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L’universel, c’est le local moins les murs

Torga, 1996

Les drogues ont toujours et partout existé. Du moins depuis que l’homme existe, qu’il se déplace, qu’il commerce et qu’il les consomme. Ainsi, même les régions moins pourvues en plantes psychoactives que d’autres ont très tôt connu, par le mécanisme des échanges, l’offre de drogues diverses et variées. Mais s’il a fallu des millénaires à l’humanité pour distinguer quelles étaient les « plantes magiques », il ne lui a fallu que l’espace d’un siècle pour en identifier, isoler, voire reproduire les principales substances actives. L’histoire et la géographie des drogues, de leur localisation, de leur diffusion comme de leur consommation, changent brusquement à partir du XIXe siècle avec les progrès de la pharmacologie, l’accélération de l’internationalisation des échanges et l’instauration du système de prohibition internationale des drogues, l’expansion de la civilisation industrielle et les bouleversements culturels que celle-ci véhicule (Coppel, 1991 : 16).

L’Asie, où l’on peut estimer qu’est né le narcotrafic international et où, avec l’opiomanie chinoise, la plus importante toxicomanie de masse est apparue, fournit un espace géographique de référence riche d’enseignement. C’est en effet en Asie que l’immense majorité de l’opium illégal mondial est produit, notamment dans l’espace de production qu’est le Triangle d’Or qui alimente les principaux centres de consommation de la planète, depuis l’Amérique du Nord jusqu’au Japon et à l’Australie, en passant par l’Europe. Le Triangle d’Or stricto sensu est cet espace de culture commerciale du pavot à opium qui, en Asie du Sud-Est continentale, correspond aux régions frontalières contiguës de la Birmanie, du Laos et de la Thaïlande, cette dernière ayant toutefois réduit efficacement une telle production sur son territoire. Mais le développement d’une telle production dans cette région et sa concentration récente en Birmanie sont nettement moins traditionnels qu’il n’y paraît de prime abord. L’émergence du Triangle d’Or est en effet le produit d’une histoire ancienne et complexe dans lesquelles la géographie, le commerce et la politique ont d’abord favorisé la culture d’une plante, avant d’imposer et d’étendre le commerce de ses produits, bruts et dérivés.

La géographie et l’histoire des drogues illégales sont profondément ancrées dans les dynamiques anciennes et actuelles du processus de mondialisation. Des premières diffusions des « plantes-mères » des trois principales drogues illégales naturelles – Cannabis sativa pour le cannabis, Erythroxylon coca pour la coca et Papaver somniferum pour l’opium – à la constitution des économies mondiales de leurs produits dérivés – schématiquement des régions de production des pays du Sud jusqu’aux centres de consommation des pays du Nord – la mondialisation a joué un rôle incontournable. Le cas du pavot à opium fournit un exemple éloquent des relations dynamiques qui ont existé et qui persistent entre l’économie politique et la géographie des drogues illégales d’une part et la mondialisation d’autre part. En effet, la diffusion du pavot a vraisemblablement bénéficié des premières expansions humaines en Europe et en Asie, avant que parmi les premières dynamiques de la mondialisation stricto sensu ne s’alimentent, au moins en partie, de l’économie de l’opium, et ne la stimulent.

Opium, thé, argent : enjeux impériaux depuis les Amériques jusqu’en Asie

Ce sont les Arabes, les Vénitiens, les Portugais, les Hollandais puis les Britanniques qui furent les premiers commerçants de l’opium, en exportant pour certains la consommation jusqu’à Java et en Chine. Mais, au-delà de la prise en charge des échanges d’opium par les Européens, c’est l’introduction en Asie d’une nouvelle technique de consommation, importée des Amériques, qui fera le succès incomparable du commerce de l’opium. En effet, si le développement de l’économie de l’opium avait jusque-là été marqué par son importante dimension internationale, ce sont les grandes découvertes, celles initiées par Christophe Colomb, qui ont permis que soit observée pour la première fois la technique consistant à fumer, du tabac en l’occurrence, Nicotiana tabacum, plante du Nouveau Monde [1]. L’introduction consécutive de la pipe et du tabac en Asie du Sud-Est par les Portugais et les Espagnols initia alors une nouvelle façon de consommer l’opium, en le mélangeant d’abord à du tabac, puis en mettant au point une pipe à opium spécifique ne requérant aucun mélange (McKenna, 1992 : 196). C’est à Formose (actuel Taiwan) que l’opium fut probablement mélangé à du tabac pour la première fois, avant que la méthode ne soit exportée en Chine, dans le Guangdong et le Fujian (McKenna, 1992 : 196). C’est donc à partir du XVe siècle, à partir de la mondialisation naissante ou tout au moins de son accélération, que la mise en relation de plusieurs mondes et cultures, donc de leurs techniques respectives, permit de déclencher ce qui reste encore aujourd’hui la plus grande vague de toxicomanie de l’histoire à l’échelle d’un État, l’opiomanie chinoise.

