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Devenir-plante : enlacements vivants en Océan Indien et en Amazonie

« En principe le devenir-plante impliquerait que notre matière et nos idées entrent en composition avec quelque chose d’autre d’une manière telle que les particules émises par l’agrégat ainsi composé se parleraient de manière végétale comme fonction de la relation de mouvement et de repos, ou de proximité moléculaire, dans laquelle elles pourraient entrer. »

Houle et Querrien, 2012, p. 186-187

Devenir-plante est une pratique, une manière de guérir, une façon de se faire guérisseur, c’est aussi une manière de penser et de faire avec le végétal. Ces enlacements entre les vies humaines et végétales peuvent se comprendre sous l’image du rhizome qui n’a ni début ni fin et qui peut se démultiplier en toutes sortes de directions par le milieu, rester invisible sous terre ou émerger à la surface. Cette approche qui semble prévaloir dans les lieux où j’ai fait mes terrains de recherche, c’est-à-dire à deux extrêmes de l’océan Indien et en Amazonie, correspond en quelque sorte à la pensée rhizomique que proposent Deleuze et Guattari dans leur ouvrage Milles Plateaux (1980). Ils contrastent cette approche à celle de l’arborescence, soit celle à la recherche de finalités, d’origines, en l’occurrence la logique causale particulière qui prévaut dans les pratiques scientifiques courantes, entre autres en matière de médicaments qui m’intéresse ici. Ainsi s’agira-t-il de faire quelques torsions pour penser hors de ce cadre de l’arborescence pour se joindre à une pensée en rhizome. Entre autres, il faut penser en « devenir », en logique de double causalité, se placer dans l’agencement-vie ou l’entredeux au passage entre la plante et l’humain, en plus de porter attention à la façon singulière dont la vie de la plante s’exprime. La première section de cet article s’affaire à expliquer cette approche alors qu’une seconde section explore trois milieux au sein desquels on peut comprendre le devenir-plante tel que vécu respectivement dans ses aspects de mouvement-repos, de rêve et d’affect.

Je procède à mes illustrations à rebours de mon parcours de recherche anthropologique en débutant avec la recherche que je conduis depuis 2012 à Yogyakarta sur l’île de Java en Indonésie (Laplante, 2015b,c,d). J’y illustre mon propos à travers la médecine jamu javanaise qui utilise les plantes vivantes au quotidien pour en faire des élixirs. L’alternance de mouvement et de repos dans le processus de préparation des breuvages thérapeutiques peut se comprendre comme un agencement-vie, soit une manière de s’agencer aux rythmes des plantes ou d’agencer les plantes aux rythmes humains afin de maintenir la santé au quotidien ou d’offrir le déblocage d’un mal en point. Il n’est pas question de « drogue » en tant que telle en ce contexte. En second lieu, je poursuis avec la recherche que j’ai entreprise à Cape Town en Afrique du Sud (2006-2012) autour de l’essai préclinique d’une « drogue-en-devenir » (Laplante, 2015a) ; soit l’umhlonyane ou l’Artemisia afra, une plante « autochtone », notamment utilisée chez les izangoma (guérisseurs-divinateurs) Xhosa. Là, le rêve se comprend comme un constituant même du réel et la plante sert à clarifier, purifier les rêves de manière à pouvoir guérir ou apprendre à guérir. Enfin, mes recherches en Amazonie brésilienne (1998-2002) permettent de réfléchir autour d’une plante « savante » (Laplante, 2004). Il sera question du rami (mieux connu sous le nom ayahuasca, Banisteriopsis caapi), en l’occurrence un breuvage communément appelé « drogue », surtout lorsqu’il s’agit d’en accentuer les dangers[1]. Les pratiques des chamanes Madija-Kulina dans le Médio Solimões de l’État de l’Amazonas permettront par ailleurs d’illustrer la question de l’affect du devenir-plante.

Ce parcours, vise à dessiner une pensée rhizomique qui relie humain, plante et milieu de façon renouvelée, vivante et collatérale tout en évitant les explications causales à la recherche de finalités.

Tant qu’on invoque des causalités trop générales ou extrinsèques, psychologiques, sociologiques, pour rendre compte d’un agencement, c’est comme si l’on ne disait rien. Aujourd’hui s’est mis en place un discours sur la drogue qui ne fait qu’agiter des généralités sur le plaisir et le malheur, sur les difficultés de communication, sur des causes qui viennent toujours d’ailleurs.

Deleuze et Guattari, 1980, p.347

Il semble que ce genre de discours soit toujours bel et bien en place. J’ose ici une nouvelle tentative en vue de m’éloigner de ce discours et de me rapprocher de la manière dont des guérisseuses peuvent connaître les plantes. Pour ce faire, il faut revenir à la plante à partir de laquelle de nombreuses « drogues » peuvent provenir avant leur isolement en une molécule ou une composition chimique. L’approche proposée peut aussi convenir pour comprendre ce qui se passe ou ne se passe pas entre une personne et l’une de ces molécules biopharmaceutiques. Voilà comment je veux ici explorer le devenir-plante, en l’occurrence ce qui émerge entre l’humain et la plante ou la « drogue », voire le « remède ».

Être en devenir ou de l’arborescence au rhizome

« Devenir est un rhizome, ce n’est pas un arbre classificatoire ni généalogique. »

