Article body

[…] l’espace est une drogue […]

Nicolas Bouvier (L’usage du monde, p. 157)

« En route ! » […] On était tous aux anges, on savait tous qu’on laissait derrière nous le désordre et l’absurdité et qu’on remplissait notre noble et unique fonction dans l’espace et dans le temps, j’entends le mouvement.

Jack Kerouac (Sur la route, p. 189)

Le voyage vers « Ce qui mérite qu’on interroge » n’est pas une aventure, mais un retour au pays natal.

Martin Heidegger (Science et méditation, p. 76)

Pour atteindre à la profondeur, il n’est pas nécessaire de voyager loin ; et même il n’est pas nécessaire de quitter son environnement le plus proche et le plus habituel.

Ludwig Wittgenstein (Remarques mêlées, p. 114)

[…] tout voyage, y compris dans les terres inconnues, n’est que le souvenir d’une encre ancienne […] : vous ne marchez jamais que dans les encres des explorateurs qui vous ont précédé.

Gilles Lapouge (L’encre du voyageur, p. 9)

Les drogues voyagent et font voyager au propre comme au figuré. Elles deviennent les substances que l’on connaît sous des noms distincts en franchissant des territoires et des frontières de sens qui transforment leur usage, tandis que les chemins que prennent ses voyageurs sont autant réels et parsemés d’épreuves qu’imaginaires.

En empruntant la piste de la drogue[1], nous proposons dans ce numéro de la revue Drogues, santé et société d’aller à la rencontre de ces voyageurs particuliers, touristes-explorateurs entre les mondes visibles et invisibles d’ici et d’ailleurs, pour découvrir avec eux les représentations du voyage et de ses multiples usages. Fils conducteurs emmaillés de la présente aventure, la drogue, avec toutes les ambiguïtés qui l’entourent, devient un prétexte pour interroger « la relation du moi au monde que tisse le voyage » (Urbain, 2003, p. 188), alors que le voyage, dans toutes ses étendues imaginables, se révèle un prétexte pour nous pencher sur le « devenir-drogue » et ses voies de sortie.

Si le voyage des drogues peut mener jusqu’à des mondes encore inexplorés, voire dans l’« hyperespace » (St. John, 2017), il n’est pas rare que son trajet se déroule dans l’intériorité des corps en « résonnance »[2]. Peu importe la distance parcourue et la nature des espaces visités, l’accompagnement d’un « guide » pourra s’avérer déterminant dans l’accomplissement dudit voyage.

S’il est devenu un lieu commun de comparer l’expérience des drogues à un voyage, pour certains, l’expérience du voyage se compare volontiers à l’effet d’une drogue. Il existe des « drogués » du voyage[3] tout comme on a pu parler durant une période pas très éloignée de nous de « fous voyageurs »[4]. Le rêve de partir, la fébrilité du départ, l’exaltation de l’arrivée, l’idée de s’évader du quotidien aliénant afin de vivre de nouvelles expériences contribuent à faire du voyage — ou de l’idée que l’on se fait de celui-ci — une « drogue » sans substance. Et puisque cela ne suffit pas toujours, pour pousser son adrénaline à des sommets personnels le touriste-aventurier n’hésitera pas à s’adonner à des activités périlleuses où le défi et la sensation du risque le transporteront dans un état altéré proche de « la petite mort » surpassant en gratification l’effet attendu des drogues. Avec ses propriétés autant stimulantes qu’introspectives, le voyage pourra aussi être vécu comme un moyen d’échapper à ses problèmes de « dépendance ». On quitte pour changer son mal de place et dans l’espoir de se créer de nouvelles habitudes.

Qu’il soit « intérieur » ou d’aventure, le voyage appartient à la panoplie des outils adoptés dans le cadre d’une démarche d’abstinence ou de retour à l’équilibre de la santé. Que l’on parte en groupe sur les eaux du monde dans une sorte de cure fermée sur un navire comme le Bel Espoir du père Michel Jaouen ou avec des « aînés » dans un campement « dans le bois » proche de sa communauté afin de se raccorder avec ses traditions et son autochtonie, le « voyage » contient des propriétés thérapeutiques dont on connaît encore mal toutes les vertus. À l’inverse, par son côté « extra-ordinaire » créant une brèche dans les repères habituels du quotidien, le voyage s’avérera pour plusieurs une raison pour tenter de nouvelles expériences sans prendre garde aux risques qu’elles comportent. Combien de touristes insouciants sont-ils tombés dans le panneau de (faux-vrais) policiers-malfrats et ont dû payer un gros prix pour éviter la prison lors de l’achat d’une petite (ou moins petite…) quantité de drogues ; ou encore, ont dû recevoir des soins parce qu’ils avaient exagéré sur les doses ou consommé des substances frelatées ? Ce ne sont que des exemples parmi d’autres, car les « secrets de voyage » (Urbain, 2003) sont de plusieurs types.

