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Introduction

Cet article est consacré aux déclencheurs du suicide chez les Atikamekw de Manawan et les Anishnabek du Lac Simon, dont la consommation d’alcool et de drogues. Les réflexions et les résultats qui sont présentés sont issus principalement d’une recherche ethnographique que nous avons réalisée dans les deux communautés pendant cinq ans, soit entre les années 2007 et 2012. Cette recherche a été réalisée avec l’équipe Wasena-Waseya, dans le cadre d’une étude sur le suicide et la prévention du suicide en milieu autochtone, au CRISE (Centre de recherche et d’intervention sur le suicide et l’euthanasie) à l’UQAM, Montréal, Québec.

Dans le présent article, nous insisterons sur les facteurs « immédiats[1] » du suicide, plus spécialement la dépendance à l’alcool et aux drogues. Nous traiterons aussi des enjeux liés au manque d’affection et au système de pensionnat comme facteurs susceptibles d’avoir un lien avec les causes de la mort volontaire, facteurs qui s’inscrivent dans un contexte socioculturel plus large découlant d’une histoire de contact et de colonisation. Nous analyserons la dynamique du suicide chez ces deux peuples à partir d’une recherche sur le terrain mené avec l’objectif plus général de mieux comprendre la vie et les valeurs de ces communautés, et non pas à partir de questions et d’hypothèses externes et préconçues. Ainsi, bien que notre champ de recherche était le suicide et ses représentations locales, nous avons intégré la communauté en élargissant notre questionnement à plusieurs autres sujets de façon à enrichir notre expérience. Notre intention était de les laisser nous parler de tous les sujets qu’ils avaient en tête, que ce soit la politique, le quotidien ou la famille.

Méthodologie et cadre éthique

Le projet de recherche[2] et l’équipe Wasena-Waseya, dont le chercheur principal était Michel Tousignant, avait pour but d’étudier les familles vivant en milieu autochtone au Québec au sein de diverses communautés et divers milieux urbains, afin de soutenir les familles et les communautés autochtones à promouvoir les éléments de protection des enfants tout en prévenant le suicide.

Dans le cadre de la recherche sur le terrain, nous avons rencontré plusieurs personnes faisant partie de groupes cibles prédéterminés, afin de réaliser des entrevues semi-dirigées et enregistrées[3]Cependant, à plusieurs reprises les renseignements que nous avons obtenus sont venus de rencontres informelles, lors d’événements qui avaient lieu dans la communauté, comme des repas, des sorties à la pêche, des anniversaires, etc.

Dans les rencontres formelles, les questions que nous posions avaient entre autres pour objet l’impact du suicide dans la communauté et leur point de vue personnel sur ce phénomène. De plus, au cours de rencontres informelles, les gens ont souvent abordé la question, nous permettant ainsi d’avoir le point de vue personnel de chacun, bien que s’entrecroisant avec plusieurs autres.

Lors des séjours dans la réserve, l’observation participante nous a aidés à mieux comprendre les personnes confrontées avec le suicide. Par ailleurs, en plus des entrevues semi-dirigées, il nous a été permis en faisant la connaissance de plusieurs personnes dans les deux communautés, de participer à une variété d’activités sociales et familiales dans des contextes privés, ce qui a amélioré notre compréhension des différences entre le public et le privé.

Soulignons également que la recherche a été soumise à une éthique qui avait pour intérêt principal le respect des principes de l’approche communautaire. Par conséquent, avant de commencer la recherche sur le terrain, nous avons obtenu l’accord du Conseil de bande des communautés de Manawan et du Lac Simon pour l’implantation et l’évaluation du projet.

Pour conclure sur la méthode, il a fallu pour réaliser le terrain établir un lien de confiance avec les gens afin de les préparer aux défis et aux difficultés que représente l’exercice de parler sur la mort et sur le suicide. Dans le processus de collecte des données, en plus de bien faire comprendre aux acteurs que la participation au projet était entièrement volontaire, nous avons solidifié les liens de confiance en nous montrant ouverts et libres de préjugés. En promettant de garder l’anonymat, nous avons réussi également à obtenir des récits plus détaillés et à mettre plus à l’aise les interviewés. En sachant que leur identité ne serait pas dévoilée, ils sentaient une certaine liberté et autonomie par rapport à l’événement, comme s’ils étaient des spectateurs attentifs, mais extérieurs.