Ce n’est en effet qu’à partir du XVIe siècle que l’opium, ou plutôt le chandoo, un opium raffiné pour être fumé, fut véritablement associé au tabac dans la Chine impériale, préfigurant un mode de consommation qui donnerait lieu aux célèbres fumeries d’opium (Dormandy, 2012 : 124). Rapidement confrontée au développement de l’opiomanie, la Chine décréta en 1729 le premier de ses édits prohibant le commerce de l’opium sur son territoire, réunissant les conditions du développement du commerce britannique de l’opium. En obtenant des droits territoriaux sur le Bengale au milieu du XVIIIe siècle, et en les étendant au Bihar, les Britanniques établirent en 1757 le monopole de la East India Company (créée en 1600 et dissoute en 1858) sur la production d’opium des Indes, avant de supplanter définitivement les Portugais dans le commerce de l’opium avec la Chine avec la même East India Company, en 1773. Avec leur domination du commerce maritime mondial et l’expansion prodigieuse de leur empire, le commerce de l’opium allait, sous leur emprise, engendrer une vague d’opiomanie sans précédent et jamais égalée depuis, ainsi que deux guerres sino-britanniques dites « guerres de l’opium ». Les Britanniques allaient en effet faire de l’opium, cette drogue aux usages thérapeutiques initiaux, une drogue dite « récréative » qui permettrait de rentabiliser leur politique coloniale. Mais le développement de l’économie de l’opium devait d’abord contourner, puis briser les dispositions protectionnistes très strictes et profondément établies de la Chine impériale.

Les Britanniques devaient d’abord faire face à des dépenses importantes en Inde, où l’armée de la East India Company avait ramené le nord de l’Inde dans le giron impérial lors de la bataille de Plassey (1757). Ils devaient aussi assumer un déséquilibre grandissant des termes de leurs échanges avec la Chine qui étanchait la soif des Britanniques en thé en même temps qu’elle asséchait leurs coffres. Confrontés au refus catégorique de la Chine de s’ouvrir au commerce, les marchands britanniques trouvèrent une parade à travers le développement d’un commerce triangulaire. L’opium du Bengale et de Malwa, produit en Inde et vendu illégalement en Chine, procurerait en effet l’argent métal nécessaire à l’achat du thé chinois exporté à Londres, l’économie des drogues illégales trouvant dès lors une place de choix dans cette internationalisation des échanges qui définit en partie le processus de mondialisation. Mais le rétablissement, positif pour les Britanniques, des termes des échanges avec la Chine impliquait bien évidemment un déficit grandissant pour l’économie chinoise. Une crise financière se déclara bientôt en Chine, le prix en cuivre du tael d’argent subissant une forte inflation qui, à son tour, menaçait de provoquer une révolte parmi les paysans devant payer leurs impôts en cuivre indexé sur l’argent métal. La balance commerciale du Guangdong, qui avait été jusque-là une source d’argent métal pour l’empire, s’inversa dans les années 1820 puisqu’il y avait, en valeur, plus d’opium importé que de thé exporté. Les flux d’argent métal s’étaient donc également inversés et la révolte grondait dans les campagnes chinoises.

L’opium, outre son intégration dans les dynamiques de la mondialisation dès le XVe siècle, a donc également été l’un de ses outils, l’un de ses vecteurs, comme l’indiquent clairement l’intégration de son commerce dans les échanges mondiaux d’une part et son impact sur l’économie mondiale d’alors d’autre part. L’opium, en effet, fit partie intégrante, avec le thé et l’argent, du commerce triangulaire qui existait entre l’Europe, les Amériques et l’Asie. Le thé, Camellia sinensis, est comme son nom l’indique une plante d’origine chinoise (Fujian) que seul l’Empire du Milieu produisait jusqu’au début du XIXe siècle. Il ne fut produit en quantités satisfaisantes aux Indes (en Assam notamment) qu’à la fin du XIXe siècle, soit bien après que les Britanniques y eurent développé et rentabilisé la production d’opium. Si le thé acheté en Chine par les Britanniques l’était d’abord grâce à l’argent des mines sud-américaines (espagnoles) et aux esclaves qui l’en extrayaient, il le fut ensuite grâce à l’opium et à la nouvelle forme d’esclavagisme que son commerce, forcé faut-il le rappeler, engendra : l’opiomanie qui ne tarda pas à sévir en Chine (en fait le premier phénomène d’addiction de l’histoire humaine à cette échelle) enchaîna en effet des millions de Chinois à la consommation ruineuse d’opium (Trocki, 1999 : 14-32, 42-44).

Mais la dimension que le commerce de l’opium a indéniablement prise dans la mondialisation déjà à l’oeuvre à cette époque était plus grande encore. En effet, pour assurer ses échanges commerciaux avec l’Empire britannique, la Chine, qui n’eut une monnaie nationale qu’en 1933, procédait à son commerce extérieur grâce à des taels d’argent. La valeur du tael de Shanghai par exemple, le plus réputé, variait déjà au XIXe siècle en fonction du prix de l’argent tel qu’il était fixé à Londres et New York. Le commerce intérieur chinois, qui s’effectuait en monnaie de cuivre indexée sur le prix l’argent, subissait donc les variations des cours des deux bourses. Le prix d’un tael d’argent (36 grammes) avait longtemps été de mille pièces de cuivre mais, avec l’augmentation importante des importations d’opium, les flux d’argent présentèrent un déséquilibre au déficit de la Chine et la valeur de l’argent augmenta par rapport à celle du cuivre. Une pétition adressée à l’Empereur en 1838 mentionnait ainsi le problème du prix en cuivre de l’argent qui avait subitement atteint 1 600 pièces, la quantité d’opium importée ayant quant à elle été multipliée par dix entre 1820 et 1839 (Zhou, 1999 : 14-45 ; Trocki, 1999 : 14-32, 42-44). L’économie de la Chine était donc dès lors dépendante de contingences extérieures, dans un contexte, certes imposé, de mondialisation et d’interdépendance des échanges, principalement de ceux d’opium, de thé et d’argent.