Deleuze et Guattari, 1980, p.292

De manière générale, pour comprendre comment une drogue agit dans l’expérimentation, on pense selon le modèle de l’arbre, à la recherche d’origine en termes généalogiques ou de logique causale. On cherche un pivot ou une constante, on fixe un point, un ordre, en l’occurrence un aspect biopharmaceutique fixe (une molécule ou configuration moléculaire) devant agir de manière déterminée sur un aspect physiologique dans l’organisme humain. Chercher à découvrir les propriétés moléculaires d’une drogue ne suffit pourtant pas à expliquer comment la vie humaine s’y agencera, ni par ailleurs à expliquer comment la drogue s’agencera à la vie humaine en question. Il est donc ici moins question de s’intéresser à savoir au préalable quel effet une drogue fixe ou dosée peut avoir, que de s’intéresser à savoir comment une vie humaine s’agence plus ou moins bien avec une vie végétale en vue de guérir. La pensée deleuzienne ou rhizomique propose en cela une logique de la double causalité où l’évènement, c’est-à-dire le sens, se rapporte « à un élément paradoxal intervenant comme non-sens ou point aléatoire, opérant comme quasi-cause et assurant la pleine autonomie de l’effet » (Deleuze, 1969, p. 115). Il en va ainsi d’insister sur le caractère produit, mais aussi producteur du sens ; « jamais originaire, mais toujours causé, dérivé. Reste que cette dérive est double, et que, en rapport avec l’immanence de la quasi-cause, elle crée les chemins qu’elle trace et fait bifurquer. ». (Deleuze, 1969). Le sens ainsi saisi dans son rapport avec la quasi-cause « hérite, participe ». La quasi-cause incorporelle deleuzienne est ce qui lie, ce qui rattache, affecte et laisse affecter dans l’entredeux, donnant lieu à plusieurs dénouements possibles, plusieurs mondes apparaissant comme des cas de solution pour un même problème (Deleuze, 1969, p. 138-139). Il n’y a plus de singularités déjà fixes et organisées, une singularité n’étant d’ailleurs pas séparable d’une zone d’indétermination parfaitement objective. Il ne s’agit donc pas du principe de raison suffisante ; ni de l’idée que les effets sont pleinement déterminés par des antécédents ; ni de la croyance que l’action se produit à distance telle que cela est le cas dans la logique causale scientifique[2].

Pour comprendre l’agencement-vie humain-plante, il faut « ne pas se penser comme êtres, mais comme devenirs – c’est-à-dire, non pas comme entités discrètes et préformées, mais comme trajectoires de mouvement et de croissance » (Ingold, 2013, p. 9)[3]. Le devenir, qu’il s’agisse de l’humain, de la plante, du corps ou de toute autre chose, se constitue d’agencements continuels pouvant réussir ou échouer. Le devenir est moléculaire, cellulaire, élémentaire, imperceptible, mais il est aussi devenir-femme, devenir-enfant, devenir-musique, devenir-animal, devenir-plante ou encore devenir-drogué lorsque l’agencement échoue. Ainsi il n’est pas tant question de l’humain d’un côté et d’une plante de l’autre, mais il est question de ce qui se passe ou ne se passe pas entre les deux lorsqu’ils se rencontrent, soit de l’agencement-vie qui s’y forme ou s’y déforme au passage entre les deux. Cela signifie que l’on n’est pas de telle ou telle manière selon l’espèce, l’organisme, la culture ou autre notion abstraite que l’on a créé, mais plutôt que l’on se forme et se transforme continuellement dans le monde. Afin d’illustrer en quoi cette approche, plutôt que de considérer la plante (ou la molécule) comme une drogue produisant un effet fixe et déterminé sur l’être humain, permet de comprendre comment l’agencement humain-plante (ou humain-molécule) constitue un devenir, j’évoque l’exemple de l’orchidée et de la guêpe qu’utilisent Deleuze et Guattari :

Dans la ligne ou le bloc de devenir qui unit la guêpe et l’orchidée se produit une commune déterritorialisation, de la guêpe en tant qu’elle devient une pièce libérée de l’appareil de reproduction de l’orchidée, mais aussi de l’orchidée en tant qu’elle devient l’objet d’un orgasme de la guêpe elle-même libérée de sa propre reproduction. Coexistence de deux mouvements asymétriques qui font bloc, sur une ligne de fuite ou s’engouffre la pression sélective’… ‘C’est la déterritorialisation qui fait « tenir » ensemble les composantes moléculaires.

1980, p. 360

L’orchidée et la guêpe coexistent dans un seul devenir, mais duquel aucune orchidée-guêpe ne peut être issue. L’homme et la plante peuvent similairement coexister dans un même devenir et l’on peut imaginer qu’un tel devenir soit aussi possible entre une molécule isolée en laboratoire et l’homme qui la manipule ou la consomme. Dans tous les cas, il faut voir comment cela se passe ou ne se passe pas dans la vie de tous les jours plutôt que de supposer que cela se passera de telle ou telle manière précise, selon une forme de vie fixée au préalable, et ce, de manière prévisible. Ainsi ne faut-il pas poser un corps biologique fixe au préalable, mais plutôt suivre Haraway (1993, p.372) qui note que les corps « ne sont pas nés : ils sont faits ». On peut encore suivre Mol (2002) qui propose une notion de corps multiple, dans le sens que le corps ou la maladie se « fait » apparaître de manières toujours nouvelles. Ces deux auteures coulent dans le même sens que Deleuze et Guattari qui parlent de « corps sans organes », ce qui revient à « ouvrir le corps à des connexions qui supposent tout un agencement… » (1980, p. 198). Outre ces travaux dédiés à une sérieuse mise entre parenthèses de ces « objets », il a plutôt été question de leur rajouter des couches symboliques, sociales, culturelles, politiques et ainsi de suite tel que cela a pu être fait avec une notion réductrice de corps biologique universel, (Douglas, 1973 ; O’Neil, 1985 ; Schepper-Hugues et Lock, 1987), un peu comme dans la foulée des déterminants sociaux de la santé auxquels on ne cesse de rajouter des variables. Ces efforts qui ne délogent pas l’objet empirique de départ peuvent effectivement l’assouplir, mais y reviennent rapidement, ne permettant pas de s’intéresser à la manière dont se déroule l’expérience.

