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Introduction

La consommation d’alcool contribue de manière significative à la morbidité mondiale[2]. Toutefois, les statistiques présentées dans les divers rapports de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) révèlent des différences marquées selon les régions, les groupes sociaux et les facteurs d’ordre socio-économique (Room et coll., 2003). Ces déterminants, tout comme ceux rattachés aux variations de genre dans la consommation et les expériences liées à l’alcool, sont encore très mal connus (Rehm et coll., 2003). Plusieurs facteurs entreraient en jeu dans ces distinctions de genre. Holmila et Raitasalo (2005), dans une étude menée aux États-Unis, suggèrent que les différences dans les comportements de consommation d’alcool des hommes et des femmes sont dues à des particularités sur le plan biologique et motivationnel, ainsi qu’aux variations dans les rôles et les contrôles sociaux. Dans une recherche comparative, Wilsnack et ses collègues (2000) soutiennent ces conclusions en soulignant, par exemple, que les femmes sont plus vulnérables aux effets physiologiques de l’alcool que les hommes des études de Holmila et Raitasalo (2005) et Limosin (2002) qui, eux, boivent davantage et plus fréquemment.

Cette vulnérabilité biologique féminine serait toutefois renforcée par des rôles et des statuts sociaux distincts. Les études contemporaines suggèrent que la consommation d’alcool chez les femmes a pris de l’ampleur (Bloomfield et coll., 1999), mais qu’elle varie en fonction des pays, des classes sociales et des rôles reconnus et valorisés. On constate ainsi qu’en Europe, la consommation d’alcool est plus importante chez les femmes éduquées, mais également chez celles qui se retrouvent sans emploi, ce qui n’est pas la situation chez les hommes (Bloomfield et coll., 1999). Dans le cas de la Suède, la consommation est également plus importante chez les femmes qui dévient des rôles traditionnels qui leur sont reconnus, c’est-à-dire les femmes qui ont des enfants hors mariage ou celles qui sont mariées sans avoir d’enfant. Les études sur l’alcoolisme féminin menées au courant du XXe siècle révèlent aussi la présence de problèmes psychologiques (Membrado, 2001). Ces études soulignent que l’alcoolodépendance serait liée à la détresse psychologique et à des épisodes dépressifs, mais qu’elle serait toutefois moins associée à des comportements psychopathologiques comme c’est le cas chez les hommes (Limosin, 2002). Selon une recherche américaine, les hommes auraient davantage tendance à devenir agressifs sous l’effet de la consommation d’alcool et à être plus désinhibés que les femmes (Fillmore et Weafer, 2004). Néanmoins, comme le montrent des travaux réalisés au Brésil, les femmes consommatrices d’alcool seraient tout aussi agressives et perdraient le contrôle d’elles-mêmes, occasionnant des difficultés dans leur vie sociale et familiale (Nobrega et de Oliveira, 2005). Il semble donc y avoir des distinctions socioculturelles quant aux effets de l’alcool et à sa variation selon le genre.

Plusieurs études ont aussi porté sur la prostitution et la consommation d’alcool et d’autres substances, montrant que ces activités ont un rôle négatif dans la vie des prostituées. La consommation de drogues et d’alcool serait associée l’apparition de conduites délinquantes (Lane, 2003) et constituerait un incitatif à l’entrée dans le milieu prostitutionnel (Pedersen et Hegna, 2003 ; Bibeau et Perrault, 1995). Cet usage maintiendrait ensuite les femmes dépendantes de ces substances dans un système d’exploitation et de soumission par rapport aux fournisseurs. La consommation et la prostitution interviendraient ainsi conjointement pour limiter les possibilités de sortir de cet environnement (Bibeau et Perrault, 1995 ; Cepeda, 2004). L’abus d’alcool et de drogues servirait également de moyen pour rendre plus supportable le travail dans les milieux prostitutionnels (Bibeau et Perrault, 1995) et certains auteurs vont jusqu’à considérer ce type de consommation comme une mort lente ou une forme de suicide (Haw et coll., 2005).

Les représentations négatives de la consommation interviendraient également sur les modalités d’exclusion. Comme le note Room (2005), l’usage de substances psycho-actives provoquerait une stigmatisation et une marginalisation presque universelles de la part de la famille, de l’entourage, des institutions publiques ou gouvernementales ; cette stigmatisation, dans le cas de l’alcool, serait plus forte à l’encontre des femmes que des hommes (Bloomfield et coll., 1999). Ce qui semble moralement condamné, ce sont les conséquences sur la santé, les problèmes sociaux qui découlent de la consommation, l’intoxication elle-même et la perte de contrôle. Pour limiter ces effets négatifs, la stigmatisation agit en même temps comme outil de contrôle social. Werner (1993), dans son étude de la consommation de psychotropes et de la prostitution en milieu sénégalais, a montré à ce sujet que la construction de la marginalité répond aux oppositions entre deux systèmes de référence divergents, soit les normes établies par l’État et celles établies par l’ensemble politico-religieux[3], lesquelles définissent comme déviants les jeunes usagers de drogues et les prostituées. Néanmoins, le marginal et le stigmatisé peuvent arriver à se définir comme sujets en réinterprétant les critères qui les discréditent. Ainsi, par la consommation de substances psycho-actives qui pourraient devenir source de prestige, ils reprennent ainsi possession de leur corps et de leur identité.