Inutile d’être alarmiste ni non plus de se fermer les yeux, sauf qu’un tour d’horizon complet de la thématique drogue, voyage et tourisme nous obligerait à examiner de plus près plusieurs aspects de leurs rapports qui, positifs ou négatifs, n’ont pu être abordés ou traités exhaustivement dans le cadre du présent numéro[5].

Quand les imaginaires de la drogue et du voyage s’entremêlent

Le voyage des drogues est avant tout une traversée des imaginaires et une rencontre entre des mondes qui se croisent, s’opposent et s’interpénètrent. Il implique une métamorphose.

Au propre comme au figuré, le voyage de près de 500 km que les Huichols réalisaient traditionnellement à pied jusqu’à la « terre du peyotl » (Wirikuta) au coeur de la Sierra Madre du Mexique est ici exemplaire. Vécu comme une « pénitence », le rite de purification que constitue le long pèlerinage de la « chasse au peyotl » amènera les peyoteros accompagnés de leur « chamane »[6] à traverser des passages « dangereux », à la fois physiques et imaginatifs, afin de retourner à un état mythique originel et « retrouver le paradis de l’enfance » (Furst, 1974)[7].

Métamorphose, le voyage des drogues peut aussi devenir l’enjeu d’une contamination des pratiques entre des mondes opposés. « Les voyages d’exploration transocéanique, raconte l’historien Carlo Ginsburg (2010, p. 146-147), ont marqué le départ d’une circulation des substances enivrantes et stupéfiantes si intense qu’elle ne peut être comparée qu’à l’unification microbienne du monde ». Non seulement les conquistadores rapportent de leurs périples les substances enivrantes et fascinantes qu’ils découvrent, mais apportent aussi les leurs, dont la fameuse « eau-de-vie ». De ces contacts et de ces échanges inégaux résulte une transformation des usages et des représentations. Chacun interprète l’Autre et ses pratiques à partir de ses propres « filtres culturels ». Ainsi, ce « poison du diable » et « mauvais comme la peste »[8] qu’est le tabac et dont les usages cérémoniels des Indios scandalisaient ne sera pas moins — une fois introduit dans les jardins et les potagers d’Espagne — reconnu pour ses « grandes vertus » curatives « contre toutes sortes de maladies » (Ginsburg, p. 144). Dans les perceptions et les mots des missionnaires-voyageurs au temps de la colonisation, l’usage ritualisé du tabac par les Autochtones est comparé à celui du vin et de l’alcool alors que l’on dit d’eux qu’ils « boivent la fumée » et qu’ils s’enivrent de ses effets. En revanche, on n’hésite pas à leur faire accroire que « la grande mortalité qui les frappait était due aux vins et aux liqueurs qu’ils ne savent pas consommer avec modération » (Ginsburg, p. 148). Or, ce qui valait hier est toujours vrai aujourd’hui : on ne peut comprendre les impacts des « voyages » sans tenir compte des échanges inégaux et bidirectionnels qui s’établissent entre les voyageurs qui vont et reviennent, et les capacités réceptives variables des communautés visitées qualifiées à tort ou à raison « d’accueil ».

Les imaginaires modernes du voyage et de la drogue trouvent dans leurs rapports à l’altérité et à l’étrange des voies de jonction et d’évitement. Si les « voyageurs » à l’époque de la colonisation diabolisent les pratiques extatiques et les moeurs étranges des populations qu’ils veulent asservir, ils ne sont pas moins capables pour le succès de leur entreprise de s’approprier des éléments des savoirs autochtones, incluant l’usage des psychotropes. Or, force est de reconnaître que l’attitude colonialiste n’est jamais totalement disparue de l’esprit capitaliste du développement touristique.

Persiste jusqu’à nos jours dans les représentations occidentales, une image de la drogue éveillant la crainte de l’étrangeté. Les usages sont d’autant plus condamnés pour des raisons religieuses ou morales lorsqu’ils sont associés à l’Autre étranger. Drogue et voyage sont teintés de la même ambivalence face à l’inconnu. Si le voyage consiste, pour reprendre les mots de Baudelaire, à plonger « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau », la drogue demeure toujours pour sa part un viatique équivoque. « Enfer ou ciel »[9] : les chemins imaginaires de la drogue et du voyage se séparent entre les deux. Peu importe la direction, la destination demeure incertaine. Bon ou mauvais, on ne s’entend pas sur la valeur de leur usage respectif. Et que dire quand drogue et voyage deviennent les deux faces inextricables d’une même aventure ? Qu’arrive-t-il quand l’usage de la drogue définit le sens du voyage et quand la notion de voyage redéfinit le rapport à la drogue ?

