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Introduction

Quand j’avais 20 ans, rien que sur la rue principale d’Amos, il y avait au moins cinq ou six hôtels [...]. Les Indiens allaient s’y saouler. Partout dans la rue, on voyait des Indiens saouls, et j’avais honte des gens de ma race. (Dan[1], 42 ans, Pikogan, 6 novembre 1996)

« Les Indiens, y font rien que se pacter ! » Combien de fois avons-nous entendu ce stéréotype, médiatisé à l’envie et solidement ancré dans le discours populaire québécois. Qu’on ait vu soi-même un Amérindien saoul ou pas, peu importe : l’image des communautés autochtones est étroitement associée à l’abus d’alcool et à la toxicomanie. Le but de cet article n’est pas de chercher à vérifier la part de vérité de ce préjugé ni d’en infirmer d’autres, mais plutôt d’examiner les solutions que les Amérindiens apportent à ces problèmes, ainsi que les effets que ces solutions ont engendrés dans les communautés concernées. Choisir d’inverser l’angle de vue habituel permet de changer la perspective et aussi d’aborder un thème peu évoqué dans les études sur les changements sociaux vécus par les Amérindiens.

Depuis les années 1970, les bandes autochtones et les professionnels de santé ont largement identifié l’abus d’alcool et les toxicomanies comme étant les premiers facteurs de problèmes sociaux, vecteurs de violence, de bris des structures familiales et causes de décès prématurés. En 1982, le ministère de la Santé du Canada a officiellement créé le Programme national de lutte contre l’abus d’alcool et des drogues chez les autochtones (PNLAADA), voué à la prévention, à la formation et au traitement, qui a favorisé la prise en charge de ces problèmes par les communautés elles-mêmes et l’essor d’un mouvement de guérison. Le contexte général dans lequel s’inscrit cette prise en charge, que nous examinerons, doit en effet connaître des améliorations. Comme le soulignent deux leaders innus de Mashteuiatsh dans une entrevue (Bourdon, 2002), « il faut mettre fin à plus d’un siècle de dépendance » : « même s’ils ne représentent que 1 % de la population du secteur, les gens de Mashteuiatsh constituent 7 % d’utilisation du centre hospitalier de Roberval ».

Au Québec, les Algonquins, comme tous les autres Amérindiens, sont parfaitement conscients des stéréotypes négatifs qu’ils projettent et dont ils souffrent. Ils travaillent activement à promouvoir la désintoxication, à reconstruire une image de communautés fières, autrement dit saines et sobres. En effet, dans leur optique, comment peut-on être fier d’être Algonquin quand, dans l’imaginaire national, être Amérindien signifie être déficient socialement, mais surtout quand, dans sa propre communauté, abuser d’un intoxicant peut être considéré comme allant de soi ? Choisir de se désintoxiquer est une démarche ardue pour tous les gens concernés, quelle que soit leur identité. Elle implique une difficulté sanitaire per se, des remises en question, des découragements et au bout, un succès fragile. Dans le présent article, je montrerai que se sortir de sa ou de ses dépendances se complique pour les Algonquins par d’autres obstacles à franchir. Non seulement il n’est pas simple de modifier en profondeur ses habitudes quand l’extérieur vous renvoie volontiers un miroir dépréciatif, mais en outre, dans le monde clos que représente une réserve[2], la désintoxication peut être vue comme une rupture dans les liens sociaux, et en particulier dans les liens de parenté. Ainsi, un lien social d’un nouveau genre a émergé : il s’agit d’un réseau d’entraide que j’appellerai ici « réseau de sur-parenté », dont les fondements seront expliqués.

Les données sur lesquelles est fondé cet article ont été recueillies dans les communautés algonquines, particulièrement en Abitibi, lors d’enquêtes ethnographiques menées depuis 1996. À l’aide de recherches en ethnologie, histoire, criminologie et travail social, j’examinerai tout d’abord dans quel contexte historique il importe de situer la problématique. La construction sociale des relations entre les Amérindiens et l’alcool doit, en effet, être perçue dans sa durée et dans sa persistance. Puis je verrai quels recours thérapeutiques les Algonquins ont à leur disposition et quels sont ceux qu’ils produisent pour répondre à leurs besoins. Enfin, en m’interrogeant sur le concept de communauté, j’étudierai le réseau de solidarité qui unit les désintoxiqués et qui dépasse les limites de la bande à laquelle on appartient.

I – Briser le cercle de la reproduction des problèmes

La stigmatisation d’un rapport qualifié de malsain entre les Amérindiens et l’alcool remonte aux débuts de la conquête. La problématique de la désintoxication ne peut donc faire l’économie d’une évaluation au regard du passé, de la construction sociale de mémoires collectives, celle des Québécois et celles des Amérindiens.

Des fléaux sociaux qui viennent de loin

Comme en témoignent les chroniques, l’image des Amérindiens est associée à la consommation excessive d’alcool dès l’époque de la Nouvelle-France. Comme le souligne Catherine Ferland (2003 : 19), « chez les Amérindiens, l’alcool est une substance nouvelle qui doit être accommodée aux pratiques culturelles existantes […] ». Les historiens ont noté dans de nombreuses études les fréquentes allusions aux abus de boissons enivrantes dans les Relations des jésuites et dans les récits des dirigeants de la colonie (citons notamment Dailey, 1968 ; Dickinson, 1993 ; Ferland, 2003). Tous montrent qu’une même constante revient dans les chroniques : celles-ci racontent que les Amérindiens boivent jusqu’à l’enivrement total, et même dans ce but, ce qui est supposé fournir la preuve de leur sauvagerie, de leur amoralité et de leur incapacité à se contrôler.

Pour expliquer cette propension à rechercher un état de complète ébriété, les hypothèses présentées par les chercheurs sont diverses. Dailey (1968) propose plusieurs explications : l’alcool procurait aux Amérindiens une nouvelle sensation physique et, sous son influence, ils se sentaient devenir des êtres exceptionnels ; cela leur permettait de se faire pardonner des actes de violence ; comme les Européens contrôlaient de plus en plus les affaires indiennes, « the former integrating effects of warfare and other village-wide activities were replaced by the search of communal use of alcohol » (id. : 126); enfin, l’alcool facilitait l’expérience très valorisée du rêve. Dickinson (1993 : 83), de son côté, avance que « si la spiritualité amérindienne explique une partie des comportements observés, l’ivrognerie n’avait pas toujours un but mystique. […] L’alcool a permis de résoudre les conflits tout en assurant la cohésion interne en portant le blâme sur une force extérieure à la communauté ». Le terme « résoudre » ne paraît cependant pas approprié, puisque loin de résoudre les conflits (même si on a pu en nourrir l’illusion), l’alcool a généralement entraîné une dégradation des problèmes. Catherine Ferland (2003), qui entérine les hypothèses précédentes et rappelle que l’alcool faisait partie des dons échangés avec les Amérindiens, met d’ailleurs l’accent sur le fait que « a priori, les Amérindiens les plus attirés par la consommation d’alcool […] semblent être ceux dont la cohésion sociale s’est effritée au contact de la religion catholique » (id. : 32). Elle parle même d’alcoolonialisme (id. : 39), une prise de pouvoir des puissances coloniales, conscientes que les Amérindiens voient l’eau-de-vie (l’alcool le plus souvent échangé) comme « une boisson aux effets médicinaux », une « substance surnaturelle » qui favorise un contrôle tant sur le plan commercial que sur le plan diplomatique (id. : 39). Mais les chroniques mentionnent aussi que des Amérindiens se sont très vite rendu compte des effets pernicieux de l’alcool, ce que la mémoire eurocanadienne a fort peu retenu.