Portrait statistique du suicide en milieu autochtone

Au Canada, en général, le taux de suicide chez les peuples autochtones est presque quatre fois supérieur à celui du taux national. Cette proportion touche moins les femmes que les hommes, et le groupe d’âge à plus haut risque est désormais celui des 14 à 24 ans. Les communautés autochtones font face à des épidémies de suicide, par exemple la vague de suicide des jeunes filles autochtones qui a eu lieu en 2016 en Saskatchewan, ou encore la vague de tentatives de suicide qui a frappé la Première Nation Attawapiskat de l’Ontario qui a déclaré au printemps 2016 qu’une quarantaine de personnes ont tenté de s’enlever la vie. Ce sont des cas parmi d’autres qui illustrent bien l’importance des épidémies de suicide qui ont marqué les populations autochtones canadiennes au cours des dernières années.

Les causes de ce phénomène sont nombreuses et les facteurs de risque très répandus. Dans toutes les recherches auxquelles nous avons eu accès – et aussi dans notre expérience sur le terrain – nous avons pu constater que lorsqu’on traite le suicide en fonction des « causes », l’accent est mis sur l’alcoolisme et la dépendance aux drogues, la violence domestique, l’absence d’emplois rémunérés, l’oisiveté et la transmission intergénérationnelle fragmentée : toutes des conséquences néfastes associées aux contacts avec le colonisateur et au processus d’assimilation.

Selon Kirmayer et al. (2009), l’héritage des politiques d’assimilation forcée doit être intégré dans la relation actuelle des peuples autochtones avec la société canadienne. Les stéréotypes qui dépeignent par exemple les Autochtones comme des « sauvages » ou des « alcooliques » perdurent encore dans les médias populaires. Le racisme est toujours répandu, bien qu’il soit parfois subtil, et on constate un manque persistant de sensibilisation historique à l’égard de l’expérience de la colonisation des peuples autochtones et de son impact durable sur leur bien-être et leurs conditions sociales. Le contrôle gouvernemental, bureaucratique et professionnel continue en plus à miner les efforts visant l’autodétermination.

En attirant l’attention sur la question du suicide comme une conséquence du contact et des politiques citées précédemment, les auteurs affirment que la large variation entre les taux de suicide et d’autres indices de détresse chez les communautés autochtones indique l’importance de considérer la nature des communautés et les différences entre leurs façons de répondre au stress lié à la colonisation, à la sédentarisation, à la surveillance bureaucratique et au contrôle technocratique (Kirmayer et al., 2009 : 18-9). Dans le rapport Suicide chez les Autochtones au Canada, publié par la Fondation autochtone de guérison (Kirmayer et al., 2007), les auteurs affirment que :

Même s’il y a d’énormes variations parmi les collectivités, les bandes et les nations, le taux global de suicide chez les populations des Premières Nations représente le double de celui de l’ensemble de la population canadienne ; le taux chez les Inuits est encore plus élevé – 6 à 11 fois supérieur à celui de la population générale[4]Pour ce qui est des Autochtones, le suicide témoigne de la détresse chez la jeunesse. De l’âge de 10 à 19 ans, les jeunes Autochtones vivant dans les réserves ont 5 à 6 fois plus de risques de se suicider que leurs pairs au sein de la population générale[5]Malgré l’inquiétude généralisée que suscitent ces statistiques alarmantes, le manque d’information sur le suicide chez les Autochtones, ses causes et les interventions efficaces en cette matière persiste.

Kirmayer et al, 2007 : 1

Toujours selon les auteurs cités, malgré des améliorations dans les enquêtes récentes concernant l’obtention de données sur le suicide, il y a encore beaucoup de lacunes notamment par rapport à la prévalence, la répartition géographique et la configuration du suicide selon l’âge et le sexe. En d’autres mots, il n’y a aucune étude jusqu’à présent qui a systématiquement comparé le taux de suicide des divers groupes autochtones au Canada.

En guise de comparaison, nous avons pour notre part examiné la question du suicide autochtone au Brésil. Dans leurs statistiques publiées en 2014, la BBC-Brasil avec la SESAI (Secretaria Especial de Saúde Indígena) affirme que dans les derniers sept ans, soit entre 2007 et 2014, le suicide a été la cause de 351 morts chez les autochtones au Brésil. Également, un rapport de 2016 du CIMI (Conselho Indígena Missionário) indique que le suicide chez les enfants et les jeunes autochtones au Brésil a été classifié comme étant une pandémie par les chercheurs de la Faculté latino-américaine de Sciences Sociales (Flacso). Le rapport Violence létale contre les enfants et adolescents du Brésil démontre que dans 17 villages avec une grande densité d’autochtones 327 autochtones de plus de 20 ans se sont suicidés entre 2009 et 2013. Ce bref parallèle est selon nous pertinent, car il montre que le suicide en milieu autochtone est répandu et s’aggrave non seulement au Brésil et au Canada, mais dans la plupart des pays où les sociétés autochtones ont vécu en contexte de domination.