Ces recherches sur les usages de substances dans le milieu prostitutionnel regroupent toutefois en une seule catégorie les usages de drogues et d’alcool quand, pourtant, chaque type de consommation aurait des impacts différents sur la santé, de même que sur les rapports entre les personnes prostituées et les clients. Une étude européenne démontre par exemple que la consommation des personnes prostituées varie selon leur milieu de travail. Les bars favoriseraient la consommation d’alcool, alors que la rue encouragerait l’usage de drogues « dures » (Graaf et coll., 1995). De plus, la consommation d’alcool n’interviendrait pas sur la fréquence des conduites sexuelles à risque, alors que c’est le cas pour l’usage de drogues.

La réflexion proposée dans cet article, située dans une perspective culturellement sensible et attentive aux dimensions du genre, s’appuie sur des données ethnographiques du milieu de la prostitution de Tarija, une ville méridionale de la Bolivie, et sur des données expérientielles de femmes prostituées[4]. Des récits de vie de femmes prostituées (N=18) et de résidants (N=15), ainsi que des entrevues semi-dirigées avec des acteurs (N=26) gravitant autour d’elles, ont permis de saisir l’expérience transformatrice des définitions et du vécu de la féminité des prostituées. Le présent article dégage une nouvelle lecture de ces données dans le but de cerner le rôle de l’alcool dans le sens de contraintes structurelles et symboliques qui orientent les choix de certaines femmes prostituées vers et dans les activités prostitutionnelles et qui interviennent dans l’exercice de leur pouvoir. Il s’agit de comprendre comment la consommation d’alcool contribue à la négociation d’un sens nouveau quant à leur position sociale, à leur féminité et à leur expérience dans la prostitution. Par conséquent, ce regard différent cherche à analyser le rôle structurel, relationnel et symbolique de la consommation d’alcool dans la construction des hiérarchies sociales propres à ce milieu. L’exemple de ces femmes de Bolivie nous amène à réfléchir sur une nouvelle manière de concevoir la consommation d’alcool et ses rapports à la prostitution qui dépasse les préoccupations d’ordre psychologique et sociosanitaire que l’on retrouve souvent mentionnées dans la littérature contemporaine.

Prostitution et alcool à Tarija

De manière générale, la prostitution à Tarija, capitale d’un département du Sud bolivien, prend place dans les lieux de vente d’alcool tels que les tavernes et les bars, les discothèques, ainsi que les karaokés. La vente et la consommation d’alcool occupent également une place importante dans les lupanars (maisons de prostitution). Pourquoi la vente et la consommation du sexe se retrouvent-elles en étroite relation avec celles de l’alcool ? Nous pouvons avancer l’hypothèse que le commerce de l’alcool organise l’espace de même que les relations sociales dans l’environnement prostitutionnel. Il structure également les espaces symboliques, les femmes prostituées se servant de l’alcool comme outil de revendication pour rétablir leur dignité morale. Dans ce qui suit, nous verrons l’interdépendance de ces deux activités et leur valeur symbolique respective. Je présenterai d’abord une courte description des conditions juridiques de l’exercice de la prostitution à Tarija et les représentations institutionnelles et populaires sur ce milieu et les femmes qui y circulent. J’exposerai ensuite la valeur symbolique de la consommation d’alcool et son organisation dans l’environnement prostitutionnel, pour enfin illustrer comment ce symbole est manipulé par les femmes prostituées dans les définitions de la féminité et du métier de prostitution.

La consommation de la prostitution

L’activité de prostitution, en dehors de la prostitution forcée dans le cas de mineurs et du trafic des femmes, n’est pas régie par des articles de lois propres au commerce du sexe. Le Code pénal bolivien traite d’infractions à la santé publique, de délits contre l’intégrité corporelle et la santé, et d’infractions à la morale. En ce qui a trait aux locaux de prostitution, le gouvernement municipal, la police et le ministère de la Santé octroient des permis d’ouverture, ces établissements étant soumis au Code de santé de la République de Bolivie au même titre que toute autre institution publique. Aucune autorité n’interviendra en ce qui a trait aux catégories de personnels engagés et à leurs diverses fonctions. Il y aura une violation de la loi seulement si les locaux dépassent les fonctions d’opération, conformément à l’autorisation obtenue.