La Chine décida alors d’imposer une prohibition de l’opium qui déboucha sur une guerre avec les Britanniques, la première « guerre de l’opium », qui s’acheva, dans une terrible humiliation pour les Chinois, par le traité de Nankin, le 29 août 1842. L’opium et son commerce, non mentionnés dans le traité, devaient finir par être légalisés en Chine en 1858 par le traité de Tientsin qui mit fin à la seconde « guerre de l’opium » ou Arrow War. Le privilège d’extraterritorialité introduit par le traité impliquait notamment que les sujets britanniques en Chine ne pouvaient être jugés que par leurs propres consuls et selon leur propre système juridique. Comme le remarquent Kathryn Meyer et Terry Parssinen, « le privilège, plus tard accordé aux autres puissances étrangères, créa des zones libres de toute mesure coercitive qui seraient une fois de plus utilisées lorsque les drogues deviendraient de nouveau illégales dans la Chine du vingtième siècle » (Meyer et Parssinen, 1998 : 11).

L’adoption d’une stratégie de substitution aux importations visant à enrayer son déficit commercial grandissant allait faire de la Chine le plus important producteur d’opium au monde. Ainsi, les importations chinoises d’opium indien diminuèrent-elles après 1880 et, au début du XXe siècle, la Chine produisait quelque 22 000 tonnes d’opium par an, surpassant de loin les 6 500 tonnes introduites par les Britanniques. Ce n’est qu’en 1906 que la Chine impériale décréta le premier d’une longue série d’édits visant à la suppression de la consommation et de la production d’opium [2]. Les politiques mercantiles des puissances coloniales avaient déclenché un processus qu’il serait ensuite très difficile sinon impossible d’enrayer. À la fin du XIXe siècle, de denrée thérapeutique, l’opium était devenu un simple produit commercial permettant de réaliser de substantiels profits et de rentabiliser des possessions coloniales très coûteuses. L’opium et son commerce forcé avec la Chine avaient donné naissance à ce qui allait bientôt devenir le narcotrafic international.

Les origines coloniales du narcotrafic international

En effet, le narcotrafic actuel est la conséquence directe du commerce de l’opium tel qu’il a été mené par les puissances coloniales européennes. En investissant et en tirant des bénéfices substantiels du phénomène de dépendance caractérisant la consommation d’opium, les régimes coloniaux avaient trouvé, dans la culture du pavot à opium et sa vente par les monopoles de leurs régies respectives, une véritable manne économique qui rentabilisait en grande partie des entreprises coloniales extrêmement coûteuses (Descours-Gatin, 1992 ; Le Failler, 2001). Ce sont en fait les phénomènes couplés de diffusion de la production et de la consommation d’opium en Asie par les puissances coloniales, de l’augmentation de l’opiomanie en Europe, et de la prohibition qui en a résulté, qui ont véritablement construit le narcotrafic.

C’est en réaction à ces logiques mercantiles dénuées de toute morale et dans le cadre d’une certaine prise de conscience mondialiste que, dès les années 1870, l’opinion publique britannique a commencé à se faire entendre en s’élevant d’une part contre les effets dévastateurs du commerce de l’opium en Chine et, d’autre part, contre le fléau que représentait la consommation d’opium en Inde où les quantités consommées dépassaient celles qui étaient exportées (Booth, 1998 : 151). En 1874 des Quakers fondèrent la Anglo-Oriental Society for the Suppression of the Opium Trade en Grande-Bretagne afin de faire pression, avec les Méthodistes, les Baptistes, les Presbytériens et d’autres églises, sur le gouvernement et contre le commerce de l’opium auquel il se livrait. Ce n’est qu’en 1891 qu’une motion antiopium fut adoptée par la Chambre des communes. Elle déboucha sur un accord sino-britannique contraignant l’Inde à réduire ses exportations d’opium à destination de la Chine et cette dernière à diminuer ses surfaces cultivées en pavot et ses importations d’opium. Les surfaces cultivées en pavot en Chine diminuèrent ainsi de moitié entre 1905 et 1910 (Meyer et Parssinen, 1998).

Mais la production d’opium et le bénéfice des revenus qu’elle procurait étaient déjà bien ancrés dans les mentalités et les réflexes économiques et, avec le chaos politique chinois de 1916 et l’ère des seigneurs de la guerre, le récent et somme toute efficace contrôle sur la production et le commerce de l’opium touchait à sa fin. La Chine reprit un certain contrôle des productions d’opium lorsque le Kuomintang (KMT) ramena un semblant de stabilité politique en 1927, stabilité rétablie en partie grâce à l’opium et à son commerce, seul moyen pour les nationalistes de la National Protection Army, installés au Yunnan, de financer leur lutte armée, leur propagande et leurs actions politiques (Meyer et Parssinen, 1998). Ainsi, au Yunnan, naissaient en quelque sorte les bases du narcotrafic moderne, une région frontalière périphérique et isolée servant de refuge à une opposition politique armée qui devenait un centre précoce du trafic d’opium. Celui-ci pouvait en effet passer clandestinement en Indochine française, où il gagnait le port de Shanghai, depuis le port de Haiphong et par les étapes « extraterritoriales » de Macao et de Hong Kong (Meyer et Parssinen, 1998). Si le Yunnan devait voir sa production chuter à la suite de l’éradication drastique menée par la Chine communiste, les cultures de pavot et les productions d’opium ne devaient, elles, qu’être déplacées vers les montagnes de ce qui n’allait devenir le Triangle d’Or que trois décennies plus tard.