Cela dit, une des principales difficultés du point de vue de la recherche est de juxtaposer le portrait global que la statistique sociale révèle avec les réalités et les conceptions locales du suicide. En effet, comment s’y prendre quand les registres de mortalité par suicide en milieu autochtone ne tiennent compte que des variables comme le sexe et l’âge, sans faire mention de bien d’autres caractéristiques sociales[6] pouvant être reliées à ce phénomène ? Il faut commencer par se demander comment les recherches statistiques sont faites en milieu autochtone en comparaison avec celles menées en milieux non autochtones. Il importe de souligner que différents paramètres doivent être observés pour juger de la valeur des données recueillies, soit la fréquence des recensements, la qualité des études, la question de la constance (ou non) des résultats (les résultats changent-ils d’une recherche à l’autre), les raisons des variations des résultats (découlent-elles du niveau de la qualité de l’étude ou de l’utilisation de différents paramètres). Des questions de méthode parmi d’autres qui soulèvent l’importance de peaufiner nos instruments et de poursuivre sous différents angles la recherche sur le suicide en milieu autochtone.

Bref portrait de Manawan et du Lac Simon

Aujourd’hui la population atikamekw de Manawan, inscrite au registre du Conseil de bande, compte 2 398 personnes habitant dans la communauté et 419 vivants en dehors de celle-ci, pour un total de 2 817 personnes (AADNC, 2017)[7]La majorité des membres de cette communauté parlent l’atikamekw et le français. La population anishnabe du Lac Simon, aussi inscrite au registre du Conseil de Bande, compte pour sa part 1 706 résidents dans la réserve et 399 non-résidents, pour un total de 2 105 personnes (AADNC, 2017)[8]Ils parlent le français, l’anglais et l’algonquin. Dans les deux communautés, près de 60 % de la population est âgée de moins de 25 ans. Chaque famille compte en moyenne de trois à quatre enfants.

La réserve de Manawan ainsi que la réserve du Lac Simon sont gérées par le Conseil de Bande de chaque communauté, soit le Conseil des Atikamekw de Manawan et le Conseil de la Nation Anishnabe de Lac Simon. Les Conseils constituent à la fois leur organisation politique et administrative. Ils se composent d’une cheffe ou d’un chef et d’un nombre de conseillers déterminé en proportion de la population. Ils sont élus au suffrage universel des membres de la communauté pour un terme de deux ans. Le Conseil agit en tant que gouvernement local dispensant les divers services à la communauté et est sous réglementation fédérale. Il supervise, avec des intervenants locaux, un certain nombre de dossiers tels que ceux de l’éducation, de la santé, de l’aide sociale, de la justice, des communications, des activités culturelles et du développement économique.

L’éducation dans les deux communautés est offerte par les écoles de bande. À Manawan on trouve l’école primaire Simon P. Ottawa, et l’école secondaire César Newashish. Au Lac Simon il y a trois écoles : l’école primaire Amikobi, l’école secondaire Amik-Wiche et le Centre Régional d’Éducation des Adultes Kitci Amik.

Les communautés de Manawan et du Lac Simon peuvent compter, entre autres, sur des services communautaires et des infrastructures, comme les services policiers assurés par un service de police autochtone reconnu en vertu d’une entente tripartite entre le Conseil de bande, le Canada et le Québec , des services médicaux offerts par le Centre de santé, géré par le Conseil de bande en vertu d’une entente de transfert avec Santé Canada , un service de ramassage des déchets, une église, une salle communautaire, un centre récréatif, une patinoire extérieure et une station de radio communautaire.

La question du suicide à Manawan et au Lac Simon

On détient des données sur des suicides à Manawan depuis l’année 1987, ce qui correspond au début de l’archivage électronique des dossiers du bureau du coroner en chef de la province de Québec. On observe régulièrement des suicides tout au long de cette période. À Manawan, en 2004, un pacte de suicide entre quatre adolescentes a conduit l’une d’elles à la mort. L’année suivante, une fillette de 11 ans s’est pendue. En décembre 2007, une vague de suicides a eu lieu, quand quatre jeunes hommes âgés de 20, 23, 24 et 33 ans se sont enlevé la vie. Durant notre recherche sur le terrain, nous avons entendu parler de plusieurs autres cas, en général survenus plus de deux ans auparavant. En dépit des deux années de répit, la question du suicide est quotidiennement présente dans les esprits et les gens connaissent le phénomène.

Pour le Lac Simon, nous avons eu accès au registre de suicides depuis l’année 1986, qui correspond également au début de l’archivage électronique des dossiers du bureau du coroner en chef de la province de Québec. On observe que 14 des 22 suicides ont eu lieu durant les quatre dernières années (2008 à 2011).