À partir des résultats de notre recherche, nous avons mis de l’avant deux catégories de prostitution : formelle et informelle. Les femmes ne se cantonnent pourtant pas à l’une ou l’autre, et elles passent librement de l’une à l’autre. Le milieu de prostitution formelle regroupe les bordels ayant reçu l’autorisation des autorités pour le commerce du sexe ; le milieu de prostitution informelle, celui des karaokés, discothèques et bars, n’a pas obtenu cette autorisation. Il existe toutefois d’autres formes de prostitution que je n’aborderai pas ici et qui apparaissent plus clandestines. En vertu de la loi, les femmes qui s’engagent dans la prostitution ne sont pas en faute. Elles seront toutefois en infraction dans le cas de transmission d’infections, entre autres d’infections transmises sexuellement (ITS). Celles qui travaillent dans des milieux de prostitution formelle doivent se soumettre à une révision médicale hebdomadaire qui donne droit à un carnet sanitaire ; les femmes devront l’avoir en main en tout temps. Ce carnet n’est toutefois octroyé que si elles ont une pièce d’identité[5] ; il les identifie alors officiellement comme « travailleuses du sexe ». Par contre, les femmes du milieu de prostitution informelle, les hôtesses, appelées damas de compañía, travaillent souvent clandestinement, ce qui rend difficile la tâche de vérification du statut sanitaire par les autorités et l’imposition de modalités de contrôle. Des interventions de vérification se font toutefois sporadiquement dans les deux milieux.

L’accent mis sur la dimension sanitaire de la prostitution révèle l’association symbolique de la prostitution à un réservoir d’agents infectieux, ce qui favorise, à mon avis, la stigmatisation des femmes qui y circulent. La prostitution a longtemps été traitée, et l’est encore aujourd’hui, dans une perspective épidémiologique, considérant de prime abord les personnes qui se prostituent comme un groupe à risque, ensuite comme un groupe vulnérable. Selon Pheterson (1990), ces représentations sont à la source du jugement moral posé sur ces femmes. Cette préoccupation hygiénique des institutions de Tarija demeure toutefois au niveau du discours, le contrôle sanitaire lui-même semblant peu efficace. Le discours et les actions des représentants de ces institutions refléteraient surtout une tentative de contrôle basée sur une philosophie privilégiant la victimisation, ce qui contribue, dans ce cas particulier, à une tolérance face à la prostitution. Les lois actuelles ne viseraient donc pas à sa légalisation. Les femmes prostituées sont prises en charge par l’État dans un rapport paternaliste, et ce, par le biais d’un contrôle médical, par des ateliers sur l’estime de soi ou sur l’éducation sexuelle qui ne prennent pas en considération le vécu culturel et social propre à ces femmes[6]. Cette « prise en charge » demeure le plus souvent au niveau du discours seulement et ne s’accompagne pas de mesures concrètes pour aider les femmes prostituées. Ces dernières ne réalisent donc pas vraiment de progrès sur le plan de leurs droits, non seulement en tant que femmes, mais aussi comme citoyennes d’ailleurs.

Les interventions étatiques favoriseraient donc la stigmatisation des femmes du milieu de prostitution formelle en reconnaissant officiellement et publiquement leur relation avec le commerce du sexe. Par ailleurs, l’attribution de caractéristiques discréditant les femmes prostituées s’observe également dans les représentations populaires et institutionnelles, cette symbolique sera d’ailleurs manipulée par ces femmes elles-mêmes dans leur rapport à l’alcool et au sexe par la suite.

Symbolique de la consommation du sexe

Les hypothèses féministes classiques soulignent la part des contraintes socio-économiques qui incitent les femmes à entrer dans le milieu violent de la prostitution (Amatller, 1999 ; Cilia, 1999 ; Escobar et Montecinos, 1996). Dans le cas de Tarija, nous retrouvons des conditions défavorables et contraignantes qui affectent les femmes des groupes autochtones et des classes populaires, comme le manque d’éducation et de qualification professionnelle, ce qui les exclut de certains milieux de travail, mais nous y observons aussi l’imposition d‘une autorité masculine incontestable. Cette exclusion des femmes reflète des contradictions inhérentes à l’organisation sociale de Tarija. Cette ville se situe dans une région isolée du reste du pays sur les plans historique, politique et économique. Par conséquent, face à ces contraintes, plusieurs femmes ont cherché un travail conforme aux représentations socioculturelles de la féminité, soit le travail domestique, le commerce ambulant de produits domestiques, le travail social, le travail dans des ONG défendant les droits des plus démunis. Tout en oeuvrant dans la sphère publique, ces femmes se maintiennent dans des activités que nous pourrions qualifier de « féminines », selon la logique machiste. D’autres femmes choisissent d’intégrer le marché du travail de la prostitution parce qu’il leur offre une solution plus avantageuse que le marché d’emploi qui leur est dévolu, là où le gain économique est limité[7]. Les femmes prostituées négocient alors leur implication dans cette activité économique considérée comme indigne et déshonorante en mettant l’accent sur les contraintes ou le caractère temporaire de ce travail.

