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Les Baroques savent bien que ce n’est pas l’hallucination qui feint la présence, c’est la présence qui est hallucinatoire.

Gilles Deleuze, Le pli : Leibniz et le baroque

Le monde existe encore en sa diversité. Mais celle-ci a peu à voir avec le kaléidoscope illusoire du tourisme.

Marc Augé, L’impossible voyage

Apéro : un régime intensifié à la thermicité suspendue

La route terrestre menant vers la communauté A’i Cofán n’existait pas il y a à peine cinq ans. On y arrivait jadis en canot motorisé, coupant en deux vers l’amont la force d’une rivière aux eaux turquoise sur un lit de sable et de pierres arrondies par le flux élémentaire depuis les temps du mythe. Les roues malmenées du vieux pick-up plein à craquer font sautiller sa carcasse sur ces mêmes cailloux de rivière, utilisés en tant que gravier le long des routes de colonisation à travers une jungle de plus en plus morcelée. Voitures, canots et chaloupes se fraient donc un passage sur un même lit de débris d’histoire géologique et mythique, déplacements et usures qui parlent non seulement des changements de la modernité, mais surtout des modes d’existence et d’exploitation qui se superposent en différentes logiques de faire-monde. Ici et là, quelques cantines font rebondir la mélasse torride atmosphérique avec des norteñas et des vallenatos[1], étouffant l’ancien vacarme vivant qui semblait émerger d’un ordre acoustique précis et quasi oraculaire, celui d’une forêt tropicale humide. Chaque existant y avait une place dans le paysage sonore et émettait à son tour des chants, des gazouillis et des grésillements, en affûts, fuites, appels, avis, séductions, le tout faisant résonner une épaisseur voluptueuse de cathédrale baroque composée d’arbres à perte de vue et d’écoute. Le trajet dure à peu près deux heures, et au fur et à mesure qu’on s’éloigne de La Hormiga, l’achalandé village pétrolier le plus proche, on voit émerger graduellement, en extension et en intensité, la monoculture illégale de la coca (Erythroxylum sp.). Les motards abondants qui malmènent leurs motos sur la route cahoteuse ne portent pas de casque à cause de l’interdiction de cacher le visage : c’est une région en « conflit armé » où n’importe qui peut être suspect de n’importe quoi. Ceux qui « contrôlent » ces contrées, à savoir les mercenaires du groupe armé Comandos de Frontera[2], ont certes intérêt à savoir qui entre et qui sort du territoire. On parle alors d’une « zone rouge », un parage où l’armée nationale et la police ne peuvent pas exercer de contrôle institutionnel sous peine de confrontations violentes et de mettre la population paysanne et indigène innocente dans un entre-deux meurtrier. Pour les locaux c’est aussi une zone « caliente » (chaude), un territoire soumis aux tensions entre des milices antagonistes, tensions traduisibles dans le régime thermique d’une violence ressentie et en suspension constante, car pouvant exploser, elle maintient une tension lancinante. Cette latence de la violence est de l’ordre d’un quasi-évènement qui joue sur les pratiques quotidiennes des habitants puisqu’elle menace d’une possible imminence (Povinelli, 2011), l’usure prosaïque de ce qui n’arrive pas et qui pourtant peut tout broyer, tout subvertir dans un devenir intempestif. Cette virtualité « chaude » plane, survole, comme une irritation climatique constamment irrésolue. Une forme de guerre froide, mais ressentie comme chaude, car toujours opérante et coercitive, devenant une force qui produit d’autres versions d’un même territoire (Ruiz-Serna, 2023, 24).

Ma destination, le resguardo[3] A’i Cofán se trouve encore partiellement isolé par voie terrestre : la route débouche sur une plage de pierres utilisée comme embarcadère sur la rivière. De l’autre côté des flots, au loin, se trouve la communauté avec ses quelques dizaines d’hectares de jungle protégée par la Guardia Indígena[4]. Quelques minutes passées, le fils taciturne d’un des médecins traditionnels de la communauté s’approche à bord d’une chaloupe en bois motorisée. Nous partageons un petit moment silencieux de râpé[5] avant de traverser le bras de rivière aux eaux profondes à petite vitesse comme pour ne pas déranger l’assoupissement limoneux des plécos et des poissons-tigres.

Quelques cabanes éparses se dressent sur les méplats d’une pente échelonnée recouverte de pâturages signalant l’ancien retrait de la rivière vers le Sud-Est. Les toits en lames de zinc couronnent ces maisons en lattes de bois aux murs ajourés et entourées de quelques plantes de manioc, plantains et chíparos. Des palmiers-pêche solitaires poussent à côté de petits marécages, ainsi qu’une rangée de cocotiers récemment plantés marquent la frontière entre la zone habitée et la brousse du marge caillouteux de la rivière. De temps en temps circulent, sur cette rivière, des canots avec des tonneaux plastiques et des matériaux recouverts avec des bâches noires. À propos de cette circulation fluviale, les habitants de la communauté gardent un certain silence et prient de ne pas porter de caméra ou de cellulaire à la main sur la rive. C’est la même règle non explicite qui régit tout au long du chemin et dans les rues de La Hormiga. Ce sont les logiques d’un nouveau monde sauvage (Tsing, 2022), car imprévisible et irréfrénable dans ses métamorphoses et modes opératoires post-amazoniens.

