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Au cours des années 1990, les bibliothèques nationales ont connu de profondes mutations. Confrontées d’une part aux contraintes budgétaires des gouvernements occidentaux qui cherchaient à réduire leurs déficits, les bibliothèques nationales ont elles-mêmes subi d’importantes réductions de leur personnel ainsi que des compressions budgétaires. D’autre part, avec la naissance d’Internet et du Web de même que la création et la mise à disposition de publications numériques, ces bibliothèques ont été confrontées à la gestion d’un nouveau type de support de l’information qui évoluait rapidement. La naissance de l’ère numérique dans le contexte d’une nouvelle gestion publique a ainsi redéfini les rôles traditionnels des bibliothèques nationales.
L’ouvrage de Gaëlle Béquet a le mérite de se pencher sur cette période qui a marqué la fin du rôle traditionnel des bibliothèques nationales, alors principalement axé sur le développement et la préservation du patrimoine imprimé. Cet ouvrage est la version publiée des travaux qu’elle a entrepris dans le cadre de sa thèse de doctorat soutenue en 2011 à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, intitulée Innovation et patrimoine numérique dans trois bibliothèques nationales européennes (Bibliothèque nationale de France, British Library, Österreichische Nationalbibliothek). Gaëlle Béquet dirige le Centre international ISSN depuis 2014 et est chercheuse au Centre Jean-Mabillon de l’École nationale des chartes.
En s’interrogeant sur la genèse des collections numériques à la Bibliothèque nationale de France (BnF), à la British Library (BL) et à l’Österreichische Nationalbibliothek (ÖNB), Gaëlle Béquet aborde sa recherche en se penchant sur les questions suivantes : comment ces organisations se sont-elles transformées pour produire et conserver des collections numériques, quels ont été les facteurs de changement et comment une culture d’innovation s’est-elle développée dans ces institutions? L’idée d’aborder cette recherche par une comparaison internationale de trois bibliothèques nationales similaires par leur mission, leurs fonctions et la richesse de leurs collections patrimoniales, mais différentes par leur taille, la taille de leur personnel et leur situation politique et culturelle, a permis de cerner et de mettre en valeur des approches et moyens différents pour constituer des collections numériques.
Dans l’introduction, Gaëlle Béquet présente l’approche méthodologique de sa recherche. Afin de porter un « regard vers l’amont des bibliothèques numériques, vers le moment de leur conception et vers leur organisation » (p. 21), elle entreprend une démarche sociologique et historique en s’appuyant sur des concepts provenant de la sociologie des organisations, de la sociologie de l’innovation, de la construction sociale de la technologie et de l’histoire culturelle. En particulier, la sociologie des organisations développée par Crozier et Friedberg permet de comprendre comment l’innovation technologique se développe dans les institutions publiques. Selon Gaëlle Béquet, cette approche a le mérite de cerner les zones d’incertitude, notamment celles causées par l’évolution des nouvelles technologies, celles-ci engendrant deux modalités : l’action sur les hommes, qui mène, par exemple, à un recrutement de personnes ayant des compétences distinctes, et l’action sur la structure, qui modifie et introduit de nouveaux services. D’autre part, en s’appuyant sur la sociologie de l’innovation, l’auteure analyse le rôle des principaux acteurs impliqués dans le développement d’une bibliothèque numérique. Cette approche lui permettra de décrire les interactions entre des groupes aussi divers que les bibliothécaires, les responsables de collections, les informaticiens, les éditeurs, les fournisseurs de contenus et les autorités gouvernementales qui ont mené à la création de bibliothèques numériques dans les trois bibliothèques nationales.
La première et plus importante partie de l’ouvrage est consacrée à l’émergence des bibliothèques numériques dans les trois bibliothèques nationales. Cinq des six chapitres de cette partie retracent de façon très détaillée la situation et les conditions qui ont marqué le développement des programmes de numérisation à la Bibliothèque nationale de France et à la British Library. Les chapitres 1, 3 et 4 de cette partie sont consacrés à la BnF et retracent la genèse de la numérisation lancée dès 1987 dans la foulée de la modernisation de la BnF, qui a mené notamment au projet de la « très grande bibliothèque » et aux premières réflexions sur la numérisation. À cet égard, la BnF fait figure de pionnière dans les réflexions sur les technologies numériques dans les bibliothèques européennes et sur le soutien politique et financier pour le développement des infrastructures informatiques. Gaëlle Béquet propose une description intéressante des différentes réorganisations, des plans de projets et des stratégies qui ont mené, dès 1998, à une première version de Gallica, portail des collections numériques de la BnF, et de son évolution jusqu’en 2004.
