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Introduction

La production de cannabis au Québec et le cas particulier de la région environnante de la ville de Trois-Rivières

Selon les données pancanadiennes de 2007 par région métropolitaine de recensement (Dauvergne, 2009), le taux canadien d’infractions relatives aux drogues déclarées par la police s’élève à 305 pour 100 000 habitants. Quelques villes au Canada se démarquent cependant de cette tendance : Vancouver affiche le taux le plus élevé au Canada, soit de 654 infractions pour 100 000 habitants, et est immédiatement suivie par la région de Trois-Rivières au Québec, qui affiche un taux de plus de 550 infractions pour 100 000 habitants[1]. Selon les données policières de 2005 (Gouvernement du Québec, 2006), le taux d’arrestation pour délits en matière de drogues y était le plus élevé au Québec, soit de 487 pour 100 000 habitants, contre une moyenne québécoise de 243. Le tout dernier rapport disponible à cet effet note d’ailleurs :

Encore une fois cette année, à l’échelle régionale, le Centre-du-Québec se démarque par son taux d’infractions relatives aux drogues et aux stupéfiants largement supérieur à ceux des autres régions de la province. Le taux de 502 infractions par 100 000 habitants dans cette région est d’ailleurs près de deux fois plus élevé que la moyenne provinciale (257). Comme nous l’avons mentionné dans la publication 2006, l’analyse détaillée des infractions en matière de drogues enregistrées dans cette région révèle que ce sont celles relatives à la culture de cannabis qui sont particulièrement présentes dans ce coin du Québec [souligné par nous]. Celles-ci représentent d’ailleurs près de la moitié (45 %) de l’ensemble des infractions relatives aux drogues compilées dans cette région et ce, comparativement à seulement une infraction sur six (15 %) à l’échelle provinciale

Gouvernement du Québec, 2007, p. 53

La culture illicite de cannabis prend deux formes générales, soit, d’une part, la culture en serre, selon plusieurs techniques et, d’autre part, la culture extérieure. Dans ce dernier cas, les cultivateurs de cannabis plantent en terre des boutures, ou plants immatures, les fertilisent et les laissent croître tout au long de la belle saison ; les récoltes se font généralement entre la mi-octobre et le début novembre. Notre article porte plus spécifiquement sur cette deuxième modalité. Par ailleurs, Bouchard (2007) propose une méthode originale destinée à estimer le nombre de personnes impliquées dans des activités illicites de culture et de vente de cannabis; nous avons délibérément omis de réaliser cette estimation dans le cadre du présent article, considérant que l’essentiel de notre propos porte non pas sur l’activité comme telle, mais sur ses conséquences sociales dans la région de la Mauricie. Les médias n’ont d’ailleurs pas manqué de souligner ces particularités régionales et un quotidien déclarait en manchette en 2004 que la région constituait « la Mecque des producteurs de pot en milieu agricole » (Journal de Montréal, 17 septembre 2004). Toujours selon les manchettes, une partie importante de la population locale participerait à l’industrie, y compris plusieurs adolescents qui y voient, eux aussi, une source de revenus potentiels. Toutes ces données convergent donc vers l’existence d’un problème marqué dans cette région, soit celui voulant que le territoire y produise une quantité anormalement élevée de marijuana destinée à alimenter probablement plus que le seul marché local. Évidemment, la présence d’une activité illicite de cette ampleur n’est pas sans soulever un certain nombre de conséquences fâcheuses pour la majorité de la population qui ne tient pas à s’y impliquer. Ce sont essentiellement à ces conséquences que nous allons maintenant consacrer les pages qui suivent.

Mandats et méthodes

C’est au cours de l’année 2004 qu’apparaissent les premières démarches concertées locales destinées à élaborer des interventions susceptibles de mettre un frein au phénomène. À l’initiative de quelques élus municipaux locaux, on fonde un comité d’action réunissant à la fois des élus, des directeurs de municipalités, des directeurs d’école, des représentants d’organisation communautaire, des représentants des commerçants et des cultivateurs et, finalement, quelques agents de police, notamment des spécialistes de l’intervention communautaire, et quelques agents affectés aux opérations de lutte à la culture de cannabis. Très rapidement, les membres de ce comité local en viennent à réaliser que sans une solide démarche diagnostique quant à la nature et à l’ampleur des problèmes vécus par la population, il leur sera assez difficile de justifier des pistes concrètes d’actions. C’est donc à cette fin qu’une équipe de recherche est approchée et que, de fil en aiguille, des demandes de subvention aux organismes fédéraux et provinciaux chargés de la prévention de la criminalité sont rédigées et acheminées.

Parallèlement à ces démarches plus locales, une autre démarche, régionale celle-là, était déjà en marche. Ce comité régional finançait, au début du mois de mars 2005, une opération de sondage qui fut menée par la firme professionnelle Léger Marketing (2005). Le sondage avait comme principal objectif d’établir l’importance des sentiments de peur et de victimisation vécus par un échantillon représentatif de la population des deux municipalités régionales de comté (MRC)[2] les plus touchées par le problème. Le rapport ainsi produit confirme l’importance des problèmes :

  1. Les répondants expriment, à 74 % que la culture de cannabis dans leur région constitue un problème important ;

  2. Ce problème entraîne des retombées négatives significatives tant sur la qualité de vie que sur la santé et le climat social ;

  3. Une majorité des citoyens, soit 81 % des répondants, estime qu’il existe un lien entre l’accessibilité du cannabis et une hausse de la consommation de drogue chez les jeunes[3] ;

  4. En cohérence avec cette dernière opinion, la formation des enseignants, intervenants et éducateurs en matière de prévention et de dépistage de la consommation chez les jeunes est considérée par les répondants comme l’action prioritaire à entreprendre ;

  5. Viennent ensuite, dans l’ordre, la réalisation d’activités de prévention de la toxicomanie, l’augmentation des actions policières contre la criminalité liée à la culture de cannabis et, finalement, la promotion de la dénonciation auprès des autorités.

Les résultats obtenus au sondage montraient également des différences locales significatives ; par exemple, entre les deux MRC, c’est dans la MRC A[4] que les répondants exprimaient le plus le sentiment de vivre un problème lié à la culture de cannabis. Pour ceux-ci, et en comparaison avec l’opinion des répondants de la MRC B voisine, de plus nombreux répondants sont au courant du phénomène et pensent que la culture de cannabis a des impacts négatifs sur la qualité de vie et le climat social. De plus, on remarquait aussi que les répondants habitant plus près des zones semi-urbaines exprimaient des niveaux de crainte sensiblement plus élevés que les répondants habitant dans les zones les plus rurales.