Or, dans une tentative de guet ethnographique à travers le voile opaque de la violence suspendue ainsi qu’avec un ancrage au sein d’une « civilisation du végétal » (Brunois-Pasina, 2018, 11) comme chez les A’i Cofán, la disposition et la méthode de recherche dans ce texte consistent à sonder — et à se laisser sonder par— une cosmogonie végétale en métamorphose dans la forêt tropicale humide, entre les Andes et le bassin versant du fleuve Amazone des régions de Nariño et Putumayo, en Colombie. Les plantes, immiscées et enlacées dans des pratiques de cueillette, transformation et consommation chez les taitas et les abuelas (chamanes et aînées), débordent de puissances vitales, enivrantes et magiques, ce qui contraste avec le déracinement protocolonial des plantes de coca et de yajé (Banisteriopsis caapi), à savoir leur exploitation et appropriation par les non-autochtones. À cet instar, la puissance des modes d’existence des plantes médicinales peut circuler d’un vivant à l’autre de manière ouverte et fortuite. Devant le caractère baroque d’une jungle pleine de vitalités et de dangers, d’une réalité sociale irritée en suspens et d’un regard anthropologique tout aussi en suspendu (Choy et Zee, 2015), ce sont les taitas et les abuelas qui infléchissent les puissances des plantes en circulation vers une sorte de pharmacopoïèse (pour reprendre l’expression de Chudakova)[6], soit dans un processus de devenir médicinal autant pour les corps que pour le sociométabolisme ethnique, écologique et communautaire (Porto-Gonçalves, 2018) dans un milieu en dérive anthropo(s)cénique[7]. Ainsi, le noeud central de ce texte est lié à l’idée d’une sorte de prégnance multisensorielle, reliant autant le breuvage de lianes macérées appelé ufa yajé (composée de yajé et de pinta)[8], que la coca, l’ortie amazonienne et le tabac, parmi d’autres plantes et, par dilatation, animaux sauvages conçus comme médicinaux. Comment ces modes d’existence et d’imprégnation (macérations, inhalations, souffles de râpé, aspersions, aérations) peuvent-ils guérir, alléger ou composer avec le monde hostile d’une colonialité en narcose ? Cette question s’enracine dans une compréhension ouverte, mouvementée et cosmologique des vivants (plantes, humains et animaux enlacés par le végétal), comprenant qu’ils participent d’une pharmacopoïèse chamanique à explorer, où ce qui compte ne sont pas leurs principes actifs ou leurs vertus, mais les principes d’activation de leur « potentiel vertueux » (Laplante et al., 2023), pouvant guérir ou faire prégnance tant dans un plateau de coalescence[9] reliant le visible et l’invisible qu’au niveau des vivants, milieux et substances en suspension.

Fébrilité et crise d’une narcose

Cette communauté A’i Cofán est relativement petite et hétérogène[10]. Elle provient principalement d’un couple d’aînés déjà défunts, une abuela A’i Cofán et un guérisseur Awá, tous les deux ayant suivi la tradition A’i Cofán. De ce fait, la langue a’ingae s’y est presque totalement éteinte et elle n’est parlée que par les aînés.e.s et dans l’école ethnique, à l’occasion du cours de langue ancestrale. Pourtant, force est de constater que la majorité des hommes et des femmes adultes sont dans le « chemin de la plante de yajé » (Banisteriopsis caapi) et pratiquent quelques rudiments de la médecine traditionnelle comme mode de vie, tels que la participation dans les cérémonies, l’emploi quotidien et médicinal de plusieurs plantes ainsi que certains soins reliés au sang menstruel ou à la gestation. Un sentier s’engouffre dans la jungle qu’encercle le resguardo jusqu’à une clairière où une ample cabane rudimentaire d’un seul étage en planches de bois fait figure de « maison de yajé » (u’fa tsa’u en a’ingae), à côté d’un cimetière minuscule où les familles, à chaque cérémonie, veillent les grands-parents défunts à la lumière des bougies et sous les frondes de pacays.

Les pierres, la rivière et les paysans de la coca

Crédit photo : Andrés Guarín

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Le jour, les jeunes de la communauté deviennent des raspachines, littéralement des « gratteurs » de plantes ou cueilleurs de feuilles de coca. La cueillette a lieu dans les terres récemment accaparées sur la jungle par des colons aux alentours du resguardo, ainsi que sur quelques hectares déboisés à l’intérieur de celui-ci. Alors que certains indigènes sont des médecins traditionnels itinérants (faisant des cérémonies de yajé dans des villes comme Bogota, Medellin, Popayán ou Cali) les ressources de leur ancienne vie de chasseurs-cueilleurs se sont épuisées par l’avancée de colonisateurs sur la jungle, la pollution pétrolière et les aspersions au glyphosate dans le cadre de la guerre contre la coca menée par les anciens gouvernements qui n’épargnaient ni les forêts ni les autres types de plantations[11]. Une usure donc, et un cumul de facteurs les ont fait glisser subrepticement dans une modernité déchirante (Segato, 2015) qui défait progressivement un tissu de pratiques et de savoirs relationnels et écologiques dans lequel, tant bien que mal, ils habitent toujours[12].