Poètes et écrivains jouent un rôle déterminant dans la rencontre des imaginaires du voyage et de la drogue. Ce sont des guides de voyages abstraits qui emplissent l’imagination de leurs lecteurs de « désirs d’ailleurs » (Michel, 2004), dont certains émules voudront poursuivre les traces avec l’intention de vivre concrètement des expériences qu’ils n’ont jusqu’alors que fabulées. Si dans les premières décennies du XIXe siècle l’imaginaire littéraire de cette rencontre est empreint de romantisme, au XXe siècle, cet imaginaire prend d’abord une forme expérimentale quasi clinique — « médico-littéraire » — pour ensuite se métamorphoser en un esprit de vagabondage « céleste » et de révolte spirituelle. Se dessinent avant et après la Deuxième Guerre mondiale deux portraits séparés du voyage qui finiront plus tard par se joindre partiellement avec les expériences néo-chamaniques de la mouvance New Age. Le premier portrait montre un usager davantage solitaire et qui, animé par « une curiosité spéculative », expérimente en privé les drogues pour découvrir les « terrae incognitae [de] la cartographie de l’esprit humain » (Milner, 2000, p. 439). Le deuxième est celui d’un héros marginal qui, motivé par un esprit festif de communauté, fera de la route son Royaume et de la drogue un élément de partage et de communion. L’expérience psychédélique[10] se révélera une sorte de point de passage entre ces deux modèles. Sortant des campus universitaires pour manifester dans la rue, une certaine jeunesse empreinte d’une ferveur de liberté prend la « route des Indes » pour échoir sur une plage de Goa ou dans les bazars de Katmandou, pendant que d’autres dévient du chemin et s’accrochent les pieds (et la tête…) quelque part entre les cols de l’Afghanistan et du Cachemire pour expérimenter des drogues plus « dures ». C’est le moment de grâce et d’effervescence de la cohorte plutôt éphémère de jeunes et de moins jeunes que l’on a baptisé les « Hippies »[11], lesquels renaîtront plusieurs fois pour le plaisir de ceux et celles aimant les étiquettes ou en quête d’identité[12].

Sitôt commencé, le mouvement hippie faisait place à une nouvelle génération de voyageurs. Des « junkys », comme on les surnommait péjorativement, quittaient sans plan de retour[13], pendant que de jeunes routards partaient, sac à dos chargé et cheveux dans le vent, sur les traces déjà mythiques de leurs prédécesseurs. Avant même que les guides de voyages ne deviennent un essentiel de la trousse de départ, les backpackers se partagent une carte du monde de leurs destinations de prédilection établie sur l’imaginaire des drogues[14].

Avec la multiplication des passages par les mêmes chemins, le mariage entre la drogue et le voyage n’apparaissait plus tout le temps sous son angle idyllique, alors qu’un sentiment de dangerosité se propageait entre les branches de l’espace médiatique. À l’écho des overdoses, des arrestations et des traquenards criminels s’ajoutaient les manchettes des décès prématurés des idoles musicales en raison de leur abus de drogues et d’alcool. L’imaginaire hollywoodien se mêlait aux représentations populaires. Succèdent au film culte de la génération hippie de la fin des années 1960 Easy Rider, d’autres succès à l’écran comme French Connection et, plus tard, Midnight Express, dans lesquels le monde de la drogue et l’esprit d’aventure ne ressemblent plus tout à fait à une partie de plaisir. Et c’est un peu — pour prendre ici un raccourci — pour sortir de ce labyrinthe de chemins perdus que la nécessité du « guide » a commencé à se faire ressentir parmi les voyageurs en quête de connexions spirituelles et de découvertes des « réalités » autres. Nous sommes à l’époque où les livres du mystérieux anthropologue Carlos Castaneda deviennent des succès de librairie. Les enseignements romancés de son « maître », le sorcier Yaqui Don Juan Matus, captivaient alors l’imagination d’une jeunesse férue de « savoir », de « pouvoir » et de « voyage » par les drogues. Désormais, les substances psychédéliques ne suffisent plus, l’aide d’un guide au « bon voyage » s’avère essentiel.

Le tournant chamanique et le « phénomène ayahuasca »

Le voyageur étranger qui arrivait en 1980 à Real de Cartoce (Wirikuta) ou à Palenque au Mexique, ou à Iquitos en Amazonie n’était accueilli par aucun sorcier-chamane ni même par une agence prête à l’introduire à ce dernier. Si son but était à ce moment de « prendre » du peyotl ou des « champignons magiques » — l’ayahuasca étant encore un secret bien gardé[15] — il devait se débrouiller par lui-même, soit en en cueillant dans les champs alentour, soit, la plupart du temps, en s’enquérant auprès d’un habitant disposé à lui en vendre. Pour la plupart, tout était improvisé à leurs risques et périls. Rien à voir avec l’abondance de services chamaniques, incluant la prise de psychotropes, que l’on retrouve aujourd’hui dans une ville comme Iquitos. Ici, la demande a créé l’offre.

