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Publiée par le CNRS depuis 1988, Hermès : la Revue analyse la place qu’occupe la communication dans la société, ses conséquences et ses mutations profondes[1]. Chacun de ses numéros est consacré à l’examen approfondi d’une question importante. Hermès est une revue scientifique, qui se veut toutefois accessible à une diversité de publics intéressés par les questions liées à la théorie et à la pratique de la communication.
Le numéro 66 aborde l’intéressante thématique de la classification et des classements, sous le titre « Classer, penser, contrôler »[2]. Les coordonnateurs du numéro définissent les notions de classement et de classification comme la hiérarchisation des phénomènes et des êtres selon des logiques d’acteurs et d’institutions, des idéologies et des cadres normatifs (p. 9). Vincent Liquète, professeur à l’Université de Bordeaux, et Susan Kovacs, maître de conférence à l’Université Lille 3, rappellent en effet que les outils de classement et de classification « matérialisent un ensemble de valeurs et de stratégies, les mettent en circulation, les naturalisent » (p. 9). C’est dans un glossaire (p. 18) que l’on distingue « classement » (agencement ordonné de documents ou de contenus en lien avec un espace de mise à disposition de ceux-ci) et « classification » (organisation des connaissances en un système ordonné de classes et sous-classes), distinction utile certes, mais que les nombreux collaborateurs de ce numéro ne feront pas nécessairement par la suite.
L’équipe de 50 collaborateurs impressionne par sa qualité et sa diversité ; on y retrouve une majorité de chercheurs en sciences de l’information et de la communication (SIC), bien sûr, mais aussi des professionnels de la documentation, des sociologues, des philosophes, des ingénieurs, des psychologues et des psychiatres. La difficulté du classement et ses répercussions potentielles sur l’individu et sur la société en général sont donc présentées à partir de plusieurs points de vue : documentaire, anthropologique, culturel, psychologique, politique et taxinomique. Au fil des articles, les exemples d’instruments de classement, perçus comme des formes de médiation s’interposant entre la connaissance et la communication (p. 11), abondent : la Classification décimale de Dewey (CDD) et la Classification décimale universelle (CDU) dans les bibliothèques, le mode d’affichage des résultats d’une recherche sur Google, les palmarès des universités publiés dans la presse, les parcours d’exposition dans les musées, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM), etc.
Notons au passage que les coordonnateurs s’adonnent eux-mêmes à un exercice de classement périlleux en distribuant les 32 textes constituant le numéro thématique en quatre sections. On ne leur tiendra pas rigueur de ne pas avoir créé des regroupements totalement étanches et d’avoir placé un texte dans une section plutôt qu’une autre où il aurait pu logiquement se trouver. Il nous a semblé que chaque texte pouvait être lu indépendamment des autres, et même de la section à laquelle il appartient, sans perte d’intérêt ni de signification.
Dans une introduction générale intitulée « La lutte des classements », Liquète et Kovacs donnent le ton au traitement du thème, qui montrera aussi bien les dimensions consensuelles que controversées de la pratique du classement, soit-il documentaire, socioéconomique, politique ou psychologique.
La première partie, « Classification, pouvoir, idéologie », regroupe neuf articles qui présentent les bases anthropologiques, presque « naturelles », de la classification (Maury, p. 23), mais aussi certaines conséquences sociales du classement et, plus précisément, de la hiérarchisation (Patou-Mathis, p. 30). Une incursion dans le domaine de la classification des oeuvres d’art pose d’emblée, d’après Régimbeau (p. 58), une problématique essentielle, celle de l’interprétation et des valeurs.
« Classer, entre consensus et controverse », deuxième section constituée également de neuf articles, montre comment les structures classificatoires et les échelles de classement, diffusées largement par les réseaux, sont des espaces de dialogue tout autant que de confrontation. Divers groupes d’intérêt doivent renégocier et remettre en question des fondements pourtant solidement établis. Sans surprise, on y insiste sur les classements existants dans les domaines du handicap (Lespinet-Najib & Belio, p. 104) et de la santé mentale (Di Vittorio, Minard & Gonon, p. 85), surtout là où les enfants sont concernés (Chamak & Cohen, p. 93). D’après Laulan (p. 126), les concepts de normalité et d’universalisme doivent être redéfinis.