Il ne s’agit donc pas d’expliquer une manière de prendre une drogue en renvoyant à la culture ou à la société comme si cette dernière était fixe ou encore serait une force explicative ou qui détermine comment l’humain s’éprend d’une drogue particulière. Ni le « social » ni le « culturel » ne sont ici tenus comme déterminants ou explicatifs, l’un et l’autre seront plutôt considérés comme ce qui génère, relie, devient et s’improvise. À cet égard, je soutiens avec Latour (2006) que le social est toujours « en train de se faire » et tel Ingold et Hallam, qu’« il n’y a pas de script pour la vie sociale et culturelle » (2007, p. 1). Il semble de fait peu utile de vouloir expliquer quelque chose en le qualifiant de « culturel » ou de « social », puisque cela ne renvoie à rien de particulier, surtout lorsque posé en opposition à la « nature ». Avec Descola (2005) il est possible de comprendre en quoi une ontologie naturaliste (l’attitude naturelle dont Husserl voulait se dissocier) est unique et récente et qu’il y a lieu de pouvoir penser, voire composer le monde au-delà d’une dualité fondamentale posée entre nature et culture. Latour (2000) démontre par ailleurs le problème avec cette dichotomie au sens où ce qui est « nature » et mesurable (molécules) est posé hiérarchiquement premier par rapport à ce qui est visible, ressenti et vécu (et pouvant s’équivaloir à culture), qui devient en quelque sorte accessoire ou hiérarchiquement second. Descola fera de sa démonstration un agenda de recherche devant filtrer le monde à travers les modes de relations de ses quatre ontologies (naturaliste, totémiste, animiste, analogique) plutôt qu’exclusivement à travers l’ontologie naturaliste, tel que c’est actuellement le cas. Latour formule pour sa part un agenda de recherche « compositionniste », qui se rapproche d’un prénaturalisme (2010, p. 476), et signalant qu’il y a lieu de penser aux manières à travers lesquelles les choses sont mises ensembles et peuvent être plus ou moins bien composées ou décomposées (Latour, 2010, p. 44). Il semble par ailleurs que Deleuze et Guattari (1980) offrent la meilleure piste pour comprendre comment le monde se compose toujours en faisant rhizome avec d’autres formes de vie, humaines ou non humaines, indistinctement. Neimanis (2007) qualifie cette approche de phénoménologie radicale ou rhizomique de notre expérience vécue et il s’agit ici d’en faire une anthropologie engagée dans les processus de vie. C’est là la piste que je cherche à suivre pour comprendre comment les vies humaines et végétales peuvent se rencontrer de manières fortuites et transformatrices, ou se « ressentir » (Myers, 2014) suivant des lignes de devenir particulières, traçant des chemins et les faisant bifurquer.

En vue de comprendre la façon dont la drogue est utilisée dans le monde, penser à travers le rhizome, tel que Deleuze et Guattari le proposent, m’apparaît ainsi utile.

À la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature… Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple… Il n’est pas fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités linéaires à n dimensions, sans sujet ni objet…

1980, p. 31

Selon ces philosophes, une telle pensée serait davantage privilégiée en Orient et à l’ouest de l’Amérique. Évoquant l’idée que l’Occident procède par « agriculture d’une lignée choisie avec beaucoup d’individus variables », par contraste l’Orient présente une figure ou culture de tubercules qui procède par fragmentation de l’individu, voire par « horticulture d’un petit nombre d’individus renvoyant à une grande gamme de " clones " » (Deleuze et Guattari, 1980, p. : 28). Deleuze et Guattari posent alors la question à savoir, « N’y a-t-il pas en Orient, notamment en Océanie, comme un modèle rhizomatique qui s’oppose à tous égards au modèle occidental de l’arbre ? » (Deleuze et Guattari, 1980). Cette pensée en rhizome m’est apparue hautement privilégiée sur l’île de Java, ainsi que par plusieurs anthropologues ayant travaillé en Indonésie, dont Geertz (1960), Bateson (1972), Barth (1993), Abram (1996) et Ferzacca (2001), chacun y faisant allusion à sa manière. Une approche rhizomique me semble par ailleurs généralement mieux correspondre à l’expérience humaine avec les plantes au coeur des processus de vie dans les pratiques de guérisseurs-divinateurs africains et de chamanes amazoniens qui amènent similairement à penser en termes de devenir avec les plantes.

Mouvement et repos

La médecine jamu en Indonésie se pratique majoritairement par des jamu gendong, soit des femmes qui portent des breuvages médicinaux dans un panier sur le dos retenu par un sarong et qui circulent habituellement pieds nus, vêtues selon une esthétique javanaise, pour vendre leurs élixirs. Ce sont elles qui préparent les breuvages médicinaux à base de plantes lesquels sont consommés par tous à Yogyakarta (Jogja) sur l’île de Java, et ce, de manière quotidienne, souvent plusieurs fois par jour. Pour comprendre ce qui se passe entre les humains et les plantes dans cet art de guérir, il faut en premier lieu s’intéresser au processus de préparation des élixirs. Chaque jour, les dames préparent les breuvages pendant de longues heures. Que ce soit pour les laver, les piler, les rouler ou les masser avec les mains, tout se fait dans une cadence régulière suivant un tempo plutôt lent, selon un mouvement vers l’avant puis vers l’arrière, impliquant tout le corps. Il est déjà possible de concevoir que ce mouvement et repos forme un agencement-vie avec les plantes, rhizomes, fruits, herbes qui sont ainsi doucement rendus digestes et potentiellement thérapeutiques pour l’humain. Les feuilles, herbes et rhizomes seront par exemple lavés sous l’eau courante dans un évier de pierre extérieur et brassés sous l’eau dans un mouvement vers l’avant suivi d’un bref repos, un mouvement vers l’arrière, un repos, et ainsi de suite. Dans un tempo similaire, le riz, les rhizomes et les épices placés dans un bol de pierre seront écrasés au pilon, parfois par deux personnes se remplaçant, jusqu’à l’obtention de la consistance voulue. Les herbes pour leur part seront mises sur une tablette de pierre (pipisan) et leur jus sera extrait avec un rouleau de pierre, encore dans un tempo lent accompagné d’un mouvement d’aller-retour de l’avant vers l’arrière et entrecoupé de repos. Enfin, le curcuma et le tamarin seront pressés dans les mains, leur jus coulant entre les doigts et une partie de leur chair étant extraite afin d’en faire un breuvage liquide. La couleur jaune-orange imbibée dans les mains à la suite de cette manipulation accomplie elle aussi selon un rythme précis de mouvement et de repos, devient importante pour signaler aux clients que le breuvage concocté est fraîchement fait et qu’il est authentique. Elle permet aussi de signaler l’absence de produits chimiques dans l’élixir.