L’opium avait donc été associé aux crises nationalistes, commerciales et politiques ainsi qu’à l’accélération de la mondialisation. L’association allait perdurer pour aboutir aux réalités actuelles du narcotrafic mondial où se mêlent les sphères de l’économique, du politique et de l’identitaire : « C’était sur ce terreau, créé par la désintégration de la Chine et des succès de la Société [des Nations], que les gangsters et les politiciens allaient modeler l’industrie moderne du trafic international de narcotiques. La relation symbiotique entre le trafiquant et le politicien qui est devenue la caractéristique dominante de trafic de drogue contemporain a ses racines dans l’Asie du vingtième siècle » (Meyer et Parssinen, 1998 : 12). Le narcotrafic allait en effet résulter de ce complexe issu des différentes sphères de l’économique, du politique et du législatif, puisque « l’économie de la drogue rencontre son succès grâce à et malgré son illégalité » (Uprimny, 1996).

Mondialisation et émergence du Triangle d’Or : de la Seconde Guerre mondiale, du communisme et de la guerre froide

C’est dans les années 1930 et 1940 que plusieurs évènements se combinèrent de la Birmanie au Tonkin, en passant par le Siam et la Chine, et permirent sinon provoquèrent un développement sans précédent de la production d’opium en Asie du Sud-Est. Les Britanniques, qui alimentaient leur monopole de la vente de l’opium en Birmanie avec leur opium indien, avaient ignoré le problème de la production des États shan et wa du nord-est de la Birmanie, comme de celui du trafic provenant du Yunnan, en se refusant à intervenir administrativement dans ces régions frontalières qui produiraient plus tard l’essentiel de l’opium du Triangle d’Or [3]. Le Siam, devenu Thaïlande sous la dictature de Phibun en 1938, avait également souffert de la contrebande de l’opium chinois et birman et les mesures de réduction, notamment la fermeture des fumeries d’opium, annoncées en 1907 par le roi Chulalongkorn (r. 1868-1910), devaient céder la place à une politique de développement de la production siamoise qui réduirait les coûts des importations et freinerait le trafic (McCoy, 1991 : 103). À l’époque, les seules solutions qui pouvaient permettre de réduire la contrebande en Asie du Sud-Est consistaient par exemple à légaliser les productions de Birmanie et de Thaïlande ainsi que leurs exportations respectives. Quant à l’Indochine française, les régies de l’opium du Cambodge, du Tonkin, de l’Annam et du Laos y vendaient de l’opium indien, turc et persan jusqu’à ce que Paul Doumer réoriente en 1899 une partie des achats vers l’opium yunnanais qui était meilleur marché.

Les régies françaises connurent ensuite un bouleversement de leurs approvisionnements sans précédent avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et l’interruption des importations moyen-orientales consécutive à la très importante perturbation du commerce maritime. La seule solution qui s’offrait alors aux régies, afin qu’elles puissent continuer à tirer leurs substantiels bénéfices de la vente de l’opium, consistait à développer la production locale. Les Hmong du Laos et du Tonkin allaient donc désormais pouvoir produire légalement leur opium pour le compte des régies d’Indochine. Les dispositions prises par les régies avaient ainsi provoqué une forte augmentation de la production laotienne pendant la guerre et, comme le remarque très justement Alfred McCoy, elles avaient surtout transformé l’économie tribale qui passait d’une agriculture de subsistance à celle d’une culture de rapport (McCoy, 1991 : 119). Aussi la production indochinoise connut-elle une augmentation de 800 % en quatre ans, passant de 8,4 tonnes en 1940 à 60,6 tonnes en 1944 (McCoy, 1991 : 115).

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’économie de l’opium en Asie du Sud-Est en était toutefois encore à ses balbutiements, même si, à la suite des ruptures de l’approvisionnement indien et chinois, la région était devenue pour la première fois autosuffisante en opium. Ce qui allait bientôt devenir le Triangle d’Or produisait encore moins de 80 tonnes d’opium par an, c’est-à-dire très peu comparativement aux 35 000 tonnes que produisait la Chine en 1906 et aux 5 000 tonnes qui étaient récoltées aux Indes (McCoy, 1991 : 115). C’est en fait le radical changement politique chinois de 1949 – lui aussi fait de mondialisation, idéologique cette fois – qui allait réellement initier les dynamiques de développement du Triangle d’Or. Avec la fuite en Birmanie des troupes nationalistes du Kuomintang de Chiang Kai-shek devant celles de l’Armée populaire de libération (APL) des communistes chinois, les données locales, régionales et mondiales allaient être profondément bouleversées. Dès 1950, l’APL victorieuse avait lancé des cultures de substitution dans le sud de la Chine et toute exportation d’opium vers l’Asie du Sud-Est, légale ou illégale, avait rapidement cessée [4]. Si la Chine allait régler son problème d’opiomanie de façon extrêmement rapide et drastique, l’Asie du Sud-Est allait prendre le relais de la production dans le cadre conflictuel de la guerre froide. La suppression soudaine de la production d’opium en Iran en 1955, quant à elle, n’allait que renforcer l’effet de vases communicants depuis la Chine vers l’Asie du Sud-Est, mais allait également stimuler les productions afghanes et turques et, à terme, favoriser l’émergence de l’alter ego en Asie du Sud-Ouest du Triangle d’Or, le Croissant d’Or.