Les éléments tirés de ce sondage permettaient alors de penser que l’existence de problèmes importants et interreliés ne faisait plus vraiment de doute. Or, ce portrait, en raison des paradoxes qu’il soulevait, n’était pas sans appeler des questionnements supplémentaires. Ainsi, par exemple, les résidents potentiellement moins exposés à la culture de cannabis dans les champs – c’est-à-dire les répondants des zones semi-urbaines – exprimaient des niveaux de crainte plus élevés que ceux habitant à proximité de ces mêmes cultures, ceci peut s’expliquer au moins de deux manières : (1) cette opinion révélait une certaine méconnaissance des risques associés à la culture de cannabis (c.-à-d. des risques en quelque sorte surestimés par les résidents des zones semi-urbaines) ; ou (2) ces mêmes résidents avaient à vivre plus intensément les conflits potentiels entre les revendeurs et autres personnes associés aux cultivateurs de cannabis tout simplement à cause d’une densité de population plus importante. Le fait de ne pas avoir en ce moment une réponse univoque à cette question justifiait, au moins en partie, la nécessité de pousser l’enquête plus avant.

Alors que l’existence d’un sentiment profond d’inquiétude ne faisait pas de doute, il restait alors à qualifier autant que possible cette inquiétude, à en documenter les diverses manifestations et les impacts tels que ressentis par la population de la région. Cet objectif a constitué le fondement de notre première démarche de recherche, soit la réalisation d’entrevues de terrain auprès d’un nombre suffisamment élevé de citoyens pour nous permettre de donner un niveau de profondeur supplémentaire aux résultats du sondage réalisé en 2005. Parallèlement à cette démarche sur le terrain, nous avons également tenté de tirer au clair une question toujours au premier plan des discussions et des appréhensions des résidents, soit les impacts négatifs de la culture de cannabis et de sa banalisation potentielle auprès des adolescents de la région. Dans ce dernier cas, et comme nous le détaillerons davantage dans la section qui expose les résultats de notre démarche, c’est par le biais d’un sondage de délinquance autorévélée que nous avons choisi de procéder.

Les démarches sur le terrain : approches et résultats

L’enquête qualitative, éléments de méthodologie

Des entretiens ont été réalisés auprès de 51 participants rencontrés du 27 janvier au 30 octobre 2006, en provenance des deux MRC qui, selon les données policières, étaient les plus touchées par le phénomène, ces MRC avaient d’ailleurs constitué le terrain d’échantillonnage visé par la firme de sondage Léger Marketing (2005). Ainsi, des résidents de 13 municipalités ont pu être rejoints. Il est à noter que certaines municipalités répondaient à des caractéristiques de zones semi-urbaines (plus forte densité de population, présence d’industries de service et de transformation tertiaire, pour ne nommer que ces deux critères), d’autres à celles plus typiques de villages de région rurale (monopole économique occupé par l’agriculture et populations plus clairsemées). Ce sont les représentants policiers locaux de la Sûreté du Québec qui nous ont permis de dresser une première liste de participants potentiels, soit les élus des municipalités visées. Une fois l’entretien complété, ces mêmes élus ont été invités à nous suggérer les noms d’autres résidents et ainsi de suite, une méthode s’apparentant à l’échantillonnage mixte de type boule de neige et accidentel (Given, 2008). D’autres sujets ayant entendu parler de l’étude se sont également ajoutés en cours d’expérimentation. Le recrutement de répondants a pris fin lors de l’atteinte d’une saturation empirique. Nous avons ainsi pu rencontrer 31 résidents sans affiliation particulière et de toutes tranches d’âge et de genre, un élu provincial, quatre élus municipaux, quatre commerçants, sept agriculteurs, ainsi que quatre représentants de la Sûreté du Québec. Cinq entretiens ont aussi été réalisés en réunissant deux répondants à la fois. Il est arrivé par exemple qu’un deuxième individu se joigne à un entretien en cours ou bien qu’un conjoint désire être présent. Compte tenu des divergences d’opinions qui ne manquaient pas de se manifester, nous avons cru bon de traiter ces propos de façon distincte afin de bien faire ressortir les différences de perceptions.

Le guide d’entretien élaboré pour cette partie de la recherche était de type semi-structuré. Les sujets abordés (voir tableau 1) tournaient autour de la culture du cannabis et de la vente de cannabis et n’abordaient pas spécifiquement le thème de la consommation, bien que plusieurs répondants n’aient pas hésité à en parler. Les entretiens avaient une durée variable de trente minutes à une heure. Notons que les opérations de terrain ne se sont pas déroulées sans que les chercheurs aient eu à contourner certaines difficultés, en partie liées au thème touché; la crainte de représailles, malgré l’absolue garantie quant au respect de la confidentialité, demeurait parfois bien vivante. C’est ainsi que sept personnes rencontrées ont refusé l’enregistrement de l’entretien, auquel cas nous avons utilisé les comptes rendus de ces entretiens rédigés par l’une des assistantes de recherche engagées sur le terrain aux fins de l’analyse.

Tableau 1

Les thèmes abordés lors des entretiens, selon les catégories de répondants

Les thèmes abordés lors des entretiens, selon les catégories de répondants

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Les entretiens enregistrés ont ensuite été retranscrits sous forme de verbatim; puis, une première analyse par contenu émergeant a été réalisée de façon indépendante par le chercheur et deux assistantes de recherche. C’est ensuite par le biais d’un accord interjuge que les thèmes clés ont été élaborés, puis codifiés dans le logiciel N’Vivo ; l’ensemble du matériel recueilli a finalement passé le crible d’une seconde analyse par contenu émergeant.

