trouvé une plus juste place dans la deuxième partie du livre. Quant à l’article de Fabien Eychenne et Marine Albarede sur les médias sociaux et l’accès à la ville, même s’il s’est révélé fort intéressant, on comprend mal ce qu’il vient faire dans un ouvrage portant sur les bibliothèques. C’est d’ailleurs là le principal défaut de la dernière partie de l’ouvrage : une diversité de sujets que le sous-titre ne saurait rallier. Mais ce sont, somme toute, des futilités, l’ouvrage dans son ensemble s’avérant des plus pertinents et des plus éclairants.
Appendices
Note
-
[2]
« Redocumentariser, c’est documentariser à nouveau un document ou une collection en permettant à un bénéficiaire de réarticuler les contenus sémiotiques selon son interprétation et ses usages » (Manuel Zackland cité par Maurel, p. 102).