La guerre froide, cet affrontement global entre deux blocs qui procédait de la peur de l’expansion mondiale du communisme, allait donner une impulsion décisive au développement du Triangle d’Or. La participation de la Central Intelligence Agency (CIA) des États-Unis dans le conflit qui opposait le KMT à l’APL, et les politiques des militaires français en Indochine, allaient instrumentaliser le marché prometteur de l’opium en Asie du Sud-Est. Menaces communistes et guerre d’Indochine, combinées avec l’existence d’une diaspora chinoise forte consommatrice d’opium, allaient permettre à l’espace de production illégale du Triangle d’Or d’émerger dans les hautes terres de l’éventail nord indochinois. En effet, Bangkok et Saigon furent les deux principaux centres de consommation d’opium à être reliés, par les opérations de la CIA et des militaires et services spéciaux français, aux zones de production du nord-est de la Birmanie et du nord de l’Indochine française. Le Triangle d’Or put notamment se développer en réponse à la demande d’un million d’opiomanes sud-est asiatiques (McCoy, 1991 : 130), et également en réponse aux besoins de financement des opérations secrètes des États-Unis et de la France. Ces interventions armées allaient avoir des conséquences imprévues, comme celle d’instrumentaliser et d’alimenter les tensions et conflits inhérents à la région. Dès 1948, avec l’indépendance de la Birmanie et le déclenchement de ses guérillas ethniques, et sous l’influence grandissante du communisme chinois dans tous les pays de la région, la production et le commerce de l’opium allaient prendre des dimensions extraordinaires, à la hauteur des revenus qu’ils permettaient de dégager. Ainsi, si les trois pays constitutifs du Triangle d’Or ne produisirent que quelque 700 tonnes d’opium en 1970, en 1996 ce sont plus de 2 300 tonnes qui furent récoltées dans la seule Birmanie, laquelle, avec l’Afghanistan, est toujours l’un des deux producteurs majeurs d’opium illégal au monde (U.S. Department of State, 1998).

Multiplication des itinéraires du trafic, expansion de la consommation et de ses maux associés

Depuis la région de production du Triangle d’Or, et au cours des dernières décennies, l’acheminement des opiacés illégaux, opium, morphine et héroïne, s’est fait au gré d’une complexification et d’une multiplication des itinéraires du narcotrafic. Ce phénomène procède lui aussi des processus de régionalisation et de mondialisation, les flux commerciaux et financiers s’étant dans le même temps considérablement accrus en nombre comme en importance. Si la mondialisation a pu être accélérée de la façon que l’on sait depuis le XVe siècle au moins, c’est principalement grâce aux apports considérables que la technologie a apportés aux moyens de communication. De même que le transport des pondéreux a profité de l’accroissement des distances parcourues en un temps sans cesse diminué, le trafic international des drogues illégales a également été profondément modifié. Depuis les caravanes muletières des Chin Haw du sud de la Chine qui sillonnaient les sentes du Yunnan, de Birmanie, du Laos et de Thaïlande aux XVIIIe et XIXe siècles, jusqu’au transport aérien ou par cargo maritime du XXe siècle, la rapidité comme les quantités de drogues illégales transportées ont été d’autant plus augmentées que l’explosion du volume global des échanges commerciaux entre l’Asie, l’Afrique, l’Europe et les Amériques permettait aisément sa dissimulation dans le fret.

Certes, le développement croissant des déplacements personnels, pour raisons commerciales, scolaires ou touristiques, a grandement contribué à la multiplication des acteurs prenant parti au trafic. Ainsi, les « mules », ces passeurs individuels qui embarquent ici et là à bord des avions longs courriers, sont de plus en plus nombreux à être interceptés par les douanes du monde entier : Afghans, Chinois, Nigérians, Pakistanais, Philippins mais aussi ressortissants de pays occidentaux en provenance d’Islamabad, de Karachi, de Delhi, Bombay ou encore Bangkok. Désormais, toutes les routes et tous les moyens sont bons pour acheminer, au détail ou en gros, des drogues illégales depuis les régions de production jusqu’aux centres de consommation du Nord. Toutefois, l’héroïne qui est produite à partir de l’opium du Triangle d’Or (et du Croissant d’Or désormais centré sur l’Afghanistan) est surtout acheminée vers les grands centres mondiaux de consommation, respectivement l’Amérique du Nord et l’Europe, via les routes terrestres et maritimes. Le fret aérien est en effet surveillé de façon très stricte, ce qui interdit l’envoi de toute quantité trop importante et restreint donc le trafic illégal à celui que les passeurs individuels pourront prendre en charge sur eux-mêmes ou dans leurs bagages.