Les thématiques principales émergeant des entretiens sur le terrain

Opinion générale en regard de la culture du cannabis

Deux grandes tendances émergent de l’opinion générale exprimée par les répondants. Dans le premier cas, on est très franchement négatif à l’endroit de tout ce qui tourne autour de la présence de cette culture illicite; dans le second cas, on admet la possibilité que la culture de cannabis puisse apporter des retombées pas uniquement négatives. C’est sans contredit la possibilité que l’activité génère des retombées économiques positives dans la région qui marque cette deuxième manière de considérer les choses. Mais que l’on penche pour l’une ou l’autre de ces tendances, il n’en demeure pas moins que tous partagent l’opinion que ce sont les enfants et les adolescents des communautés les plus affectées par le problème qui écopent, comme en font foi les extraits suivants :

Moi je vois qu’il y a des bons et des mauvais côtés. Point de vue de l’économie, c’est sûr que ça fait virer. Les gens se déplacent et dépensent. Par contre pour les jeunes c’est… je trouve ça... ils ne réussissent pas à travailler. On a plus de misère à avoir du personnel, les gens ils savent, ils sont blasés, je trouve ça... je trouve qu’il y a plus de ravages qu’il peut y avoir d’avantages là-dedans

Commerçante, 40 ans

Je vous avoue que j’ai bien de la misère avec ça moi, la culture de cannabis (…) et puis on regarde l’impact que ça a au niveau des jeunes aujourd’hui, ça nous affecte bien gros

Cultivateur, 44 ans

Un peu à la mesure de ce que permettent de conclure les chiffres avancés par les autorités policières, d’une part, et par les données issues de l’opération de sondage menée en 2005, d’autre part, les répondants rencontrés s’entendent sur l’ampleur du phénomène :

Mais ici dans le coin, il y en a dans tous les champs.(…) Dans ces terres, il y en a dans tous les champs. Tous les producteurs en ont. (…) en tout cas, ça a l’air qu’il y a deux personnes sur trois qui sont impliquées là-dedans.(…) Tout le monde a rapport à ça. En tout cas, au moment de la récolte à l’automne, tu regardes aller ça, et puis tout le barda qu’il y a autour de ça, tu te dis que la majorité des gens sont là-dedans! (…) Puis je pense qu’il s’en sème de plus en plus. Ça fait que tu vois que ça prend de l’ampleur... 

Cultivateur, 44 ans

Ben il y en a partout de toute façon, moi je dis que plus d’une personne sur deux se retrouve… fait la culture du cannabis. (…) Oui et puis même pour ceux qui n’en font pas, ils ne sont quasiment pas normal, ceux qui n’en cultivent pas

Commerçante, 40 ans

Et en toute logique, cette ampleur prise par les activités de culture de cannabis dans les champs environnants a peu à peu fait en sorte que celles-ci ont été beaucoup banalisées :

Aux yeux des jeunes, c’est quasiment rendu normal, oui c’est vrai que cela se parle plus ouvertement que je te dirais, il y a cinq, six ans, admettons, là

Secrétaire, 28 ans

C’est le mon oncle qui cultive ça dans son champ ou c’est le père qui cultive. (…) les jeunes sont très exposés puis étant donné que c’est de la famille qui fait pousser ça, des fois c’est le père (…) c’était le père de la jeune fille qui faisait pousser ça, donc, elle se servait, elle se servait dans son champ… c’est excessivement banalisé

Intervenante, 26 ans

Les impacts de la présence de la culture de cannabis tels qu’exprimés par les résidents

La question des impacts de cette activité peut faire l’objet d’une typologie thématique relativement simple en ce que les thèmes abordés par les résidents finissent par se recouper quelque peu. On trouvera ainsi tout d’abord les thèmes de la sécurité et de la violence engendrée. Deux choses importantes ressortent à l’égard de cet aspect : tout d’abord, il semble que les épisodes de violence physique ne visent jamais vraiment les citoyens non impliqués, mais que ces violences se produisent entre les cultivateurs de cannabis eux-mêmes. Nous avons également noté, en second lieu, qu’aucun citoyen rencontré n’a eu lui-même à faire l’objet de représailles physiques ou matérielles; tout se passe essentiellement par ouï-dire et par rumeur. Les extraits présentés ici témoignent de ces deux dynamiques.

C’est très sérieux ici. Entre autres les jeunes, de plus en plus de jeunes, qui se font défigurer parce qu’ils sont dans le milieu et puis que ça pas rentré comme ils s’attendaient et ils sont endettés envers des gens qu’ils leur ont prêté de l’argent en leur garantissant que la récolte serait prévue et se sont fait saisir leur récolte par la Sûreté du Québec et ils se retrouvent dans la rue et ils doivent de l’argent… 

Homme, 43 ans

Et puis ce qui arrive souvent aussi c’est qu’il y a du pot dans les champs, partout, partout et puis les jeunes ils vont voler du pot, ça fait que là ils se ramassent qu’ils ont des dettes parce que ça finit toujours par se savoir. Ça fait qu’il y en a qui se font péter la gueule, qui se ramasse à l’hôpital la face enflée de même

Intervenante, 22 ans

De manière globale, toutefois, la crainte et l’insécurité marquent les propos. Ce climat est tel que certains répondants mentionnent avoir changé leurs habitudes de vie ou affirment connaître des gens l’ayant fait. L’extrait suivant traduit bien les conséquences de l’insécurité sur le quotidien :

Je n’aime pas ça rester dans ce milieu-là. Je ne suis pas bien là-dedans. Oui j’ai peur et puis bon il ne faut pas que tu parles parce que les représailles et puis en tout cas je ne suis pas bien là-dedans. Nous, on a une terre et on ne peut pas aller se promener dans le champ ou dans le bois c’est trop dangereux. (…)…je me suis mise à trembler parce que si j’étais arrivée chez quelqu’un qui en sème… et bien c’est parce que tu ne sais jamais ce qui va t’arriver, tu ne le sais jamais, jamais… 

Commerçante, 40 ans

Ce sentiment d’insécurité n’est pas sans teinter également les relations sociales. Des répondants soupçonnent des gens de leur communauté d’être impliqués dans la culture de cannabis, à un titre ou à un autre. À cet égard, les répondants réfèrent à des changements de rythme de vie soudains chez des membres de leur communauté comme base de leurs suspicions. On mentionne notamment l’achat d’automobiles dispendieuses ou neuves, des voyages, l’achat de motoneiges ou de véhicules tout-terrain, de camions neufs ou avec une immatriculation commerciale, la rénovation ou l’achat d’une maison, et même une pénurie de ciseaux dans les commerces de la région à l’automne, un signe s’il en est que trop de gens participeraient à l’opération de « trimage ». Il s’agit de l’opération visant à enlever des cocottes de cannabis, principal objet de la récolte en raison de sa forte teneur en tétrahydrocannabinol (THC), toutes les petites feuilles qui en gâchent la qualité. Cette tâche relativement spécialisée est généralement confiée à des gens d’expérience qui savent garder leur langue, et non d’un travail saisonnier susceptible d’occuper une proportion significative de villageois. Les prochains extraits illustrent pourtant très bien cette impression d’un changement de train de vie soudain et suspect.