Le travail de prostitution déroge à la norme féminine dominante puisque ces femmes travaillent avec un outil qui ne leur appartient pas en propre, leur corps, et dans une activité, celle du sexe, qui leur fait perdre leur dignité. En effet, la pérennité du machisme est assurée par le contrôle de la sexualité des femmes. Dans un ordre « naturellement » et moralement établi, on commence par l’instauration de la pudeur chez les fillettes et, par la suite, de la souffrance et du sacrifice chez l’épouse-mère pour réparer le péché originel. L’identité féminine se trouve donc en constante tension entre l’honneur et la honte, tentant le plus possible de se rapprocher de l’idéal féminin représenté par la Virgencita, qui est incarnée dans le modèle ethnicisé de la señora, la Tarijeña, cette femme de l’élite économique et sociale locale qui se targue d’avoir du sang espagnol. Les femmes prostituées, les putas, se retrouvent exclues symboliquement du champ social principalement par les autres groupes de femmes non prostituées, constituant ainsi un contre-modèle qui permet aux señoras et aux paysannes – aspirantes au titre de señoras –, de s’identifier à la femme idéale, asexuelle et dévouée à la famille.

Les femmes considérées putas, perras, prostitutas regroupent celles qui vendent leur corps ou offrent un service sexuel ou des faveurs sexuelles en échange d’argent : entregrarse por dinero, por ecónomico ; aquella que ofrece su servicio sexual por dinero ; dar favores a cambio de dinero, autant d’expressions qui désignent la prostitution. La catégorie puta inclut aussi, au sens plus large, les femmes qui sont infidèles, les non-vierges au mariage ou celles qui sont au service de plusieurs hommes. Les femmes prostituées doivent donc faire face à la stigmatisation sociale fondée non seulement sur leurs origines paysannes[8], mais également sur l’indignité perçue de leur travail. De plus, elles sont stigmatisées dans les représentations populaires, surtout celles des femmes non prostituées qui les considèrent comme des paresseuses, incapables de travailler durement ou comme des vaniteuses en quête de biens matériels et de plaisirs.

Toutefois, les discours populaires principalement masculins et ceux des institutions témoignent d’une certaine tolérance à l’égard des femmes prostituées, en particulier des damas de compañía. Leur activité servant au divertissement et au bien-être des hommes, la prostitution est considérée comme un travail et se justifie par le fait même. Les putas de maisons autorisées et surtout celles offrant un service sexuel dans le milieu de prostitution informelle sont ainsi tolérées par les hommes et les institutions, mais ne peuvent être mêlées à leur señora, leurs enfants, encore moins leurs filles, car leur famille honorable court le risque de contamination par contact avec ces personnes porteuses de stigmates sociaux. Ce maintien de la distance sociale est confirmé par l’éloignement géographique, les maisons de prostitution étant situées en dehors du Centro histórico, loin des maisons de l’élite, et dans les quartiers populaires, séparés par des ponts, des ravins, des falaises et des éboulis. Par contre, les karaokés, moins stigmatisés, ont pu s’installer sur la rue principale du centre de la capitale, offrant ainsi un divertissement acceptable, sur le plan social et moral.

En raison de cette exclusion sociale, géographique et symbolique partielle, les femmes prostituées rencontrées à Tarija ont développé des périmètres défensifs qui redéfinissent les critères de féminité et de non-féminité, déployant alors diverses stratégies de résistance, dont celle d’afficher leur vergüenza (honte) occasionnée par l’exercice de la sexualité, une vertu aussi associée à la souffrance et au sacrifice qui assure l’honneur des femmes. Ces périmètres défensifs permettent de créer un espace, autant privé que public, qui assure une sécurité interne et sociale, une séparation et une barrière opposant le dehors au dedans pour protéger cette « réelle intimité de la vie » (Paugam, 1986), soit celle de la sphère familiale. La consommation d’alcool servirait à cette fin. Nous n’entrerons pas dans une analyse approfondie des effets euphoriques provoqués par l’alcool, qui entraînent des modifications de l’état de conscience. Nous nous attarderons davantage sur la participation de l’alcool à l’organisation des interactions sociales dans et en dehors du milieu prostitutionnel. Nous nous pencherons sur son apport symbolique dans la redéfinition de la féminité chez les femmes prostituées de Tarija ainsi que la protection qu’il offre contre les abus du milieu, mais principalement contre la stigmatisation de la société.