Or, l’importance du processus de préparation des breuvages dans les mains colorées des dames signale l’agencement entre l’humain et la plante, l’enlacement humain-plante. La dame jamu gendong agence son organisme avec les divers rhizomes de ses breuvages, de manière à faire ressortir de l’ensemble ainsi composé, un breuvage végétal en fonction des séquences de mouvement et de repos commun dans laquelle les dames et les plantes entrent. Ainsi le processus de préparation des breuvages jamu peut lui-même être compris comme un processus de devenir-plante pour ces dames qui, dans leur devenir, rendent les bienfaits des plantes concernées potentiellement plus accessibles à ceux et celles qui les consomment au quotidien, voire plusieurs fois par jour. Par contraste avec la longueur de la préparation des breuvages, ces derniers sont bus très rapidement, d’un seul coup. Certains qui se disent « être kejawen » (suivre le mode d’être javanais) le boiront en faisant face à l’ouest et en prononçant certains mots pour que le mal parte ou débloque ; par exemple prononçant : « Viens santé et quitte mal, espérant devenir mieux ». Ces breuvages composés de vies végétales multiples, et dont cinq ou six recettes sont à peu près connues des habitants de Jogja, démultiplient ainsi les devenirs-plantes. Selon Deleuze et Guattari :

Tous les devenir sont moléculaires ; l’animal, la fleur ou la pierre qu’on devient sont des collectivités moléculaires, des eccéités, non pas des formes, des objets ou sujets molaires qu’on connait hors de nous, et qu’on reconnaît à force d’expérience ou de science, ou d’habitude »

1980, p. 337

Il est en ce sens possible d’imaginer que le processus de préparation des breuvages selon un certain tempo ou suivant certaines séquences de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, constitue l’un des éléments les plus marquants et importants du devenir, élément par lequel les dames jamu gendong deviennent plantes. Ces dames créent une zone de voisinage ou de coprésence (Deleuze et Guattari, 1980, p. 334) en agencement avec les plantes, laquelle peut profiter à d’autres. La dame javanaise qui prépare la médecine jamu au quotidien à Jogja depuis plus de 60 ans et dont chaque breuvage implique le curcuma parmi une centaine d’autres plantes, bulbes, fruits et tubercules apparaît former alliance avec les plantes. Le curcuma, pour cette dame guérisseuse, sera planté, reproduit, acheté, mobilisé et pressé au quotidien pour en faire des breuvages de guérison. La texture du curcuma sera ressentie par la dame, sa couleur s’imprègnera dans les mains de celle-ci, faisant foi de l’authenticité de son art pour ses clients. Ainsi la dame vit-elle en coprésence avec le curcuma, agençant ses mouvements avec celui-ci pour sa survie à elle et la survie de la plante. De son côté, le curcuma se cache sous terre et se rend visible par sa fleur lorsqu’il est prêt à se déterritorialiser, attirant l’attention humaine et ainsi courant la chance de démultiplier les possibilités de sa prolifération par son déplacement jusque dans les quartiers de la ville, ses jardins botaniques et abords de maisons. Sa teinte orangée s’imprègne dans les mains humaines, ses arômes remplissent les cuisines et les rues, ses habiletés de synthèse chimique pouvant correspondre à des actions antiinflammatoires et antioxydantes chez l’humain, lorsque mixé avec un oeuf cru, du poivre ou du citron augmentant ses chances de s’assurer une présence hors terre. Mais alors que le bloc en devenir produit une ligne de fuite qui traverse des territoires et des milieux, la dame et le curcuma peuvent être dits entrelacés sous forme de rhizome, un enrichissement, un devenir-plante pour la dame et un devenir-humain pour la plante. Il n’est par ailleurs pas utile ni nécessaire d’isoler le curcuma des autres rhizomes, plantes, fruits, épices, ni de l’isoler des gestes pour le presser, le liquéfier, l’embouteiller et le faire consommer par le client au bon moment et pour le bon problème. Il faut plutôt comprendre en quoi ce processus entre la dame et la plante est lui-même un seuil franchi entre les deux, un devenir toujours en action et un agencement avantageux pour chacune des parties.

Les breuvages jamu sont largement constitués de rhizomes de toutes sortes et peuvent inciter toutes sortes de devenirs, les guérisseuses de cette médecine et ceux qui la consomment cherchant le « bon-jamu-préparé-par-la-bonne-personne-au-bon-moment-pris-pour-la-bonne-raison-de-la-bonne-manière ». Cela peut faire penser à la description aristotélicienne de la phronèsis, soit la version classique de la vertu comme sagesse pratique, à la différence que cela se passe ici par la vie de la plante. Il y a bien habileté, savoir-faire et quête d’action humaine noble dans la « considération du bien et du mal pour soi-même et les autres dans le monde pratique » (Lefebvre, 2003), mais encore, il y a, ici, une phronèsis-rhizomique qui se colle mieux à ce qui se passe dans les pratiques jamu. Il s’agit d’une phronèsis émancipant la pensée du sens commun, ce que Deleuze reprochait à Husserl (1969, p. 123) ; « ce qui est traditionnellement appelé une expérience mystique est, chez Deleuze, un art expérientiel et expérimental du percevoir l’autrement imperceptible (invisible) » (Lovat et Semetsky, 2009 : 3), une actualisation soudaine de potentialité ou d’éveil perceptif du ressentir qui amènent une nouvelle puissance de perception augmentée (Deleuze, 1985). Le mouvement du corps « entrant » dans le végétal lors du processus de préparation des breuvages jamu se comprend en lien aux techniques de l’art martial javanais Pencak Silat qui prévaut comme philosophie à Java. Cet art se constitue dans le développement d’habileté du ressentir, les corps se comprenant comme un monde fluide de rasa (sens-goût-ressentir-signification) (Geertz, 1960, p. 134). La tenaga dalam (force interne) est cultivée afin de permettre de maîtriser le contact physique avec les matérialités, incluant les corps humains, cette force étant indissociable de la rasa et pouvant être utilisée pour guérir (De Grave, 2007, p. 79-80). Boire un jamu peut se comprendre comme étant l’un parmi d’autres fluides qui traverse un corps de vents et de flots et pourra le « débloquer » s’il y a lieu (Ferzacca, 2001), ou simplement le revitaliser en se fiant à l’expertise des dames qui savent préparer l’élixir. Ainsi il n’y a pas lieu en ces pratiques ni de vérifier quelle plante agit comment, ni d’isoler l’un des rhizomes tel que cela a pu être fait à de nombreuses reprises avec le curcuma par ceux qui voulaient en faire une drogue au sens de médicament biopharmaceutique. Le savoir jamu laisse comprendre qu’en s’agençant avec ces plantes préparées minutieusement selon certains rythmes très précis et à travers un type de relation entrelaçant, il y a possibilités de lignes de fuites fortuites ou, en d’autres mots, des possibilités bénéfiques de devenir-plante.

