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Dans tout dispositif, nous devons démêler les lignes du passé récent et celles du futur proche : la part de l’archive et celle de l’actuel, la part de l’histoire et celle du devenir (…) Non pas prédire, mais être attentif à l’inconnu qui frappe à la porte.

Deleuze, 1988, p. 51

À la suite d’un examen détaillé des définitions de l’approche de réduction des méfaits, Brisson en propose la « définition synthèse » suivante : « L’approche de réduction des méfaits est une démarche de santé collective visant, plutôt que l’élimination de l’usage des psychotropes (ou d’autres comportements à risque ou “addictifs”), à ce que les principaux intéressés puissent développer des moyens de réduire les conséquences négatives liées à leurs comportements et aux effets pervers des contrôles sur ces comportements, pour eux-mêmes, leur entourage et la société, aux plans sanitaire, économique et social » (Brisson, 1997, p. 9). En ce sens, on peut dire que les services d’injection supervisée participent aux interventions mises en oeuvre dans le cadre de cette approche. D’ailleurs, les développements historiques mondiaux des services d’injection supervisée et de l’approche de la réduction des méfaits présentent des similitudes chronologiques, d’objectifs et d’acteurs impliqués qui ne sont pas qu’aléatoires. L’historiographie principalement anglophone des stratégies de réduction des méfaits situe souvent leur origine au milieu des années 1980 aux Pays-Bas ou en Angleterre – dans ce dernier cas, la région sanitaire de Mersey – où ont alors été développées plusieurs initiatives aujourd’hui considérées comme emblématiques de cette approche, tels les programmes d’échange de seringues (Riley, 1994 ; O’Hare, 2007). En ce qui concerne les services d’injection supervisée, le premier officiellement sanctionné a été ouvert à Berne, en Suisse, en 1986, et plusieurs autres l’ont été dans les quelques années suivantes aux Pays-Bas et en Allemagne (Hedrich, 2004)[1]. Dans les deux cas, les interventions évoquées n’avaient pas pour objectif principal l’abstinence des consommateurs, et elles étaient animées d’objectifs pratiquement analogues (lutte contre la transmission du VIH par les seringues autant chez les consommateurs de drogues que dans la collectivité plus généralement ; mise en contact des personnes faisant usage de drogues avec les services de santé primaire ; production d’un certain ordre public ; etc.). Il est aussi intéressant de noter qu’ont été associés à leur développement, dans les deux cas, autant des acteurs publics (professionnels de santé, forces policières) que privés (associations de commerçants, de citoyens ou de résidants, de consommateurs de drogues par exemple) (Hedrich, 2004 ; O’Hare, 2007)[2].

Au Canada, les stratégies de réduction des méfaits des usages des drogues illégales existent depuis au moins 30 ans, quoique de manière très variable en intensité d’une province à l’autre. Néanmoins, les services d’injection supervisée officiellement sanctionnés n’existent que depuis 2002[3]. Bien qu’ils soient présents pour l’instant dans la seule ville de Vancouver, ils sont néanmoins inscrits au Programme national de santé publique du Québec depuis 2008 et des volontés d’en développer d’autres ont été exprimées notamment à Ottawa et Toronto, en Ontario[4], et à Montréal et Québec, au Québec[5]. Cette nouvelle tendance d’intervention fournit une occasion intéressante tant pour examiner à nouveau les rationalités gouvernementales qui organisent les stratégies de réduction des méfaits en général que pour revenir sur une hypothèse qui a été émise pour expliquer l’« apparent succès politique » de ces stratégies (Carrier et Quirion, 2003). Ces auteurs ont montré de manière clairvoyante « l’interpénétration et le concubinage » des logiques prohibitionniste, thérapeutique et de « périllisation » au sein des stratégies de réduction des méfaits[6]. Qui plus est, ils se sont basés sur cette analyse pour expliquer l’apparent succès politique de la formule, en postulant que les stratégies en question, fondées sur la logique de « périllisation », avaient renforcé les logiques prohibitionniste et thérapeutique. Or, les rapports de force fortement publicisés qui se sont noués autour d’un des services d’injection supervisée de Vancouver – communément appelé Insite – permettent de revenir de nouveau sur ces propositions[7].

Insite, le premier « site d’injection sécuritaire » légalement sanctionné au Canada, a ouvert ses portes en septembre 2003 à Vancouver, en Colombie-Britannique. Celui parmi les services offerts qui le caractérisent le plus est la supervision d’injection de drogues illégales que les utilisateurs doivent se procurer avant de venir sur les lieux. Du personnel médical veille alors au bon déroulement des injections et intervient quand des signes de surdose apparaissent chez un utilisateur. On y offre aussi divers services sociaux et de santé, notamment des conseils éducatifs visant l’adoption des techniques d’injection les moins risquées et dommageables, des traitements de plaies d’injection, des références vers des services de désintoxication et de traitement, du soutien psychologique et social. De plus, depuis 2008, un service d’hébergement de courte durée (Onsite) destiné à permettre la désintoxication et la transition vers des services de traitement a été ouvert à l’étage du même édifice.