La troisième partie, « Le classement face aux Big Data et aux réseaux numériques », propose sept articles plus directement liés aux sciences de l’information et aux dispositifs informationnels. Dans cette section, les auteurs s’interrogent sur les effets politiques, culturels et sociaux des nouvelles infrastructures informationnelles et sur la nécessité ou non d’imposer des normes internationales. Ihadjadène, Kembellec et Szoniecky (p. 173) réfléchissent sur un autre pouvoir de la classification, celui de participer au raffinement de stratégies de recherche d’information. Comme leurs collègues, ils ne peuvent cependant que constater les limites de la mise en ordre dans un monde écrasé par une surabondance d’information. Ils déplorent également que l’accès à la connaissance dépende souvent de dispositifs de classement et d’indexation dont la logique échappe à l’individu.
La dernière partie, « Usages, appropriations et disséminations des outils de classement », est constituée de sept textes abordant sous divers angles les modalités de réception des instruments. Delamotte (p. 198) y rappelle notamment l’âge d’or des grandes classifications documentaires (1850-1914), période durant laquelle il situe la genèse du geste informationnel et l’apparition d’une première doctrine de l’accès à l’information.
La thématique de ce numéro est d’une grande pertinence et très actuelle : on ne compte plus aujourd’hui les classements et les palmarès, et il semble bien que tout, des documents aux universités, en passant par les troubles mentaux, doive être « classé ». Schneider (p. 230) nous dévoile même dans son article l’importance, pour les adolescents de 2013, d’être bien « classés » sur Facebook.
L’intérêt de cet ensemble de textes de longueurs et de profondeurs variables – certains ne sont que des encadrés occupant une ou deux pages, d’autres constituent de véritables essais complétés par des notes et des références bibliographiques – est qu’il nous ramène bien sûr à Melvil Dewey et à l’organisation de nos bibliothèques, mais également à Carl von Linné, à Claude Lévi-Strauss et à Michel Foucault. L’ouvrage propose une approche interdisciplinaire critique des classements et des classifications qui ne nous est pas nécessairement familière. Nous connaissons déjà bien sûr les problèmes liés à la structure disciplinaire et à la rigidité héritée de la tradition positiviste des grandes classifications (CDD, Library of Congress Classification (LCC), CDU), lesquelles laissent peu de place aux savoirs émergents, multi et interdisciplinaires (Lehmans, p. 119). D’après Maury (p. 25), les disciplines liées au « penser » y sont considérées comme supérieures aux disciplines du « faire », que celles-ci soient fondées sur l’expérimentation, la technique ou les arts. Le Blanc et Brunel (p. 208) abordent une question similaire en parlant de l’inégalité des experts face à la communication de leur savoir.
Tous reconnaissent l’intérêt de modes d’organisation plus intuitifs, ouverts, par centres d’intérêt et par approche heuristique, faisant place aux stratégies et aux logiques individuelles – la reconfiguration des formats de connaissance qu’évoque Morandi (p. 139). Mais ces penseurs d’origines diverses s’entendent aussi sur les dangers liés à la trivialisation des instruments de classement et à l’utilisation courante de critères révélateurs d’une logique marchande bien davantage que d’une analyse ou d’une évaluation fiable, comme c’est le cas dans les classements des universités par exemple (Mahrer, p. 111; Bouchard, p. 199).
« Classer, penser, contrôler » souligne de manière efficace l’importance de classifier et de classer pour mieux comprendre la société complexe dans laquelle nous vivons, mais en rappelant constamment que toutes « les activités de mise en ordre du monde impliquent l’exercice d’un pouvoir intellectuel et politique » (p. 9). Voilà de quoi réfléchir!
Appendices
Notes
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[1]
Voir le site Web de la revue à l’adresse <http://www.iscc.cnrs.fr/spip.php?rubrique235> (consulté le 25 août 2014).
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[2]
On peut voir dans ce titre un clin d’oeil au Penser/classer de Georges Perec (Paris : Hachette, 1985).