Il faut savoir que dans les années 80 le voyageur des mondes invisibles auxquels donnerait accès l’usage des plantes psychotropes n’échappe pas au vent d’individualisme qui soufflait dans l’air du temps. S’il idéalise une rencontre avec le sorcier-chamane, il n’est pas moins un auto-apprenti. Plusieurs sont initiés par leurs acolytes rencontrés au hasard de la route, tandis que quelques-uns ont appris de leurs lectures le b.a.-ba du « bon voyage » psychédélique. Expérience extatique explorant les limites de la « folie », ledit voyage, qu’il fera seul ou accompagné, est aussi un moyen selon ses principaux promoteurs de « mobiliser plus profondément le potentiel révolutionnaire » (Cooper, 1976, p. 43)[16]. Un monde séparait toujours le voyage intérieur « chez soi » des initiés aux drogues de synthèse dites hallucinogènes (LSD, acide, mescaline, etc.) du voyage « holistique » des initiés aux plantes psychotropes en contexte cérémoniel. Et c’est la rencontre avec de « véritables » chamanes (l’appellation « sorcier » s’étant entretemps estompé) qui allait permettre de les relier, voire de les amalgamer en un même projet. Alors en pleine montée, la vague New Age avec ses techniques du corps et ses pratiques spirituelles contribua à la magnification de l’expérience chamanique.

La « redécouverte » par les Modernes de ce grand voyageur[17] et médiateur entre les mondes du visible et de l’invisible qu’est le chamane[18] sera le point de départ d’une nouvelle forme de tourisme éco-spirituel. Des centres spécialisés ainsi que des agences réceptives sont créés principalement par des Occidentaux, eux-mêmes initiés, afin d’accueillir ces nouveaux touristes-voyageurs en quête de « guérison » ou de connexions avec le « sacré »[19]. On assisterait à ce que d’aucuns nomment une « renaissance psychédélique ».

Voyage intérieur et tourisme d’aventure se conjuguent avec l’attrait de ce qui est permis d’appeler le « phénomène ayahuasca ». Popularisé dans l’espace médiatique pour ses multiples vertus, l’ayahuasca a fini par sublimer par ses propriétés ineffables et mystérieuses tout le contexte de ses usages traditionnels. Même plus nécessaire de se déplacer à l’autre bout du monde pour « prendre de l’ayahuasca », puisque des chamanes-entrepreneurs sont prêts à faire le trajet dans le sens inverse pour satisfaire une clientèle élitiste[20]. Heureusement, à l’encontre de ce phénomène caractéristique du monde consumériste et expéditif dans lequel nous vivons, des chamanes en alliance avec des chercheurs et des membres de leur communauté s’interrogent sur les impacts et les moyens de freiner ce que López Sánchez et Mesturini Cappo appellent le « devenir-drogue » de l’ayahuasca.

Dans ce numéro, nous partons à la rencontre de cet esprit de résistance, voire de « revanche », qui se dissimule derrière la face visible du tourisme chamanique. Les auteurs qui seront nos guides tout au long de notre parcours nous amèneront depuis leur regard et leur sensibilité à revisiter les usages du voyage et de la « drogue » ainsi que leurs rapports ambigus.

Un parcours en zigzags en sept étapes

Entrepris avec des ambitions de « tour du monde », tel un touriste au programme trop chargé qui ne veut rien manquer de son périple, notre parcours s’est plutôt engagé, sans destination précise, sur les sentiers nouvellement fréquentés d’un « tourisme chamanique » où l’usage des psychotropes est parfois au coeur de l’expérience du voyage, parfois une limite entre des mondes qui s’affrontent, parfois facultatif. Sur la route en zigzags qui traverse le présent numéro, chaque article constitue une étape d’un voyage où nous sommes invités à repenser notre rapport avec les « drogues ».

Pur produit de notre modernité et techniques de réenchantement du monde, drogue et voyage sont deux formes sociales qui entretiennent selon Éric Gondard des « affinités affectives ». Qu’il s’agisse de l’itinérance de l’usager ou du voyage en quête de sens et de sacré, les deux partagent en Occident des imaginaires marqués par le désenchantement et l’affaiblissement des rites d’intégration dans la société moderne.