Symbolique de la consommation d’alcool

Les consommations alcooliques, la chicha (faite à base de maïs fermenté par la salive), le vin et la bière par exemple, sont intégrées aux célébrations religieuses andines et l’étaient avant même l’arrivée des Espagnols. Ces célébrations accompagnées d’alcool ont encore lieu aujourd’hui, au plus grand désarroi des autorités religieuses catholiques (Salazar-Soler, 1995), et la participation des femmes dans ces activités est maintenant tolérée (OMS, 2004b). Dans ce contexte cérémoniel, la consommation d’alcool ne renvoie pas à une forme de dépendance et d’autodestruction, mais constitue plutôt un outil de socialisation et de communication avec l’au-delà (Saignes, 1992), relation essentielle à la survie de l’être et à sa construction identitaire. Les problèmes reliés à l’alcool chez les autochtones « modernes », affirme cet auteur, relèvent plutôt des contradictions entre les représentations traditionnelles et les constructions occidentales qui considèrent l’alcool comme une substance problématique. Cette construction négative de la consommation d’alcool se retrouve dans les interprétations de chercheurs en sciences humaines. Metraux (1962) affirme ainsi que les festivals et les cérémonies contemporaines qui, initialement, avaient pour but de promouvoir la cohésion sociale par la redistribution des biens et du pouvoir, ont perdu de leur sens pour s’orienter vers l’abus de la boisson et l’alcoolisme. Bernand (1979) souligne que, dans les représentations populaires, l’alcoolisme est à la source de la perte de la masculinité de l’homme andin et de sa déchéance, car il est amené à la ruine et à la perte de son patrimoine.

L’alcool, parfois – sinon souvent – consommé de façon abusive, joue également un rôle important dans les activités de socialisation des habitants de Tarija comme dans la tradition andine, même en dehors du contexte des fêtes religieuses et civiques. Lors de fêtes privées, on s’attend à ce que l’hôte fournisse de l’alcool à ses convives, hommes et femmes. Malgré cette fonction festive et récréative, l’alcool est associé à la déchéance morale et aux vices, principalement masculins. Les représentations populaires associent par ailleurs la consommation d’alcool à celle du sexe. Ainsi, l’homme macho, en plus d’accumuler les conquêtes féminines, s’adonne à certains « vices » (vicios) comme l’alcool, la cigarette et fait appel à des femmes de la prostitution. On considère aussi qu’un jeune homme pourrait facilement développer des habitudes de consommation d’alcool et renoncer à ses études s’il fréquente les milieux de la prostitution. Le danger peut aussi s’étendre aux propriétaires de locaux de prostitution. Ainsi, la femme d’un tenancier avait peur que son mari ne « se perde » dans l’alcool, le vin et le tabac en ouvrant son karaoké : « En se perdant dans l’alcool, on peut se compromettre facilement. » De plus, les problèmes sociaux qui découlent de la consommation affectent non seulement le consommateur, mais également les individus qui font partie de son entourage (Room et coll., 2003). Selon un rapport de l’OMS, les femmes d’El Alto (ville située dans les hauts plateaux andins près de La Paz) considèrent la consommation masculine comme un problème important qui affecte la famille (OMS, 2004a) et le tiers des femmes disent avoir été agressées par leur partenaire, le plus souvent sous l’effet de la boisson.

Dans les représentations populaires, la consommation d’alcool est donc davantage associée aux hommes et elle fait partie intégrante des activités de socialisation avec leurs pairs, mais elle intervient aussi dans leurs relations avec les femmes, dans un cadre sexuel ou non. Les hommes s’attendent ainsi à ce que celles-ci consomment, les effets de l’alcool réduisant alors les inhibitions et facilitant le contact. Cette pression est rapportée par les femmes impliquées dans la prostitution puisque ce contexte est idéal pour consommer sans subir le regard désapprobateur des membres de l’entourage, des clients se mettant même en colère parce que le verre de leur accompagnatrice ne leur semblait pas contenir un taux assez élevé d’alcool. Par conséquent, en plus des représentations de l’alcool qui s’associent à celles de la prostitution, la vente et la consommation orientent les activités dans le milieu de prostitution.