La chasse n’est plus comme jadis elle l’était. Nos aînés nous parlaient de hordes inépuisables de pécaris traversant les ruisseaux. On n’avait qu’à marcher quelques kilomètres dans la jungle pour trouver des chevreuils, des agoutis, des tatous, des tortues grosses comme la tête d’un tigre. Maintenant il faut tout acheter, par exemple l’essence pour les canots et les motocyclettes, car il faut se rendre au marché du village. Tout cela coûte et cette diète moderne nous a enlevé notre ancienne santé. Les enfants auparavant grandissaient alentados. Aujourd’hui même un enfant ou un adolescent naît malade ou le devient très facilement…[13].

La source la plus répandue de soutien économique dans la zone est la coca, et ce, malgré la crise économique du domaine cocalier en Colombie depuis le dernier trimestre de l’année 2022. Au Putumayo, par exemple, les obscurs intermédiaires reliés aux groupes armés payaient jusqu’à 30 000 pesos colombiens (autour de huit dollars) par arrobe[14] de feuilles, qui constitue l’étalon monétaire le plus important de la région et le socle financier des groupes armés illégaux une fois transformé en pâte de base pour la cocaïne (pasta base de cocaína). C’était la dernière bonanza (temps de prospérité) partout au Putumayo : d’après les dires des paysans et des autochtones, des magasins de produits chimiques agricoles se multipliaient dans les villages et sur les routes nouvellement ouvertes par la colonisation, la vie nocturne dans les centres peuplés était effervescente, les nouveaux riches faisaient étalage de chevaux fins et de nouvelles voitures, comme d’ailleurs les églises évangéliques de garage, dans leur prolifération vigoureuse, éclataient du jour au lendemain en fins carrelages émaillés. Une « économie innovante » donc, favorisée par l’interdit et la transgression d’une loi « que l’on a préalablement décrétée » (Taussig, 2018, 159). Aujourd’hui, au premier trimestre de 2024, le prix par arrobe oscille autour de 7 000 pesos (autour d’un dollar et demi), et ce, à condition de pouvoir la vendre. Cette « crise » mystérieuse est attribuée à la fois au changement de gouvernement, à l’essor global des drogues synthétiques et aux soupçons d’innovations dans la production de cocaïne. De là découle le fait que plusieurs champs ont été abandonnés et que les flux migratoires du Venezuela et des régions voisines ne se sont plus déversés dans la région[15]. Or, la récession de l’étalon-coca frappe inévitablement les communautés indigènes sans que pour autant la violence ne diminue[16].

Ces formes d’exploitation de la terre, d’une main-d’oeuvre paysanne, autochtone et migrante, à contre-courant de la « loi d’origine » traditionnelle de la plante de coca[17], s’assimilent donc à une sorte de magie noire, au « négatif » dont parle Taussig (2018., 126), une forme de renversement paradoxal de pôles. Dans ce cas il s’agit de la transgression d’une ancienne ritualité faisant tout aussi territoire, terroir et monde. La plante, exigeant autrefois une liturgie très soignée[18], révèle autrement et avec une force hors de contrôle le tourbillon d’une rupture rituelle. Il y a pour autant davantage que l’illusion binaire d’un négatif photographique : l’objectification du devenir narcotique d’une propriété d’une plante médicinale et cosmogonique avale des communautés entières dans son décor fébrile extractiviste de moins en moins dissimulé, et ce, en raison du manque d’autres formes de soutien économique. Il s’agit d’un processus qui suit les logiques terminales, à l’autre bout des chaînes clandestines et exponentielles des métamorphoses et des trafics de la plante sacrée/profane, d’une aspiration nasale globalisée traînant avec et en elle les destinées des habitants humains, non humains et plus qu’humains d’une jungle en désagrégation inhalée, en lignes de fuite combustibles, en poussières densifiant l’ambiance, en dissolutions nomades anthropo(s)céniques intensifiant les multiples paliers de chaleur. Une aspiration qui contraste, en tant que pratique corporelle éparse dans les replis de la clandestinité globale —et ayant des modes de territorialisation très visibles dans le Putumayo—, avec le souffle, le crachat et l’arrosage aux plantes des guérisseurs traditionnels A’i Cofán, et ce, dans une conception fluide et transitive du corps, des remèdes et des actions thérapeutiques.