Le commerce de l’alcool dans l’Outaouais supérieur et en Abitibi, pour la période située entre la fin du régime français et 1840, reste encore méconnu ; son évolution mériterait d’être mieux documentée par des recherches poussées en archives. À partir des années 1840, la Compagnie de la Baie d’Hudson adopta pour politique officielle l’arrêt de la distribution d’alcool, mais tout porte à croire qu’en pratique, cette interdiction fut médiocrement respectée (Gélinas, 2000 : 251-252). Les aînés algonquins, pour leur part, racontent que certains traiteurs saoulaient les trappeurs avec de l’ickodenabo (« eau de feu ») pour faire de meilleures affaires. Jacques Leroux mentionne d’ailleurs que « depuis longtemps, en fait, il y avait des peddlers, des aventuriers qui n’étaient pas à l’emploi des compagnies, qui vendaient illégalement de l’eau-de-vie contre des fourrures […] » (1995 : 54). D’après les chroniques qu’il cite, écrites entre 1840 et 1850, les Algonquins consommaient de l’alcool en temps de crise (lui attribuant peut-être, selon Leroux, des vertus prophylactiques). Des marchands de fourrures comme des prêtres rapportent dans les archives de nombreux cas où des Algonquins dilapidaient les profits de la vente de leurs fourrures lors de beuveries, ce qui avait des incidences non seulement dans les relations familiales, mais aussi sur la production de fourrures, voire la survie des familles dans les semaines subséquentes. En 1844, les pères oblats arrivèrent en pays algonquin et entreprirent d’éradiquer les croyances qu’ils considéraient comme diaboliques. Comme l’explique Leroux (1995), les missionnaires causèrent un tort immense, car en s’attaquant aux croyances, qui définissaient les codes moraux de conduite, et en interdisant de conter les mythes, ils détruisaient les schèmes de représentation de l’éthique algonquine. En outre, d’après Leroux, « alors que le leader servait de premier médiateur entre la maisonnée et la nature par le biais des rituels qui le mettaient en communication avec les divinités indigènes, le missionnaire se substitua à lui en devenant le médiateur de la maisonnée, auprès d’un dieu étranger et ‘tout-puissant’ », ce qui impliquait selon lui « l’usurpation de la fonction paternelle algonquine et, par là, la déchéance du sujet masculin adulte » (id. : 58).

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle et au début du XXe, les contacts avec les Eurocanadiens se firent de plus en plus fréquents à cause de l’exploitation de la forêt, la colonisation agricole progressive des régions, l’industrialisation et l’urbanisation. L’ouverture des chantiers forestiers et la construction des voies ferrées drainèrent sur leur sillage des trafiquants d’alcool, dont les récits de missionnaires, fort mécontents de la situation, font état. Ainsi, le père Guinard raconte les ravages que fit l’absorption d’alcool, vendu par les « contrebandiers », en territoire attikamekw dans les années 1905 (Bouchard, 1980 : 135-138). En Abitibi, l’ouverture de routes, l’arrivée du chemin de fer entre 1906 et 1914, la ruée minière dans les années 1920, les plans de colonisation des années 1930, la venue subséquente des fermiers et ouvriers, la baisse des ressources fauniques, enfin la fermeture de nombreux postes de traite et la chute du prix des fourrures achevèrent de bouleverser la vie des Algonquins. Malgré l’invasion des colons et de l’industrie, les Algonquins de Pikogan, Lac Simon, Lac-Barrière et Grand-Lac-Victoria continuèrent le plus possible à occuper leurs terrains de chasse ancestraux, mais durent chercher des emplois d’appoint. Certains abandonnèrent le semi-nomadisme et se rapprochèrent des villes, tandis que les autres, au contraire, s’en éloignèrent autant que faire se peut.

Pendant la première moitié du XXe siècle, les journaux de l’Abitibi relatent les conditions révoltantes dans lesquelles les familles amérindiennes se trouvent réduites. Dans les années 1930 et 1940, des articles de La Gazette du Nord font allusion au massacre d’animaux à fourrure par les chasseurs blancs, privant les Algonquins de leur principal moyen de subsistance. Ils racontent comment « les Indiens » sont déplacés sans ménagement, ignorés, ne trouvant pas de travail pour compenser la perte de leurs revenus habituels. D’un autre côté, les Indiens apparaissent faibles, influençables et incapables de se contrôler :

Les Micmacs de la Pointe Hudson Bay, sur le lac Abitibi, ont déterré la hache de guerre. [...] Après s’être saoulés au gros gin et au rhum de la Jamaïque, les Indiens se sont mis à briser les camping (sic), à battre leurs chefs et à maltraiter leurs femmes. Un vrai pawa en plein XXe siècle ![3]

La Gazette du Nord, 23 juillet 1948

Il faut apporter une nuance à cette source : le journalisme ne reflète pas toujours la réalité. Ici, est sélectionné un événement qui frappe l’imaginaire, mais qui ne correspond pas forcément à la réalité quotidienne des Algonquins. Cela tendrait à montrer que le stéréotype de l’Indien qui aime s’enivrer se répand avec beaucoup d’ampleur. Cette propension à boire de l’alcool sans modération fournit aux colonisateurs la preuve que les Indiens ne sont pas civilisés.

Le passage à la sédentarité et l’accroissement de la marginalisation

Toutefois, il est certain que les transformations profondes introduites chez les Algonquins, sociales, spatiales, économiques et environnementales, commencèrent à induire des comportements pathologiques dès la fin du XIXe siècle, qui ne firent que s’accroître tout au long du XXe. Dans son autobiographie, Josie Mathias raconte que son père, originaire de Kitcisakik et né en 1894, avait été élevé par une famille d’accueil qui lui faisait subir de mauvais traitements. Mais il précise : « il ne s’agit en aucun cas de la façon de se comporter des Anishinabeg, même face à un enfant adopté » (1998 : 7). Le système de valeurs algonquin paraît en effet avoir traditionnellement placé le respect au-dessus de tout. D’après les témoignages recueillis, les cas de maltraitance semblent devenir plus courants. Les enfants qui ont subi cela se réfugient dans l’abus d’alcool à l’âge adulte pour exprimer leur détresse :

Moi, je viens de Kitcisakik [Grand-Lac-Victoria]. J’ai été élevée dans le bois. Ma mère était au sanatorium, et j’ai été confiée à une de mes tantes. Elle me maltraitait beaucoup. Elle me faisait asseoir à l’entrée de la tente les soirs d’hiver pour la nuit. Elle me battait, puis elle m’insultait. [...] Puis je me suis mariée très jeune, à 15 ans. Dans ce temps-là, les femmes devaient être soumises, rester à la maison. J’ai été violée par mon beau-frère. [...] Alors, je me suis mise à boire. (Mina, 54 ans, Lac Simon, 1er septembre 1996)

L’expérience douloureuse de cette femme, loin d’être unique, reproduit un état de fait qui existait avant sa naissance. Même si la mémoire collective des Algonquins associe clairement à la sédentarité les problèmes d’abus d’alcool, ceux-ci semblent se multiplier pendant la période qui la précède.

Les Algonquins, devenus des intrus sur leur propre territoire, ne savent plus où s’installer. Ils n’ont d’autre solution que de s’établir sur des terrains réservés par le gouvernement à leur usage exclusif. Les réserves algonquines vont donc naître en majorité pendant les années 1950-1960. La sédentarité devient d’autant plus impérative que le gouvernement décide au début des années 1950 de rendre la fréquentation scolaire obligatoire au Québec. Les enfants indiens âgés de 6 à 16 ans doivent se rendre dans des pensionnats créés spécifiquement à leur intention.

Les familles s’installent dans les réserves et apprennent à gérer la promiscuité continuelle. Peu à peu, la vie s’organise dans ce nouvel environnement, difficilement conciliable avec le mode de vie traditionnel. L’espace de la réserve, façonné par le gouvernement fédéral et relayé par les missionnaires, est construit selon un modèle villageois eurocanadien, où l’église occupe une place importante. Les missionnaires, qui ne sont plus cantonnés à leurs missions d’été, peuvent plus aisément continuer leur travail de sape des croyances. L’adaptation à ce cadre de vie engendre un malaise social généralisé chez les Algonquins.

À partir des années 1960, le gouvernement fédéral commence à verser des chèques de prestations sociales, et « tout porte à croire que la violence croissait au même rythme » que la dépendance économique (Leroux, 1995 : 55). Leroux en donne pour preuve les beuveries générales que l’on observait au Lac Dozois le premier et le vingt et unième jour du mois, qui brisèrent les cycles de production et effritèrent l’autorité parentale. Les témoignages recueillis par Leroux à Kitcisakik concordent avec ceux que j’ai entendus à Pikogan et Lac Simon pour les mêmes tranches d’âge. Il s’agit ici de personnes nées entre les années 1960 et 1970. Quand, adolescents, ces personnes suivaient leurs parents dans le bois, toute la famille revenait dans la réserve pour recevoir son chèque. S’ensuivait une beuverie qui pouvait durer une semaine, pendant laquelle les enfants étaient laissés à eux-mêmes. Les problèmes dont souffraient les communautés étaient accentués par une règle implicite, l’interdiction d’en parler, ce que Leroux appelle la « règle du silence » face à une rupture du pacte symbolique qui normalement garantit la co-existence harmonieuse des membres du groupe (id. : 58-59). Les taux de viol, d’inceste, de maltraitance et de tentatives de suicide augmentaient, mais les victimes ne pouvaient en parler librement. Tacitement ou ouvertement, les familles faisaient bloc pour étouffer les prises de parole éventuelles.