Rêve

Voyons encore comment le devenir-plante peut se réaliser avec une plante « sauvage » croissant un peu partout dans la région subsaharienne jusqu’en Éthiopie, en l’occurrence l’umhlonyane en langue Xhosa ou l’Artemisia afra en Latin ou l’A. afra. La question de l’émergence de la plante dans son lien avec le guérisseur a été abordée en suivant comment cette plante apparaît dans le processus de son essai préclinique contre la tuberculose à Cape Town en Afrique du Sud et aux États-Unis et du fait que l’essai préclinique concerné proclamait sa quête concurrente de la reconnaissance des savoirs autochtones (Laplante, 2015a, 2014a, b, 2012, 2009 a, b). Cette étude de longue haleine a su montrer en quoi l’isangoma (guérisseur-divinateur) Xhosa connaît la plante de l’intérieur, dans son lien intime et s’entrelace avec celle-ci, notamment en passant par le rêve. Elle montre aussi comment le processus de l’essai préclinique s’improvise et improvise un objet-médicament à partir de la plante plutôt que d’en découvrir les propriétés en tant que telles. Je vais aborder ces deux aspects brièvement aux fins de ma démonstration.

La curiosité scientifique envers l’A.afra, avec un intérêt marqué pour assigner une structure chimique à ses huiles, apparaît dans une première publication de Goodson en 1922. Cet intérêt, notamment autour de l’huile de thujone, se poursuivra sporadiquement jusqu‘à l’année 1988 (Laplante, 2015a, p. 21). Cette curiosité scientifique envers les huiles de l’A.afra se déplace ensuite en une curiosité pour les flavonoïdes de la plante à partir des années 2000. Entre les deux pôles d’intérêts scientifiques concernant la plante se défile une gamme de notions qui font passer la plante d’une drogue comprise comme psychotrope lorsqu’il s’agit de ses huiles, à un remède souhaité contre la tuberculose, la malaria ou encore le cancer lorsqu’il s’agit de ses flavonoïdes. La même entité botanique offre ainsi ces deux possibilités à la pensée scientifique. Le désintérêt pour les huiles de l’A.afra peut-être relié à plusieurs phénomènes allant de leur toxicité jugée « à risque » à leurs effets hallucinogènes se prêtant moins bien à un marché international légiférant plus difficilement ce type de produit. D’autre part, l’intérêt pour les flavonoïdes peut s’expliquer du fait que cet extrait de la plante est moins toxique (Mukinda, 2005) et plus modulable aux préoccupations de santé globale, entre autres, celle de la pandémie de tuberculose. L’intérêt autour des flavonoïdes peut aussi se rapprocher des usages au quotidien de la plante, en potions contre la toux, les fièvres, bien qu’elle s’en éloigne aussi alors que les recherches viennent démontrer l’inefficacité de la plante sous forme de thés communément préparés et voient plutôt l’utilité de la plante sous forme de pâtes alimentaires pour les animaux de laboratoire (Ntutela et al., 2009). Mais ce qui échappe pourtant à toutes ces études est précisément l’intérêt pour ce que les guérisseurs, les izangoma, font avec les plantes pour guérir.

Il est possible ici de penser que l’intérêt scientifique pour les huiles de l’A.afra puisse mieux correspondre à ce que font les izangoma Xhosa avec la plante alors qu’ils usent de la plante comme purificatrice et clarificatrice de rêves ou encore comme moyen de communication avec les ancêtres, la plante pouvant être activée à distance. Mais encore là, la pensée en termes de causes à effets risque de s’engouffrer dans la recherche d’une action-réaction plutôt que de s’intéresser au devenir-plante du guérisseur, à savoir de s’intéresser à comment le guérisseur occupe cet espace lui permettant d’établir la communication entre réalité éveillée et réalité endormie, entre vivants et ancêtres, entre plantes et humains, entre humains et animaux, littéralement entre deux mondes. Ainsi, pour l’isangoma, ce n’est pas de l’entité botanique A. afra ou de ses huiles ou molécules particulières dont il s’agit, mais c’est d’une forme de vie umhlonyane particulière qui se retrouve dans un lieu particulier, parfois là où un ancêtre défunt a pu être enterré et ainsi imprégnée de cette forme de vie. De plus, signale Hirst (2005), l’aptitude ou l’habilité du divinateur Xhosa ne repose pas exclusivement sur l’habilité de voir ou de rêver, mais repose aussi sur la capacité de comprendre et d’articuler la signification sous-jacente ou cachée par les apparences, qu’il s’agisse des ancêtres dans les rêves ou des personnes dans la divination. Ces habilités consistent à lier le divinateur, entre autres, aux ancêtres, à agencer rêves, divination, plantes et rituels en un processus de guérison. C’est le guérisseur accompli qui rêve de l’endroit où se trouve la plante utilisée pour la guérison et c’est lui qui ira la cueillir à l’endroit déterminé. Il ne s’agit pas d’un endroit connu où la plante a été cueillie précédemment, mais il s’agit d’une expérience qui prendra place en temps et lieu. L’umhlonyane cueillie peut ensuite être posée sous les draps du lit d’un patient, d’un apprenti ou du guérisseur, clarifiant, purifiant les rêves et facilitant ainsi, le lendemain, une initiation de guérisseur ou une guérison.

L’isangoma suit un entraînement très complexe et pouvant durer une vie entière afin de pouvoir entrer en relation avec les plantes. À la question comment l’A.afra guérit, un isangoma m’a affirmé qu’il faut en premier lieu incorporer des sons de tambours dans son corps et il m’invita à une séance de tambour le dimanche suivant. Au centre de toute séance de tambours ngoma ou de guérison/initiation, se trouve un pot d’eau à l’intérieur duquel est mise de l’ubulawu (une plante aussi nommée dream foam/mousse de rêve et en Latin undlela ziimhlophe ou Silene capensis). Lorsque l’eau est mixée avec une branche de l’ubulawu, une mousse se forme indiquant une communication réussie avec les ancêtres. Si aucune mousse ne se forme, on reprendra la séance un autre jour. L’ubulawu est à la fois remède et médium. Comme les ancêtres, les divers types d’ubulawu sont distingués selon les divers lieux, rivière (umlambo), forêt (ihlathi) ou prairie (ithafa), où ils poussent (Hirst, 2000, p.132). Tout est laissé en contexte et fait en lien avec les personnes, la plante, les lieux. Pour les izangoma, la « vie » de la plante est si importante que, lors de l’essai préclinique auquel eux et moi-même avons participé, ils n’ont jamais voulu de l’A.afra cultivée par un fermier pour les fins spécifiques de l’essai. Ce dernier m’a expliqué qu’il en en avait cultivé une quantité plus grande sachant que les guérisseurs usaient de cette plante. Le désintérêt, par les guérisseurs, pour les A.afra cultivées m’ont été expliquées de la même manière par le fermier que par les guérisseurs ; soit que sous les manipulations de contrôle et de culture de la plante en rangées, la plante perd sa « vie » et donc son intérêt pour les guérisseurs qui visent à apprendre/guérir en s’agençant avec une forme de vie végétale propre qui réussit dans un milieu donné de par ses moyens ou son ingéniosité.