Dans les interstices de ce régime thermique de l’illégalité et de l’exploitation du végétal, subsiste donc un ensemble de pratiques et de connaissances auprès des plantes que les A’i Cofán revendiquent comme étant « ancestrales ». Leur pharmacopée sylvestre est à l’origine très étendue et maintient une certaine ouverture à l’égard d’autres plantes dont la coca, absente auparavant de leur répertoire[19]. Devant une vie précaire et inévitablement toxique[20] autour des chaînons les moins rentables de la monoculture de coca, le maintien d’une place instable dans un marché chamanique du yajé très concurrentiel en tant que médecins traditionnels ne peut être interprété comme une alternative ; ceci a constitué leur mode de vie depuis plus d’un siècle (Taussig, 1987; Pinzón et al., 2004; Caicedo-Fernández, 2015; Garzón-Forero, 2019). Tous les habitants de la communauté n’ont pas la vocation de devenir des médecins traditionnels et ils doivent tout de même composer avec l’exploitation d’une plante conçue comme narcotique à éradiquer, territorialité végétale en dispute ou promesse incertaine d’essor économique. L’appauvrissement des sols dû à des fumigations au glyphosate dans le cadre du Plan Colombia (Lyons, 2018), la présence coercitive de groupes armés, les déplacements violents au tournant du siècle et l’avancée en patchwork de la coupe à blanc et de l’extraction pétrolière ont restreint l’autonomie écologique des A’i Cofán, dont les nouvelles générations sont inévitablement poussées à s’insérer dans les dynamiques socio-économiques de la grande machine antropo(s)cénique, et ce, sous la forme souvent mimétique de paysans tantôt colons tantôt colonisés[21], fourmillant ici et là dans la porosité instable de ce que les voix doctes appellent « la frontière agricole ».

Mélange interstitiel de peuple(s) dans « les marges » donc, mais aussi au centre noueux des vecteurs rassemblant de puissantes plantes, des guérisseurs et l’étoffe épaisse de la société moderne en général. Lignes de fuite et de rencontre qui se nouent aussi dans le nomadisme et le commerce des cérémonies de yajé, enlacements qui ne sont pas tout à fait unidirectionnels et ne sauraient correspondre complètement à la question d’une simple demande pour un philtre amazonien supposément à la mode. Pour certains taitas[22], comme Belmiro, être guérisseur correspond à une forme de résistance dans les dérives modernes ainsi qu’à une « mission spirituelle » qui lui a été octroyée par les ancêtres invisibles, athiambi a’i en a’ingae, les maîtres spirituels des plantes médicinales. D’autres guérisseurs et guérisseuses —les femmes ne peuvent se dédier à la guérison qu’une fois ayant dépassé l’âge fertile—, appellent ces esprits des elementales, dans un discours adapté aux cucamas —les gens non A’i Cofán incluant les colonisateurs— qui deviennent soit leurs patients pour des maux hétéroclites, soit des participants dans les cérémonies de yajé ou des clients en quête de leurs services de sorcellerie. Or, cette invisibilité tutélaire qui fait en sorte que les plantes deviennent médicinales, rend tout aussi habitable le territoire (tsampi[23] ou resguardo). Il faut pour cela actualiser sans cesse une discipline cérémonielle auprès des plantes et de divers éléments du tsampi (comme la rivière ou la forêt), à mode de résistance souple à l’égard du régime thermique de la violence et des agents illégaux —tout aussi invisibles à bien des égards, car infiltrés dans la vie civile rurale. Apaiser ces formes de violence, ce monde sauvage superposé au sauvage-sylvestre ou spirituel-ancestral, requiert une certaine maîtrise au niveau du dialogue chamanique avec le domaine du non visible.

Une question de prégnance à la frontière des mondes

Il y a quelques années, un homme angoissé et sur le point de mourir est descendu de la montagne. C’était un colonisateur qui avait improvisé un laboratoire de cristallisation de cocaïne dissimulé dans l’épaisseur de la jungle. Alors qu’il travaillait avec la tondeuse sous les bâches noires, une araignée grosse comme ma main ouverte et hérissée de pics comme une chenille venimeuse a sauté sur sa face et l’a mordu. Lorsqu’il est apparu dans la communauté, il avait la face rouge et extrêmement gonflée. Il cherchait un taita guérisseur, mais personne n’a voulu l’y conduire. Tout le monde savait ce qu’il était en train de faire dans la montagne, même les invisibles qui y demeurent. Toutefois il ne lui fallait qu’ouvrir avec un couteau la tarentule qui l’a attaqué, se frotter toutes ces viscères sur le visage irrité. Mais on a dû le laisser partir. Peu après, on a su qu’il était décédé à cause de cette morsure.[24]