La sanction légale d’Insite provient du ministre de la Santé du Canada (Santé Canada). C’est cette autorité fédérale, alors responsable de la mise en oeuvre de la Stratégie canadienne antidrogue, qui a accordé une exemption à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (LCDAS) à l’Agence régionale de santé de Vancouver (Vancouver Coastal Health (VCH)) pour qu’elle puisse gérer le service. L’exemption était nécessaire afin que les usagers puissent utiliser les services du site sans être accusés de possession de substances contrôlées (en vertu de l’article 4(1) de la LCDAS) et que le personnel puisse y travailler sans craindre d’être accusé d’avoir manipulé des substances contrôlées ou du matériel d’injection contaminé par des substances contrôlées (en vertu de l’article 5(1)). C’est l’article 56 de la LCDAS qui donne au ministre le pouvoir d’accorder cette exemption, et ceci, pour trois types de raisons :

S’il estime que des raisons médicales, scientifiques ou d’intérêt public le justifient, le ministre peut, aux conditions qu’il fixe, soustraire à l’application de tout ou partie de la présente loi ou de ses règlements toute personne ou catégorie de personnes, ou toute substance désignée ou tout précurseur ou toute catégorie de ceux-ci.

Canada, 1996

D’une durée initiale de trois ans, l’exemption à la LCDAS a d’abord été demandée et accordée à des fins scientifiques. Santé Canada a aussi financé, à hauteur d’un million et demi de dollars canadiens, des chercheurs du British Columbia Centre for Excellence in HIV/AIDS pour qu’ils mènent des recherches autour d’Insite. La VCH, qui gère le site en collaboration avec la Portland Hotel Society Community Services inc. (PHS) - une organisation à but non lucratif -, a obtenu de Santé Canada des prolongations à cette exemption, dont la dernière a pris fin en juin 2008. Au cours de l’automne 2007, plusieurs responsables et utilisateurs du site ont craint que Santé Canada refuse d’accorder une nouvelle exemption. Sans celle-ci, une intervention policière et juridique contre Insite devenait possible, ce qui aurait pu mener à sa fermeture. Deux groupes distincts de plaignants ont entrepris des actions juridiques visant à retirer à Santé Canada le pouvoir de refuser l’exemption en question. Ces deux causes ont été arbitrées lors d’un même procès, car elles concernaient un même service et reposaient sur des arguments similaires. À l’issue de ce procès, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a invalidé les dispositions de la LCDAS et ainsi annulé la nécessité d’obtenir une exemption. Le juge a écrit notamment, pour fonder ses conclusions, que :

While there is nothing to be said in favour of the injection of controlled substances that leads to addiction, there is much to be said against denying addicts health care services that will ameliorate the effects of their condition. Society does that for other substances such as alcohol and tobacco. While those are not prohibited substances, society neither condemns the individual who chose to drink or smoke to excess, nor deprives that individual of a range of health care services. Management of the harm in those cases is accepted as a community responsibility. I cannot see any rational or logical reason why the approach should be different when dealing with the addiction to narcotics…

Cour suprême de la Colombie-Britannique, 2008, p. 54-55[8]

Ce faisant, le juge a directement remis en question la distinction entre drogues légales et drogues illégales, sur laquelle se fondent les actions et la logique prohibitionnistes. En parallèle, une série d’autres énoncés articulés autour d’Insite paraît avoir provoqué un «événement discursif » (Foucault, 1969) dans le champ de la gestion des rapports aux psychotropes au Canada. Par événement discursif, il est ici entendu une transformation qualitative dans l’ordre du discours, un processus par et à travers lequel s’installe ou se modifie un régime de vérité, celui-ci étant ici entendu comme « un ensemble de procédures réglées pour la production, la loi, la répartition, la mise en circulation et le fonctionnement des énoncés » (Foucault, 1977, p. 160). Plus précisément, la série d’énoncés en question paraît avoir provoqué, dans l’ordre du discours en matière de gestion des rapports aux psychotropes au Canada, une problématisation des logiques thérapeutique et prohibitionniste et des pratiques qu’elles sous-tendent, c’est-à-dire que ces logiques et pratiques ont été incluses comme des « causes » dans la définition même du problème à propos duquel il faut agir.

Cet article examine la nature et les contours de cette problématisation des logiques thérapeutique et prohibitionniste en examinant les récents développements s’étant produits autour d’Insite et offre une courte exploration des possibilités que cet événement ouvre en matière de gestion des rapports aux psychotropes. La prochaine section explicitera le cadre conceptuel et analytique mobilisé. La troisième section présentera l’analyse de la nature et des contours de la problématisation en question. Quant à la section finale, elle se veut une appréciation exploratoire des possibilités ouvertes par l’événement analysé pour le futur de la gestion des rapports aux psychotropes au Canada.

Cadre conceptuel et analytique

Comme il a que déjà été évoqué, la proposition organisant ce travail de recherche est qu’une problématisation des logiques prohibitionniste et thérapeutique et des pratiques qu’elles sous-tendent s’est produite à travers une série d’énoncés articulés autour d’Insite. Dans cette section, la pertinence de s’attarder à cette problématisation sera développée en vue d’analyser les rationalités gouvernementales en général selon les énoncés produits autour d’Insite. Ensuite, la façon dont sera analysée cette problématisation sera expliquée, en décrivant les règles et les principes de l’analyse de discours employés, de même que les principes guidant le choix des documents analysés.