Au quai de départ de notre aventure, Gondard nous invite à le suivre en repassant par le parcours de sa formation en sociologie qui l’a conduit dans la vingtaine en Amérique du Sud, plus particulièrement jusqu’à la clinique de Takiwasi au Pérou, puis chez un guérisseur ayahuesquero en Équateur, où il a rencontré d’autres backpackers de son âge auprès desquels il a mené ses recherches. Son itinéraire s’est ensuite poursuivi en France en tant que sociologue oeuvrant dans le milieu associatif de la prise en charge des addictions. À la croisée entre drogue et voyage, l’auteur dégage, en reprenant la nomenclature de Nadège Chabloz, trois profils types de voyageurs occidentaux en quête d’expériences chamaniques, soit le mystique, l’expérimentateur et le souffrant, profils qu’il examine depuis sa perspective « assumée » de chercheur-voyageur-usager. Que le désir de voyage ou la « pulsion viatorique » de l’usager s’inscrive dans une démarche individualiste ou communautaire, le chemin qu’il parcourt, explique Gondard, porte les traces de la mouvance — errance — psychédélique qui l’a précédé.

Nous poursuivons notre route en remontant quelque peu dans le temps vers le nord, plus précisément en Californie dans les alentours du quartier Haight-Ashbury à San Francisco pour découvrir les dessous de la « révolution psychédélique » qui s’y tramait dans les années soixante et qui bouleversait les valeurs de la société américaine. Ancrée sur une scène contre-culturelle où les univers musicaux, littéraires, spirituels et politiques se fusionnent, ladite « révolution », avec ses gourous charismatiques, trouva dans l’usage des drogues dites psychédéliques un point de rassemblement communautaire et festif pour des voyages sensoriels — des trips — « dans des contrées inexplorées de la conscience ».

Frédéric Robert nous replonge dans son article sur les différentes scènes de ces années turbulentes en montrant les impacts et les détours empruntés par leurs figures de proue (Timothy Leary, Grateful Dead, Allen Ginsberg, Ken Kesey, etc.), qui ont été chacune à leur manière des guides et des promoteurs d’une façon alternative de « voyager » où expérience mystique, modification de la conscience, esthétique musicale et consommation de LSD sont autant de véhicules menant à la révélation d’un monde que l’on croit pouvoir changer. Malgré le cul-de-sac auquel s’est buté « le psychédélisme des sixties », l’auteur termine en soulignant le regain de l’intérêt social et thérapeutique que connaît le LSD depuis le début du XXIe siècle.

Quittant l’Occident consumériste, nous retournons en Amérique du Sud, cette fois dans la jungle colombienne aux confins de territoires où s’opposent des visions du monde différentes à propos des usages et de la valeur des drogues. Avec la démocratisation de l’usage de la cocaïne dans les années 1980, la Colombie est devenue le plus grand producteur de ce psychotrope qui fait la fortune des grands cartels en plus d’accroître la violence armée dans les zones de production. Pour satisfaire la demande mondiale de substances psychoactives récréatives, c’est toute une écologie locale de petits paysans qui se trouve ainsi perturbée. Et c’est à la trace de la « chaleur » de ces mondes qui s’interpénètrent et qui s’affrontent que Daniel Hernández Restrepo nous invite à le suivre dans son « voyage ethnographique en territoire a’i cofan ».

Son texte nous fait découvrir un monde en métamorphose dans la jungle du Putumayo où un peuple autochtone est « affecté par deux fièvres du végétal », soit d’un côté « la ruée de la monoculture illégale de la coca » et de l’autre « l’appropriation du yajé ou de l’ayahuasca par les non-autochtones ». Voyageur dans les zones de tension de son pays, l’anthropologue avance dans les différents sentiers de cette métamorphose en se demandant comment la « prégnance multisensorielle » reliée à l’usage des plantes traditionnelles (« yajé », coca, tabac, ortie, etc.) et les modes d’existence qui leur sont associés « peuvent-ils guérir, alléger ou composer avec le monde hostile d’une colonialité en narcose ? » Ici s’efface la ligne de partage entre nature-culture, entre santé et réalité sociale, si bien, dit Hernández Restrepo, que « la guérison des corps est inséparable de la guérison des territoires ».

Si, comme le prétend Lapouge, on ne voyage toujours que dans les encres des explorateurs qui nous ont précédés, force est de reconnaître que cette « encre » est dorénavant de plus en plus virtuelle et remplacée par la surabondance des images qui peuplent nos vies interconnectées. Avant même de partir, le touriste-voyageur moderne a non seulement tout organisé, mais déjà tout vu ce qu’il s’apprête à vivre en chair et en os. Ainsi les déceptions sont-elles nombreuses quand le voyage ne se déroule pas aussi parfaitement que prévu (Urbain, 2017). Ne cédant pas aux habitudes de son quotidien, « simple spectateur » d’un « monde en spectacle », le touriste part « sans réellement partir » (Christin, 2020).