C’est facile des fois de voir qu’il y en a dans certaines maisons, il y a du va-et-vient, il y a des magasins si on veut, dans la municipalité, tu sais jour et nuit dans des résidences. Ce n’est pas normal que le jeune qui a une maison de 75 000 $ ou 100 000 $ et il ne travaille pas, ce n’est pas normal. Il y a beaucoup de ces symptômes-là dans notre municipalité… de gros chars sports, les ski-doos neufs, les VTT neufs, c’est encore un gros indicateur qui dit là, écoute là, ce n’est pas à la portée de la main. Est-ce qu’il a eu un héritage ? Est-ce la 6/49 ? (...) Est-ce le fruit d’une récolte illégale ?

Homme, 43 ans

Quand tu dis que tu vois un gars sur le B.S. qui travaille pas de la crisse d’année puis il y a un pick-up de cinquante mille à la maison, l’hiver, il a son ski-doo flambant neuf pour faire du ski-doo…

Cultivateur, 53 ans

Cela dit, ce n’est pas systématiquement tout le monde qui considère que le fait de cultiver du cannabis marque les relations sociales à un point tel qu’il s’établirait ou qu’il faille établir une rupture nette entre le « nous » et « eux » :

J’ai peur de à un moment donné de me retrouver toute seule, moi, marginale parce que je ne suis pas dans ce domaine là. Peur, tu sais avec qui mes enfants vont se tenir ? Avec qui moi je vais me tenir ? Ça va être qui mon réseau à moi ? Peur d’être impliquée malgré moi parce que je vais encourager ces personnes là parce qu’ils ont des commerces. (…) Je me rends compte que c’est envahi partout et dans tous les domaines et ça, ça me fait de quoi. Des fois je dis à mon chum [5] : “ Ben coudons on vas-tu réussir à ce trouver des couples d’amis ou des familles ou des gens avec qui mes enfants vont se tenir ” (…) Bon, là on dit on va aller au restaurant, ben on sait que la personne qui nous sert, son chum lui il n’a pas de job puis il a un pick-up puis il est là-dedans. L’éducatrice à la garderie, bon ben tu te dis : “ Ah ! Son chum s’est déjà fait pogner… ” Tu sais on dirait c’est partout, c’est envahi puis de tout les… ce n’est pas juste une catégorie de personnes, c’est vraiment plus large que ça

Intervenante, 31 ans

L’intervention policière, le rapport à l’autorité et la dégradation du lien de confiance

C’est fort probablement toute la question de l’intervention policière qui révèle avec le plus d’éloquence à quel point le lien de confiance entre les citoyens et les policiers est au plus bas. Ici, tout comme dans le cas des représailles physiques et matérielles, on se trouve en face de ouï-dire et de rumeurs. Quatre phénomènes sont ici rapportés : (1) des répondants se demandent ce que les autorités font avec les plants de cannabis une fois saisis ; (2) on reproche aux policiers de fermer les yeux sur l’implication de certaines personnes dans les activités de culture et de vente de cannabis ; (3) on doute de l’intention réelle de la police à intervenir dans la saisie des plants et dans l’arrestation de citoyens impliqués; et, finalement, (4) on hésite d’autant à collaborer avec la police. Les extraits d’entretiens suivants illustrent ces derniers phénomènes :

Tout le lot qu’ils ramassent, quand est-ce que tu vois, je ne le sais pas, incinérer ça ? Brûler ça ? Ou... Tu ne vois pas vraiment ce qu’ils font avec ça. Qui te dit qu’ils ne se virent pas de bord eux autres puis qu’ils ne chipent pas ça à un... (Claquement de main)

Cultivateur, 44 ans

La police est-elle de connivence ? À un moment donné, tu te poses des questions tu sais. Qu’est-ce qu’ils font avec le cannabis qu’ils vont tous chercher dans les champs ? Le savez-vous vous autres ?

Retraitée, 72 ans

C’est payant pour les policiers là ! Eux autres ils n’ont pas intérêt pantoute à ce que ce soit légalisé. Il n’y a pas personne qui a intérêt à ce que ce soit légalisé. On s’entend-tu qu’eux autres ils gagnent leur vie avec ça. Il en a plein qui gagnent leur vie avec ça, autant que du côté criminel que sur le côté justice

Intervenant, 40 ans

Les commanditaires principaux pour ce tournoi de golf là c’était les pires semeurs de pot dans la région. Ils étaient assis avec les dirigeants du bureau de la SQ [6]

Femme, 39 ans

Il ne s’agit évidemment pas ici de statuer sur la véracité de ces rumeurs, mais bien de souligner à quel point elles sont présentes dans le discours des répondants.

Les pistes de solution

À l’égard des pistes de solutions potentielles au problème, on peut considérer globalement qu’une bonne dose de pessimisme marque les propos des répondants. Ce pessimisme quant à l’impossibilité d’intervenir de manière significative et durable repose sur des raisons telles que le déplacement du problème, le manque de fermeté et de pouvoirs de la part des autorités, la complexité inhérente du problème et l’argent trop facilement gagné :

L’argent vite fait qui est rattaché à ça, ça c’est un fait. Nous autres en agriculture, on a de la difficulté à avoir de la main-d’oeuvre. Tu te dis, le petit gars qui a travaillé à vingt dollars de l’heure pour traiter le pot ou le ramasser, quand tu veux l’engager à dix dollars de l’heure ils se foutent de toi bien raide, là. “ Arrange-toi avec tes troubles esti, moi je veux une job à vingt dollars de l’heure ” 

Cultivateur, 44 ans

Des solutions sont toutefois proposées par quelques répondants; celles-ci vont d’actions plus préventives à un accroissement des interventions plus répressives :

Mettons qu’il y a plus de salaire à quinze, dix-huit dollars de l’heure peut-être que tu ne serais pas tenté… tu arriverais mieux dans ta vie puis tu n’irais pas chercher du travail au noir dans le cannabis pour te payer du luxe