En outre, sur les réserves, le gouvernement dispose d’un grand pouvoir d’intervention à cause de la Loi sur les Indiens[4]. En vertu de cette loi, les Amérindiens sont traités comme des mineurs, une situation qui se répercute dans leurs relations avec les Eurocanadiens. Notamment, jusqu’en 1971, l’article 94 de la Loi sur les Indiens limitait la possession d’alcool pour les Amérindiens[5]. Or, dans les petites villes situées à proximité des réserves, les principaux lieux de loisirs étaient, et sont encore, les bars et les hôtels. D’un point de vue politique, la Loi sur les Indiens a imposé le système des conseils de bande, seule entité politique reconnue, au détriment des systèmes de régulation sociale traditionnels. Comme l’explique Mylène Jaccoud dans un article qui décortique l’exclusion sociale des autochtones, l’appropriation des terres par l’État, la mise en réserves et un cadre juridique spécifique ont marginalisé les Amérindiens dans une politique « où le mythe de l’infériorité des Autochtones est institutionnalisé et légalisé » (1995 : 96).

Pendant ce temps, les enfants partent dans les pensionnats[6], dont la responsabilité est confiée aux pères oblats et aux soeurs grises. Les pensionnats ont pour but d’acculturer les enfants amérindiens pour qu’ils s’intègrent à la société dominante en étant des modèles d’allégeance à la foi catholique. Les jeunes Algonquins vont à Saint-Marc-de-Figuery, qui ouvre en 1955. Arrachés brutalement à la vie en forêt, ils doivent parler français, langue qu’ils ne connaissent pas. Tous reçoivent un uniforme et un numéro d’immatriculation. Pour eux, tout est nouveau. Ils ne sont pas habitués à l’alimentation, aux lits, aux bâtiments avec de nombreuses pièces, aux clôtures qui les empêchent de sortir. Les horaires sont très stricts et chaque jour débute par une messe. Comme les garçons et les filles sont séparés, par tranches d’âge, les frères et soeurs ne peuvent pas se voir. Ils y demeurent dix mois par an, ne retrouvant au mieux leurs familles que l’été et pour les fêtes de Noël.

Le pensionnat priva les parents de leur rôle d’éducateurs et bouleversa les structures familiales. Le système d’éducation très rigide du pensionnat contrevenait totalement avec la conception algonquine de la socialisation, fondée sur une absence de coercition. Mais ce ne fut pas tout : les enfants subirent des châtiments corporels, des agressions sexuelles, des coups, de nombreuses punitions telles que l’enfermement dans des placards et les nuits passées à genoux à côté de leur lit, et ce, de la part des autorités qui se présentaient comme morales et religieuses.

Les pensionnats indiens ferment dans les années 1970 et laissent des séquelles. Une rupture entre les générations apparaît. Les enfants reviennent chez leurs parents en parlant français et ont du mal à se souvenir de leur langue vernaculaire. Ils ne se reconnaissent plus dans le modèle social de leurs parents. Ils n’ont pas pu recevoir les savoirs et les savoir-faire de la vie en forêt, car ils ne l’ont connue que l’été. Ils ont été formés pour s’intégrer à la société dominante, mais ils ne peuvent pas vraiment en faire partie, de par leur statut particulier. Tous les anciens pensionnaires qui ont accepté de témoigner de leur expérience ont ressenti cette période de leur vie comme un fort traumatisme, à un point tel que beaucoup eurent honte de leur identité. Tous se mirent à consommer de l’alcool de façon immodérée, y ajoutant souvent des drogues dures (cocaïne, héroïne), ainsi que d’autres substances psychotropes. Les premiers anciens pensionnaires nés entre 1945 et 1950 disent d’ailleurs qu’ils ne se souviennent pas d’une époque où leur bande n’avait pas de problèmes d’alcool.

Des communautés désintégrées ? Premières prises en charge

Les années 1960 représentent la décennie à partir de laquelle les Amérindiens vont devenir de plus en plus visibles sur la scène médiatique, et l’État va faire évaluer sa politique de mise en tutelle des Amérindiens. Il forme ainsi la Commission Hawthorn-Tremblay (1964-1968). Comme le note Mylène Jaccoud, « c’est à cette époque que sont formulées les premières inquiétudes quant à la surreprésentation des Autochtones dans le système pénal au Canada » (1995 : 96), où l’alcool est très souvent mis en cause. En effet, en 1967, une étude de la Société canadienne de criminologie qui examine les rapports entre les Indiens et la loi, note que les Indiens en sont venus à valider une croyance en reproduisant ce qu’on attend d’eux :

Une fois que la croyance se fut implantée que, pour quelque étrange raison, l’Indien ne pouvait se contenir quand il buvait, cette croyance s’est répandue dans la population et des générations d’Indiens, même aujourd’hui, ont appris que pour quelque raison biologique ils sont incapables de boire « normalement ».

Société canadienne de criminologie, 1967 : 22

La société de criminologie va se pencher sur les hypothèses avancées par les chercheurs et les enquêteurs pour préconiser des mesures. Les principales hypothèses sont : « un grand nombre d’Indiens […] se servent inconsciemment de l’alcool pour échapper à un monde inhospitalier, et comme moyen de légitimer certains actes illégitimes qu’ils auraient le désir d’accomplir (par exemple, commettre des voies de fait, voler ou insulter la police) » (id. : 22) ; « certains Blancs ont intérêt à perpétuer la croyance que les Indiens […] sont incapables de boire normalement et que l’alcool est le principal problème de ces indigènes », ce qui écarte « le problème fondamental d’infériorité, qui se situe aux niveaux économique, psychologique et social » (id. : 22-23).

En somme, l’abus d’alcool, ainsi que la toxicomanie, ne serait que la manifestation d’un problème plus profond. Des recherches ultérieures vont aller dans le même sens (Westermeyer, 1979), jusqu’à proposer que les manières de boire chez les Amérindiens seraient des démonstrations de protestation (Lurie, 1979). L’étude de 1967 avance donc l’idée qu’une vaste campagne d’éducation s’impose et propose, plutôt que d’utiliser les cours criminelles, de mettre sur pied des programmes de traitement et de prévention, d’offrir des services et des fonds qui, à l’époque, n’existent pas.

La désintégration sociale des communautés et leur marginalisation se traduisent par des faits précis : les Amérindiens ont les plus forts taux d’alcoolisme, de suicide, de consommation de stupéfiants, de chômage et d’incarcération de tout le Canada (Dupuis, 1991). Les communautés subissent les fléaux de la violence familiale, de la délinquance et du vandalisme. Dans les réserves, les logements ne sont pas adaptés, car le rythme de construction de nouvelles habitations ne suit pas celui de la croissance de la population.

Les Algonquins présentent les mêmes caractéristiques démographiques que l’ensemble de la population amérindienne du Canada[7]. Ils ont un taux de natalité élevé et il est fréquent que les jeunes filles donnent naissance à leur premier enfant vers l’âge de 15 ans. On estime que 50 % et plus de la population des réserves algonquines a moins de 25 ans, alors que les gens de plus de 60 ans n’en forment que 5 %. Leur accession au marché du travail est limitée : ils peuvent surtout exercer des métiers manuels ou travailler pour le conseil de bande (principal créateur d’emplois), devant souvent dépendre de l’assistance publique. Ils ont donc en général un niveau de vie assez bas. Enfin, comme les réserves sont souvent isolées géographiquement, elles n’attirent pas les ressources humaines, matérielles et financières extérieures qui leur permettraient de se développer. Elles ne disposent donc que de peu d’équipements et dépendent des budgets alloués par le fédéral et le provincial. Le faible niveau d’instruction et le manque de formation professionnelle de la population active expliquent également la pénurie d’emplois spécialisés et bien rémunérés. Ces caractéristiques sont typiques des pays en voie de développement.