Ces paroles imprégnées de mystère, partagées par un aîné lors d’une nuit de yajé dans l’infime salle à manger de sa cabane rustique, renvoient certes à cette dimension de l’invisibilité et des puissances, cette fois-ci visibles et non-humaines, auxquelles les personnes, informées ou non, autochtones ou colons, doivent faire face quand elles s’immergent dans l’épaisseur du tsampi. Les A’i Cofán savent que d’autres esprits savent ce qui s’y passe, et c’est surtout dans le flux critique des évènements que les interprétations actualisent non pas les dernières bribes et les derniers lambeaux d’une cosmogonie en voie d’être colonisée, mais le constat d’un ensemble de puissances qui effectivement ont lieu dans la jungle, débordant d’un domaine vers l’autre, l’invisibilité n’étant reliée qu’à une limitation ordinaire de la perception qu’on peut déjouer avec le yajé et la connaissance ou « science » traditionnelle de la jungle, comme revendiquée par les autochtones. À cet effet, il ne s’agit pas seulement de connaître les antidotes des morsures et des piqûres, mais de cultiver une certaine diplomatie à l’égard des maîtres des animaux, de la montagne et des médecines, qui peuvent exercer des influences inouïes et circuler du domaine du visible vers celui de l’invisible et vice-versa. Parmi ceux-ci, il y a des ancêtres décédés ou des esprits (des gens invisibles ou des taitas visibles) transformés occasionnellement en animaux. Cela n’est pas sans rappeler le perspectivisme amazonien chez Viveiros de Castro, dans lequel l’invisibilité se constitue dans un fond de virtualité sous-jacent à chaque existant : l’invisibilité des âmes humaines et autres qu’humaines précède à l’opacité des corps ou habits somatiques des existants, marquant « la constitution de tous les êtres mondains » (Viveiros de Castro, 2015, 57). Cette diplomatie à l’égard de ces êtres invisibles, doués d’un esprit, d’une intentionnalité sensible dans le monde visible et d’un habit protéiforme visible est un fondement de la science de la jungle. Sans science relationnelle, il deviendrait très facile de glisser dans l’envoûtement, la séduction, la ruse perverse ou les maladies insufflées provenant de ces domaines. Jáider, l’un des membres de la communauté, devait se servir d’une plante appelée ñuñambi afin d’éviter de se perdre dans la jungle lors d’une longue sortie de chasse.

J’attachais le bejuquito [la petite liane] autour de mon bras pour que le cuco [lutin fourbe de la forêt en a’ingae] ne me fasse pas perdre dans la jungle, ne mélange pas les sentiers et les repères de là où je marchais. C’est ce qu’il faut faire lorsque le cuco veut la perdition du chasseur.

Pour Hilario, c’est avec la fumée de tabac qu’on « chasse » ces siña a’indekhw[25] ou mauvais esprits invisibles, et qu’on se protège de toute sorte d’animal pouvant devenir néfaste dans la forêt.

Lorsque je commence la journée de travail et lors de toute minga[26], j’allume mon bout de tabac. Si j’ai du tabac en morceaux, je me cherche une feuille de bananier sèche et je l’y roule dedans, le tabac. Je fume et je souffle toute la fumée sur tout mon corps, comme ça les scorpions, les araignées, les moustiques, les fourmis, peu importe l’animal, maintiennent une distance. Même l’éclair lors d’une tempête.

La foudre ou l’éclair (tsanda), étant aussi conçu comme un esprit doué d’une certaine intentionnalité sensible, peut donc être conjuré avec le tabac soufflé afin de l’amadouer et d’éviter de recevoir un coup de foudre. Or il n’y a pas que le yajé pour entrer en contact et négocier avec les domaines de l’invisible, les forces naturelles et les non-humains. Il faut également s’assortir d’une technologie du végétal supplémentaire en médiation afin de bien mener une vie dans la complexité de la forêt. Telle est la science du yajé selon le taita Belmiro.

Eux [les Cucamas], ils viennent ici pour chercher le yajé, et certains pour l’étudier et fonder des « universités » de yajé et des négoces du genre. Ceux qui ne viennent pas l’étudient également pour leur science, mettant de côté la vraie science ancestrale. S’ils connaissent autant à propos de nos plantes, alors j’aimerais qu’ils viennent ici et s’immergent dans la jungle pour voir si leur science leur donne les moyens d’y survivre.

Jeune chasseur avec sa carabine et son cigare

Crédit photo : Daniel Alberto Restrepo Hernández

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Les rigueurs d’une vie dans un environnement inhospitalier impliquent d’abord ce type de connaissances et de relations ancrées dans le yajé et dans une forêt plurielle (Brunois-Pasina, 2018) débordant d’une complexité baroque d’existants. Ici les plantes entrent nécessairement en médiation et c’est le yajé qui constitue le fondement qui rend évidente la coalescence des mondes (visible et non visible, spirituel et matériel) dans un même plateau d’intensités en partage et en circulation entre tous les existants à la manière d’un plan d’immanence[27]. Le yajé s’y inscrit en tant qu’entité douée d’un esprit et d’une intentionnalité sensible, tout comme le tabac et la coca. Pourtant, au sein du peuple A’i Cofán c’est le yajé qui permet d’accéder le plus facilement à une perception fine de ces filigranes relationnels qui se tissent entre les mondes et les existants. Il y a peut-être là une critique fondamentale faisable au perspectivisme amazonien dans le sens où les plantes ont été exclues de l’analyse (favorisant un cadre analytique confiné aux seuls humains et animaux). Le rôle et les caractéristiques génésiaques des plantes ont en effet été sous-estimés. De ce fait il ne s’agit nullement de leur octroyer un statut ontologique dans un cadre théorique déjà préétabli, mais plutôt de leur accorder une attention minutieuse et de saisir le flux mouvant, actif et génésiaque de leurs puissances, non seulement en termes d’effets ou de vertus, mais en termes de potentiel vertueux comme mentionné plus haut. Ceux-ci peuvent également devenir nocifs, circulant ouvertement dans l’entre-deux des mondes et bien par-delà, en enchevêtrements et individuations très souvent irréductibles, insoupçonnées, inattendues. Ainsi, les plantes dans le monde a’i sont donc tout aussi douées d’un esprit, à l’instar des humains et des animaux.