Bien que la littérature spécialisée sur le tourisme chamanique commence quelque peu à se renflouer, c’est souvent le visionnement de « films à chamanes » qui, au départ, éveillent la curiosité des touristes-aventuriers vers ces univers mystérieux afin d’en vivre l’expérience. Présentant des pratiques et des contextes tantôt traditionnels ou néo-traditionnels, tantôt artistiques voire fantasmagoriques, en prenant un angle « éco-politique » ou « éco-spirituel », ces films contribuent à la fabrication de l’image polymorphe du chamane moderne. Ce sont à la fois des guides de voyage et des créateurs de réalités et d’ambiance.

S’appuyant sur un corpus de quarante films, majoritairement documentaires et francophones, Nadège Chabloz se penche dans son article sur l’évolution des représentations occidentales des chamanes de différentes origines. Elle montre que la figure muette et archaïque du chamane isolé dans son milieu naturel qui dominait dans les années 1980-1990 tend, de nos jours, à être remplacée par celle du chamane moderne qui voyage, utilise les nouvelles technologies, accueille des touristes, crée des alliances et participe à des festivals. On découvre à travers ces films que l’image primitiviste du chamane gardien des traditions ancestrales vivant en osmose avec la nature dans des contrées exotiques difficilement accessibles est désormais mise en tension par la mondialisation du chamanisme touristique et sa marchandisation par l’intermédiaire de promoteurs occidentaux. Malgré tout, en prenant une place de plus en plus centrale, tant dans la production des films que dans la valorisation de leurs pratiques (incluant ou non l’usage de psychotropes), les « chamanes du futur », comme les appelle Chabloz, tirent un « avantage symbolique » de leur rôle. À souhaiter seulement, conclut-elle, qu’un nombre plus grand de chamanes « dit de pays du Sud » puissent trouver les ressources leur « permettant de documenter les manières dont ils se représentent eux-mêmes ».

Un tel privilège nous est offert dans le prochain article, alors que nous sommes conviés à faire connaissance avec un « chamane » (onanya) qui se questionne sur l’avenir de sa pratique dans un contexte de marchandisation où l’ayahuasca est désormais devenu « un phénomène globalisé » ainsi qu’un « emblème » de la transformation des modes de vie résultant des « asymétries socio-économiques et politiques héritées de la colonisation ». Avec le texte de LÓpez Sánchez et de Mesturini Cappo nous arrivons au carrefour de notre parcours où se rencontrent dans un projet de requalification des pratiques de soin, un guérisseur tradipraticien, une anthropologue et une clientèle occidentale. Véritable travail de traduction et de « reconfiguration multisyntaxique » défiant les malentendus interprétatifs, sont ici proposées des cérémonies d’« ayahuasca sans ayahuasca » où l’attention est déplacée sur un ensemble enchevêtré de pratiques d’apprentissages, de chants et de puissances agissantes, telles que les « mères des plantes médicinales ». À la fois thérapeutique, éducative et politique, la proposition de « l’ayahuasca sans ayahuasca » vise à contrer le « devenir drogue » de l’ayahuasca « orpheline » en insistant sur le fait que ce n’est pas la substance seule qui soigne, mais le contexte global dans lequel s’inscrivent ses usages.

Nous restons au Pérou en prenant cette fois une autre direction. L’ethnologue Sébastien Baud nous invite à explorer le champ intime des sensations propres à l’expérience ayahuasca. Abordant les esthétiques amazoniennes de l’ivresse et l’épistémologie chamanique façonnant les désirs occidentaux, Baud entend montrer avec son article que voyager en Amazonie, s’asseoir dans un lieu de culte et boire l’ayahuasca est « un geste pensé comme un espace d’altérité, d’inconnu et de non-savoir, propice aux bricolages rituels et aux cheminements spirituels ». S’attachant à la phénoménologie du corps en sensation, il s’intéresse moins aux images perçues qu’au geste d’incorporer l’ayahuasca, soit « cette expérience bien étrange qui décompose le corps, épaissit le temps et autorise la vision ». Pour l’auteur, les expériences des voyageurs et les corporéités qui s’y inventent sont des articulations du paradigme chamanique. Vue sous cet angle, l’expérience recherchée à travers le « tourisme chamanique » ne relèverait pas d’une « simple consommation de l’altérité », tel un produit « offrant la promesse d’une identité prêt-à-porter », mais plutôt « d’une interpénétration de manières de vivre ouvrant de nouveaux horizons de transformation sociale » et personnelle. Ici, « corps, gestes, mouvements, saveurs » dans leurs relations sensibles et affectueuses avec l’ayahuasca deviennent dans les discours de ces voyageurs en Amazonie « autant de prétextes à la perception et à une attention portée aux processus de surprise et d’effectuation ». Entre posture touristique et posture existentielle, les « personnes ivres de l’ayahuasca » sentent, dit Baud en terminant, « qu’un geste autre envahit leur corps et y trouve toute la place pour s’épanouir et porter une corporéité hétérogène ».