Le tableau est-il donc si noir ? Mylène Jaccoud pointe du doigt la surproduction de données sur les Amérindiens :

Souvent réduite aux indicateurs de pauvreté et de sous-développement, la condition autochtone s’est édifiée sur une image stéréotypée et donc tronquée de l’Autochtone. Cette visibilité a eu pour effet de produire et de renforcer la marginalisation, l’exclusion et la différenciation en estompant l’image d’une société autochtone qui a, pourtant, aussi su s’approprier les conditions de la modernité, bâtir une force politique nationale et internationale ou développer un entrepreneurship de plus en plus enviable.

1995 : 96

Cette mise en garde est importante, car elle permet de ne pas tomber dans la caricature et d’inclure dans la vision générale des données souvent écartées pour dresser un tableau plus juste. Je reparlerai plus loin du concept de communauté, qui fait partie de la rhétorique idéologique officielle pour qualifier les réserves amérindiennes, pour voir si ce terme est vraiment adéquat. Mais s’il semble certain que lesdites réserves sont marginalisées, Mylène Jaccoud (1995), comme Yngve Georg Lithman (1984), souligne les efforts et les progrès des réserves depuis leur création. Lithman, dans son étude sur Maple River[8], rapporte qu’un certain nombre de chercheurs ont envisagé la question des réserves en retenant comme traits significatifs la pauvreté, le racisme et la situation de domination. Les communautés autochtones seraient des communautés « désintégrées » parce que le pouvoir local y a une faible influence et parce qu’il y règne la violence, les problèmes sociaux et une hostilité entre les membres et envers les gens de l’extérieur. Pour d’autres chercheurs, les villages amérindiens seraient des colonies à l’intérieur des frontières d’une nation dominante : elles sont marginales parce que le contrôle politique[9] est exercé de façon externe (par les Affaires indiennes), parce qu’elles sont dépendantes économiquement et qu’elles ont été créées artificiellement par un groupe dominant qui a un impact destructeur (id. : 8-11). Pourtant, selon Lithman (id. : 11-12), persister à examiner les villages autochtones sous l’angle de la colonisation est trop réducteur, car la situation a évolué.

En accord avec Lithman et à l’aide de mes observations, il semble que, à l’aube du XXIe siècle, il ne faut plus considérer les réserves algonquines comme désintégrées, mais plutôt en voie de recomposition. Même si les conseils de bande sont contrôlés par le gouvernement fédéral, ils ont des pouvoirs décisionnaires et peuvent compter sur une frange de leaders habitués à négocier avec les autorités. Le retour aux études est devenu une option plus courante. Les petites entreprises se développent. Enfin, depuis le début des années 1990 (Jaccoud, 1999), les relations sociales paraissent, aux dires des Algonquins, s’être grandement améliorées grâce à la création du programme du PNLAADA en 1982 et à la mise en place d’initiatives locales structurées pour que la communauté puisse elle-même prendre en charge les fléaux sociaux.

II – Les différents recours thérapeutiques : spiritualité et politique

« Se prendre en charge » est un des principaux maîtres-mots de la politique amérindienne contemporaine. Mais pour y arriver, il faut d’abord acquérir une autonomie dans la gestion de ses problèmes sociaux. Or, comme l’indique Jaccoud, aux nombreuses conséquences de la colonisation « s’ajoute également une dépendance croissante des Autochtones qui ont pris l’habitude de “confier” la gestion de leurs désordres aux institutions de l’État », qui « participe aussi du renforcement du sentiment d’aliénation et d’impuissance de ces collectivités » (1999 : 82). Il paraît donc logique que les dynamiques liées à la désintoxication soient enchâssées dans un domaine plus large comme la politique, ainsi que dans l’encadrement des valeurs morales que constitue la spiritualité, que celle-ci soit personnelle ou institutionnalisée dans une religion.

Le pentecôtisme, remise en question du catholicisme

Presque tous les Algonquins sont catholiques, c’est-à-dire qu’ils ont été baptisés selon les rites de l’Église catholique romaine. Ils considèrent même le catholicisme comme faisant partie de leurs traditions. Mais depuis le début des années 1990, la pratique religieuse est en nette perte de vitesse. Les Algonquins, comme beaucoup d’Amérindiens, remettent en question les fondements de l’entreprise missionnaire. En fait, ce qu’ils remettent en question est moins les croyances que la domination longtemps exercée par les prêtres. La religion catholique, dans sa forme dogmatique, ne répond souvent plus aux besoins, et notamment dans le contrôle des conduites sociales acceptables.

Le pentecôtisme a alors présenté une alternative possible pour régler ses propres problèmes. Ce courant protestant, dans sa version nord-américaine, a une doctrine « aux principes rigides et aux valeurs puritaines » (Legros, 1986-1987 : 54). Pour mener une vie sans péché, il prône plusieurs interdictions : danser, regarder la télévision, avoir des relations sexuelles hors mariage, écouter de la musique autre que religieuse. Tout ce qui a trait au chamanisme et aux anciennes croyances est qualifié de superstition : par exemple, les capteurs de rêves, objets fréquemment présents dans les maisons algonquines, sont absents de chez les pentecôtistes. Ceux-ci ne fêtent pas non plus Halloween, considérée comme une fête diabolique. Plus important pour ce qui nous intéresse ici, ses adeptes doivent s’abstenir de boire, de fumer et bien sûr de consommer des drogues.

Si quelques individus y ont adhéré dès les années 1970, le pentecôtisme a vraiment commencé à s’implanter dans les communautés algonquines au début des années 1980 (Polson et Spielmann, 1990 : 304). Dans des réserves comme Pikogan et Winneway, la proportion d’adeptes atteint de 20 à 30 % de la population. Une conversion au pentecôtisme s’effectue en plusieurs étapes : les néophytes doivent prouver leur volonté de lutter contre le Diable et chercher à sauver d’autres âmes. À la fin de leur initiation, ils sont baptisés par immersion totale pour faire allégeance à leur nouvelle Église. Les récits de conversion que j’ai recueillis, auprès de personnes de Pikogan nées entre 1926 et 1968, suivent tous une trame similaire : « avant, j’étais dans le chaos, je buvais, j’avais une attitude destructrice envers mon entourage et envers moi-même » ; « un jour, j’ai découvert le chemin de la vérité (par l’entremise d’un pasteur ou d’un autre pentecôtiste) » ; « je me suis repenti » ; « maintenant, je suis le Christ et je vis en paix ». Ces témoignages montrent que le pentecôtisme a pu servir de thérapie dans un contexte jugé désastreux par les convertis, ce qui expliquerait son implantation chez les Algonquins.

La majorité des personnes qui m’ont raconté leur parcours sont des femmes[10]. Ce fait ne relève pas du hasard de l’ethnographie. Il semble que le fait qu’une femme puisse prêcher ait une grande importance. Avec le chamanisme, la complémentarité des genres était respectée, puisque les femmes avaient un rôle précis dans les rituels et dans la relation avec la surnature. Le catholicisme semble avoir dépossédé les femmes de ce rôle, ce que le passage à la sédentarité a accentué. Sue Roark-Calnek explique que « la dépendance accrue [à] l’économie extérieure » a « [érodé] l’interdépendance entre les sexes et les générations » (1993 : 96). Avec le pentecôtisme, les femmes ont pu récupérer un rôle valorisant et un contrôle de leur propre vie, ce qu’elles expriment elles-mêmes quand elles dénoncent la violence à laquelle elles sont restées soumises jusqu’à leur conversion. Précisons que ces femmes sont soit veuves, soit chefs de famille monoparentale, soit encore mariées à un conjoint qui est lui-même pentecôtiste.

Les Alcooliques Anonymes et la prise de parole en public

Une autre voie choisie pour arrêter de boire est la cure de désintoxication. Jusqu’au début des années 1990, les Amérindiens qui désiraient suivre une cure étaient orientés vers les accueils locaux les plus proches des Alcooliques Anonymes (AA). La philosophie en douze étapes des AA est grosso modo la suivante : les personnes qui s’inscrivent doivent être volontaires. Elles doivent se rendre à des rencontres à des jours et des horaires fixes, et se font attribuer un parrain ou une marraine pour les aider et les soutenir. Au cours de ces rencontres, un président de séance encourage les gens présents à reconnaître ouvertement leurs problèmes et à en témoigner. Ainsi, chacun est invité à retracer son propre parcours pour remonter aux causes qui l’ont amené à boire, étape essentielle vers un changement de comportement. Les progrès des uns et des autres sont fêtés par toute l’assemblée, symbolisés par la remise d’un objet (comme un porte-clés) qui signale pendant combien de temps la personne a réussi à tenir sans boire. Les noms des participants doivent rester confidentiels.