Intervenante, 53 ans

Moi ce que je verrais, ça serait de les arroser, ça c’est pour les éliminer dans le champ. Mais avant de les envoyer dans le champ (les policiers), il y aurait peut-être d’autres choses à faire là. Je ne le sais pas moi, quand ils sont dans le champ le meilleur moyen, au lieu de les ramasser comme ils font, moi je dis que tu traînes ta petite bombonne, pis tu prends des herbicides pour les arroser

Cultivateur, 45 ans

La question de la participation des jeunes

Nous conclurons cette partie de l’analyse des données recueillies sur le terrain par le biais des entretiens semi-structurés en nous penchant sur le thème récurrent de la participation des jeunes aux activités de culture de cannabis dans les champs de la région. Ce thème émerge en fait tant de nos travaux, des données du sondage de 2005 que des manchettes des quotidiens qui traitent régulièrement du problème. Voici, tout d’abord, un extrait d’entretien qui témoigne en ce sens :

Je sais qu’il y a des jeunes qui sont engagés pour ça. C’est quelque chose... je sais que c’est très dégueulasse parce que c’est eux qui se font pincer à la place de l’autre. Je sais qu’il y a des jeunes qui manquent leurs cours à cause de ça. (…) c’est que c’est très payant pour les jeunes et que… (Silence) Ce que j’en ai entendu, c’est qu’ils sont payés quoi vingt, vingt-cinq dollars de l’heure pour faire la récolte alors…

Homme, 50 ans

À cet égard, cette unanimité est essentiellement apparente : si, aux dires de plusieurs et selon certaines manchettes plus ou moins sensationnalistes, les « classes se vident à l’automne[7] » au moment de la récolte des plants de cannabis, les propos de certains informateurs, particulièrement ceux des enquêteurs de police spécialisés dans la lutte au trafic de stupéfiants, ne vont pas vraiment dans le même sens. En fait, on considère, dans ce dernier cas, que les jeunes sont beaucoup trop bavards et peu fiables pour être employés par les cultivateurs de cannabis qui leur préféreraient des travailleurs saisonniers spécialisés. Pour clore cette section, il s’agit là d’une controverse que nos travaux de nature qualitative ne permettent pas vraiment de régler. Il demeure aussi un autre élément qu’il conviendra d’éclaircir davantage : le fait qu’il se produise une grande quantité de cannabis dans la région entraîne-t-il une prévalence des taux de consommation chez les jeunes significativement plus élevée qu’ailleurs au Québec ? C’est en grande partie à ces deux questions que la prochaine section se consacre.

Les résultats de l’enquête de délinquance autorévélée réalisée auprès des adolescents de la région

Comme on l’a bien vu des propos des personnes interviewées, la question des impacts de la mariculture sur les jeunes demeure l’une des plus préoccupantes. Qu’il s’agisse de leur participation, réelle ou non, aux activités illicites, d’un accès facilité et d’une banalisation de la consommation des produits de la mariculture ou encore, de la victimisation qu’ils pourraient subir, beaucoup des préoccupations avancées par les résidents des deux MRC tournent autour des jeunes de leur région.

Ce sont ces questions et préoccupations que nous allons maintenant tenter de cerner, et ce, directement auprès de ces jeunes. Dans ce cas-ci, nous avons privilégié le recours à une approche quantitative susceptible de nous donner l’opportunité assez exceptionnelle de comprendre comment la mariculture affecte non seulement un échantillon de répondants, mais bel et bien la quasi-totalité des jeunes de 3e, 4e et 5e années du secondaire de la région[8], soit 1 262 répondants.

Nous aborderons les thèmes de la victimisation, engendrée ou non par les activités liées à la mariculture, et de la consommation, en établissant ici une comparaison de ce que nos répondants nous disent de leur consommation avec les données panquébécoises tirées d’études comparables. Nous toucherons finalement à la question de la participation de ces jeunes aux activités de mariculture. À cet égard, quelques précisions s’imposent, notamment en ce qui concerne la délinquance autorévélée ; certains pourraient se méfier des réponses données par des adolescents en leur prêtant, qui, de l’exagération, qui, de la minimisation. Or, les enquêtes de délinquance autorévélée réalisées auprès des jeunes sont généralement fiables. Seulement au Québec par exemple, les travaux réalisés par Leblanc (Leblanc, 1994 ; Leblanc et Morizot, 2000) ont très clairement établi la grande fiabilité des réponses données par des jeunes à propos de leur délinquance et de leurs actes déviants, et ce, à partir du moment où les objectifs avancés par le chercheur sont clairs et que les garanties d’anonymat sont solides. Nous avons, de plus, eu recours à un stratagème susceptible de nous permettre de détecter encore mieux les « frimeurs » parmi les répondants : en effet, quelques questions touchant la culture de cannabis comportaient des « pièges » ; en d’autres termes, pour donner la bonne réponse à certaines questions, le répondant doit essentiellement connaître l’activité de très près. En croisant ces questions, il devient alors très facile de savoir jusqu’à quel point le répondant est sincère ou non quant à son implication dans les activités de mariculture[9].

Les participants

La population visée par cette portion de la recherche correspond à l’ensemble des élèves de 3e, 4e et 5e années du secondaire provenant de trois écoles publiques et d’une école privée. Il est à noter qu’afin de respecter les ententes prises avec les différents dirigeants des milieux scolaires, aucune comparaison ne sera réalisée entre les écoles dans le cadre de cette étude.

L’échantillon, en lui-même, est constitué de 683 garçons (58 %), de 487 filles (42 %) et de 92 élèves ne nous ayant pas révélé leur sexe, totalisant ainsi 1262 répondants. L’âge des participants s’étend de 13 à 18 ans et se distribue ainsi : 10 étudiants âgés de 13 ans ; 242 de 14 ans ; 351 de 15 ans ; 418 de 16 ans ; et 139 de 17 ans et plus. Quelques participants n’ont pas spécifié leur âge, soit 102 élèves (8 % de l’échantillon). Les trois groupes d’âge en importance sont donc les élèves de 16 ans, suivis du groupe des 15 ans avec 28 % et les étudiants de 14 ans avec 19 %.