Parmi tous tous les décès survenus au Lac Simon entre 2008 et 2011, sept des quatorze suicidées étaient de femmes. Jusqu’ici, en milieu autochtone comme ailleurs dans le monde, les hommes s’enlèvent la vie beaucoup plus souvent que les femmes. Il y a également eu durant cette période un nombre relativement élevé de morts non naturelles, soit deux homicides, une noyade et un accident. Actuellement, comme dans d’autres communautés autochtones au Canada, le Lac Simon est marqué par des vagues de suicide, ce qui démontre que le problème existe toujours et qu’il importe d’agir de façon toujours plus efficace en travaillant avec les membres de la communauté et en conformité avec leurs demandes.

Les facteurs associés au suicide en milieu autochtone

Comme affirmé en ouverture de cet article, lorsqu’on étudie le suicide – surtout en milieu autochtone – les facteurs explicatifs les plus souvent rapportés sont l’alcoolisme et la dépendance aux drogues, la violence conjugale, l’absence d’emplois rémunérés, l’oisiveté, la dépression et la transmission intergénérationnelle inopérante.

Pendant notre recherche, les répondants avaient beaucoup à dire au sujet des questions portant sur les tentatives, les idées suicidaires et les suicides complétés. Ils ont d’abord évoqué des circonstances, des faits, des souffrances, des rapports, des conflits, des insatisfactions ou des malaises pour expliquer leur geste ou le geste d’un proche suicidaire. La majorité des gens ont invoqué plus d’une raison pour justifier l’acte. Ces raisons pouvaient être d’ordre personnel, comme se sentir angoissé ou même dépressif, mais en général les gens attribuaient l’acte à un trouble affectif, comme une carence d’affection de la part d’un parent ou l’absence d’attention et d’amour pendant l’enfance.

Nous allons aborder quelques possibles déclencheurs du suicide, selon l’opinion recueillie des représentants des deux communautés. La question de la consommation d’alcool et drogues sera traitée en dernier, car elle nous semble le déclencheur le plus présent dans les cas de suicide en milieux autochtones.

Manque d’affection

Le manque d’affection, soit par rapport à la conjointe ou au conjoint ou par rapport aux parents, est un aspect souvent évoqué par certaines personnes qui ont passé à l’acte ou qui se sont montrées préoccupées par rapport à une rupture ou à l’absence de liens d’amour. Pour ceux qui lient le comportement suicidaire au manque d’affection, la communication semble être la clé de voûte pour une bonne relation familiale. Le manque de communication se définirait par une incapacité à partager les désirs, les craintes, les espoirs ou les projets d’avenir. En plus de ce manque de communication, ces personnes évoquent la crainte ressentie par plusieurs à l’effet que l’expression de sentiments intérieurs devienne une source d’humiliation,de rejet social ou familial.

Néanmoins, la question même des manifestations d’amour doit être vue à travers un contexte historique qui inclut l’expérience du pensionnat. Les répondants ont affirmé, quasi unanimement, que cette institution a engendré une réalité très difficile à vivre dans les communautés membres des Premières Nations. Ils déclarent que la transmission de liens familiaux et les façons d’exprimer l’amour-propre aux Atikamekw ou aux Anishnabek peuvent être considérées comme perdues, ne leur laissant que les modes d’expression issus de la société québécoise et canadienne. Par conséquent, en ne sachant pas comment transmettre l’affection, les parents finissent par le faire à travers l’argent et les biens matériels, et ceux qui n’en possèdent pas suffisamment ne sont pas en mesure de démontrer de l’amour. Nous verrons que les conséquences du pensionnat vont traverser tous les points de cette section. Le lecteur sera donc confronté à l’idée que le pensionnat est source d’actes suicidaires, à des degrés divers, dans bien des cas. Les affirmations sur le pensionnat proviennent d’une réalité traumatisante et d’idées néanmoins préconçues sur lesquelles nous reviendrons plus loin.

Selon notre expérience et plusieurs de nos interlocuteurs, des canaux possibles de communication chez les Atikamekw et les Anishnabek résident dans le fait d’aller dans la forêt, de se réunir en famille (nucléaire et élargie) ou de transmettre des aspects d’une culture d’avant le contact ; des canaux de communication qui résident autrement dit dans des pratiques qui ont résisté au contact et aux changements comme la chasse, la pêche, la fabrication de paniers en écorce de bouleau. Ce point traite des aspects qui, selon les récits analysés, aident à recomposer une part de l’histoire propre à ces peuples ainsi que le concept de collectivité. Il nous permet de démontrer que le processus de reconstruction du sens de la collectivité autochtone passe par une relation avec le territoire et par l’organisation sociale traditionnelle. Bien que d’autres critères soient importants, nous ne pouvons pas minimiser l’importance de cet aspect dans l’imaginaire et la sociabilité atikamekw et anishnabe, et ce, malgré les différences structurelles qui existent entre les deux. Même si la majorité des interviewés résident dans leurs communautés, la vie dans le bois demeure une référence centrale. En principe, elle représente le type de vie idéale, fondée sur la quête de bonnes relations interpersonnelles, puisqu’elle crée une ambiance familiale marquée par l’intimité et la proximité, même si cela n’annule pas la hiérarchie sociale existante.