La philosophie AA est décriée par certains spécialistes. Ainsi, Amnon Suissa, travailleur social, en critique des aspects précis : « selon cette idéologie, la personne alcoolique est considérée comme incapable de gérer sa vie à cause de la permanence de sa maladie […]. De plus, cette situation s’applique également aux membres de sa famille, communément appelés les codépendants » (1999 : 81). Nous reviendrons plus loin sur l’importance de la qualification du reste de la famille par les AA. Ce que dénonce Suissa est l’application du concept de maladie à l’alcoolisme, car cela induit, selon lui, une « médicalisation de comportements vus comme non conformes aux normes sociales » (id. : 82). Les récits des désintoxiqués algonquins montrent que cette dérive vers une vision déterministe ne s’applique pas à eux, au contraire. Pour eux, l’approche AA leur a permis de séparer leur identité du problème d’abus d’alcool.

L’aspect qui ressort le plus clairement des témoignages est la nécessité de prendre la parole en public, ce qui a pu constituer un obstacle de départ dans le processus de thérapie. Dans ses études sur les Indiens Salish de la côte ouest du Canada, la psychiatre Louise Jilek-Aall a mis en lumière la difficulté de devoir parler devant des Blancs d’un problème qu’on associe aux ressentiments envers eux : « One White man said to an Indian woman, “There are several reasons why you’ll never make it: you are lazy, you have non consistency, and you are an Indian” » (1978 : 205) ; « I was too shy to speak in front of White people. That’s why I started to drink in the first place. [...] We have felt discrimination for a long, long time. That’s why we close our mind to the White people » (1981 : 154). Certains Algonquins ont choisi de se rendre aux réunions AA dirigées par des Blancs, ayant trouvé libérateur le fait de parler devant eux : au moins, ceux-ci pourraient savoir directement le mal que leurs préjugés faisaient et ils pourraient commencer à changer leur mentalité. Mais la plupart se rendent de toute façon aux réunions des groupes locaux d’AA mis sur pied, dans les réserves, pour se réunir entre eux[11].

Exprimer ses émotions en public est aussi un problème d’ordre culturel. Les Algonquins se voient comme des gens timides et réservés, qui parlent peu, contrairement aux Blancs « qui parlent tout le temps ». Les désintoxiqués insistent d’ailleurs sur l’effet désinhibant de l’alcool, qui constituait un de ses attraits. Les semaines nationales de sensibilisation aux toxicomanies et aux drogues, initiative du PNLAADA, ont probablement joué un rôle important dans le changement de cette représentation. Cet événement, qui a lieu en novembre, a un but éducatif. La réserve reçoit du matériel pédagogique du ministère de la Santé et met sur pied des activités pour manifester son engagement dans le programme. Ainsi, Pikogan[12] organise depuis 1992 une « marche de sobriété » à travers le village, qui rassemble toutes les générations. La bande met alors en scène ouvertement la prise en charge des maux dont elle souffre. Les soirées, une succession de spectacles, de conférences et de projections de films, sont des occasions de débats et d’ateliers de discussion. Fréquemment, les débats commencent après le témoignage d’un ancien alcoolique, souvent un homme. En fait, pouvoir parler en public de ses dépendances montre qu’une structure symbolique s’est recréée pour encadrer les problèmes personnels et, au-delà, les problèmes collectifs. Cela permet aux orateurs de regagner une crédibilité sociale. La prise de parole intervient en effet comme une ultime étape dans la désintoxication : on ne s’autorise à « parler en avant » que quand on a prouvé, par l’action, qu’on s’est débarrassé de ses anciens démons et que sa réputation a changé. Enfin, la qualité oratoire étant le plus souvent le fait de leaders ou à tout le moins d’individus visibles dans la collectivité de par leurs fonctions, raconter son parcours est une affirmation politique, localement comme à l’extérieur. Pour preuve, un grand nombre de chefs et de négociateurs n’hésitent pas à dévoiler leur passé de buveurs ou de drogués, une réhabilitation qui sert d’affirmation par rapport à un système dominant.

Les centres de désintoxication algonquins, vecteurs d’une idéologie pan-indianiste

Le besoin de rester entre eux pour exprimer leurs sentiments et leurs expériences a conduit à la nécessité de créer des centres de désintoxication spécifiques, subventionnés par le fédéral et gérés par et pour des Amérindiens. Dans ces centres, la philosophie AA est largement utilisée, mais des éléments que j’appellerai pan-indiens sont introduits. Ce facteur est, selon Wolfgang G. Jilek, un facteur de succès : « where North American Indian alcoholics have been inspired by AA to organize self-help groups which incorporate important indigenous elements and omit certain western features of philosophy and practice, such transformed “AA” groups have been quite successfull in attracting and rehabilitating alcohol-abusing persons among native populations » (1994 : 234). C’est dans cette optique qu’ont été ouverts cinq centres amérindiens, dont deux centres dirigés par des Algonquins, le centre Wapan (« c’est l’aurore ») à La Tuque et le centre Wanaki (« être en paix, être serein ») à Kitigan Zibi. Wapan a ouvert en 1990 et est situé à côté d’un parc. Wanaki a ouvert l’année suivante, en 1991, au bord du lac Pocknock, dans les limites du terrain de la réserve. À Wanaki comme à Wapan, on pense que la cause des problèmes sociaux endémiques chez les autochtones est liée aux changements brutaux qu’ils ont vécus depuis les dernières décennies. Les centres conçoivent donc la thérapie comme un retour à l’équilibre physique, psychologique et spirituel. Pour cela, ils cherchent à revaloriser les traditions afin d’affermir l’identité des patients. La philosophie AA est alors reprise et transformée pour y incorporer une spiritualité pan-indienne.

La spiritualité pan-indienne[13] présente les caractéristiques d’un mouvement de revitalisation. Son concept philosophique central est l’idée d’un lien privilégié entre les autochtones et la terre, une Terre-Mère. Elle mélange des symboles et des rituels pan-indiens, nouvel âge et issus des cultures amérindiennes du Québec, en particulier algonquiennes. Parmi ces symboles, citons pêle-mêle la roue de médecine, le cercle, les quatre points cardinaux, l’aigle et le capteur de rêves. Les rituels, adressés au Créateur, ont pour vertu de purifier, d’aider à devenir clairvoyant, de se réconcilier avec soi-même et avec l’univers, de remercier ce qui ordonne le monde. Ils font intervenir des objets sacralisés comme la pipe, le tambour, la plume, ainsi que des plantes sacrées (le tabac, la sauge, le foin d’odeur). Le tabac est une des plantes les plus sacrées : on en offre au tambour, aux aînés et à toutes les personnes à qui l’on demande un service.

Cette spiritualité est enseignée pour faire renaître chez les patients la fierté de leur identité. Elle va de pair avec la présentation d’une certaine vision de l’histoire, celle de siècles d’aliénation. Cette histoire peut se résumer en trois points :

  1. Avant la conquête, les Amérindiens vivaient en équilibre avec la nature et l’alcool n’existait pas, parce que personne n’en avait besoin.

  2. Puis les Blancs sont arrivés au Canada, parce qu’ils étaient avides et voulaient s’approprier des terres, alors que les Amérindiens ne connaissaient pas la propriété privée. Les Amérindiens ont bien accueilli les Blancs, parce qu’ils étaient hospitaliers. Mais les Blancs les ont traités de sauvages et se sont servi de l’alcool pour les affaiblir et les tromper.

  3. Les Amérindiens ont dû quitter leurs territoires et vivre dans des réserves. Ils sont devenus malades à cause de la pollution et du mode de vie de moins en moins naturel. Ils ont été infériorisés et se sont renfermés sur eux-mêmes. Ils doivent donc redevenir autonomes, protéger la Terre-Mère et rejeter l’alcool et les drogues. L’alcool et la drogue sont donc non indiens, ils provoquent des attitudes non indiennes.