Dans son ouvrage Working with Spirit, Wreford (2009) explique son devenir isangoma comme étant lié à toutes sortes de circonstances l’ayant menée à une profonde dépression alors qu’elle habitait encore en Angleterre. Elle s’est ensuite dirigée vers le Zimbabwe où une isangoma lui a confirmé qu’elle avait reçu « l’appel » à devenir izangoma (une personne de l’extérieur doit effectivement reconnaître cet appel). À la suite de nombreuses années de démarches initiatiques, ce sera à Cape Town auprès du même isangoma m’ayant invitée à la séance de tambour mentionné ci-haut qu’elle franchira la dernière étape de son devenir isangoma. Cette étape implique une session de tambour ngoma, l’ubulawu ainsi que son breuvage muti[4] dont la mixture d’herbes lui sera enfin révélée. Le mélange de plantes fut préparé en fonction des ancêtres particuliers auxquels elle est liée, pouvant ou non inclure de, l’A.afra, cela demeurant secret. Ce breuvage est par ailleurs décrit comme un purificateur, un nettoyeur interne et aussi comme un instrument permettant à la personne qui le consomme de se rapprocher des autres formes de vie, animale et végétale, de mieux lire les rêves, le caché, de trouver des choses et ainsi de démontrer son aptitude à ressentir le monde outre le visible.

Ces relations de l’isangoma avec l’umhlonyane se multiplient dans des combinaisons avec d’autres plantes et sont intensifiées dans des combinaisons avec des sons de tambours, des chants et des vibrations de danses. Dans ces évènements, il n’y a pas usage de drogue en tant que tel, mais se succèdent des processus visant à maximiser de nouveaux devenirs. Dans le contexte Xhosa, le guérisseur novice est sensibilisé aux rêves depuis son enfance. La personne ayant appris à porter attention aux rêves et à comprendre leurs sens, n’a pas besoin de consommer l’ubulawu. Cela peut expliquer pourquoi l’isangoma rencontré ne consommait effectivement pas l’ubulawu, ni par ailleurs l’umhlonyane pour purifier ses rêves. Ainsi, en ce sens, la rencontre avec une plante pour apprendre n’est point un chemin vers l’assuétude et la dépendance, ni une action-réaction, mais elle constitue un éveil graduel de l’attention en passant par la plante qui permet de mieux voir, rêver, ressentir et ainsi de guérir. En séance initiatique Xhosa, la pratique de guérison ne consiste pas à « découvrir » les propriétés d’une plante, mais elle vise plutôt à tirer des enseignements en entrant en relation plus profonde avec la plante, en s’y agençant pour s’y transformer. « Ce n’est pas la drogue qui assure l’immanence, c’est l’immanence de la drogue qui permet de s’en passer » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 350). Apprendre à apprendre avec la plante est donc un art à cultiver ; plus on apprend, moins il est nécessaire de recourir à la plante dans sa matérialité. Il s’agit là d’un mouvement contraire à celui qui inquiète la pensée scientifique, ou sa lecture populaire, soit qu’une drogue mène à une autre drogue. Dans ce contexte, moins on est connaissant, plus on consommera de la plante qui aide à apprendre. Une fois les habilités recherchées comprises ou atteintes, il est possible de perfectionner ces habiletés sans la plante. Ainsi sortir des structures, des cadres, du langage par tous les moyens possibles, de façon concertée, permet-il une transformation imprévisible et indéterminée, improvisée en un mouvement d’ouverture, sans promesse de fermeture ou de cure décisive, mais avec la promesse de nouvelles possibilités de devenirs.

Affect

« Les affects sont des devenirs. »

Deleuze et Guattari, 1980, p. 314

Enfin comment le devenir-plante peut-il encore se traduire dans l’exemple d’une « drogue » en provenance de l’Amazonie ? Je propose ici de le comprendre comme affect, c’est-à-dire comme puissance de vie, comme puissance d’affirmation. Deleuze explique sa philosophie comme étant créatrice de concepts. L’artiste (le romancier ou le peintre) pour sa part invente des percepts, soit « un ensemble de perceptions et de sensations qui survit à ceux qui les éprouvent » (Deleuze cité par Boutang et Parnet, 1989). Cela peut correspondre à ce que Merleau-Ponty visait accomplir dans L’oeil et l’esprit (1964) en écrivant comme le peintre peint. Merleau-Ponty et Deleuze ont en commun de mettre la musique à part ; le premier la mettra de côté comme étant trop en deçà du monde (Merleau-Ponty, 1964, p. 11), alors que le deuxième y verra le lieu de création d’affects. Les affects sont « des devenirs qui débordent celui qui passe par eux » et qui excèdent ses forces (Deleuze cité par Boutang et Parnet, 1989). Il est ici possible d’imaginer, tel le mouvement-repos et le rêve élucidé ci-haut, que la musique facilite l’agencement humain-plante en créant l’affect. Il est par ailleurs aussi possible d’imaginer que l’expression singulière de la vie de la plante crée de nouvelles possibilités du ressentir pouvant en quelque sorte aussi constituer un lieu de création de l’affect. Si l’on ne pose pas une plante comme étant espèce, genre ou famille fixée au préalable, on peut alors tenir compte de ses affects. Ainsi une plante vivante peut-elle entrer en composition avec un humain, le décomposer ou le modifier, devenant une intensité qui l’affecte, augmentant ou diminuant sa puissance d’agir.