Longtemps concentrés en Thaïlande, dont le réseau routier est particulièrement bien développé pour la région, les itinéraires empruntés par les trafiquants d’héroïne du Triangle d’Or ont dû être réorientés lors de la dernière décennie. L’intensification de la lutte antidrogue menée par les forces thaïlandaises d’une part, et l’ouverture de la Chine et de l’Inde du Nord-Est au commerce continental d’autre part, ont permis et encouragé une importante diversification des itinéraires du narcotrafic depuis la Birmanie. Les flux de « China White », l’héroïne n° 4, pure à 98 %, ont ainsi progressivement délaissé la Thaïlande au profit du Yunnan, du Laos et des États indiens de l’Arunachal Pradesh, du Nagaland, du Manipur et du Mizoram, tous frontaliers de la Birmanie. La Thaïlande, elle, a depuis connu une nouvelle vague de trafic de drogues illégales, une drogue de synthèse, la méthamphétamine (yaa baa en thaï), produite en masse dans l’est de la Birmanie étant écoulée presque totalement vers les centres de consommation urbains et ruraux thaïlandais (Chouvy et Meissonnier, 2002 ; Chouvy, 2002). Si plusieurs centaines de milliers de pilules de méthamphétamine birmane ont été saisies pour la première fois en Europe en 2001 (Suisse), cette production est toutefois majoritairement destinée à la consommation régionale d’Asie du Sud-Est. Quant à l’héroïne birmane, si elle est certes vendue en Asie, elle est surtout exportée en Australie et en Amérique du Nord, via Hong Kong, et Taiwan par exemple. Les itinéraires de ce trafic international empruntent les routes d’Asie en favorisant l’apparition et la croissance de la consommation en Inde et en Chine, importants pays de transit. C’est aussi via les routes de l’héroïne que le trafic et la consommation par voie intraveineuse propagent de façon alarmante l’épidémie du VIH/sida et diverses hépatites. Il semble désormais que la pandémie du sida se développe, en Asie tout au moins (Asie centrale, Chine, Russie), d’abord parmi les consommateurs d’héroïne, avant même de concerner les autres populations à risque, prostitué(e)s notamment. Ainsi, le Yunnan et le Manipur, par où passent certains de ces nouveaux itinéraires du narcotrafic d’origine birmane, sont de loin les régions chinoise et indienne les plus affectées par le VIH/sida. Le phénomène tend d’ailleurs à se répéter tant au Kazakhstan qu’en Sibérie orientale (Chouvy, 2001a).

Il apparaît donc, à travers le phénomène de complexification et de multiplication des itinéraires du narcotrafic des opiacés d’Asie, et ainsi que l’établit le rapport mondial sur les drogues établi par les Nations Unies que : « Le trafic des drogues se caractérise par une tendance à la mondialisation et à la multiplication des itinéraires » (UNDCP, 2000). Le trafic international de drogue, qui a procédé de certains processus de mondialisation parmi les plus anciens, est désormais bel et bien ancré dans la mondialisation moderne des échanges, notamment en se développant dans les espaces de dépression économique et politique dont le monde recèle sur tous les continents.

Le recours à l’économie des drogues illégales comme conséquence de la mondialisation

Au cours de l’évolution récente du système international, on a assisté à une accélération du processus de mondialisation, correspondant principalement à celle de l’interdépendance économique et financière entre acteurs étatiques mais surtout non-étatiques, à la transnationalisation des échanges. L’ordre international s’est vu progressivement transformé, évoluant vers un monde dans lequel l’individu et les relations transnationales se sont de plus en plus démarqués de l’État, de ses frontières et de son cadre politico-territorial. On assiste alors à la coexistence de deux mondes, ainsi que les décrit James Rosenau : « un monde de l’État, codifié, ritualisé, formé d’un nombre fini d’acteurs, connus et plus ou moins prévisibles ; un monde « multicentré », constitué d’un nombre presque infini de participants dont on ne peut que constater qu’ils ont une capacité d’action internationale plus ou moins autonome de l’État dont ils sont censés relever » (Badie et Smouts, 1995 : 70 ; Rosenau, 1988, 1990). À travers le dépassement de l’État et de ses prérogatives, l’on peut observer que le territoire, ou plutôt la territorialisation – c’est-à-dire la formation ou la contestation du territoire, de l’espace juridique par exemple – se trouve au coeur de la problématique du développement de la production illégale de plantes à drogues (Chouvy, 2001b). Dans le système international, le territoire et les frontières étatiques qui le délimitent ont en effet vu leurs rôles et leurs attributs progressivement redéfinis par le processus de mondialisation. La tendance mondiale à l’ouverture des échanges à travers frontières et territoires étatiques, à l’accélération des flux transnationaux, associée à la déliquescence de certains territoires (Birmanie, Afghanistan) – dont les crises majeures nourrissent d’innombrables réseaux commerciaux informels et souvent illégaux – contribue au fait qu’« à une diplomatie d’États […] s’opposent des agencements de réseaux internationaux dans lesquels l’action individuelle supplante l’ordre institutionnel » (Badie et Smouts, 1995 : 241-242).