Le propos délivré est qu’un véritable Indien ne doit pas avoir chez lui ces substances. Aucune cérémonie ne peut être efficace s’il y a dans l’assistance quelqu’un qui a bu. La thérapie est donc axée sur la résolution du conflit Blancs/Indiens en réactivant la frontière identitaire entre les deux et sur la promotion des valeurs dites autochtones : la sobriété, l’honnêteté, le respect, le partage.

Outre l’identité culturelle, la spiritualité pan-indienne cherche à redéfinir l’identité sexuelle. Ainsi, on y fait constamment état de la complémentarité du féminin et du masculin dans les conceptions de l’ordre du monde : le Créateur et le ciel sont masculins ; la Terre-Mère et la lune sont féminins ; la pipe est constituée d’éléments représentant l’homme et la femme, etc. La femme ne doit pas participer aux rituels ni toucher des objets sacrés pendant ses menstruations, car son corps vit un processus fortement connoté sur le plan symbolique, « comme si elle vivait déjà un rituel très puissant », disent les Algonquins. L’idée essentielle est que, si le Créateur a créé deux pôles sexuels, c’est que cette différence donne du sens au monde. Ce discours est très utilisé en thérapie : la complémentarité sexuelle, fondement de la survie de la famille, se serait dissoute avec la sédentarité. La perte d’identité sexuelle contribuerait donc à la violence familiale, à la courte durée des unions, et ainsi à la délinquance, à l’abus de drogues et d’alcool[14].

Ces enseignements, issus des mouvements des années 1960 et 1970, se sont diffusés dans de nombreuses nations amérindiennes de l’Amérique du Nord, adaptés en fonction des fonds culturels locaux. Ils ont commencé à s’implanter au Québec à la fin des années 1980. Cela signifie que la majorité des patients n’en ont que peu entendu parler avant d’arriver en désintoxication. Au lieu d’être familiarisés avec le système de représentations des anciens, leur conception du chamanisme et les relations entre les maîtres des animaux et les humains, les patients sont invités à s’identifier à cette doctrine, qui répond plus aux préoccupations modernes et qui est utilisée dans les mouvements indianistes militants. Cela ne va pas sans poser de problèmes dans les réserves algonquines : les désintoxiqués qui reviennent chez eux constatent souvent que, dans leur village, les aînés qui sont considérés comme les meilleurs détenteurs de la tradition ne connaissent pas toujours ces théories et ces pratiques. Les personnes âgées unilingues, élevées dans la foi catholique, ont peur que ces nouveaux traditionalistes ne se livrent à la sorcellerie et sont parfois surprises de se faire offrir du tabac alors qu’elles ne fument pas.

Le programme de guérison spirituelle est aussi appliqué depuis 1999 au pénitencier de la Macaza pour les détenus autochtones. En fait, selon Boudreau (2000 : 73), le pan-indianisme a une « valeur fonctionnelle, et il semble […] procéder d’une volonté de résoudre un ensemble de pathologies sociales, qui vont de la violence à la toxicomanie et au suicide ». Comme l’explique Waldram (1997 : 142), il peut se muer en fondamentalisme si la personne qui se le fait enseigner n’a pas appris les connaissances propres à son héritage culturel, ou induire des confusions pour celle qui, au contraire, a été élevée dans un environnement traditionnel. Outre la dimension identitaire, l’enjeu de l’apprentissage de ces notions est aussi politique : l’espace de la thérapie restructure métaphoriquement un espace social idéal, où les Amérindiens reprennent en main leur destinée. Il promeut un modèle de réussite, car ceux qui affichent, sur eux-mêmes ou sur la porte de leur maison, un symbole montrant leur désintoxication (comme le logo du centre où ils sont allés) ou leur adhésion au pan-indianisme, regagnent un statut social valorisant.

III – Une sur-parenté : la solidarité des désintoxiqués

De nos jours, de nombreux Algonquins ont suivi des ateliers de discussion et des séances de thérapie. Ils en ont retenu que les familles algonquines étaient pour la plupart dysfonctionnelles, que les parents ne remplissaient pas leur rôle auprès de leurs enfants. En effet, jusqu’à un certain degré, ils se reconnaissent dans une question posée par Amnon Suissa sur la dépendance à l’alcool chez les autochtones : « Est-ce que la reproduction intergénérationnelle des modes abusifs de consommation ne résulterait pas en fait de l’apprentissage intrafamilial ? » (1999 : 72-73). Les Algonquins ont donc mis l’accent sur la reconstruction de la famille, fondement des modèles qui surgissent. Mais le travail d’introspection collectif que cela requiert bouleverse certains fondements des liens sociaux.

Pour aborder cela, il faut s’arrêter sur la notion de communauté. Selon Joan Weibel-Orlando (1991 : 7), l’existence d’une communauté suppose un territoire commun, un langage mutuel intelligible et le partage d’un ethos (des valeurs et des traits culturels). Cela suppose aussi que l’ensemble forme un système, avec des liens de communication entre les membres, des interactions, des intérêts communs et des interconnexions avec le reste de la société. La communauté sert de lieu de mise en scène et de transmission de ces valeurs et de ces traits (ibid. : 55). Un village algonquin semble se prêter à l’application de cette définition. Mais l’esprit y est-il communautaire ? Cela présumerait que ses membres travaillent ensemble à une cause commune. Or, le système de valeurs algonquin est fondé sur la capacité de l’individu à être autonome[15], à se prendre en charge et à s’occuper de sa famille pour ne pas être un poids pour le reste du groupe, pour participer aux réseaux de solidarité et de partage qui unissent la société algonquine dans son ensemble. En contexte de vie en forêt, la communauté était répartie en familles indépendantes les unes des autres sur leurs territoires respectifs environ dix mois par an et l’individualité prenait tout son sens. S’il existait un esprit communautaire, celui-ci s’exerçait surtout pendant les retrouvailles estivales, périodes de renégociations d’alliances, de fêtes, d’activités rituelles communes. Mais en contexte sédentaire, la communauté relève d’autres normes : une communauté villageoise, de type imposé, est une structure beaucoup plus large à gérer. Tous les Algonquins le disent : il est difficile de mobiliser l’ensemble des familles d’une bande pour un même projet, car s’il est important de rester fidèle à sa communauté (on fait des études pour elle, on y insère ses projets), il est surtout important de rester fidèle à sa famille.

L’acquisition d’une personnalité sociale : devenir une figure de réussite

Pour mieux comprendre l’impact des désintoxications dans la société algonquine, et notamment ce que représente le statut social de désintoxiqué, il faut savoir ce qu’est une figure de réussite chez les Algonquins. On peut penser en premier aux aînés, qui connaissent le mieux la tradition. S’ils sont toujours présentés comme des références, leur statut est plus ambigu qu’il n’y paraît, car le modèle qu’ils véhiculent est aujourd’hui inatteignable : il n’est plus possible de vivre en forêt comme autrefois. Les aînés se plaignent que les jeunes ne les écoutent pas et ne s’intéressent pas à la culture algonquine. Mais beaucoup de désintoxiqués tentent, à leur sortie de cure, de se rapprocher des personnes âgées. Certains entreprennent même de changer leurs habitudes en remettant en vigueur des pratiques qu’ils n’ont jamais vu faire. Par exemple, ils décident de ne plus jeter les os de gibier, mais de les rapporter en forêt, ayant appris que cela se faisait, avant. Non seulement ils respectent littéralement tous les enseignements des aînés, mais en outre ils les appliquent à l’extrême, ignorant leur origine ou les réinterprétant à leur manière.

D’autres individus jouissent d’un certain prestige. Il peut s’agir des chefs, de leurs conseillers et de tous ceux qui forment l’élite des communautés, c’est-à-dire ceux qui se consacrent à travailler pour l’autonomie de leur nation et pour la transmission de la culture. Ils doivent bien sûr être sobres et manifester un engagement sans faille à la cause communautaire. Mais dans ces groupes à idéologie égalitaire, le prestige lié au pouvoir n’a rien de permanent. Les entrepreneurs peuvent être rangés dans cette catégorie. Dans une autre, on peut citer les artistes, comme les chanteurs de rock. Dans une autre encore, on retiendra les athlètes et ceux qui ont fait de longues études, c’est-à-dire ceux qui, plus largement, correspondent aux critères du Programme national de personnages modèles autochtones. Pour être admissible à ce programme, né en 1984, il faut notamment s’abstenir de boire de l’alcool et de prendre des drogues et promouvoir un style de vie sain.