Que désigne le concept de problématisation ? Il fait référence au processus de cadrage du problème – ou en d’autres mots le processus d’organisation étiologique et hiérarchique des difficultés sur lesquelles on cherche à agir. Dans la foulée de nombreux chercheurs en sciences sociales et humaines, il s’agit ainsi de permettre un examen des processus sociopolitiques de définition des problèmes. Pour ne prendre qu’un exemple parmi de nombreux travaux allant en ce sens, Michel Callon (1980) estime que l’analyse des luttes entre les acteurs impliqués dans la définition de « ce qui est problématique et de ce qui ne l’est pas » révèle que la définition des problèmes et la définition des groupes qui vont en prendre charge se déroule simultanément, à travers un processus de traduction (Callon, 1980, p. 198). Selon Callon et Law (1988), la traduction consiste en un processus qui fonctionne de deux façons. D’entrée de jeu, elle « établit une équivalence toujours contestable entre des problèmes différents formulés par de nombreux acteurs dans différents répertoires » (Callon et Law, 1988, p. 81). Mais en même temps, « en créant cette équivalence entre ces (…) problèmes, l’opération de traduction identifie et définit différents acteurs humains et non-humains concernés par la formulation de ces problèmes et leurs résolutions » (idem).

Par ailleurs, dans le courant d’investigation ouvert par Michel Foucault, l’examen de la problématisation est une façon de déchiffrer les rationalités des pratiques et d’ouvrir à la discussion les aspects politiques et éthiques des définitions des problèmes qui sont stabilisés et qui en viennent à fonder les actions ou solutions mises de l’avant. Cet exercice est important à mener puisque la cristallisation de ces définitions rend possibles certaines solutions, et non d’autres, et détermine l’importance relative que prennent certaines solutions par rapport à d’autres ainsi que leur fonction dans l’ensemble des actions mises en oeuvre pour résoudre les problèmes. Comme le soumet Foucault, à :

(…) un même ensemble de difficultés plusieurs réponses peuvent être données. Et la plupart du temps, des réponses diverses sont effectivement proposées. Or ce qu’il faut comprendre, c’est ce qui les rend simultanément possibles ; c’est le point où s’enracine leur simultanéité ; c’est le sol qui peut les unir les unes aux autres, dans leur diversité et en dépit parfois de leurs contradictions.

Foucault, 1984, p. 597-598

Dans cette optique, l’intérêt de s’attarder à ce qui s’est déroulé autour d’Insite semble double. D’abord, la jurisprudence établie à travers le jugement de juin 2008 a jusqu’ici légalement sanctionné les pratiques de réduction de méfaits et les critiques des rationalités prohibitionniste et thérapeutique qui les traversent implicitement ou explicitement. Or, d’autres décisions judiciaires et processus légaux ont déjà eu des effets très significatifs dans l’ordre du discours d’autres champs d’activités gouvernementales. Par exemple, la reconnaissance de droits ancestraux aux peuples autochtones en matière de chasse et pêche a considérablement bouleversé l’ordre du discours en matière de conservation de la nature au Canada (Juillet, 2007). Et – pour ne prendre qu’un seul autre exemple – la promulgation de la Loi sur la qualité de l’environnement, dans les années 1970 au Québec, a significativement réorganisé les rapports entre savoirs experts et citoyens dans l’ordre du discours de la gestion dans ce cas-ci de la circulation automobile à Montréal (Gagnon, 2006). L’autre justification principale menant à l’examen de la problématisation élaborée autour d’Insite est que, pour la première fois au Canada de manière explicite, elle s’est réalisée au sein d’une stratégie de gouvernance urbaine impliquant des forces policières qui se sont officiellement montrées critiques par rapport à la rationalité prohibitionniste. Un retour sera effectué, dans la conclusion, sur ces deux aspects, qui seront alors l’objet d’une exploration des possibles.

L’analyse de discours

Les problématisations sont étudiées par une forme ou une autre d’analyse de discours. Or, les traditions académiques d’analyse du discours étant diversifiées dans leurs objectifs, méthodes et concepts (Angenot, 1989, p. 3), il est utile de faire quelques précisions à propos de celle qui est mobilisée dans le cadre de cet article. D’abord, les entreprises de recherche desquelles le présent travail s’inspire postulent toutes, malgré leur diversité, que le discours n’est pas simplement la transcription d’un réel existant par ailleurs en dehors de lui, mais qu’il est une force productrice, organisatrice et transformatrice du réel sur ou dans lequel il agit. Cette approche de l’analyse de discours qui est mise en oeuvre ici conçoit le discours comme une pratique, c’est-à-dire comme « le lieu d’enchaînement de ce qu’on dit et ce qu’on fait, des règles qu’on s’impose et des raisons qu’on en donne, des projets et des évidences » (Foucault, 1980, p. 22). Autrement dit, le discours est considéré comme le lieu d’articulation des rapports entre pouvoir et savoir – comme un « pouvoir-savoir ». En outre, cette approche suppose « que les discours sont des domaines pratiques limités qui ont leurs frontières, leurs règles de formation et leurs conditions d’existence propres » (Foucault, 1968, p. 861). En regard de cela, comme Allor et Gagnon (1994) le posent, l’analyse du discours doit permettre de rendre visible dans leur singularité « the emergent power-knowledge relations which work to over-determine the terms of particular debates and governmental actions » (Allor et Gagnon, 1994, p. 32-33)[9].