Si l’essor du secteur informel dans les pays du Sud manifestait déjà ce contournement de l’État par les acteurs individuels ou collectifs, l’économie de la drogue (et la corruption qui y est liée) accentue encore « le déplacement des frontières entre l’espace public et l’espace privé, et favorise le recul général de l’État » (Kopp, 1992 : 536). La très importante croissance du commerce des drogues illégales, la multiplication des aires de culture et de production, l’émergence de nouvelles routes de transit, l’expansion mondiale de la consommation vont ainsi de pair avec l’aggravation des disparités et des inégalités à la surface de la planète et avec l’augmentation du nombre de conflits dans des régions pauvres. Le rôle et l’autorité de l’État se voient sans cesse remis en question, par le bas ou par le haut, de l’intérieur ou de l’extérieur. En effet, les modèles de développement proposés par les grands organismes internationaux, les politiques d’ajustement structurel de la Banque mondiale et du Fond monétaire international par exemple, tendent également à aggraver nombre de ces situations en diminuant profondément le rôle de l’État déjà mis à mal par la transnationalisation des échanges.

Face au sous-développement endémique de certaines régions du globe, le trafic d’armes, de matières premières, de personnes, mais aussi la montée du terrorisme, participent tous de ce phénomène mondial de contournement économique et politique de l’État qui se manifeste de plus en plus et semble correspondre chaque jour davantage au nouvel ordre international dont il est fait mention depuis la chute de l’URSS. L’irruption des acteurs non-étatiques, individus, groupes sociaux et économiques, dans un système-monde qui tend à devenir de plus en plus transnational, peut en partie expliquer le recours croissant que ceux-ci font à l’économie de la drogue, à d’autres activités illégales ou même à certaines économies prédatrices. L’État perd en effet de son emprise sur l’individu et sur les flux économiques, les allégeances citoyennes s’affaiblissant et se transformant en composant avec d’autres types d’allégeances, les flux transnationaux « remettant en cause la toute puissance du principe de territorialité » : « l’État perd son efficacité en s’obligeant, par définition, à penser et à déployer son action au sein d’un territoire dont il fait la marque de son identité et de sa souveraineté, alors qu’au contraire l’acteur transnational gagne en performance en se dispensant de cette contrainte » (Badie et Smouts, 1995 : 78). Lorsque l’on considère l’économie de la drogue, le trafic international de drogues illégales, ou l’ « économie de gang » dont parlent Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts, on comprend qu’elle prenne une importance croissante dès lors qu’elle est, « par essence, productrice de flux transnationaux et rogne très directement sur les prérogatives des États » (Badie et Smouts, 1995 : 89). Le narcotrafic à tous ses niveaux fournit ici un cas exemplaire de cet immense potentiel dont disposent les acteurs non-étatiques, potentiel auquel un nombre croissant d’acteurs des pays du Sud ont de plus en plus recours, pour des raisons économiques et politiques évidentes. Le développement de l’économie de la drogue dans le monde en voie de développement témoigne ainsi on ne peut plus explicitement de cette « irruption des sociétés », de cette montée en puissance de l’individu qui se prend en charge directement et s’inscrit ainsi dans la mouvance de l’économie transnationale.

La production de drogues illégales, principalement dans les pays du Sud, la consommation, de plus en plus globale, et la distribution profondément inégalitaire des revenus du narcotrafic au profit du Nord [5] présentent des caractéristiques qui correspondent bien à celle de l’économie mondiale, reflétant même jusqu’à ses disparités et ses inégalités. Alain Labrousse remarque à ce titre que « le narcotrafic obéit donc aux lois générales de l’économie des matières premières ou des produits agricoles du Tiers-Monde » (Labrousse, 1996 : 13-24). La structure comme le processus sous-tendant le narcotrafic s’inscrivent bien en effet dans la construction des rapports Nord-Sud, dans la dynamique évolutive de la mondialisation, de l’interdépendance du système international, le commerce de la drogue apparaissent comme un sous-système au sein du système-monde. Avec la libéralisation des échanges, l’ouverture des frontières à ceux-ci et l’interconnexion croissante des marchés, le néorégionalisme et la globalisation dessinent un mode de l’intégration économique et politique. Mais « la construction d’un système mondial prétendant à l’unification n’encourage pas seulement les logiques d’intégration, elle crée les conditions de l’exclusion en rejetant à la périphérie tous ceux qui n’ont pas la capacité de s’insérer dans les réseaux internationaux et de peser sur leur orientation. Cette exclusion est complexe et multidimensionnelle : elle concerne à la fois des États marginalisés sur la scène mondiale et des populations marginalisées dans leur propre collectivité » (Badie et Smouts, 1995 : 206).

Le recours à l’économie de la drogue, au niveau de la production régionale comme du trafic international, permet alors aux acteurs exclus du système international des échanges légaux de s’y insérer malgré tout. En effet, si aux échelles étatique et régionale l’insertion dans l’économie informelle permet aux individus et aux collectivités de participer à l’activité économique moderne, le narcotrafic, lui, permet à ses acteurs de s’insérer, à travers la dimension internationale du trafic, dans l’économie mondiale. L’accroissement récent de la production et du commerce mondial de la drogue témoigne ainsi d’un effet de système initié par la mondialisation : « Réponse à la faible insertion dans les courants mondiaux, le développement du secteur informel aggrave aussi la déconnexion et conforte les rapports de dépendance dans un contexte où règne une inadéquation croissante entre les besoins du marché du travail et la nature des demandes d’emplois » (Badie et Smouts, 1995 : 209).