« L’espace est une drogue que cette histoire dispensait sans lésiner », raconte l’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier (2014, p. 157) en parlant de l’effet de la lenteur et de la subjectivité du temps vécu du voyage et du récit. Cette sensation de vivre l’espace comme une drogue, nous la retrouvons sous une autre forme dans « le récit illustré d’un voyage en suspension » des deux anthropologues Laplante et Helmesi. Ici le temps du voyage est suspendu par le « le souffle de l’ocre rouge des airs camerounais » remémorant chez les deux voyageuses « la sensation d’une prise de rapé des airs sud-américains » — un psychotrope fait à base de feuilles de tabac réduites en poudre puis mêlées à d’autres plantes et épices qui en teintent la couleur et qu’on inhale à travers une pipe de bois à deux bouts — « qui glisse dans celle du yagé et persiste dans un nouvel agencement ». S’unissant dans ce moment d’émerveillement vécu sur le « terrain », les deux chercheuses s’interrogent sur les perspectives théoriques et méthodologiques qu’elles peuvent tirer de cette expérience unique de défamiliarisation et de désorientation pour la pratique de l’anthropologie. Elles cherchent en outre à arrimer à leur pratique de « nouveaux souffles » ou de nouvelles techniques de recherche rappelant dans leur dessein les effets « recherchés et obtenus avec l’usage de substances ». S’inspirant de Deleuze (1969, p. 188-189), elles s’intéressent plus précisément à la possibilité que « les effets de la drogue » — leurs « révélations » — puissent « être revécus et récupérés pour eux-mêmes à la surface du monde indépendamment de l’usage des substances ». Prenant acte qu’il est possible que les effets d’une substance singulière refassent surface dans un tout autre contexte avec d’autres substances ou sans elles, elles proposent d’aborder l’objet « drogue » et son expérience en prenant un « autre chemin », soit en se laissant guider par l’intensité du « souffle » tel que le conçoit Artaud et qu’elles le ressentent, c’est-à-dire comme une présence « qui s’élabore dans un mystère ou un chaos par-delà les choses ».

Écrit en dialogue sous la forme d’un récit de voyage, leur article se révèle le lieu d’une expérimentation anthropologique où s’unissent dans un « espace interstitiel d’activité » différentes gestuelles et perspectives — dessins, textes, perceptions des couleurs, réminiscences ethnographiques, etc. — auxquelles se mêlent dans l’air dense et poussiéreux du milieu ambiant les multiples agencements humains et non humains des « corps sans organes ».

Détour de route : touristification et usage de psychotropes

Le tourisme n’a pas toujours bonne presse. En Europe, il n’est pas rare que des groupes de citoyens habitant à proximité des centres-villes « chauds » manifestent contre le « surtourisme » [21]. Parmi les doléances de ces manifestants sont souvent pointés du doigt les débordements de la vie nocturne causés par les touristes éméchés. L’attention médiatique portée sur les plaintes des citoyens des grandes villes du tourisme international ne représente toutefois à l’échelle mondiale que la pointe de l’iceberg de l’équilibre précaire entre la vie locale et la présence touristique, surtout quand la « joie festive » des visiteurs est amplifiée par l’usage des drogues et de l’alcool.

Cela fait maintenant 50 ans que j’arpente les routes du monde et je peux confirmer que si la consommation est le moteur de l’industrie touristique, la fête et ses produits dérivés en sont le principal « carburant ». Ainsi de petits villages autrefois tranquilles et peu fréquentés, que ce soit sur des îles de l’Indonésie ou de la Thaïlande ou au pied des volcans du Guatemala, sont désormais couramment pris d’assaut par des hordes de jeunes occidentaux venus fêter la pleine lune ou autres « divinités » païennes. Nul besoin d’ajouter que ces événements touristiques — où les rythmes enivrants de la musique et des corps dansants se mêlent aux effets des psychotropes — ne font pas l’unanimité au sein des communautés locales. Même si les heurts et les dérives du tourisme festif sont assez bien identifiés, il existe à ma connaissance peu d’études qui abordent ces phénomènes dans leur globalité. Il n’y a pas lieu ici de faire l’étalage des multiples formes et impacts du tourisme moderne (festif ou non) axé sur la consommation de substances psychoactives. Mon intention n’est pas non plus d’en faire le procès, mais de souligner l’étendue et la complexité des enjeux que recouvre la thématique « drogue et voyage », lesquels dépassent les seuls aspects abordés dans le présent numéro.