La consommation d’alcool dans les milieux prostitutionnels

Le bar, situé dans le mostrador, soit le salon servant de « vitrine », semble central à l’organisation de l’espace et des activités de prostitution. Son emplacement révèle l’importance de son rôle dans les transactions économiques. Dans plusieurs milieux de prostitution visités à Tarija en 2003, le bar se situait soit près de l’entrée du lupanar, karaoké, discothèque, soit dans le fond de la pièce principale, près de la sortie arrière qui ouvrait sur les piezas (pièces), soit les chambres de passe. Dans un premier temps, le bar offre donc un espace d’exposition des femmes libres en attente d’un client. Il sert également de lieu de pause. Dans un deuxième temps, c’est au bar que la majorité des transactions économiques, dont bénéficiera l’institution, a lieu. Les clients doivent y payer le droit à la pieza ou celui de la salida (sortie), soit le droit de passage à la chambre ou le droit d’amener la dama à l’extérieur du local[9]. Les femmes prostituées y échangent leurs billets ou autres marqueurs des consommations de la soirée, consommations d’ailleurs notées par les responsables au bar qui déterminent également le prix du droit à la pieza ou à la salida. Pour un « verre de femme », c’est-à-dire pour une consommation achetée par le client pour la femme prostituée qui l’accompagne (une boisson habituellement moins forte en teneur d’alcool, car la femme doit performer durant de longues heures), le local reçoit la moitié du paiement, parfois un peu moins, et la femme prostituée une autre partie. Cette consommation coûte toutefois plus cher que celle du client pour laquelle la prostituée ne reçoit rien. Quant au paiement des consommations alcoolisées, il se fait directement au serveur ou au barman/barmaid. Les serveurs, dans les deux milieux, reçoivent parfois un salaire fixe ou sont payés selon un pourcentage des consommations alcooliques. Pour cette raison, certains feront des pressions sur les femmes prostituées pour encourager la consommation des clients. Cette pression devient parfois source de conflits entre eux. Ils reçoivent aussi des pourboires tout comme les responsables au bar. En raison de l’importance de ces transactions qui représentent la principale source de revenus pour l’institution, c’est le propriétaire ou sa compagne qui en ont la charge.

Dans le milieu de prostitution informelle, les femmes peuvent rester toute la soirée avec un client ou seulement quelques minutes. Tant que le client leur paie des consommations, elles restent avec lui, mais dans le cas contraire, elles le quittent pour un autre. Dans la même soirée, les damas de compañía peuvent se rendre dans les autres locaux (karaokés ou discothèques) s’il n’y a pas de clients dans le leur. Les damas de compañía doivent amener le client à consommer le plus possible (ce qui est plus payant pour le propriétaire), mais à partir de 3 h 00 du matin, elles ont le droit de partir avec lui. Certaines femmes peuvent ainsi faire jusqu’à trois ou quatre salidas par nuit puisque le local est encore ouvert après 6 h 00 du matin. Dans le milieu de prostitution formelle, les femmes prostituées tentent également de pousser le client à la consommation, mais le passage à la pieza se fait plus rapidement, sinon immédiatement.

La consommation d’alcool intervient également comme stratégie pour pouvoir supporter l’initiation à la prostitution et comme subterfuge de la part des tenanciers pour amener une femme à se « dégêner » plus rapidement avec les clients. Cette intégration est cependant facilitée si la jeune femme a déjà l’habitude de boire chez elle, dans des contextes festifs avec sa famille, avant l’entrée dans la prostitution.

La consommation d’alcool semble donc contribuer à faire rouler l’économie du milieu prostitutionnel plus que l’activité de prostitution elle-même. La vente d’alcool devient ainsi un outil important de contrôle des activités du personnel et des clients. Elle sert parfois de moyen de contrôle des femmes prostituées. La vente et la consommation d’alcool retardent le passage à l’activité sexuelle dont la majeure partie du paiement revient aux femmes prostituées. Dans leur définition identitaire, comme nous le verrons, les femmes prostituées devront gérer à la fois les contraintes organisationnelles et celles qui se font sentir sur le plan symbolique, notamment, par la stigmatisation rattachée à la consommation d’alcool et à la prostitution.

Alcool et périmètres défensifs

Les bars, les karaokés et les discothèques, mais aussi les bordels, à travers la place reconnue à la consommation d’alcool, offrent aux hommes un espace de divertissements, mais aussi d’exutoire à certaines frustrations personnelles. C’est, entre autres, cette fonction sociale que les prostituées mettent de l’avant dans leurs périmètres défensifs pour justifier leurs activités. Selon les « pro-travail du sexe », comme les nomme Geadah (2003), la prostitution devient un service sexuel offert aux hommes, analogue à celui que l’épouse offre à son mari (Tabet, 1987 ; Castañeda et coll., 1996), s’il est librement consenti, même s’il est une réponse à des contraintes économiques, sociales et politiques. Bien que dans les représentations populaires la prostitution ne soit pas considérée comme équivalente de la relation matrimoniale, cette rhétorique professionnelle offre néanmoins une certaine protection contre un regard social désapprobateur et permet « de maîtriser le stigmate et de s’en défendre » (Pryen, 2002 : 16). Par ailleurs, certaines femmes insistent sur la relation d’aide qu’elles offrent en prêtant une oreille attentive aux hommes et à leurs difficultés personnelles ou conjugales. Comme le rapporte une dama de compañía : « Je crois plus que tout que c’est parce qu’ils ont des problèmes à la maison, que ce soit avec leur femme ou leurs enfants […] qu’ils font appel aux filles, à celles qui travaillent ainsi. » Cette fonction d’écoute, appréciée par les hommes, constitue une autre justification de l’activité, reprise dans les conceptions masculines de la prostitution. Cette capacité d’écoute peut susciter des compliments de la part des clients qui leur conseillent alors de quitter ce milieu. Certaines femmes s’en valorisent.