Malgré tout, le lien entre l’affection et le suicide est aussi soulevé dans les communautés. Ainsi, même si nous ne cherchons pas une relation directe, nous devons considérer la question comme faisant partie d’un large éventail de motivations qui poussent quelqu’un à s’enlever la vie.

Agression sexuelle/inceste

Selon les travailleurs sociaux et les psychologues qui travaillent dans les deux communautés, il existe au sein de celles-ci plusieurs cas d’inceste et d’agressions sexuelles. Un malheureux exemple, datant de 2005, traite d’une fillette de 11 ans habitant à Manawan, qui s’est suicidée après avoir subi plusieurs agressions sexuels par de jeunes hommes et des agressions physiques de la part de ses compagnes à l’école. La mère de cette fillette a quitté la communauté incapable d’endurer la présence des agresseurs de sa fille, qui n’ont pas été poursuivis en justice, malgré le nombre de preuves accablantes. Les cas de violence sexuelle demeurent en général impunis, même s’il n’existe pas de doute par rapport à l’identité des coupables. Ainsi, selon plusieurs interviewés, l’agresseur – violeur ou non – demeure dans la communauté sans être puni pour son crime, ce qui peut provoquer un malaise et même engendrer d’autres suicides.

Ces renseignements nous ont été fournis surtout par les services sociaux, car ces derniers sont responsables des services de protection offerts par des cliniciens en protection, en réponse à des signalements (Service d’Intervention et d’Autorité Atikamekw). Un clinicien en protection estime à 15 % le taux d’agressions sexuelles parmi les 71 dossiers actifs. Les questions d’inceste et d’agression sexuelle pourraient être étroitement liées au trop grand nombre de personnes vivant dans une même maison.

En conclusion, les questions d’agression sexuelle et de surpeuplement des maisons se recoupent et, dans certains cas, le suicide est lié aux deux. Par contre, dans l’ensemble de nos entrevues et selon notre expérience sur le terrain, la consommation d’alcool et de drogues est davantage liée aux idées suicidaires et aux suicides complétés.

Système de pensionnats

Les pensionnats ont été institués partout au Canada et au Québec, de 1890 à 1973. Quelque 150 000 élèves ont été placés de force dans ces institutions. C’est le gouvernement fédéral qui a instauré ce système par une mesure législative, mais c’est l’Église catholique qui s’est chargée d’administrer cette politique[9]

Entre 125 et 150 garçons atikamekw et environ 150 filles ont été envoyés au pensionnat. .Selon quelques ex-pensionnaires de Manawan, ils étaient envoyés au pensionnat éloigné de Pointe-Bleue, de manière à ce qu’ils ne puissent pas s’enfuir. En septembre, ils quittaient leur famille et restaient 10 mois sans la voir, ne revenant qu’au mois de juin. Leur seul moyen de transport était le train. Plutôt que de les faire monter dans les wagons de passagers, ils voyageaient toutefois dans les wagons pour animaux. À leur arrivée au pensionnat, on les lavait et on coupait les cheveux des filles et des garçons.

Les gens de Manawan ont connu deux pensionnats, celui d’Amos et celui de Pointe-Bleue. Le premier a une terrible réputation de lieu où la maltraitance et les abus étaient très fréquents et les plus graves. Le second, par contre, est connu pour avoir accordé un traitement plus doux, autrement dit, moins agressif en ce qui concerne l’assimilation et la discipline. Par conséquent, les réponses sur l’expérience au pensionnat sont variables, comme d’ailleurs sur tous les sujets déjà abordés.

Les pensionnats sont venus amplifier un processus de colonisation déjà en route, mais de manière encore plus efficace. Pour la communauté de Lac Simon, c’est le pensionnat pour enfants autochtones de Saint-Marc-de-Figuery qui dessert la région de l’Abitibi-Témiscamingue (Amos). Les Missionnaires Oblats de Marie-Immaculée étaient responsable de cette institution. Au moins 102 enfants y auraient été agressés sexuellement. Sa fermeture survient en 1973, une dizaine d’années après la création de la communauté de Lac Simon (1962).