Les chapitres 2 et 5 dressent la situation qui a prévalu à la British Library de 1993 à 2010. Contrairement à la BnF, les premiers programmes de numérisation de la BL n’ont pas joui d’un soutien politique et public. En effet, la période allant de 1993 à 2000 a été marquée par la controverse autour du projet du nouveau bâtiment ainsi que par l’opposition d’un groupe de chercheurs et de représentants politiques aux projets de numérisation. La British Library lancera néanmoins un ambitieux programme de numérisation (Initiatives for Access). Faute de moyens suffisants pour mener à terme ce projet, la BL s’engagera dans un partenariat privé-public, qui échouera sans donner de résultats concrets et aboutira en 2000 à un changement de direction. Le chapitre 5 relate ainsi la période allant de 2000 à 2010, sous la direction de Lynne Brindley, qui entreprend le renouvellement de l’équipe de direction et constitue une équipe de numérisation provenant du secteur privé. En plus des activités de numérisation de plusieurs de ses collections, la British Library poursuit des collaborations avec des entreprises privées et participe à des projets de numérisation internationaux.
Il est par contre regrettable qu’un seul chapitre soit consacré à la Österreichische Nationalbibliothek dans cette première partie. Malgré le retard de cette bibliothèque dans le développement de sa bibliothèque numérique (à partir de 2001 seulement), il aurait été intéressant d’approfondir un peu plus les raisons de ce retard en examinant les rapports de la ÖNB avec les autorités gouvernementales et les réseaux de bibliothèques de recherche autrichiennes. Il est néanmoins intéressant de voir comment l’ÖNB, entre 2001 et 2008, a tenté de relever ce défi avec des ressources et des moyens très limités. Menée par des spécialistes à l’interne, la numérisation s’est limitée au traitement de quelques collections. C’est devant cette réalité que s’est progressivement développée une nouvelle stratégie pour une numérisation en masse qui passera par un partenariat avec Google en 2010.
La deuxième partie retrace les conséquences de l’apparition d’une concurrence privée dans le domaine de la numérisation et de la diffusion des documents numérisés. Dans cette partie constituée de quatre chapitres, Gaëlle Béquet décrit, en une soixantaine de pages, le rôle de plus en plus prédominant des entreprises privées dans la stratégie numérique des bibliothèques nationales vers la fin des années 2000. Pour l’auteure, ces alliances avec les grands acteurs d’Internet, notamment entre Google et la British Library ainsi que la Österreichische Nationalbibliothek et entre des entreprises privées et la Bibliothèque nationale de France, représente la solution au « risque de marginalisation [des] bibliothèques » (p.263) auprès de leur public. Constatant que les usagers contournent de plus en plus les bibliothèques dans la recherche d’information, ces dernières ont compris que leur rayonnement et leur importance dans la mise à disposition de leurs collections patrimoniales doivent passer par cette approche.
La dernière partie de l’ouvrage est constituée d’une annexe qui comprend les retranscriptions des entretiens que Béquet a menés lors de son investigation. Cette partie jette un éclairage révélateur sur les acteurs clefs de la transformation des trois bibliothèques nationales durant les 30 dernières années.
Nous ne pouvons que nous réjouir de la publication de l’ouvrage de Gaëlle Béquet. Les bibliothèques nationales font rarement l’objet de recherche scientifique. Mis à part les ouvrages sur les collections, les édifices ou l’histoire de bibliothèques nationales particulières, il y a peu de publications qui se penchent sur les enjeux du mandat et des missions des bibliothèques nationales. L’ouvrage de Gaëlle Béquet a le double mérite de présenter, en français, une étude comparative des changements organisationnels survenus au cours des 30 dernières années dans trois bibliothèques nationales. Celle-ci retrace également le développement de la numérisation et la constitution de bibliothèques numériques au sein de ces mêmes bibliothèques. Béquet a ainsi documenté une période charnière dans l’histoire des bibliothèques nationales, à savoir le passage de leur rôle traditionnel, principalement axé sur la collection et la préservation du patrimoine imprimé, à la création et à la gestion de collections numériques.