Le tableau 2 présente les taux de prévalence autorévélés de plusieurs types de délits et de consommation de drogues des jeunes de la région. Considérons d’abord les taux pour l’échantillon total (N = 1166, après avoir écarté 96 répondants dont le questionnaire était incomplet/invalide). Si l’on fusionne les deux modalités de consommation évoquées dans le questionnaire (c’est-à-dire la consommation « mensuelle ou moins » et la consommation « hebdomadaire ou plus »), nous obtenons un taux de prévalence de consommation de cannabis de 39,5 %. Ce chiffre peut être comparé aux statistiques révélées dans la dernière enquête menée à cet égard en 2008 par l’Institut de la statistique du Québec (ISQ, 2010). Ainsi dans l’enquête de l’ISQ, le taux de prévalence panquébécois de consommation de cannabis est de 47 % chez les adolescents. En soit, cette donnée révèle deux choses importantes. Premièrement, constat peut-être plus rassurant, les adolescents des régions dans lesquelles se sont déroulés nos travaux consomment moins qu’au Québec en général, bien qu’ils soient pourtant exposés au cannabis de manière sensiblement plus importante qu’ailleurs. Or, en second lieu, ceci amène un constat plus négatif et potentiellement lourd de conséquences : bien qu’il se fasse plus de culture de cannabis dans cette région qu’ailleurs et que les jeunes avouent en consommer moins, il nous faut alors émettre l’hypothèse que le produit de ces récoltes n’est essentiellement pas destiné à la consommation locale, mais à l’exportation. Et qui dit marché d’exportation, dit aussi structure commerciale criminelle plus complexe et plus organisée. On pourrait fort bien avancer ici la contre-hypothèse que la production locale, pas nécessairement consommée par les jeunes, le serait de manière disproportionnée par les adultes. Vérification faite, toutefois, cette explication ne tient pas : les dernières données disponibles, soit celles de l’enquête de l’Institut de la statistique du Québec basée sur des données de 2008, pour le Québec et par régions (Camirand et coll., 2010, p. 245), font état d’une prévalence de consommation de cannabis au cours des 12 derniers mois pour la population adulte du Québec de 12,2 %; or, la même donnée, pour la région de la Mauricie et du Centre-du-Québec est de 10,8 %. Les chiffres du tableau 3 s’arrêtent plus particulièrement sur les niveaux d’implication dans des activités criminelles des répondants qui disent participer aux activités entourant la culture de cannabis. À l’exception des taux de prévalence de participation à la culture de cannabis qui semblent particulièrement élevés, l’échantillon n’apparaît pas comme étant « délinquant ». Seulement 6 % des répondants ont rapporté avoir commis des voies de fait au cours de la dernière année et près de 4 % ferait partie d’un gang – une proportion qui se compare à des études américaines semblables (Esbensen et Huizinga, 1993).

Tableau 2

Prévalence de la consommation de drogues et délinquance comparée pour l’échantillon total, celui des délinquants et celui des mariculteurs

Prévalence de la consommation de drogues et délinquance comparée pour l’échantillon total, celui des délinquants et celui des mariculteurs

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Parmi les types de délits les plus populaires se trouve la culture de cannabis à laquelle près de 27 % des jeunes ont admis avoir participé au cours des douze derniers mois. Lorsqu’on isole les « mariculteurs » (N = 175) des autres répondants, on découvre une sous-population qui semble particulièrement délinquante, du moins au niveau de la vente et de la consommation de cannabis (54,6 % d’entre eux évoquent une consommation hebdomadaire) et autres drogues. Notons que 30,8 % d’entre eux ont rapporté avoir consommé au moins une autre drogue que le cannabis au moins une fois au cours de la dernière année (toutes drogues confondues), alors que cette proportion est de 17,8 % pour l’ensemble des répondants délinquants.

Plutôt que de refléter le caractère criminogène de la culture de cannabis, ces résultats illustrés au tableau 3 suggèrent plutôt que cette opportunité criminelle semble attirer une variété de jeunes à s’y impliquer, y compris les éléments les plus criminalisés de la région. Ceci renforce donc l’idée avancée plus haut voulant que la culture de cannabis qui se pratique dans cette région ne soit pas une affaire d’amateurs (Bouchard, Alain et Nguyen, 2009; Bouchard et Nguyen, 2010).

Tableau 3

Prévalence de la consommation de drogues et délinquance comparée pour trois types de mariculteurs

Prévalence de la consommation de drogues et délinquance comparée pour trois types de mariculteurs

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Nous avons ici divisé les 175 mariculteurs en trois catégories : a) les employés de soutien (N = 28), qui ne s’impliquent que de façon épisodique, notamment au moment des récoltes ; b) les spécialistes (N = 43), légèrement plus nombreux, qui eux s’impliquent à toutes les étapes de production sans pour autant faire montre d’une implication criminelle en dehors de la culture ou vente de drogues ; c) les mariculteurs-délinquants (N = 104), nombreux dans cet échantillon, qui représentent la minorité des délinquants particulièrement actifs dans la région, à l’image de ce que l’on peut trouver dans n’importe quelle autre région similaire. En d’autres termes, qu’il y ait présence de culture de cannabis ou non, ces jeunes seraient de toute manière impliqués dans plusieurs activités délinquantes. On ne peut en dire autant des spécialistes et des employés de soutien, qui ne montrent aucun autre intérêt pour la délinquance à l’extérieur des marchés de drogues illégales.

Deux questions demeurent : (1) jusqu’à quel point peut-on qualifier l’implication des jeunes répondants comme étant « sérieuse » ; (2) est-ce que la moindre implication délinquante des employés de soutien et des spécialistes est reliée à des facteurs tels que leur plus jeune âge par exemple ? Le tableau 4 présente quelques caractéristiques des participants et du dernier site de production auquel ils ont participé. On y apprend au moins trois choses. D’abord, les employés de soutien et les spécialistes ne sont ni plus jeunes, ni moins expérimentés que les mariculteurs-délinquants. Tous ont d’une année et demie à deux ans d’expérience, et tous un peu moins de 16 ans. À expérience égale, les employés de soutien rapportent connaître en moyenne beaucoup moins de jeunes ou de mariculteurs adultes. Ensuite, bien qu’on trouve plusieurs filles parmi les 175 mariculteurs répertoriés, elles sont particulièrement surreprésentées parmi les employés de soutien (50 %). Enfin, seulement une minorité de mariculteurs semblent participer à des sites de production commerciale de plus grande envergure, soit moins du tiers des participants, même les plus délinquants d’entre eux. Notons que leur jeune âge y est aussi pour quelque chose. Peu de jeunes ont les capacités financières pour investir dans des plantations de plus grande envergure, peu possèdent un permis de conduire et un moyen d’effectuer un va-et-vient vers un site de production, et la majorité d’entre eux habitent chez leurs parents, ce qui limite d’autant les possibilités de s’impliquer dans des sites de production intérieure. C’est pourquoi la majorité des répondants qui participent aux activités de culture illicite de cannabis rapportent des revenus modestes découlant de leur implication (moins de 500 $ pour la plupart). L’exception se trouve évidemment chez les employés de soutien qui s’impliquent plus souvent dans les sites intérieurs de plus de 100 plants, sans toutefois en retirer des revenus importants.