Parmi tous les événements engendrés par le contact, l’institution de pensionnats occupe une place très importante dans les récits des professionnels et des interviewés plus âgés. En plus, pour ces derniers leurs conséquences actuelles sont souvent néfastes. Selon un monsieur d’environ 60 ans, le suicide ne faisait pas partie d’une réalité de son peuple avant le pensionnat, alors que l’alcool représentait déjà un problème selon la perspective occidentale ; malgré, dit-il, la spoliation, l’usurpation et la domination, « on ne connaissait personne ayant commis un suicide ». Selon lui, le grand diviseur des membres de sa communauté a été le pensionnat.

Les réponses d’une partie des interviewés concordent en tout point avec celles recueillies lors de multiples autres recherches sur les conséquences du système des pensionnats : ceux-ci ont provoqué une rupture dans la transmission des valeurs et créé des familles sans racines culturelles. De plus, les répondants sont aussi persuadés que cette perte culturelle a pu entraîner la consommation excessive d’alcool et de drogues ou amener au suicide. La perte des habiletés parentales et les carences affectives jouent aussi un rôle majeur dans les explications.

Un autre aspect sur lequel les gens s’entendent par rapport à l’expérience des pensionnats, est le sentiment d’être victime. Ce sentiment paralyse et affecte l’estime de soi et la capacité de se projeter dans le futur qui constitueraient des facteurs de protection. Si aujourd’hui, quelques membres des Premières Nations ont beaucoup de difficulté à revendiquer leurs droits, et même à prendre connaissance de ce que sont leurs droits, il importerait qu’au moins ils ne se considèrent plus comme des victimes, et qu’ils croient plutôt en leur capacité de changer leur réalité. Les personnes plus traditionalistes, qui ont réussi à cesser de consommer et à surmonter les traumatismes vécus au pensionnat, croient que l’émancipation des Premières Nations est la solution aux problèmes liés au pensionnat.

Ceci dit, au-delà des expériences traumatisantes ou non des pensionnats, il faut aussi considérer l’effet boomerang des actions assimilationnistes : la génération des pensionnats a souffert, mais, paradoxalement, est entrée dans la logique du colonisateur. C’est l’échec de l’assimilation. Subséquemment, il peut être hasardeux d’attribuer tous les problèmes psychosociaux des autochtones d’aujourd’hui aux pensionnats, à l’assimilation et aux changements culturels. De toute évidence, cette mise au ban de l’expérience du pensionnat limite considérablement les recherches. Les études scientifiques doivent chercher au-delà de la victimisation historico-politique de ce peuple pour comprendre l’enchevêtrement complexe des nombreux facteurs jouant un rôle dans le suicide chez ce groupe. Dans cette optique, l’étude de cas individuels s’avère utile, surtout lorsqu’il s’agit d’une problématique aussi répandue.

Dans le même sens, si toutes les causes immédiates du suicide peuvent être considérées comme de possibles déclencheurs, elles ne peuvent pas pour autant être considérées comme déterminantes. En d’autres termes, si le manque d’affection, les violences multiples et les autres problèmes offrent une cause directe et une explication palpable, il faut aller au-delà de ceux-ci pour connaître tout l’univers qui entoure le suicide dans le contexte de Manawan et du Lac Simon.

Consommation d’alcool et de drogues

Selon l’anthropologue Esther Jean Langdon (2001), l’augmentation de la prévalence de l’alcoolisme chez les autochtones du Brésil est directement rapportée avec le processus de « pacification » et la situation actuelle de l’autochtone par rapport la société englobante. Également, la chercheuse affirme que le moment de boire, le type de boisson consommée et la façon de l’ingérer sont variables selon le groupe ou la communauté ; et qu’il faut par conséquent, impérativement réaliser des études sur la consommation d’alcool qui prennent en considération les différences et les spécificités socioculturelles des différents peuples autochtones. (Langdon ; Mattesson, 1996).

De recherches anthropologiques nous fournissent également des pistes importantes pour répondre aux questions liées aux possibles facteurs sociaux et génétiques (Bousquet et Morriset, 2009 ; Coloma, Carlos, 2001 ; Langdon, Esther Jean, 2005 ; Roy, Bernard 2005). Il importe entre autres d’examiner l’interaction avec la substance, la disposition psychologique et le contexte pour comprendre le phénomène de l’alcoolisme et de la consommation d’autres drogues dans un groupe humaine donné. Comme pour le suicide, les données comparatives démontrent que les taux de l’alcoolisme varient selon les communautés, exposant de ce fait qu’il n’existe pas une explication universelle, puisque les différences dans les taux doivent être cherchées dans les particularités des contextes socioculturels et historiques.