Or dans le yajé, en tant que plateau de coalescence de l’intensité des mondes, l’invisible devient visible autant que toute matérialité regorge de spiritualité, et ce n’est que le long d’un inépuisable cheminement partagé entre les spécialistes et l’esprit guide de la liane que les maîtres des plantes, des animaux, des phénomènes de la montagne et d’autres deviennent non seulement visibles, mais aussi des interlocuteurs qui peuvent enseigner comment guérir des corps et des territoires, à savoir les athiambi a’indekhw. Ces derniers sont tout aussi itinérants que les guérisseurs, ils voyagent seulement avec ceux et celles qui, possédant une expertise avancée dans le chemin du yajé, ont déjà noué un lien avec eux. Ils les suivent et les assistent dans le yajé, que ce soit sous la forme métamorphique et spirituelle d’ancêtres et d’animaux ou mimétisés en tant que phénomènes naturels comme la foudre, le vent ou la pluie. Pourtant, ils habitent bel et bien à l’intérieur des zones les plus inaccessibles, là où les jaguars, les ours de montagne et les boas rôdent toujours. Dans la jungle épaisse et regorgeante du resguardo Ukumari Kankhe, le plus grand resguardo de ce peuple en Colombie, ils possèdent des villages entiers qu’on ne peut voir qu’à travers l’intermédiation de l’esprit du yajé. Dans la communauté de taita Querubín Queta Alvarado, j’ai personnellement connu un cucama de Bogota devenu « fou » pour y être allé sans la permission des aînés.e.s de la communauté. Tout comme ce cuisinier de cocaïne mordu par la tarentule, les esprits du resguardo l’ont châtié d’une mystérieuse amnésie à cause de son imprudence. Selon Sandra, guérisseure Cofán :

Les maladies qui proviennent des autorités invisibles ne peuvent être guéries que par elles. Il faut alors quelqu’un de très avancé dans la science spirituelle du yajé, quelqu’un qui réussisse à entamer un dialogue avec ces invisibles puissants pour qu’ils accordent une guérison à ces maux. Ce n’est pas un jeu, aller dans le resguardo… lorsque nous y allons il faut prendre les précautions les plus sérieuses, il faut harmoniser le territoire autant que possible….

Or la guérison autant que la maladie des corps et des territoires ne sont pas des évènements mondains ou ordinaires séparés ou correspondant à une vision dualiste puisque, comme dirait Viveiros de Castro, toute activité vitale, ainsi que la violence, peuvent potentiellement se rapporter à « des formes d’expansion prédatrice » (2015, 172). Les guérisseur.e.s Cofán doivent donc établir un dialogue afin de percevoir la généalogie du mal quelle qu’en soit la source. Mais pour ce faire, il faut se servir du yajé et en boire beaucoup afin d’avoir une chuma profonde, c’est-à-dire maîtriser une ivresse intense — sorte de maîtrise de la non-maîtrise (Taussig, 2020) — qui évase la capacité de voir et de ressentir autrement. Dans la vision, il se peut qu’un guide invisible leur apprenne les caractéristiques des entités fourbes (animaux, plantes, sorciers, lutins, démons, ancêtres) afin de leur faire comprendre les manières de dégager le mal, soit avec des plantes, soit au travers du souffle, des chants à entonner ou du ñutshe i’hamba (bonne pensée). Avec ces savoirs et par le souffle, il faut « être capable de faire passer un flux sémiotique et matériel bénéfique » (Viveiros de Castro, 2015, 173) d’un existant à l’autre, c’est-à-dire alentar ou guérir. Néanmoins, pour autant qu’il s’agisse d’une question de transit de registres sémiotiques (Cayón, 2022, 160) ou d’une matérialité qui circule, ce qui compte ici ce ne sont pas tant les significations ou les formes, mais bien « la force et la substance » (Taussig, 2018, 11) ainsi que l’intention magique qui transgresse, ouvre, se fraie des passages entre les existants. Des formes de prégnance qui rendent l’être au monde hétérogène et symbiotique dans sa propre composition —toujours passagère— à l’image du sociométabolisme dans lequel les guérisseur.e.s habitent (avec leurs propres fluides corporels et perceptions peints par la sève du breuvage de yajé, imprégnés par la fumé de tabac, arrosés de plantes devenues spiritueuses). Prégnance multisensorielle qu’on peut faire déborder de l’exclusif domaine des images d’après Simondon, et qu’on peut traduire par ce qui laisse une empreinte, une prégnation féconde, une trace qui perdure et qui est « capable de résister aux différentes causes d’altérations, aux brouillages, aux interférences » (Simondon, 2013, 219). C’est cette forme de prégnance du végétal —visible ou invisible— qui opère dans les domaines où les plantes deviennent des puissances incontournables. Leurs modes d’existence façonnent, tant bien que mal, les existants et leurs agencements dans et avec un milieu sociométabolique en coalescence et en volatilisation de mondes bien par-delà l’humain.