Mondialisation et illégalité des drogues

Si la diffusion des plantes à drogues, ici en l’occurrence le pavot à opium en Eurasie, a clairement procédé de l’anthropisation des milieux, des processus d’humanisation, de spatialisation et, a fortiori de mondialisation, les conditions politiques, économiques et territoriales qui ont permis la production, le trafic et la consommation de leurs produits dérivés ont découlé d’un autre processus de dimension mondiale, juridique celui-là. En effet, quintessence de l’économie informelle puisque économie illégale, certes, mais concernant des produits illégaux, l’économie de la drogue est le résultat de l’intervention étatique à l’échelle mondiale.

Ethan A. Nadelmann explique en effet comment la place de l’État et de la loi, des normes internationales, constitue un aspect fondamental de la problématique des drogues dans le monde d’aujourd’hui (Nadelmann, 1992). D’une part, les « régimes globaux de prohibition » des drogues témoignent ainsi de la nature des relations Nord-Sud dès lors que l’on prend conscience que « la construction des normes internationales constitue un enjeu et un instrument de pouvoir de certains d’entre eux, notamment du Nord sur le Sud » (Nadelmann, 1992 : 538). D’autre part, phénomène politique par excellence et fondamentalement à l’origine de l’ampleur prise par l’économie illégale des drogues illégales, la prohibition, en imposant le caractère illégal de certaines drogues et de leur commerce, « différencie cette activité des autres formes de capital : la rotation du capital est très élevée et les marges des bénéfices très importantes ». La prohibition permet de dégager des « profits élevés qui dynamisent l’économie de la drogue malgré son illégalité ; mais c’est aussi parce qu’elle est illégale et risquée qu’elle est hautement rentable » (Fonseca, 1992 : 491). Ainsi, le commerce des drogues illégales procède d’une « économie dynamisée par la répression » (Choiseul et Praslin, 1991) alors que, comme le remarque justement Guillermo R. Aureano, la prohibition, elle, « procède d’un ensemble de décisions politiques, qui définissent la légalité ou l’illégalité d’une drogue, et déterminent donc ses conditions de production, celles de sa commercialisation et de son usage » (Aureano, 2001 : 19). La production, le trafic et la consommation de drogues ne se développent que lorsqu’elles bénéficient, à une échelle ou à une autre dans le monde fini qui est le nôtre, de conditions politiques qui leur sont favorables (Chouvy, 2001c).

La prohibition telle que nous la connaissons actuellement est l’aboutissement d’un processus historique dont les origines remontent au début du XXe siècle, lorsqu’un régime international de contrôle des drogues a été élaboré par les États-Unis. Là encore, l’adoption des logiques et des politiques prohibitionnistes a procédé des dynamiques de la mondialisation, en l’occurrence de certaines formes d’impérialisme, culturel, économique, législatif et militaire. En effet, les « puissances européennes ont efficacement contesté la position prohibitionniste des États-Unis jusqu’à la fin des années 1950, au moment où elles ont cessé de tirer des profits fiscaux du commerce du pavot et du chanvre dans leurs colonies » (Aureano, 2001 : 20). Désormais, les normes en matière de drogues illégales relèvent de l’adoption des textes de trois conventions des Nations unies (1961, 1971, 1988). Enfin, diverses instances internationales appliquent les principes de ces traités, ou du moins tentent de les faire respecter : l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), et l’Organe pour le contrôle des drogues et la prévention du crime (ODCCP), dont dépend l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Il ne faut pas omettre, dans ce dispositif international de lutte contre les drogues illégales et leurs maux sanitaires et financiers associés, des institutions telles que l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Organisation internationale de la police criminelle (OIPC, plus connue sous ne nom d’Interpol), le Conseil de coopération douanière (CCD) et le Groupe d’action financière internationale (GAFI, créé par le G-7).

Désormais, les drogues illégales font donc plus que jamais partie du processus de mondialisation, que cela concerne les trafiquants qui bénéficient directement de la prohibition, ou de celui des États qui, en menant leur « guerre à la drogue », profitent indirectement de l’opportunité que leur production et leur commerce fournissent à leurs interventionnismes respectifs. En effet, depuis que l’administration Nixon l’a déclarée en 1971, la guerre à la drogue est menée par de nombreux États à l’échelle mondiale, depuis l’Amérique latine jusqu’en Asie, en passant par l’Europe et l’Afrique. Elle est désormais d’autant plus justifiée, ou du moins perçue comme telle par les sociétés, qu’elle est, depuis 2001, considérée comme le corollaire indispensable de la guerre contre le terrorisme, une autre activité transnationale que la mondialisation et les rapports de forces quasi impériaux qui ont été les siens jusqu’à la fin de la guerre froide ont grandement facilitée. La problématique des drogues illégales est riche d’enseignements dans un monde dont l’interdépendance se fait croissante et dans lequel les disparités et les inégalités sont de plus en plus révélées et exploitées par les dispositifs transnationaux qu’acteurs étatiques et non-étatiques élaborent. En effet, la géographie des drogues illégales est à considérer au regard de celle de la distribution mondiale et asymétrique du pouvoir, des richesses et des revenus, et de ses impacts sur les crises et les conflits. La mondialisation contient, à travers les inégalités qui sont les siennes, les germes et les conditions du recours à l’économie des drogues illégales.