Il est utile de préciser brièvement la notion d’énoncé qui est l’unité de base de l’analyse de discours ici proposée. Par énoncé, il est ici entendu, non pas une phrase, une proposition ou une quelconque unité signifiante, mais plutôt une composition de signes qui réalise une fonction, un assemblage dont le propre est d’accomplir des « actes ». Le maintenant fameux AZERT est un exemple qui semble particulièrement éclairant :

(…) le clavier d’une machine à écrire n’est pas un énoncé ; mais cette même série de lettres A,Z,E,R,T, énumérée dans un manuel de dactylographie, est l’énoncé de l’ordre alphabétique adopté par les machines françaises.

Foucault, 1969, p. 114

Qui plus est, les énoncés « accomplissent l’élaboration de positions dans les systèmes de régularités du champ discursif (…) Ils sont des traces de pratiques, l’accomplissement de projets… » (Allor et Gagnon, 1994, p. 35). L’énoncé est ainsi l’unité fonctionnelle à partir de laquelle le travail d’analyse s’élabore. Mais, c’est à la fois la régularité et l’irrégularité des séries auxquelles il participe qui importent ultimement sur le plan analytique. Ce qu’il s’agit de décrire, c’est en effet :

(…) un ordre dans leur apparition successive, des corrélations dans leur simultanéité, des positions assignables dans un espace commun, un fonctionnement réciproque, des transformations liées et hiérarchisées.

Foucault, 1969, p. 52

En somme, il s’agit d’étudier la problématisation d’intérêt en repérant à la fois les continuités et les discontinuités qui l’informent et les transformations qu’elle produit dans les séries d’énoncés qui structurent actuellement le champ d’action gouvernemental de gestion des rapports aux psychotropes au Canada.

La constitution d’une archive

Dans l’analyse de discours réalisée ici, l’archive est à l’analyse de discours ce que le corpus est à l’analyse de contenu : tous deux désignent le regroupement des documents qui font l’objet de l’analyse. Les deux sont issus d’un processus de choix analytique, c’est-à-dire de sélection des énoncés. Mais l’archive retenue se distingue du corpus d’un certain nombre de façons. D’abord, ses critères de constitution n’ont pas été totalement établis avant l’analyse elle-même et son contenu concret (les documents qui s’y trouvent effectivement consignés, la période qu’elle couvre) a plutôt été déterminé au fil du travail analytique. Par contraste, dans l’analyse de contenu, les critères de choix des documents et les documents eux-mêmes sont plutôt fixés avant de procéder à l’analyse. De plus, alors que dans l’analyse de contenu, un ensemble homogène de documents est d’abord généralement identifié à l’avance (la presse écrite ou les documents produits par une instance publique, par exemple), cette analyse de discours cherche plutôt à comprendre comment une hétérogénéité d’énoncés (scientifiques, légaux, journalistiques, etc.) s’articule dans le même événement discursif.

Dans cette optique, le présent exercice analyse des textes de lois ou des jugements de cour, des recherches scientifiques, des articles de journaux, des documents publics produits par l’Agence régionale de santé de Vancouver et par le gouvernement fédéral dans le cadre de la stratégie des quatre piliers de Vancouver. L’objectif est de montrer comment, dans leur articulation, les énoncés qu’ils contiennent ont produit une réorganisation discursive (même si partielle, et peut-être temporaire) en matière de gestion des rapports aux psychotropes au Canada.

Une problématisation des logiques prohibitionniste et thérapeutique

L’analyse procède en deux temps. Premièrement, l’actualisation des logiques prohibitionniste, thérapeutique et de « périllisation » au sein d’Insite sera décrite. En second lieu, un examen du processus de problématisation des logiques prohibitionniste et thérapeutique sera effectué, c’est-à-dire que nous verrons comment ces logiques ont été incluses comme des « causes » dans la définition même du problème à propos duquel il faut agir.

Insite et l’articulation des logiques thérapeutique, prohibitionniste et de « périllisation »

Dans la foulée du travail de Carrier et Quirion (2003), il est d’abord important de voir que Insite est exemplaire en ce qui a trait à « l’interpénétration et au concubinage » des logiques ou des rationalités prohibitionniste, thérapeutique et de « périllisation », lesquelles structurent l’ordre du discours en matière de gestion des rapports aux psychotropes au Canada. Cela peut se lire aussi bien dans le positionnement d’Insite comme partie prenante d’un continuum de services de santé offerts par la VCH que dans la stratégie du Service de police de Vancouver, dans les recherches effectuées à propos du site ou encore dans les documents présentant la stratégie des quatre piliers de Vancouver.

La logique de « périllisation » est clairement présente dans les documents présentant le site d’injection supervisée. De fait, l’implantation et l’opération d’Insite sont présentées comme un moyen de gérer divers types de risques. Cela est bien apparent dans un dépliant de la VCH concernant Insite :

Insite is a health facility first and foremost – a facility designed to treat and reduce infections and disease ; reduce the transmission of infectious diseases ; reduce the number of fatal overdoses ; and ensure people receive health care services that contribute to improving their lives and making them well.