Ceci dit, dans la prégnance les existants (indépendamment de leurs formes, attributs, manifestations) se trouvent ouverts à la circulation, à l’hybridation, à la métamorphose, en somme, à la composition plurielle de tout être ayant des qualités dites agentives (Cayón, 2022, 173) ou un souffle quasi autonome et nomade. Le plateau de coalescence est en fait une ample « zone de voisinage » (Deleuze, 1993, 11) d’indifférenciation et de contagion, où devenir brouille les catégories des existants et libère leurs qualités à la libre transhumance. Ainsi, tout est susceptible d’exercer une influence, de perdurer ailleurs dans ses propres intensités, de générer une affinité ou une différence prégnante, sensorielle ou spirituelle.

Souffles en métamorphose

Thesi u’fa, yajé tigre. Les Cofán reconnaissent l’image de la trace d’un félin dans la coupe transversale, figure d’une prégnance végétale-animale transpécifique et transpécifiante.

Crédit photo : Daniel Alberto Restrepo Hernández

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Se faire souffler par un guérisseur comme Hilario : celui-ci prend une gorgée d’une bouteille pleine de chondures (des parties diverses de plantes infusées dans de l’eau-de-vie) et l’atomise entre ses lèvres en soufflant vigoureusement sur les personnes (a’indekhw), les choses et les ambiances, afin de dégager les mauvais airs. Crachat tout-puissant formant un nuage soudain, humide et sonore qui intensifie la sensation du souffle qui transmute, qui balaie, qui ouvre vers d’autres possibles devenirs et individuations, pharmacopoièse avec la jungle devenue vitalisatrice, nourricière, magnifiante. Au passage du souffle imbibé de plantes, d’alcool et de salive, un mélange atmosphérique faisant monde s’opère alors (Coccia, 2016), et par là s’opère une forme de prégnance féconde dans une dimension spirituelle composite d’une pluralité d’esprits végétaux dégageant, à leur tour, d’autres formes ou entités (im)prégnées dans la personne, le lieu ou l’objet soufflé. Force est de constater que c’est dans la force prégnante du souffle qu’une intentionnalité avec des alliances invisibles vient défaire les possibles possessions, hantises et mauvais airs. Les plantes qui accompagnent la science du yajé étant aussi a’indekhw, des gens, elles forment un tissu d’araignée ou un réseau qui s’élargit de manière singulière pour chaque guérisseur (Pinzón et al, 2004, 154), un rhizome de relations qui se condense et s’élance vers l’ailleurs, dans le jet puissant et sonore d’un souffle réfléchi, plein de l’activité d’un esprit qui insuffle.

Hilario possède une chagra (potager) médicinale en proximité de son exiguë cabane, un endroit diffus et peu maintenu, où l’on ne soupçonnerait pas l’apport civilisateur de la main de l’homme et où les lianes de yajé s’enchevêtrent derrière et à travers quelques arbres de lisière — là où aime se promener kahansi (le boa), dit-il, comme pour évoquer un jeu de mimétisme végétal-serpentin, une prégnance croisée plante-animal. Parmi ces arbres et plantes grimpantes, pousse une plantation de coca cultivée sans produits chimiques pour produire du mambe, cette poussière verte ocre très volatile faite avec de la coca et des cendres de feuilles de coulequin. Avec sa femme et son fils cadet, ils forment une équipe de préparation très amatrice. Ils en font des petits sacs en plastique translucide pour la vente lors des sorties d’Hilario vers les villes froides de la cordillère, où il administre le yajé lors de cérémonies nocturnes pour les cucamas assoiffés et fascinés par le mystère de la potion médicinale. Il va sans dire que j’ai trouvé le goût de ce mambe très amer et la texture très granuleuse en comparaison avec celui des Murúi ou des Huitotos, les « professionnels » du mambe, dit Hilario avec admiration.