Les confidences du client ont lieu autour de verres d’alcool que le client ou la femme commande. Ces deux activités ont cependant un second objectif, celui de retarder le passage aux activités sexuelles[10] et leur paiement, favorisant, surtout dans le milieu de prostitution informelle, l’apparence d’un jeu de séduction qui donne l’illusion à la prostituée d’avoir choisi le client ou d’avoir été choisie par lui. Ceci la distingue des prostitutas qui ont des relations sexuelles avec n’importe qui. Cette phase de la relation avec le client signifie que le sexe n’est pas l’objectif immédiat et essentiel et qu’en redéfinissant le rapport au client et à l’activité sexuelle par la consommation d’alcool, elles remettent en question les attributs qui les stigmatisent. Elles rejoignent ainsi le rang des femmes honorables. Les damas, principalement, peuvent alors se distancer des prostitutas qui ne font qu’avoir des relations sexuelles avec les clients. Les damas sont par conséquent moins touchées par le stigmate rattaché à l’étiquette de puta parce qu’elles peuvent davantage différer le passage à l’activité sexuelle, en particulier en recourant à la consommation d’alcool. Cette substance contribue par ailleurs, par ses effets de relaxation et de sociabilité, à réduire les tensions entre les femmes et à faciliter le contact avec les clients. Le recours à l’alcool comme stratégie de retardement des relations sexuelles est aussi illustré par le cas d’une prostituée qui, désirant prendre une « pause du sexe », se déplaçait dans des villes plus dangereuses comme Villazón ou Yacuiba (villes de transit situées près de la frontière argentine dans les Andes ou dans le sud du département de Tarija respectivement) ; les hommes y buvaient davantage et demandaient moins souvent de relations sexuelles. Puisqu’on y faisait plus de fichas[11] que de piezas, cette femme était cependant amenée à boire davantage que de coutume, non sans risque pour sa santé.

À ce sujet, plusieurs femmes prostituées et damas de compañía ont fait part de leur peur de devenir dépendantes à l’alcool puisqu’elles sont obligées, dans le cadre de leur travail, à en consommer en grande quantité. Même si leur boisson est diluée, il leur arrive de boire directement dans le verre, à forte teneur d’alcool, des clients ou de partager des bouteilles de bière avec eux. L’ingestion sur de longues périodes de temps (six nuits par semaine, sans compter leurs périodes de consommation personnelle) peut contribuer au développement d’une dépendance à l’alcool et des problèmes de santé reliés au foie. L’état d’ivresse contribue aussi à une prise de risques sur le plan sexuel qui peut entraîner des infections transmises sexuellement (ITS), puisqu’elles oublient parfois d’utiliser le condom. La femme médecin responsable de leurs contrôles médicaux s’inquiétait de cette situation. Par ailleurs, le recours à l’alcool, pour certaines, constitue un moyen d’atténuer une souffrance personnelle liée à un passé difficile, marqué par des abus, l’abandon, la solitude et le rejet, comme le rapporte une dama de compañía : « Je pense que je peux monter très haut et voler. Peut-être parce que nous buvons, nous pensons que nous perdons toute la douleur que nous avons en nous. »

Les femmes prostituées manipulent donc à leur profit les attentes des clients, des serveurs ou des propriétaires quant à leur consommation d’alcool. Tout en respectant les contraintes organisationnelles, elles élaborent sur le plan symbolique un discours qui leur permet, par cette même consommation, de se distancer des attributs stigmatisants de leur métier pour rappeler leur qualité de femmes honorables. Ce discours défensif n’est toutefois pas imperméable aux effets pervers de la stigmatisation. Bien que réels, les maux physiques rapportés par ces femmes soulignent également leur souffrance sociale et symbolique que les périmètres défensifs n’arrivent qu’à atténuer partiellement.