Enfin, les leaders de la spiritualité pan-indienne, qui se nomment eux-mêmes « thérapeutes traditionnels », sont très souvent d’anciens buveurs ou d’anciens drogués[16]. Après avoir suivi une cure, rencontré des aînés et suivi un long apprentissage (avec des mises à l’épreuve physiques et morales), ils enseignent maintenant ce qu’ils ont appris pour aider les Amérindiens à guérir, dans le sens de retrouver leur identité. En montrant que des gens ordinaires peuvent se changer eux-mêmes par la volonté, ils sont devenus des modèles de réussite tant qu’ils ne sont pas soupçonnés de sorcellerie, c’est-à-dire d’utilisation de leurs connaissances à des fins négatives.

Ainsi, on note que ces modèles de réussite forment un ensemble hétéroclite. Ils symbolisent le travail des Amérindiens pour le rétablissement d’une fierté identitaire. Ils symbolisent aussi la transition entre un monde, incarné par les aînés, où le plus important est de savoir survivre en forêt et de parler algonquin, et un monde où un Algonquin moderne est capable de fonctionner, de personnifier d’une autre manière les valeurs de leurs anciens, comme la persévérance, le dépassement de soi, le sens des responsabilités.

Mais le prestige chez les Algonquins contemporains, doit être désintéressé : il se mesure plus au dévouement à la collectivité et à la préservation de la culture qu’à l’aune du pouvoir d’achat. En effet, l’accès à l’argent provoque des tensions, car la richesse matérielle va à l’encontre des valeurs sociales. Ainsi, un individu ne doit pas se mettre en avant pour lui-même, mais être valorisé par ce qu’il apporte à son groupe, et en premier à sa famille. S’il gagne de l’argent, il doit le redistribuer, sous une forme ou une autre, à son cercle de parents proches, ou il sera forcé à le faire. Donc, réussir chez les Algonquins, c’est avoir les moyens de subvenir à ses besoins, avoir des biens qui peuvent être mis au service de sa famille (la famille nucléaire et la famille étendue), et dans les réserves où aller dans le bois est encore très important, il faut pouvoir se procurer le nécessaire pour séjourner dans un camp de chasse. Quand une personne n’a plus rien, elle attend que le système d’échanges fonctionne.

Les répercussions de la désintoxication sur la famille : un réseau de sur-parenté

Que représente donc le fait d’être désintoxiqué, sur le plan familial, chez les Algonquins ? Pour le savoir, il faut comprendre la place de la parenté dans la vie quotidienne. En vivant dans une réserve, on s’aperçoit de prime abord que les individus rendent surtout visite à des membres de leur parenté proche, même si ceux-ci habitent à l’autre bout du village. Rentrer dans une maison signifie qu’on est un familier, car il est rare que de proches voisins viennent chez soi sans raison particulière. Quand quelqu’un a besoin d’un service, il s’adresse presque exclusivement à une personne de son cercle de parents. De même, lors des occasions de rassemblements communautaires, on observe que ces cercles ont tendance à se reformer. Mais l’importance de la parenté proche est surtout visible lors de la constitution des groupes de chasse, qui incluent rarement des membres de la parenté éloignée, sauf si l’un des trappeurs du groupe a une affinité particulière avec un autre trappeur qu’il sait expérimenté. La nourriture rapportée du bois est distribuée au prorata des personnes qui ont participé à l’expédition, mais la portion accordée est généralement partagée avec les membres du cercle qui n’ont pas pu venir. Ainsi, à première vue, les relations sociales dans une communauté semblent fonctionner en priorité à l’intérieur d’un schéma établi, fondé principalement sur des critères de consanguinité.

Mais le modèle d’entraide intra-familiale a été remis en question par les problèmes sociaux, qui ont touché tout le monde. L’apparition de comportements auto et allo-agressifs a fait éclater les structures sociales, bouleversant les réseaux traditionnels de solidarité. Il a fallu une réflexion collective sur la complémentarité des groupes d’âge pour que ceux-ci recommencent à se rapprocher. Jusqu’au début des années 1990, la mémoire du pensionnat était un sujet tabou. Pour les ex-pensionnaires, qui n’osaient pas en parler ou qui n’étaient pas crus par leurs parents, la thérapie devait être collective : pour guérir, il leur fallait confronter leurs souvenirs à ceux des autres. Ils ont organisé des rencontres et des cercles de parole, qui ont été officiellement reconnus lors de la publication de la Déclaration de réconciliation du gouvernement fédéral. La scission entre les générations, particulièrement marquée par le pensionnat, a entraîné le besoin de créer des réseaux de soutien qui ne fonctionnent plus sur la base stricte de la parenté.

La nécessité de mettre en place des réseaux d’entraide de substitution, plus fondés sur l’affinité que sur la parenté, a parfois fait naître des conflits. Ainsi, si quelqu’un refuse de prêter assistance à un de ses parents proches qui est sous l’emprise de l’alcool, alors qu’il est notoire qu’il accepte de rendre service à un parent éloigné sobre, cette attitude peut paraître socialement inacceptable. Les thérapies que suivent les Algonquins insistent sur l’importance de préserver l’unité de la famille, ce qui a installé une certaine tension : les anciens alcooliques sont partagés entre le désir de se rapprocher des leurs et le besoin de se protéger de ceux qui, dans leur famille, continuent à boire. Les désintoxiqués qui ne peuvent pas trouver d’encouragements au sein de leur famille se replient donc sur leur propre cercle d’entraide, au point que certains ne vont plus avoir recours à leurs parents proches (même s’ils continuent à rendre visite à ceux-ci). D’une certaine manière, les désintoxiqués brisent un ordre social, non fonctionnel, pour en restaurer un autre, viable pour l’avenir. Pour eux, la parenté reste importante, mais pas à tout prix. Ils se tiennent entre eux, se serrent les coudes, jusqu’à se réunir pour fuir ensemble les occasions favorisant la consommation d’intoxicants, comme le « jour de BS », le premier du mois où les gens reçoivent leur chèque de bien-être social. Ils forment ainsi un réseau de sur-parenté, souvent structuré autour de leaders, hommes et femmes, qui affichent une plus grande solidité dans l’arrêt de leur consommation que les autres. Ce sont ces leaders qui organisent des fêtes calquées sur un modèle familial, mais où l’on célèbre des anniversaires de rupture avec son ancien style de vie.

S’afficher sobre dans un cadre de sous-culture de l’alcoolisme

Quand une personne affiche sur la porte de sa maison le slogan « Bienvenue chez nous, c’est un foyer sobre »[17], du programme du PNLAADA, cela signifie qu’elle interdit aux visiteurs d’apporter chez elle de l’alcool ou des drogues ou de rentrer ivres. Or, ce comportement de protection qui, comme nous l’avons vu, provoque des querelles dans les cercles de parents proches, peut séparer la famille en deux groupes : les désintoxiqués et les non-désintoxiqués. Accepter de suivre une cure, c’est courir le risque de se retrouver au ban de sa famille, de se faire traiter d’hypocrite, d’être partagé entre les devoirs que l’on doit aux siens et le désir de se préserver. Outre le travail sur soi en tant que tel, il est donc d’autant plus difficile d’être désintoxiqué dans une communauté. De plus, une réserve est un lieu souvent clos sur lui-même, restreint dans l’espace, où tout le monde est apparenté de près ou de loin et où les anciens « chums de boisson » résident. Il en va peut-être de même dans tous les villages du Québec. Mais dans des collectivités où la solidarité est impérative par rapport à l’extérieur, à cause de la menace de l’assimilation et de la perte de la culture, le problème a un angle particulier. En fait, la question est de savoir si l’alcool fait ou non partie de la culture.

Bien que, quand on interroge un Algonquin, la réponse à cette question soit claire, « l’alcool ne fait pas partie de la culture », en pratique l’usage est plus problématique. Prenons un exemple : dans de nombreuses communautés, les policiers sont autochtones, et en général natifs de la bande. Ils connaissent très bien les gens, qui font partie de leur parenté. Ils savent donc qui est susceptible de commettre une infraction. Ainsi, s’ils arrêtent quelqu’un qui conduit avec un fort taux d’alcoolémie, ils peuvent être confrontés à deux types de discours : soit ils ont raison, car l’alcool fait trop de mal et détruit la communauté, soit ils se comportent comme des Blancs puisqu’ils ne tiennent pas compte des règles de parenté.