VCH, 2009, p. 3[10]

En créant un lieu permettant une intervention rapide du personnel médical en cas de surdose et en fournissant du matériel d’injection stérile et des conseils éducatifs sur les « techniques d’injection sécuritaire », par exemple, il est question de gérer les risques de décès et de morbidité liés aux surdoses d’une part, et ceux d’infection et de transmission du VIH et du VHC d’autre part. Plusieurs recherches entreprises à propos des effets du service montrent d’ailleurs l’importance de cette logique et de ces objectifs. Certaines mettent en évidence des questionnements autour du nombre de surdoses ayant pu être évitées chez les utilisateurs du service (Milloy et coll., 2008). D’autres s’interrogent sur l’efficacité des pratiques éducatives dispensées au site en vue de transformer les « comportements d’injection à risque » (Wood et coll., 2005a) ou encore sur la capacité du service à attirer les personnes « les plus à risque » (Wood et coll., 2005b).

La présence de la logique thérapeutique au coeur de cette technologie gouvernementale est tout aussi indéniable que visible[11]. Les responsables d’Insite le présentent fréquemment comme une façon de rejoindre des personnes qui n’utilisent habituellement pas les services de santé en général ni les services de désintoxication et de traitement de la toxicomanie. De fait, depuis son ouverture, Insite offre un service de référence vers ces services. De plus, un service d’hébergement temporaire servant de lieu de transition vers un service de désintoxication ou de traitement à plus long terme, nommé Onsite, a été ouvert à l’automne 2008 dans le même édifice. La VCH met aussi souvent de l’avant l’importance d’Insite comme permettant l’offre d’un service de référence vers des pratiques de désintoxication ou de traitement, notamment dans le dépliant présentant le site :

The Supervised Injection Site was not designed to be a stand-alone facility. Rather it is an integral part of a comprehensive continuum of addiction services. For people with chronic drug addiction, Insite is the first rung on the ladder from chronic drug addiction to recovery ; from being ill to becoming well.

VCH, 2009, p. 1

Plus encore, au moins deux recherches ont porté sur la propension d’Insite à favoriser le recours aux services de désintoxication et de traitement (Wood et coll., 2007 ; Wood et coll., 2006a).

Par ailleurs, Insite s’articule à la logique prohibitionniste de plusieurs manières. D’abord, les responsables de la stratégie des quatre piliers de Vancouver présentent souvent Insite comme étant partie prenante dans cette stratégie en soulignant le continuum et la complémentarité des approches qu’elle inclut (l’application de la loi, le traitement, la prévention et la réduction des méfaits)[12]. En mai 2008, par exemple, le coordonnateur de la politique des drogues de Vancouver expliquait au Comité permanent de la santé (Standing Committee on Health) de la Chambre des communes (pouvoir législatif fédéral) que :

(...) what we are trying to achieve with the development of the Four Pillars Drug Strategy is to firmly acknowledge the importance of harm reduction to the development of a comprehensive approach that also includes drug treatment, prevention and policing as critical components to the strategy. The supervised injection site is simply one piece of this effort to build a comprehensive approach to address this problem.

McPherson, 2008, p. 3[13]

Dans le même ordre d’idées, quelques recherches autour d’Insite attestent de l’importance de la logique prohibitionniste. Par exemple, l’une de ces recherches s’est attardée sur l’impact de l’ouverture du site d’injection sur la criminalité dans les environs (Wood et coll., 2006b). Une autre s’est intéressée à l’évolution temporelle et géographique de la criminalité et aux perceptions des changements dans l’ordre public pouvant découler de l’ouverture du site (Boyd et coll., 2008). D’autres enfin ont porté sur les effets de la mise en service du site sur les habitudes de consommation des personnes faisant usage de drogues (Kerr et coll., 2006) ou sur le début de la consommation par des non-consommateurs (Kerr et coll., 2007) parce que certains craignaient que le site avec son approche « libérale » de la consommation encourage une plus grande consommation de drogues.

Bref, en écho à l’analyse de Carrier et Quirion (2003), il est très clair que les logiques prohibitionniste, thérapeutique et de « périllisation » s’interpénètrent et sont en état de concubinage au sein de cette technologie gouvernementale, et ce, malgré les nettes différences et tensions qu’elles présentent tant au point de vue des sujets-objets qu’elles informent (respectivement : le criminel, le toxicomane et l’usager de drogues injectables) que des stratégies et mécanismes auxquels elles participent (la criminalisation ; la désintoxication et le traitement ; la sécurisation des pratiques d’injection). Cela dit, cette interpénétration et ce concubinage ont-ils renforcé les logiques prohibitionniste et thérapeutique, comme Carrier et Quirion en font l’hypothèse ?

Une problématisation des logiques thérapeutique et prohibitionniste

À propos de la logique thérapeutique, il appert que l’on peut accepter en très large partie l’hypothèse de ces deux auteurs. De fait, comme mentionné plus tôt, Insite est très souvent présenté comme une porte d’entrée vers les services de désintoxication et de traitement, que ce soit par les responsables du service ou par les chercheurs l’ayant évalué. Sur un site Web mis sur pied par la PHS au sujet d’Insite, sont décrits les résultats d’études scientifiques sur l’entrée en traitement ou en désintoxication. Par exemple, les auteurs du site Web écrivent que, dans une étude, « the SIF’s opening was associated independently with a 30 % increase in detoxification service use, and this behaviour was associated with increased rates of long-term addiction treatment initiation and reduced injecting at the SIF[14] ». En posant ainsi Insite, il semble assez clair que l’on renforce la légitimité et la rationalité thérapeutiques dans l’ordre du discours en matière de gestion des rapports aux psychotropes.