Tableau 4

Caractéristiques des participants et de la dernière plantation à laquelle les répondants ont participé

Caractéristiques des participants et de la dernière plantation à laquelle les répondants ont participé

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Sur un plan plus général, on pourra se demander combien de ces adolescents ne se seraient pas impliqués dans ce genre d’activité n’eut été de l’importance de cette culture illégale dans la région. Une manière de considérer les choses consiste à observer jusqu’à quel point les jeunes qui se déclarent impliqués dans la culture de cannabis sont ou non impliqués dans d’autres formes de délinquance hormis celles reliées aux stupéfiants. Sans nécessairement exclure la contre-hypothèse, nous pouvons raisonnablement assumer, aux fins de la discussion, que les adolescents qui s’impliquent à la fois dans des activités criminelles plus classiques et dans celles reliées spécifiquement à la culture de cannabis démontreraient un profil délinquant dans tout autre contexte. À l’inverse, les répondants qui déclarent ne s’en tenir qu’à des activités liées à la culture de cannabis ne seraient peut-être pas impliqués dans d’autres sphères délinquantes si cette culture y était moins prégnante.

Conclusion

Nous voici maintenant au terme de cette description que nous avons voulu aussi empirique que possible des impacts de la culture illégale de cannabis tels que relatés par les résidents de deux MRC de la région de la Mauricie. Cette description repose sur deux sources de données, à savoir, des entretiens qualitatifs ouverts réalisés auprès d’une cinquantaine de résidents, d’une part, et des résultats d’un sondage mené auprès de la quasi-totalité des jeunes de 3e, 4e et 5e années du secondaire fréquentant cinq des six écoles secondaires de la région, d’autre part.

Nous convenons que le portrait de cette situation demeure relativement incomplet parce qu’il n’aborde pas le point de vue des personnes qui cultivent effectivement du cannabis à des fins commerciales. Il est clair que de telles informations nous permettraient de pousser beaucoup plus loin la mise en perspective des points de vue de l’ensemble des acteurs touchés. Mais puisque cette « option » ne faisait pas partie du mandat accordé en 2004 par la coalition des organismes locaux et régionaux pour la réalisation de l’enquête, nous sommes d’avis qu’il s’agirait là d’une toute nouvelle démarche, encore plus complexe et lourde que celle que nous avons menée. De même, une démarche, orientée sur l’organisation criminelle liée à la mariculture, pourrait aborder des éléments tels que la superficie de terre où l’on retrouve des plants de cannabis, le nombre de personnes adultes impliquées dans cette culture, les profits individuels et, bien sûr, une estimation des sommes d’argent générées par l’activité de même que le degré de participation volontaire des résidents locaux. Nous laisserons à d’autres le soin d’assumer une telle enquête qui serait, bien sûr tout à fait pertinente à une connaissance accrue du phénomène et de ses manifestations.

D’emblée, même si nous ne savons que par approximation que le phénomène de la culture de cannabis dans la région y semble très répandu, la perception globale des citoyens demeure de prime abord quelque peu ambivalente. C’est que si l’on est d’avis que, moralement, la mariculture est inacceptable, en revanche, on ne nie pas que l’activité demeure rentable sur le plan économique. Il semble s’être peu à peu installée une sorte de résignation, notamment quant au fait que les mariculteurs concevraient l’activité comme finalement assez banale. Or, ici, les citoyens ne peuvent vraiment faire autrement que d’évaluer la gravité de l’activité à l’aune des réactions des deux grandes branches de l’appareil pénal, soit la police et le système judiciaire. Dans un cas comme dans l’autre, les citoyens expriment certains doutes quant à la capacité de l’appareil pénal à réellement influer sur les activités de mariculture. Nous nous permettrons ici toutefois une certaine mise en perspective à l’endroit de cette opinion; en fait, une simple équation permettra au lecteur de juger de la capacité du système à effectivement avoir une influence sur le cours des choses. Bouchard (2007) évalue que ce sont tout près de 50 000 personnes qui, au Québec, cultivent de la marijuana à des fins commerciales, toutes méthodes confondues. Or, le Québec compte approximativement 15 000 agents de police, tous grades et toutes fonctions confondues. Si, cas d’espèce tout à fait farfelu, tous ces policiers ne s’occupaient strictement que des mariculteurs commerciaux, chaque policier aurait alors à enquêter sur 3,33 individus. Il est évident qu’il s’agirait d’une orientation de politique criminelle absolument indéfendable compte tenu, d’une part, de l’importance et de la gravité relative du délit de mariculture par rapport à l’ensemble des autres actes criminels commis au Québec et, d’autre part, on voit mal comment la population du Québec pourrait accepter un tel délestage policier. Le système judiciaire, quant à lui, aurait à faire face aux mêmes contraintes tout en ayant à justifier cette exclusivité hypothétique alors que la jurisprudence fait état de sentences somme toute assez légères. Au final, nous sommes d’avis que l’appareil pénal fait ce qu’il peut dans les circonstances et, à tout le moins pour ce qui est des énergies et des effectifs consacrés au problème, on voit mal comment il pourrait en faire plus. C’est, d’ailleurs, ce constat que fait la Gendarmerie royale du Canada dans un rapport très complet qu’elle a présenté en 2000, portant sur la culture et la vente de cannabis en Colombie-Britannique :

Malgré les ressources importantes consacrées au contrôle de la culture et du trafic de la marijuana, ces efforts font défaut généralement de donner les résultats attendus par la collectivité. Les résultats actuels sont insuffisants, qu’ils soient mesurés en termes de capacité du système à freiner la culture de marijuana, d’avoir un effet à l’égard de la facilité avec laquelle cette substance est mise en marché, acquise et vendue dans tout le pays ou de limiter sa disponibilité sur le marché canadien ou du moins sa disponibilité pour les enfants et les jeunes