L’appartenance au réseau de sur-parenté des désintoxiqués de même que l’allégeance à une spiritualité (pan-indienne) ou une religion[18] (pentecôtiste) sont des facteurs de division dans les familles, entre autres, lors de changements de comportements ou de croyances, mais encore plus pour la leçon de vie que cela pourrait donner ou pour le prosélytisme. Les réseaux, de désintoxiqués et de foi, sont comparables, non seulement parce qu’ils peuvent s’enchevêtrer, mais aussi parce qu’ils partagent des caractéristiques communes. En effet, leurs membres réprouvent tout abus d’alcool et de stupéfiants et ils se portent assistance les uns les autres ; les sous-groupes qu’ils constituent dans la société algonquine ne recouvrent pas toujours les structures familiales. Enfin, ils forment des réseaux de sociabilité qui excluent les autres réseaux dont les pratiques sont condamnées. Dans le réseau pentecôtiste, on ne va ni au billard, ni au bingo, ni dans les bars, ni dans les soirées de danse, ni enfin dans les cérémonies de spiritualité pan-indienne[19], mais on va dans les réunions de la congrégation, qui s’étend hors des limites de la communauté. De façon analogue, le réseau de sur-parenté des désintoxiqués dépasse les mêmes limites pour devenir pan-indien. Leurs membres évitent bien sûr les buveurs, qui ne boivent jamais seuls, mais ils fréquentent les cercles d’entraide des autres communautés et se rendent à des rencontres qui promeuvent une vie saine, comme les pow-wow et les rassemblements spirituels[20].

S’afficher sobre dans la réserve détruit également des représentations liées à des lieux. François Larose, pour la réserve algonquine de Lac Simon, a montré qu’il existe un discours « identifiant l’ivresse à l’état normal de l’autochtone lorsqu’il est à l’intérieur de la réserve » qui, selon lui, « protège l’existence d’un autre monde, symbolique, réellement autochtone : celui de la forêt. L’Indien n’y boit pas et s’y comporte en concordance avec la norme sociale traditionnelle » (1989 : 37). Il ajoute :

Le bar et la réserve sont des lieux où l’on boit, où l’on se bat et où l’on vit les effets de la dépendance sociale et économique. La forêt est un environnement peu accessible où l’on travaille et où l’on devrait se comporter théoriquement en « Indien ».

id. : 37

L’adverbe « théoriquement » est important, car il est possible de boire dans le bois, du moins jusqu’à ce que la réserve de bières soit épuisée. Mais revenons à l’essentiel de ce propos : il serait donc socialement acceptable de trop boire. La recherche d’André Tremblay (1995) chez les Innus entérine les propositions de Larose. Tremblay affirme :

Nous voici face à une sous-culture alcoolique qui se perpétue d’elle-même en codifiant un système de récompenses sociales dont la consommation de drogues et d’alcool et la dépression sont les piliers. […] L’utilisation d’alcool, de drogues et de tabac est devenue une caractéristique culturelle locale, une valeur pour des groupes spécifiques dans la collectivité, alors que leur abus représente à leurs yeux pour l’ensemble de la communauté, particulièrement les plus sobres, le pire de leur identité collective.

1995 : 35

Depuis l’étude de Larose et celle de Tremblay, la situation a évolué. Les communautés cherchent à ce que l’ivresse ne soit plus considérée comme un état normal dans le village. Certes, les désintoxiqués racontent volontiers, en riant, les « grosses brosses » qu’ils ont « virées », les situations embarrassantes où ils étaient « gelés », leur ancien talent fou à dénicher la présence d’un bar dans un lieu inconnu. Mais peut-on considérer qu’ils en tirent de la fierté ? Doivent-ils baisser la tête en parlant de leur passé ? Il semble plutôt que l’évocation de leurs souvenirs leur permet de se mettre au diapason d’une référence commune (ils savent ce que les autres peuvent vivre et ne sont pas différents) et de mesurer le chemin parcouru, même si, parfois, on sent pointer la nostalgie d’une époque où ils n’avaient besoin de se conformer à rien. Maintenant, c’est la réserve qui doit être identifiée comme un monde autochtone sain, et c’est ce but qui transparaît dans tous les projets communautaires, sur les affiches placardées sur la place publique, dans les messages diffusés sur les radios locales, dans les discours, pour qu’un jour ils rejoignent toutes les pratiques.

Conclusion

La construction de l’histoire des relations entre les Amérindiens et l’alcool, dans sa version euro-canadienne, a produit un préjugé que les Algonquins, comme les autres Amérindiens, ont intériorisé. Le processus de colonisation et les changements sociaux ont engendré et permis la durabilité, la perpétuation et la validation des préjugés, puisque l’abus d’alcool, associé à d’autres toxicomanies et à des comportements destructeurs, est devenu avec la sédentarisation et jusqu’à la fin du XXe siècle une représentation identitaire locale dans les bandes amérindiennes.

La situation a-t-elle vraiment changé depuis les dix dernières années ? Il serait prématuré et trop optimiste pour l’affirmer, mais il est certain que l’on assiste, depuis le début des années 1990, à la reconstruction d’une fierté autochtone qui porte ses fruits. L’enjeu est de taille : reprendre le contrôle d’un ordre social plus fonctionnel. La portée est large puisque la résolution des problèmes collectifs peut offrir un meilleur accès à un contrôle politique sur sa propre destinée, dans des normes qui sont aussi socialement acceptables par les autorités qui détiennent le pouvoir. Certaines communautés ont résolu plus de problèmes que d’autres, car chaque communauté a sa propre histoire. À l’intérieur d’une Première Nation (c’est-à-dire l’ensemble des bandes d’un même groupe), ce facteur compte pour déterminer sa position dans l’échelle sociale inter-bande.

Les répercussions que la désintoxication a sur l’organisation sociale, et en particulier la remise en cause de la fidélité à sa parenté par la création d’une relation d’un nouveau genre à l’intérieur même des liens familiaux, sont observables dans un temps et un contexte précis. Le réseau de sur-parenté des désintoxiqués est susceptible, à terme, de se confondre avec les réseaux pré-existants, quand la restauration de l’ordre symbolique sera devenue pleinement effective. Cela a déjà été le cas en Colombie-Britannique pour la réserve de Alkali Lake : en douze ans et avec le soutien de son chef, une bande Shuswap, où l’on retrouvait 90 % de buveurs invétérés, devint sobre à 90 %[21]. Mais une image de soi négative est parfois plus lente à détruire que ses habitudes : « j’ai arrêté de boire, j’ai arrêté de prendre des drogues, je ne vais pas arrêter de fumer [des cigarettes], sinon je ne vais plus être un Indien ! » (Kévin, 31 ans, Pikogan, 12 août 2003).

Pour terminer, cet article a souligné trois points précis. Tout d’abord, puisque la recherche a été effectuée en contexte de réserve, l’étude des réseaux des Amérindiens qui vivent en ville, qu’ils aient un problème de dépendance ou qu’ils soient désintoxiqués, reste à faire. D’ores et déjà, j’ai observé que le départ, souvent transitoire, vers une grande ville (comme Montréal) pendant la période de désintoxication et juste après, est un choix fréquent ou encore le déménagement temporaire hors de la communauté d’origine est souvent une option considérée. Ensuite, rappelons que s’il existe une estimation du nombre de buveurs amérindiens, c’est qu’il existe un pourcentage d’Amérindiens qui ne consomment rien de nocif ou qui n’ont jamais consommé de façon problématique. Ainsi, porter un intérêt à la désintoxication renverse la tendance habituelle : à force de s’intéresser au contraire, ne perpétue-t-on pas une vision essentialiste du buveur amérindien ? Cela n’a-t-il pas favorisé la diabolisation idéologique complète et sans nuances, chez les autochtones comme chez les allochtones, du verre d’alcool dans la main d’un Amérindien ? Enfin, la redéfinition de la tradition ne se résume pas au pan-indianisme, ou à l’influence d’un système de croyances en général. L’influence de la désintoxication dans l’ensemble des pratiques et dans l’intérêt que l’on porte à sa culture doit continuer à être évaluée, ce qui ouvre la porte à des pistes de recherche encore peu explorées.