Il semble par contre raisonnable de poser une certaine limite à la portée de ce constat. En effet, Insite, comme les pratiques de réduction des méfaits en général d’ailleurs, est le plus souvent positionné aux limites des pratiques sous-tendues par la logique thérapeutique. Autrement dit, il est en conséquence le plus souvent posé comme une « alternative » à cette logique – et non comme étant relatif à des pratiques et à une rationalité aussi légitimes. Plus précisément, ce service et les autres pratiques de réduction des méfaits sont très fréquemment présentés comme étant nécessaires en raison de l’incapacité de « guérir » tous les toxicomanes, que ce soit pour des raisons relatives à un manque de ressources dans le réseau ou à des taux d’échec de l’entreprise thérapeutique, notamment. De manière quelque peu différente en termes critiques, il est aussi parfois mis de l’avant que ce service est offert pour un segment de la population qui n’est pas dans un état lui permettant de commencer ou d’aller jusqu’au terme d’un traitement. Par exemple, dans le dépliant de la VCH, il est précisé que « for this population, addiction is a root cause of their health problems, but to become candidates for addiction treatment, they must first be assisted in stabilizing the basic elements of their daily life » (VCH, 2009, p. 2). Autrement dit, si les pratiques de réduction des méfaits, dont Insite, reconduisent la légitimité de la logique et des pratiques thérapeutiques, elles en soulignent aussi constamment les limites – limites formulées en termes de ressources, d’(in)efficacité des traitements existants, ou encore en raison de « l’irréalisme » de la prémisse selon laquelle les traitements individuels peuvent être « efficaces » pour tous, peu importe leur situation personnelle ou sociale. Ainsi, tout en acceptant l’hypothèse que les pratiques de réduction des méfaits confortent la légitimité de la logique thérapeutique, il faut reconnaître que, simultanément, elles en soulignent constamment les limites. En outre le jugement prononcé autour d’Insite en 2008, comme l’énoncé en introduction le laisse voir, constitue peut-être la première fois où les logiques de « périllisation » et thérapeutique sont considérées comme étant aussi légitimes l’une que l’autre par une institution judiciaire – dans ce cas, à travers l’établissement d’une équivalence entre les substances psychotropes légales et illégales, et donc une problématisation de la distinction entre les substances qui traverse la logique prohibitionniste.

En ce qui a trait à la logique de prohibition, justement, l’hypothèse voulant qu’elle soit renforcée par les pratiques de réduction des méfaits semble être un peu moins adéquate pour décrire l’événement discursif en matière de psychotropes provoqué par ce qui s’est déroulé autour d’Insite. On peut certes dire que certains énoncés, sans clairement renforcer la logique prohibitionniste, la reconduisent en partie, de même que la légitimité des pratiques qu’elle sous-tend. Pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, on lit dans un document expliquant la stratégie des quatre piliers que :

A Framework for Action is an urgent appeal to all levels of government, the many committed non-government agencies, our law enforcement agencies, our criminal justice system, and health care professionals to rally together to develop and implement a coordinated, comprehensive framework for action that will address the problem of substance misuse in the city of Vancouver - one that balances public order and public health and is based on four pillars ; prevention, treatment, enforcement and harm reduction.

McPherson, 2001, p. 2[15]

Mais, une reconduction, même partielle, ne signifie pas renforcement. Certes, la logique prohibitionniste est considérée dans cet énoncé comme légitime et elle y est reconduite. Mais l’« équilibre » dont il est question doit se comprendre à la lumière de la nette emphase, dans le régime actuel, sur les actions policières et juridiques permettant d’actualiser la logique prohibitionniste. Cela est d’ailleurs rendu explicite plus loin dans le même document, lorsque l’auteur fait référence à un certain changement d’orientation de l’ONU en cette matière :

The UN itself is rethinking its approach this brings me to the comments made by Antonio Maria Costa, the Executive Director of the United Nations Office on Drugs and Crime, in Barcelona earlier this month. Mr. Costa clearly affirmed that the first principle of drug control efforts is public health and that the principle of public health within the international treaty system, “has, over time, receded from that position, overshadowed by the concern with public security and law enforcement actions that are necessary to ensure public security”.

McPherson, 2001, p. 2[16]

En outre, plusieurs énoncés servant à justifier Insite ou l’inclusion des pratiques de réduction des méfaits dans la stratégie des quatre piliers critiquent ouvertement la logique prohibitionniste. La citation du jugement effectuée plus haut constitue un de ces énoncés. Pourquoi, demande en somme le juge, pourrions-nous, par la force de la loi, empêcher des personnes vivant des problèmes de toxicomanie d’avoir accès à des services de santé qui peuvent leur être offerts à Insite pour la simple raison que les substances consommées sont illégales ? Certes, le juge ne remet pas en cause tous azimuts la légitimité de la distinction entre drogues légales et illégales effectuée par le législateur. Mais il critique sévèrement l’aspect disproportionné sinon « grossièrement arbitraire » de cette distinction lorsqu’elle a pour conséquence de permettre d’empêcher l’accès aux soins de santé dispensés à Insite au bénéfice d’individus qui vivent avec des toxicomanies :