Conclusion

L’exemple de Tarija permet de mettre en évidence l’interdépendance de la consommation d’alcool et du sexe tant sur le plan structurel et instrumental que symbolique. En premier lieu, le rapport à l’alcool s’inscrit dans un contexte socioculturel qui favorise son usage dans des contextes festifs et récréatifs, tout en décourageant son abus, considéré dans les représentations locales comme étant plus prévalent chez les hommes. Néanmoins, à Tarija, la consommation d’alcool se retrouve aussi chez les femmes dont la précarité découle de conditions socio-économiques arrimées à une hiérarchie ethnique, et même raciale, laquelle place certains groupes de femmes en position inférieure dans la société. Ainsi, l’appartenance au groupe autochtone pourrait contribuer à la consommation d’alcool puisque celle-ci fait partie des habitudes de vie, comme le rapportent entre autres l’OMS (2004b), Salazar-Soler (1995) et Saignes (1992). Le recours à l’alcool serait aussi un moyen palliatif pour les femmes d’affronter des conditions précaires, comme le soulignent Munné (2005) et Bloomfield et ses collègues (1999). Ces conditions les inciteraient également à entrer dans la prostitution qui apparaît alors comme l’un des rares secteurs de travail lucratifs disponibles aux femmes de Tarija. Par ailleurs, les niveaux de détresse psychologique et affective élevés contribueraient tant à l’entrée dans la prostitution qu’à la consommation d’alcool, ce qui rejoint les résultats de recherche de Limosin (2002), Pedersen et Hegna (2003), Bibeau et Perrault (1995) et Lane (2003). Ces auteurs associent en effet la consommation d’alcool et de drogues aux comportements de délinquance ou de prostitution.

Dans le milieu prostitutionnel de Tarija, caractérisé par la présence d’un secteur formel et informel, la consommation d’alcool, mis à part le fait de constituer un mécanisme d’entrée dans la prostitution, sert aussi à faciliter l’intégration des femmes, d’une part, et peut-être même à les exploiter en ne leur retournant pas la part de l’argent des consommations qui leur revient, d’autre part. Elle est également utilisée comme mécanisme de régulation des interactions entre les clients et les femmes prostituées en contrôlant le moment où les relations sexuelles prennent place. Les propriétaires et les serveurs encouragent ainsi fortement, ou même imposent, le retardement du passage aux activités sexuelles. Pour les femmes, ce rapport est aussi d’ordre symbolique puisque ce délai, médiatisé par l’alcool, leur permet, en offrant un moment de divertissement et d’écoute aux clients, de se distancer de la dimension directement sexuelle de leur profession, et donc des putas, ce terme semblant davantage faire référence, selon les représentations populaires, aux femmes du milieu de la prostitution formelle. Dans le contexte formel, le sexe se trouve plus immédiatement placé au centre de la relation et plus directement rattaché à des échanges monétaires, ce qui les discrédite dans leur féminité et renforce la stigmatisation. La consommation d’alcool constitue donc une stratégie symbolique pour tenter de regagner le statut de femmes honorables, de señoras, qu’elles ont perdu, entre autres, parce qu’elles vendent leur corps et s’adonnent au sexe. Par cet usage, elles valorisent ainsi leur rôle social rattaché à la relation d’aide qu’elles prodiguent aux hommes, une forme de service qui les éloigne d’un rapport au sexe problématique. L’usage d’alcool organise donc non seulement la structure du milieu de prostitution, mais également les rapports avec le client et les enjeux sexuels qui renvoient à la signification de la féminité et à des dimensions de dignité et d’honneur, des valeurs centrales dans les représentations populaires de la féminité. Il reste néanmoins que le rapport à l’alcool demeure problématique à cause des modes de consommation qui peuvent favoriser une réduction de la protection, contribuant entre autres à la transmission des infections transmises sexuellement (ITS). Des dommages physiques peuvent aussi survenir et la sphère sociale et familiale être affectée, ce qui rejoint les conclusions d’autres études de Nobrega et de Oliveira (2005) et d’Alcarez del Castillo, Soliz et Zuazo (2000).

Les femmes se voient alors confrontées à une double stigmatisation dont la souffrance qui en découle est exprimée physiquement. Elles vivent une stigmatisation liée à la consommation d’alcool, considérée comme une activité immorale et dangereuse physiquement, et une autre associée à la prostitution qui va à l’encontre des valeurs dominantes de la féminité. Elles se retrouvent donc rejetées tant par les femmes des classes supérieures que des classes populaires. En retour, cette exclusion sociale et cette stigmatisation favorisent la consommation d’alcool chez ces femmes qui dérogent aux normes sexuelles (Bloomfield et coll., 1999).

La réflexion des rapports entre prostitution et alcool met en évidence l’importance de dépasser le plan des questions sanitaires et pathologiques pour analyser la contribution structurelle, relationnelle et symbolique de la consommation et saisir les significations sociales de l’usage d’alcool et de la souffrance qui en découle (Kleinman, Das et Lock, 1997). Le cas bolivien présenté ici montre que ces significations s’inscrivent dans des rapports de sexe et dans une construction complexe des rôles sociaux et des identités.