Dans ce sens, le chercheur Carlos Coloma (2001) souligne l’importance des changements socioculturels dans le processus de colonisation, en analysant la souffrance individuelle ou collective comme un facteur déterminant à la rupture de l’équilibre individuel ou social, alors que l’alcoolisme est une manifestation parmi d’autres, comme la violence auto-infligée, de ce manque d’équilibre. Finalement, il affirme que la consommation d’alcool peut être analysée comme un élément permettant de déchaîner des malaises subis par l’individu suicidaire.

Selon notre expérience, autant à Manawan qu’au Lac Simon, les jeunes commencent à fumer la cigarette à l’âge de 12 ans environ et à consommer des drogues et de l’alcool à l’âge de 13 ou 14 ans. L’alcool et la drogue consommés par les plus jeunes sont la bière et le pot (cannabis). L’alcool fort, le speed et la cocaïne sont consommés par les adultes. L’accès aux drogues est facilité par des dealers qui habitent dans la communauté ou qui viennent de l’extérieur. Lorsque les parents donnent de l’argent aux enfants et n’exercent pas beaucoup de contrôle sur son usage, l’accès est encore plus facile. Ici, le phénomène de la compensation du manque d’affection et de l’absence par l’argent ou la permissivité ressort encore et semble être un aspect clé pour les professionnels qui cherchent à comprendre plusieurs dynamiques de la communauté.

En 2008, un rapport de recherche intitulé Consommation de substances psychoactives chez les adolescents atikamekw révélait un haut taux de consommation de drogue chez les jeunes atikamekw. Parmi les participants à cette recherche, majoritairement des jeunes de Manawan, 57 % ont déclaré avoir consommé des drogues au moins une fois au cours de l’année précédant la recherche. Selon cette étude, l’âge moyen du début de la consommation régulière de drogue chez les jeunes atikamekw est 13 ans. Un nombre important de jeunes rapportent des conséquences négatives importantes liées à leur consommation telle que des difficultés scolaires, des comportements délinquants et des problèmes physiques, psychologiques et relationnels. Selon la même recherche, le cannabis serait de loin la drogue la plus consommée (52,3 %). Viennent ensuite les amphétamines (14 %), la cocaïne (10,5 %), les hallucinogènes (5,2 %), les solvants (2,3 %) et autres drogues (2,3 %).

Pour le Lac Simon, selon les rapports de coroner auxquels nous avons eu accès pendant notre recherche avec l’équipe Wasena-Waseya, les recherches sur le terrain et la thèse d’Arlène Laliberté (2007), 90 % des personnes avaient consommé de l’alcool ou des drogues au moment de leur suicide et souffraient habituellement d’un problème d’abus d’alcool. Cela ne signifie pas que les personnes ne se seraient pas enlevé la vie sans la présence de l’alcool, mais l’alcool augmente les risques de façon importante.

Toutefois, comme l’affirment Bousquet et Morrisset (2009) :

Nous ne voudrions pas que cet essai soit compris comme une dénégation des problèmes de consommation d’alcool chez les Amérindiens, mais plutôt comme une volonté scientifique de dresser un portrait plus nuancé que ce qui est habituellement présenté : dans une réalité où la relation à l’alcool peut aussi être saine, peut-être peut-on trouver des modèles à ajouter aux moyens connus de réduction des méfaits de l’abus d’alcool.

Bousquet et Morissette, 2009 : 129-130

Par ailleurs, la consommation existe dans plusieurs maisons et touche différents groupes d’âge. Selon plusieurs jeunes, il est normal de boire avec les parents et les grands-parents, et cette habitude peut être considérée comme un partage entre générations, et non pas seulement comme une occasion de s’enivrer. Selon un monsieur responsable d’un campement pour jeunes ayant des problèmes de consommation, l’interdiction totale de consommation d’alcool et de drogues pourrait provoquer un sentiment de révolte. Ainsi, il est plus important d’expliquer que la consommation modérée peut faciliter la communication et le partage, ce qui pourrait amener les jeunes à avoir une relation plus saine avec l’alcool.

Nous voudrions montrer, pour en avoir été témoins sur nos terrains respectifs, qu’il existe, en marge des problèmes de dépendance et de leur cortège de blessures, des Amérindiens qui boivent de l’alcool de façon raisonnable et que certains d’entre eux sont même d’anciens buveurs. […] Nous considérerons le fait de boire de l’alcool chez les Autochtones non pas à travers les perceptions de la médecine ou de la psychologie, mais plutôt sous l’angle des représentations sociales et culturelles. Notre but est de démontrer que, au sein du contexte québécois, les Amérindiens ont une culture de l’alcool plus raffinée que ce que la littérature laisse entendre et qui va au-delà de la recherche d’enivrement total que l’on observe, fréquemment, les fins de semaine dans les réserves. Nous aimerions surtout rattacher cette culture de l’alcool à une culture politique, que nous définirons provisoirement comme un système de valeurs, de croyances et de représentations permettant à un individu d’appréhender son rôle dans sa propre société.