Par commodité, j’ai préféré ne pas séparer dans ce « mot de présentation » le touriste, cet « idiot du voyage » (Urbain, 1993), du voyageur. « Si le tourisme est d’abord économie, le voyage est par-dessus tout philosophie » résume Rodolphe Christin (2020, p. 16). Pour ce penseur de « l’antitourisme », le voyage transcende le tourisme, il le dépasse dès lors qu’on le considère « non seulement comme un désir, mais comme le résultat de l’expérience corporelle, psychologique, sensible et intellectuelle liée au fait de se mouvoir dans l’espace, quels que soient les formes et les motifs du déplacement » (Christin, p. 15). Ainsi formulé et appliqué à l’usage des drogues, il devient tentant de séparer cette « expérience radicalement sensorielle et poétique » que serait le voyage de la posture consumériste propre au tourisme. Voyageur et touriste vivraient en ce sens une expérience différente, peu importe le motif et la forme du « déplacement ». Le « touriste » consommerait des drogues, le « voyageur » les utiliserait pour « connaître le monde » et s’unir à lui. La réflexion mérite d’être scrutée en acceptant de ne pas poser a priori d’échelle de valeurs distinguant le touriste du voyageur, tout en ouvrant les paramètres qui les définissent l’un et l’autre à la fois comme sujet d’étude et comme personne utilisant des substances psychoactives. Peut-être trouverions-nous ici des pistes de recherche intéressantes permettant de mieux comprendre les dérives des « voyageurs-touristes » mal-aimés de nos grandes villes que nous considérons — souvent sans faire de nuances — comme étant des « itinérants ». L’idée peut paraître saugrenue, mais à y regarder de plus près, elle touche à tous les enjeux de la thématique « drogue et voyage », au propre comme au figuré[22].

On me reprochera avec raison de tourner les coins ronds. Le pays imaginaire des drogues est sans lieu et de tous les lieux, et ses voyageurs sont des étrangers familiers que l’on connaît mal. En proposant l’idée de ce numéro, mon souhait était de repasser sur des chemins connus pour continuer la réflexion sur les usages et les représentations des drogues. Le voyage n’était qu’un prétexte pour joindre usage et représentation.

Au terme du parcours, dont nous présentons ici les différents « récits » recueillis auprès de collègues sociologues et anthropologues qui ne sont pas pour la plupart des spécialistes des « drogues », il faut souligner combien le mot « drogue » est entouré de mystère pour ne pas dire tabou, surtout lorsqu’il est associé à des usages traditionnels et aux « plantes miracles ». Comme le souligne Chabloz, à l’égal de l’ayahuasca, l’iboga est présenté dans les films qu’elle a étudiés « comme une substance “visionnaire” et non pas “hallucinogène”, et surtout pas comme une “drogue” puisque cette plante est utilisée comme médicament-miracle anti-drogues et psychothérapeutique »[23]. De leur côté, López Sánchez et Mesturini Cappo s’inquiètent du « devenir drogue » de l’ayahuasca se transformant en ce qu’ils appellent une « ayahuascaïne », soit une plante sortie de son cadre rituel que l’on utiliserait « comme un médicament » pour se soulager ou se divertir. Dans tous les cas, les propriétés des substances psychotropes, qu’on leur accole l’étiquette « drogue » ou non, sont dépendantes des caractéristiques et des contextes de leur usage. Or, comme j’ai pu l’observer récemment dans la ville de Cusco, il y a lieu de s’interroger quand les cérémonies d’ayahuasca ou de San Pedro se retrouvent sur les menus de l’offre touristique entre la descente en rafting et le saut en parapente, alors qu’il suffit d’allonger des « billets verts » pour y participer. Nous sommes là loin des touristes constituant une « patientèle » se rendant dans un centre chamanique en Amazonie après avoir suivi une longue étape de préparation et s’être pliée à des exigences très strictes avant de « boire l’ayahuasca ». Savoir quand l’ayahuasca ou toute autre plante psychotrope devient (ou est considérée comme) une « drogue » est une question ne changeant rien au fait que ce sont les usages qui définissent une « drogue » et non seulement ses principes actifs. Que cette drogue soit bonne ou mauvaise est une autre question qu’il n’y a pas lieu de débattre ici.

Que l’on me permette en terminant de remercier tous les acteurs invisibles et anonymes que sont les « pairs » évaluateurs des textes soumis. On ne soulignera jamais assez l’importance de leur apport pour assurer la qualité des articles réunis dans ce numéro.