In my opinion, s. 4(1) of the CDSA, which applies to possession for every purpose without discrimination or differentiation in its effect, is arbitrary. In particular it prohibits the management of addiction and its associated risks at Insite. It treats all consumption of controlled substances, whether addictive or not, and whether by an addict or not, in the same manner. Instead of being rationally connected to a reasonable apprehension of harm, the blanket prohibition contributes to the very harm it seeks to prevent. It is inconsistent with the state’s interest in fostering individual and community health, and preventing death and disease. That is enough to compel the conclusion that s. 4(1), as it applies to Insite, is arbitrary and not in accord with the principles of fundamental justice. If not arbitrary, then by the same analysis, s. 4(1) is grossly disproportionate or overbroad in its application.

Cour suprême de Colombie-Britannique, 2008, p. 56-57[17]

Le juge reproduit essentiellement le même argumentaire à propos de l’article 5(1) aussi contesté par les plaignants. Selon lui, en effet, ces articles de loi contribuent aux torts qu’ils cherchent à prévenir et ils sont en contradiction avec l’intérêt de l’État de promouvoir la santé individuelle et collective et de prévenir la mort et la morbidité – ils sont donc arbitraires sinon grossièrement disproportionnés ou trop généraux dans leur application. Le juge, même s’il ne se prononce que sur le rapport entre ces deux articles de la LCDAS et le service Insite, exprime ici en quelque sorte une des critiques les plus persistantes formulées à propos des pratiques prohibitionnistes et de la logique qui les anime, soit que les lois actuelles sur les drogues ont des conséquences inacceptables et injustifiables sur la santé. Il s’agit là d’une critique qui a traversé des décennies et qui, à travers le jugement de la Cour suprême de Colombie-Britannique, a été institutionnalisée sur le plan juridique au Canada.

L’argument du juge sur le caractère trop étendu et indiscriminé des lois sur les drogues peut être repéré dans plusieurs documents ayant participé plus ou moins directement à l’ouverture d’Insite. Le Service de police de Vancouver (SPV) a produit un énoncé de politique qui explique le fondement de son action d’application des lois sur les drogues et son rapport aux autres pratiques d’intervention en la matière de même que les circonstances dans lesquelles il entend désormais intervenir :

Laws against the possession/illegal use of psychoactive substances should be enforced in circumstances where the users are engaged in behaviours that harm and/or interfere in the lawful use or enjoyment of public or private property and/or contribute to street disorder. (…) A person‘s behaviour or the context of the psychoactive substance abuse, rather than the actual unlawful possession of the substance, should be the primary factor in determining whether to lay a charge. Targeted behaviours are those that interfere in the lawful use and enjoyment of a given facility or location, whether private or public, or contribute to street disorder, and cause fear among citizens and the community at large.

SPV, 2001, p. 5[18]

Le SPV laisse ainsi clairement voir qu’il ne va pas intervenir dans toutes les circonstances où il peut être témoin de possession ou de trafic de substances contrôlées. Il spécifie explicitement que son action ne sera pas fondée uniquement sur le critère légal définissant l’infraction, soit d’appliquer la loi au sens strict, mais davantage sur le comportement de la personne et sur le contexte de la consommation, c’est-à-dire ses conséquences négatives sur la jouissance d’un lieu public ou privé ou sur le désordre ou la peur engendrés par ces gestes. L’application discrétionnaire des lois sur les drogues par les instances policières et juridiques n’est sans doute pas une nouveauté pour les observateurs attentifs de ce champ d’action gouvernemental, mais sa formalisation dans un énoncé politique effectué par un service policier est un événement assez rare.

Une problématisation sérieuse de la rationalité et du régime prohibitionnistes est par ailleurs effectuée à travers des énoncés que l’on peut retracer dans le document détaillant la stratégie des quatre piliers de Vancouver. Certains effets de la « guerre contre les drogues » à travers le monde sont d’abord soulignés. Référant à un article d’un quotidien de Vancouver, il est précisé que « the international “war on drugs” has, unfortunately, only succeeded in increasing drug production, trafficking, corruption, and fatalities » (McPherson, 2001, p. 7)[19]. De surcroît, dans une tentative d’explication de la concentration particulière du « problème de la drogue » dans le secteur Downtown Eastside de Vancouver, il est aussi expliqué que :

(...) displacement as a result of enforcement initiatives in the 1970s and 1980s that had the effect of pushing street level drug dealers into the Downtown Eastside from other areas of the city, thereby increasing the concentration of these factors in this community.

McPherson, 2001, p. 8[20]

Quels possibles ?