Bousquet et Morissette, 2009 : 129

Donc, en nous basant sur les renseignements recueillis on soutient que l’alcool et les drogues peuvent jouer un rôle dans les cas de suicide, sans pour autant en être les déterminants. L’utilisation de l’alcool et du tabac peut être liée à des rites et à des aspects culturels antérieurs au contact – cette affirmation n’étant cependant que spéculative, puisque nous n’avons pas réalisé de recherches sur le sujet – et la consommation d’aujourd’hui peut être lue comme une redéfinition de ces aspects et non nécessairement comme un acte destructif.

Conclusion

La mort impose à l’univers des relations sociales de s’organiser d’une façon différente, en devant incorporer l’absence du mort et, en même temps, dans le cadre de notre recherche, à considérer la présence du décédé dans son état de liminalité (Vitenti, 2012), ce qui devient plus dangereux et plus présent.

On constate un besoin omniprésent de procéder à une réinvention de la vie de la personne morte dans un cas de suicide. Contrairement aux morts par autre cause, où les souvenirs du sujet disparu ne s’organisent pas de façon ordonnée, dans les cas de suicide, la cause du décès sert de référence et de point de départ au récit de l’histoire de vie du sujet. Et cette narration sert autant à donner de bonnes raisons pour un tel acte, que pour montrer les bons aspects de la vie de celui qui s’est enlevé la vie. Dans les récits de la collectivité, la mort volontaire est liée à un large éventail de motivations, d’objectifs et de conséquences.

Il ressort que le suicide en général est mis en relation avec des événements marquants de façon négative dans l’histoire de vie d’un individu, par exemple un historique de violence physique, le décès d’un conjoint, l’alcoolisme, une séparation ou des maladies. Par conséquent, on cherche ce genre de grands événements dans le parcours du suicidé.

La façon d’appréhender les suicides selon un ordre chronologique des événements d’une vie, est aussi critiquée. À partir du moment où on essaie d’établir des relations logiques, pour la compréhension du sens d’une vie, on établit des liens entre les événements significatifs et on leur attribue une certaine cohérence. Pour reprendre les mots de Bourdieu, disons qu’essayer de créer des récits cohérents par rapport aux cas de suicide à Manawan et au Lac Simon, c’est-à-dire avec un début, un déroulement et une fin, autrement dit une séquence significative et organisée d’événements, veut dire céder à une illusion rhétorique (Bourdieu, 1986 : 69).

Mais comment procéder si le suicide impose au sens commun le besoin d’une intelligibilité ? L’illusion biographique se présente alors comme un recours tentant. Bien que critiquée par Bourdieu, il faut reconnaître que cette perception est présente dans la pratique de ceux qui restent, puisque la mort vient interrompre ces parcours. Par le suicide, l’illusion devient encore plus forte, car il est impératif pour ceux qui restent d’essayer de comprendre rapidement ce que cette mort représente, quelles qu’en soient les significations, et de se demander si cette mort représente une fin, soit la limite de la vie. Ainsi, le sens obtenu à travers un enchaînement d’événements significatifs de la vie d’un individu devient-il une façon d’en faire la biographie.

Notre principal exercice dans le présent article a été de démontrer, à partir de notre expérience sur le terrain, comment les Atikamekw de Manawan et les Anishnabek du Lac Simon font face aux facteurs immédiats – ou déclencheurs – liés au suicide, tout comme aux facteurs indirects. Nous avons été attentifs, dans une première section, aux discours qui lient les actes autodestructeurs au manque d’affection, aux violences multiples, aux séquelles de l’expérience dans les pensionnats et à la consommation d’alcool et de drogues. Il s’agit d’explications causales, qui attribuent à ces éléments les motifs ultimes du passage à l’acte. Nous avons insisté sur sa description et sa mise en contexte, pour les expliquer avant tout comme des facteurs faisant partie d’une histoire de colonisation et de spoliation spécifique, et jamais comme favorisant le suicide.

Aussi les autres facteurs associés, per se, ne seraient-ils pas suicidogènes si pris individuellement. D’ailleurs, la consommation excessive d’alcool ou de drogues, les crises amoureuses, le manque d’affection, la négligence, les violences – physique, sexuelle et psychologique – bref, toutes ces grandes problématiques affectent aussi d’autres peuples avec la même intensité, sans avoir pour autant une incidence sur l’augmentation du taux de suicide.