Je prends ici l’exemple d’une plante qualifiée de « savante » par plusieurs peuples autochtones amazoniens, en l’occurrence ce que les Madija-Kulina appellent le rami et qui est mieux connut comme ayahuasca ou Banistériopsis caapi ou B.caapi dans la classification latine. Selon ma propre expérience avec le rami à la fin des années 90 dans un village Madija-Kulina (Laplante, 2004), le breuvage qui en est tiré devait porter conseil tout en résorbant certains problèmes physiologiques, en l’occurrence dans mon cas possiblement ceux des vers intestinaux. La consommation du breuvage a suivi une fumigation de tabac et a été précédée de chants chamaniques devant assurer une communication avec les esprits pour favoriser un enseignement à travers la plante concoctée en breuvage. Une liane spécifique a été collectée en forêt, à proximité, à un endroit précis choisi en fonction des plantes avoisinantes et du problème à discerner. Déjà ici, et tel qu’observé auprès des izangoma Xhosa mentionnés ci-haut, le lieu où la plante prend vie est d’importance, ainsi que la plante particulière qui sera sélectionnée. Une fois le breuvage préparé, une dizaine de personnes, dont plusieurs jeunes chamanes, se sont assises sur un tronc d’arbre, tous faisant face à la jungle. Le chamane, qui dirige la session, sert le breuvage à tous les participants assis, puis prend le pouls de chacun ayant consommé le breuvage. Il offre une seconde portion à certains, selon ce qu’il a pu discerner être nécessaire pour assurer un apprentissage fortuit avec la plante à la suite de son ressentir du pouls. J’ai accepté de participer à cette cérémonie spontanément, sans préparation[5]. À ce jour, je demeure sous l’impression d’une immanence de la plante indissociable de cette rencontre en circonstances uniques avec cette liane et ce chamane.

Ce que le chamane semble faire avec les plantes est effectivement d’en évoquer l’expression de vie singulière. Il guide l’apprentissage avec la plante afin que celle-ci puisse enseigner, d’où l’expression de plantas sabidas (plantes savantes) en Amazonie (Laplante, 2004 ; Luna, 1984). Ainsi une même entité botanique peut avoir des habiletés différentes et toutes les plantes ne sont pas « savantes », ni ne le sont-elles de la même manière dépendamment du milieu au sein duquel elle prend vie, tel que cela a aussi été possible de constater dans le cas sud-africain. Sobiecki (2012) émet l’hypothèse que :

L’objectif et les résultats de l’usage sud-américain et sud-africain des plantes–apprendre un savoir du guérir– sont les mêmes. Par ailleurs, les affects plus intenses de la plante ayahuasca auraient fait en sorte que cette dernière a été catégorisée plante enseignante, alors que les affects plus subtils des plantes ubulawu passant par les rêves font que celles-ci sont perçues comme amenant de la chance ou encore comme des agents connectifs liant aux esprits ancestraux, plutôt que comme des facilitateurs directs de savoirs ».

Sobiecki, 2012, p. 219

Ainsi est-il question d’intensité, de seuils, de connexions, de vitesses et de ralentissements ; les habiletés à la fois de la plante et de l’humain à s’harmoniser en contexte viennent considérablement multiplier les possibilités de dénouements possibles. En Amazonie comme en océan Indien, le devenir-plante ne dépend ainsi pas exclusivement des principes actifs de la plante, mais découle d’un agencement-vie particulier avec la plante en contexte pouvant laisser entendre qu’il s’agit de pouvoir devenir bien affecté par la plante tout en excédant ses forces. Ainsi, la vie particulière de la plante importe tout comme celle de l’humain, mais les dépasse.

Dans la pensée arborescente de logique causale, la liane B. caapi (ayahuasca ou rami) enlacée aux peuples et forêts amazoniennes est connue pour ses alcaloïdes et ses principes actifs MAOI harmine, harmaline, et tetrahydroharmine, lesquels peuvent être activés par le N, N-Dimethyltryptamine (DMT) du buisson Psychotria viridis, entre autres. L’action de la plante peut ainsi se comprendre comme activant le DMT de l’humain, car l’humain produirait déjà du DMT qui est un analogue structural de la sérotonine et de la mélatonine. Il est possible ici d’imaginer que la plante affecte l’humain de par ces correspondances entre l’une et l’autre. Pourtant on parlera plutôt d’effet unilatéral, puisque ce qui peut se passer entre la plante et l’humain n’intéressera pas la recherche de laboratoire. Cela s’explique du fait que le principe actif extrait de la plante est rendu en objet fixe agissant sur un sujet plutôt que l’un et l’autre soit compris comme étant deux formes de vies ouvertes pouvant se modifier à leur rencontre, voire affecter et être affectées. Cette rencontre, ou ce devenir, entre le rami et le chamane, ou ceux qu’il guide lors d’une consommation du breuvage, peut par ailleurs prendre toutes sortes de formes, chemins et bifurcations. Le passage de la liane sélectionnée en forêt à un endroit bien particulier selon le problème à guérir vers les molécules isolées ou synthétisées de la plante pourra aussi inciter de nouvelles formes de vies distinctes. Si les chamanes s’occupent de bien guider la rencontre avec la liane concoctée en breuvage, très peu se sont occupés de bien guider la rencontre avec la molécule fabriquée en laboratoire, largement parce que l’on suppose déjà savoir quel en sera l’effet. Si l’on s’intéresse à savoir quels types de devenirs peuvent ressortir d’un agencement entre l’une de ces molécules extraites d’une plante et l’humain qui le consomme dans une pensée rhizomique, on pourrait possiblement apprendre quelque chose. À ce sujet, et de manière générale, Deleuze et Guattari (1980, p.304) notent en quoi la science-fiction a glissé de devenirs-animaux, devenirs-végétaux ou devenirs-minéraux, à des devenirs-bactéries, devenirs-virus, devenirs-molécules et devenirs-imperceptibles ; « les affects sont précisément ces devenirs non humains de l’homme » (Deleuze et Guattari, 2005[1991], p. 169). La musique est aussi passée au devenir-molécule sonore en milieu clinique et de laboratoire. Ce glissement peut en outre signaler à quel point ce qui se passe en laboratoire joue sur ce qui se passe par-delà, l’expérimentation n’étant par ailleurs pas exclusive à un environnement contrôlé.

Si l’expérimentation de drogue a marqué tout le monde, même les non-drogués, c’est en changeant les coordonnées perceptives de l’espace-temps, et en nous faisant entrer dans un univers de micro-perceptions où les devenirs moléculaires prennent le relais des devenirs animaux ».

Deleuze et Guattari, 1980, p. 304

Il y a là tout un champ de recherche à explorer en termes d’affect outre les recherches qui se poursuivent essentiellement selon le modèle de l’essai clinique randomisé qui se préoccupe plutôt d’effet d’une singularité fixée au préalable.