Quelles sont les possibles politiques que l’événement discursif autour d’Insite pourrait avoir instaurées dans le régime gouvernemental des rapports que la population du Canada entretient avec les psychotropes ? En raison des contraintes d’espace, deux seulement ont été retenues. D’abord, et à la condition évidente que les tribunaux supérieurs le reconduisent, il appert que le jugement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique légalise en pratique les services d’injection supervisée existants, dont un autre site officiel à Vancouver et possiblement d’autres services informels, ou qui pourraient être mis en oeuvre au Canada. Il est en effet difficile de voir pour quelle raison, advenant que la jurisprudence poursuive dans le même sens, et même si le jugement en question concerne en particulier Insite, un autre service semblable pourrait être jugé illégal. Dans le même ordre d’idées, il semble que d’autres programmes de réduction des méfaits, comme les programmes d’échange et de distribution de seringues notamment, se trouvent de fait légalisés par une telle décision juridique alors que leur statut est toujours demeuré incertain. En effet, par raisonnement analogique, il est difficile de voir comment il pourrait être maintenant possible de conclure à l’illégalité de ces services, dont aucun ne bénéficie d’une exemption en vertu de la LCDAS, même si les usagers possèdent des substances désignées et les employés manipulent du matériel en contenant des traces. Il semble donc que, au nom de la santé publique, des pratiques de réduction des méfaits pourraient être mises en oeuvre, créant de fait un état d’exception potentiellement important et permanent dans la logique prohibitionniste et le régime gouvernemental qui l’actualise. Ainsi, des espaces permanents pourraient se multiplier où des individus consommeraient légalement des drogues acquises et possédées illégalement ailleurs qu’au site de consommation. Qui plus est, cette légalisation concerne certainement a priori des espaces bien circonscrits, mais l’acquisition et la possession illégale de substances contrôlées doivent être postulées pour les usagers les fréquentant. Ainsi, comment les tribunaux réagiront-ils lorsqu’ils feront face à une personne accusée de trafic ou de possession de substances psychotropes présentant comme défense qu’elle se rendait au service d’injection légalisé pour consommer ? Le futur de cette logique et de ce régime prohibitionnistes dépend probablement du développement de ces programmes et services et de la jurisprudence qui définira ce type de questions. Il existe de fait bien d’autres voies de développement, dont certaines sont déjà bien amorcées, pour l’actualisation de la logique de « périllisation ». Toujours à Vancouver, par exemple, il s’est développé un nombre important de « services à bas seuil » qui pourraient très bien être considérés comme suivant la logique de « périllisation ». La PHS (qui gère Insite avec la VCH) est d’abord une organisation qui offre des services de logement à bas seuil – c’est-à-dire des logements pour des personnes vivant des problèmes de santé mentale ou de toxicomanie sans leur imposer de conditions pour bénéficier du service offert.

En second lieu, il faut comprendre que l’événement discursif autour d’Insite est indissociable du développement d’une stratégie de gouvernance urbaine qui dépasse nettement la gestion des rapports aux psychotropes. En effet, la stratégie des quatre piliers dans laquelle s’inscrit Insite est elle-même posée comme un des éléments d’une stratégie plus large de « revitalisation urbaine » de certains secteurs centraux de Vancouver considérés comme dévitalisés. Cette stratégie connue sous le nom d’« Accord de Vancouver » est organisée en fonction de plusieurs objectifs, mais de manière générale, l’idée est de favoriser l’activité économique et d’améliorer le cadre de vie dans ces secteurs :

En vertu de l’Accord de Vancouver, les trois paliers de gouvernement unissent leurs efforts et leurs ressources pour mener à bien les projets et initiatives pour faire de la ville un lieu où il fait bon vivre et travailler, dans un climat de sécurité, de salubrité, de prospérité économique et d’épanouissement social pour tous les résidants[21].

La fonction spécifique de la stratégie des quatre piliers et d’Insite dans cette stratégie de revitalisation paraît clairement de résoudre les tensions entre le trafic et la consommation de drogues en public, et les activités commerciale et résidentielle. Dans le secteur du Downtown Eastside où est situé Insite en particulier, l’afflux de plus en plus important de populations aux statuts socio-économiques relativement élevés (et de toutes les activités commerciales et professionnelles développées par et pour elles) est probablement, comme l’ont proposé Kübler et Walti (2001) dans leur analyse du développement des pratiques de réduction des méfaits dans les villes de la Suisse, l’un des facteurs permettant de comprendre le développement de ces nouvelles interventions pour « assainir » l’espace public. Cette tendance à la réoccupation des espaces urbains centraux par des classes sociales plus aisées et à l’apparition de nouvelles tensions avec les populations plus marginalisées n’est pas un phénomène unique à Vancouver. Se pourrait-il alors que les autorités publiques d’autres régions urbaines en viennent, elles aussi, à critiquer la logique prohibitionniste et les pratiques qui l’actualisent, en raison de leur incapacité - voire de leur caractère contre-productif - à permettre un apaisement des tensions induites par la consommation de drogues en public ? Si ce type de réponses régionales se multipliait, il se pourrait fort bien que l’on se trouve dans une situation où les lois fédérales canadiennes en matière de drogues et la logique qui les sous-tend soient pratiquement inopérantes dans ces espaces urbains où vivent déjà une large majorité de Canadiens. Cela semble être une histoire à suivre, d’autant plus que les processus d’affaiblissement des capacités d’action des autorités publiques des États-nations, par rapport à celles des instances supranationales et régionales, sont des phénomènes qui s’accentuent et sont déjà bien documentés dans la littérature sur les politiques publiques, voir notamment Lascoumes et Le Galès (2006), et Brenner (2004). Si le discours est bien l’enchaînement de ce que l’on dit et ce que l’on fait, son ordre en matière de gestion des rapports aux psychotropes au Canada pourrait être sensiblement bouleversé.