GRC, 2000

Est-ce que les citoyens pensent la même chose de ces mêmes efforts ? Faudrait-il plutôt se pencher sur les modalités de communication et d’échange d’informations entre les représentants de citoyens (et ici, nous voyons plus largement que les seuls élus), la police et les magistrats pour que s’atténue l’impression que la police et les tribunaux ne semblent pas mettre tous les efforts nécessaires, comme cela est ressorti de nos entretiens ? Cette avenue était d’ailleurs explicitement mentionnée dans le rapport de 2000 produit par la GRC :

Les déclarations fréquentes des responsables de l’application de la loi concernant les profits tirés de la culture de marijuana et des conséquences relativement mineures infligées par les tribunaux aux personnes déclarées coupables de culture et de trafic de marijuana peuvent presque constituer une publicité pour recruter des personnes intéressées à cultiver de la marijuana. Il y aurait lieu d’examiner différentes stratégies en matière de communication avec les médias

GRC, 2000

Nous insistons toutefois pour répéter à quel point nous sommes convaincus que tout ce qu’il est possible de faire est bel et bien fait, tout autant par la police que par le district judiciaire concerné.

Mais si c’est là l’une des impressions relevées en synthèse des entretiens réalisés auprès des citoyens, il en est également une autre qui mérite réflexion : leurs inquiétudes quant aux effets de l’activité de mariculture sur les jeunes de la région. Trois éléments distincts ressortent de leurs craintes : (1) les jeunes participeraient en grand nombre à la mariculture ; (2) ceux-ci en viendraient à être tentés par la vie criminelle et l’argent facilement gagné aux dépens d’une vie plus modeste, certes, mais inscrite dans la légalité ; et, finalement (3) ces mêmes jeunes consomment plus de cannabis qu’ailleurs compte tenu de la facilité avec laquelle ils sont en mesure de se procurer le produit. À ces trois inquiétudes, les données tirées de notre sondage auprès des jeunes apportent quelques bémols. En ce qui a trait aux deux premières, seulement 175 jeunes sur les quelque 1 300 interviewés participeraient vraiment, et en toute connaissance de cause, à la mariculture ; 104 de ces jeunes, de surcroît, ne semblent pas exclusivement attachés à la mariculture, mais présentent des profils très typiques de ce que des études antérieures ont bien montré, à savoir, une participation à toute sorte de délits divers depuis plusieurs années. Ces chiffres représentent une minorité d’adolescents dont on peut aussi penser qu’ils sont déjà bien connus des autorités. Quant à la troisième inquiétude, celle liée à une plus grande facilité d’accès au cannabis, force nous est de reconnaître que les adolescents des deux MRC ne présentent pas un profil de consommation très différent de ce que l’on sait des jeunes ailleurs au Québec. Il est clair toutefois que la proportion de jeunes consommateurs de cannabis y est passablement élevée, soit près de 40 % à vie (c’est-à-dire, toutes fréquences de consommation confondues). À tout prendre, s’il est relativement facile pour les adolescents de la région de se procurer du cannabis, ce n’est malheureusement pas tellement plus difficile ailleurs et, en d’autres termes, l’accessibilité au produit ne s’y distingue pas tellement.

Bien que nous ayons évoqué jusqu’ici le constat de certains écarts entre la perception des citoyens et une réalité plus objectivable, il reste au moins un élément qui, lui, n’a rien de plus ou moins fondé, il s’agit du climat général d’insécurité qui transpire des propos qui nous ont été rapportés. Or, la question du sentiment d’insécurité demeure, que celui-ci soit effectivement fondé ou non, était et est encore au coeur du problème général de la culture illicite de cannabis dans la région qui nous concerne. Le fait même de se sentir en état d’insécurité récurrent entraîne d’autres phénomènes, ceux-ci sont susceptibles d’accroître le sentiment d’insécurité pour former un cercle vicieux dont on se demande comment sortir. Lorsque les gens ont peur – encore une fois, que ce soit pour une raison très réelle ou non n’a ici strictement aucune importance –, le premier réflexe est de s’isoler. En s’isolant les uns des autres, la méfiance entre des personnes qui pourtant se connaissent finit inévitablement par s’amplifier, alimentant ainsi toutes sortes de ragots plus ou moins sordides. Tout ceci soulève un dernier problème : cet état de situation n’est pas sans profiter aux malfaiteurs. Ce terreau devient tout ce qu’il y a de plus fertile, en effet, pour que des gens peu scrupuleux en viennent à l’envisager comme une activité de plus à leur créneau : à partir du moment où les gens ont peur, où ils se méfient les uns des autres, la moindre rumeur de potentielles représailles atteint très vite sa cible, et ce, sans que rien de réel soit commis. Il suffit à ces personnes de faire en sorte que le climat de méfiance persiste pour pouvoir vaquer à leurs affaires sans vraiment être inquiétées, en ne faisant que laisser courir la rumeur qu’ils pourraient éventuellement passer à l’action. En un sens, l’impression des répondants selon laquelle les représailles et les actes de violence se passent plus entre les mariculteurs eux-mêmes qu’entre ceux-ci et la population innocente ne fait que renforcer ce phénomène. À partir du moment où les citoyens entretiennent l’idée que ces actes se commettent – entre malfaiteurs –, on soutient alors que cette violence pourrait fort bien être exercée contre nous si les malfaiteurs en question estiment la chose nécessaire. On se referme donc un peu plus encore sur soi, et même la police pourra alors devenir suspecte, comme l’ont rapporté plusieurs répondants. Dans un tel climat, il est clair que l’idée même de dénonciation ferait frémir à peu près n’importe qui, contribuant au sentiment d’impunité des mariculteurs. C’est un peu en ce sens que nous concluons en évoquant l’idée de substituer la dénonciation individuelle à la dénonciation collective, où c’est toute une collectivité qui refusera de s’enfermer dans la peur et la résignation.

Finalement, et pour conclure cet article, il ne nous appartient aucunement de proposer une démarche d’action pour atténuer les problèmes que nous avons identifiés dans les MRC où nous avons réalisé nos travaux. Nous espérons toutefois vivement que les données et éléments qui y sont présentés contribueront significativement au renforcement des initiatives déjà en place de même qu’à l’élaboration de plans d’action à long terme.