À l’image des États-Unis, le Canada considère trois ingrédients dans le B.caapi – l’harmaline, l’harmalol et N, la N-dimethyltryptamine- comme étant dangereux, et, faute d’essais cliniques, l’usage de la plante demeure illégal. Selon une connaissance de la plante pour ses affects possibles, les molécules et la liane de l’ayahuasca circulent néanmoins aujourd’hui bien par-delà l’Amazonie. Le médecin canadien Gabor Maté aura par exemple fait ses propres expériences avec l’ayahuasca dans le centre de désintoxication du médecin français Jacques Mabit en Amazonie péruvienne (Takiwasi ou « Maison qui chante ») lequel collabore avec les chamanes colombiens et péruviens. À son retour au Canada, Maté a offert des séances ayahuasca comme moyen de briser la dépendance à la drogue à des toxicomanes dans le Downtown Eastside de Vancouver. L’usage de l’ayahuasca comme instigateur de nouveaux devenirs à l’intérieur de cérémonies se bloque pour l’instant aux autorités légales canadiennes qui en interdisent l’usage en clinique, bien qu’il a été permis dans une église de Montréal il y a quelques années (Taylor, 2012). Plusieurs centres de désintoxication/guérison comme celui du Docteur Mabit émergent aujourd’hui[6]. L’ayahuasca fait donc circuler chercheurs, médecins, touristes, toxicomanes vers l’Amazonie, et la liane circule aussi hors de l’Amazonie à travers la clinique sous forme d’essais. Les instances misant sur l’affect, se préoccupant de ce qui peut surgir dans le centre d’indétermination entre la perception et l’action (Deleuze, 1985), risquent néanmoins mieux pouvoir transformer que celles misant sur l’effet déterminé. Si l’on comprend le guérir non pas comme le retour à la normale, mais plutôt comme une possibilité du continuer à vivre qui est fragilisée, voire qui a pris une ligne de fuite sans issue et qu’il faut raccrocher à une ligne viable, alors chercher à raffiner les possibilités d’affecter et de se laisser affecter avec les plantes constituent un chemin prometteur.

Ainsi en va-t-il de devenir en devenir, le devenir-plante et le devenir-animal pouvant être remplacés par les devenirs-élémentaires, cellulaires, moléculaires, imperceptibles, transformant les micro-perceptions de l’eau, de l’air, de la nourriture, voire de l’imagination en autant de possibilités de devenirs. Il y a donc lieu d’ouvrir le corps humain par-delà l’imagination de l’organisation de son organisme ou de ses organes, il y a lieu aussi de laisser la plante hors de son genre, de sa famille ou de son espèce pour comprendre comment entre l’humain et la plante se forment en quelque sorte de nouvelles formes de vie qui affectent l’une et l’autre sans pour autant devenir l’autre. Le devenir-plante passe par un devenir-moléculaire et potentiellement par un devenir d’autant plus signifiant qu’il se prépare en contexte de vie de tous les jours dans un mouvement concerté de coprésence.

Conclusion

Les trois situations étudiées montrent en quoi il y a divers agencement-vie fortuits possibles entre les plantes et les humains qui cohabitent. Les pratiques humaines-végétales observées de l’océan Indien au bassin amazonien montrent comment des agencements-vie fortuits peuvent émerger et s’entretenir. J’ai voulu illustrer ce devenir-plante sous les aspects du mouvement-repos, du rêve et de l’affect. La médecine jamu a servi à illustrer comment il est possible de guérir avec les plantes en s’agençant avec elles par mouvement et repos, soit en entrant dans une zone de coprésence avec les plantes au quotidien. Avec les izangoma Xhosa il a été question de tambours et de rêves pour entrer dans une telle zone de coprésence avec les plantes. Enfin, avec les chamanes amazoniens, j’ai proposé de comprendre leurs engagements avec une plante savante comme relevant d’affect, abordant ainsi la question de devenir par coprésence. Ces études de cas veulent montrer comment une approche rhizomique permet de comprendre qu’il est possible de guérir par agencement avec les plantes, soit qui permet de voir ce qu’une approche arborescente laisse dans l’ombre. Lorsque de la plante on extrait l’une de ses molécules, ou que l’on extrait tout simplement la plante du milieu où elle prend vie, il est moins question de codevenir, de coacter ou de coprésence que d’une attente d’un effet déterminé d’une molécule inerte ou d’une dose fixe sur un corps humain biologique qui n’a ni besoin de voir, de se mouvoir, de rêver, de ressentir ou de se laisser affecter. Co-naître avec les plantes semble néanmoins offrir aussi des lignes de guérison.

Le rythme enclenché dans la préparation des rhizomes des breuvages jamu, la clarification des rêves à l’occasion d’une cérémonie de tambours où l’umhlonyane est consommé et la facilitation d’un devenir drastique d’une situation sans issue avec l’usage du rami pour bifurquer en un chemin plus fortuit constituent des expressions singulières de la vie végétale se poursuivant dans des expressions singulières de la vie humaine. Il n’y a pas lieu de parler de drogues en tant que telles, mais il est question de devenir-plante pouvant guérir si la relation est fortuite, pouvant nuire si la relation échoue ou ne trouve pas d’issue. Aussi il est question pour la plante de devenir-humain pouvant assurer une plus grande puissance de vie qui les dépasse. Depuis 1978, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime qu’environ 80 % de la population mondiale usent de « médecines traditionnelles » (WHO, 2003, 2008, 2013 ; Sheth, 2005), soit essentiellement des médecines par voisinage et proximité avec les plantes permettant de développer des relations sophistiquées et utiles et attestant d’efficacités incontestables. Nonobstant cette réalité, chacune des médecines dites « traditionnelles », bien que contemporaines, fait l’objet d’une mise en doute de la part de la médecine dite scientifique, laquelle cherche, dans la molécule des mêmes plantes que celles utilisées en médecine « traditionnelle », la mesure d’une efficacité prouvée « scientifiquement », en l’occurrence suivant le modèle de l’essai clinique randomisé. Une preuve de cause à effet implicite à ce modèle devient alors l’enjeu le plus important, laissant pour compte l’efficacité au coeur des processus de vie, soit qui se dessine dans la relation, dans l’agencement, dans la double causalité et les inter ou intra actions entre le guérisseur, ceux qu’il accompagne, la plante et le milieu. Le devenir-plante offre une pensée latérale au milieu des choses pouvant se comprendre à l’image du rhizome, alors que la médecine scientifique, avec sa perspective arborescente, offre d’autres solutions dans une apparence de certaine clarté de cause à effet. L’opacité de l’affect et son multiple devenir n’en demeure pas moins riche en potentiel. Il a s’agit de montrer comment cela peut être le cas dans le devenir-plante.