Trouvaille de kahansi, de plus en plus rares dans les chagras

Crédit photo : Daniel Alberto Restrepo Hernández

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Parmi les plantes de sa collection botanique de sorcier-chamane, il me montre diverses variétés de chondur (chondur foudre, chondur des gens), un type de graminée dont les rhizomes sont très utilisés pour faire les arrosages à base d’eau-de-vie ou de chapil, une fermentation alcoolique rudimentaire faite à partir de canne à sucre produite dans les montagnes du Nariño. Dans la brousse déchaînée, il y a aussi du ñuñambi, de l’herbe du boa (pour stimuler l’appétit) et aussi du roucou que ses ancêtres utilisaient pour se faire des peintures faciales. Il signale que les plantes pour les arrosages et les bains sont surtout des plantes « froides », et que le yajé est une plante chaude : « c’est la raison pour laquelle il faut parfois refroidir la chuma, avec ces plantes on le fait et on se protège des flammes infernales du yajé » exagère-t-il en blaguant. Il boit aussi du yajé pour conjurer la calentura (la fièvre) des relations actuelles qui se nouent sur le territoire et ailleurs, là où doit certainement se trouver son fils aîné, récemment recruté par les C.F. Je le vois encore à côté de moi dans la noirceur de sa cabane à peine éclairée par la lueur de deux bougies et des braises fumantes d’un feu dehors, vautré dans la longueur de son hamac et ivre de yajé. Les paupières plissées en geste de concentration profonde, il agite avec frénésie son éventail de feuilles de sanganga[28] et chante une ritournelle grave, une glossolalie marquée par des sifflements, des claquements de langue et de longues syllabes en gradation tonale, comme ouvrant sur un gouffre béant vertigineux où l’on pourrait se perdre à jamais, comme inhalé par la gueule du yajé-kahansi.

Je le vois dans une vision, lui, mon fils… je commence à le distinguer. Il n’est pas seul, il est avec deux autres camarades à lui et j’essaie de voir s’ils lui veulent du mal ou non. Là, je bois une autre copita (gorgée) de yajé et là je me concentre et je pars très loin, très très loin, alors je chante et je souffle pour sa protection, pour la protection de mon fils là au loin….[29]

Rendu à ce point-là, il devient inutile de savoir s’il devient invisible, s’il se présente en esprit là où son fils se trouve, s’il hallucine dans le sens d’une mise en lumière d’un nouage relationnel quelconque, ad lucem. Ce que je peux dire en syntonie hallucinatoire dans ce texte et envoûté dans cette anecdote de yajé avec Hilario, c’est qu’il semble bien que tous les plans communiquent en coalescence baroque dans le yajé, et que c’est dans l’immanence substantielle de ces fluides —yajé, arrosages, eau-de-vie — et de ces poussières — mambe et râpé — que notre guérisseur se crée un espace autre pour déferler ailleurs et sur lui-même en tant que père attentif, sans oublier la fumée de tabac qui fait des volutes dans l’air tout autour comme un fluide en suspension et les chants qui s’égrènent dans l’épaisseur de la nuit comme une cascade de sons. Il est question non seulement d’une instance-substance où il devient possible de résister à la déchéance, à la violence, à la tristesse qui s’accumulent dans les milieux vécus et leurs existants, mais il s’agit surtout d’un régime d’existence où la pensée acquiert, de façon magique, une certaine puissance d’agir dans l’invisible autant que dans ce qu’on peut décrire comme étant bel et bien de ce monde.

Bel et bien de ce monde, comme les parages oubliés par l’état et stigmatisés par la société en général où poussent désormais les plantes de coca sous le regard vigilant des invisibles de plusieurs souches. Bel et bien de ce monde, comme les lianes serpentant parmi les arbres où pousse la chagra médicinale d’Hilario, avec ses plantes froides et chaudes. Et cela n’est pas sans rappeler également que la plante de coca — étant bel et bien de ce monde et en somme d’autres mondes— est considérée chaude, telle que le yajé et le tabac, et que par ce fait même elle requiert un traitement différencié afin de l’adoucir et la refroidir : le mambe, en effet, est supposé adoucir (endulzar) la parole et donc la communication entre les humains et le(s) monde(s). Tout dans son processus d’élaboration est fait pour rendre froide la plante, dont un mauvais usage est associé à la genèse des courses aux armements et donc des arsenaux de tout acabit d’après certaines mythologies des Huitoto (Echeverri et Pereira, 2010). C’est qu’il y a dans la chaleur une étrange force « qui laisse l’entendement de côté et qui mobilise quelque chose de plus excessif, faisant moins appel à la conscience » (Taussig, 2018, 49). Forme d’excès qu’on peut lire comme une intensification immanente aux choses et aux relations, suspens torride des existants dont rend compte le temps du mythe. Cet enracinement mythologique d’une plante aux caractéristiques thermiques donc actives dans la génération d’excès n’est pas sans évoquer un monde de correspondances métaphysiques entre plantes, usages et régimes de thermicité en suspension sociométabolique, monde où le chamanisme A’i Cofán devient possible. N’oublions pourtant pas que, mise à part la chaleur des plantes et la complexité de leurs individuations et devenirs enchevêtrés, il y a aussi une problématique reliée au pétrole et à ses aléas (Cepek 2016), aux violences coloniales évoquées plus haut et à la relation quelque peu fantomatique et fragmentaire des peuples autochtones avec l’état (Centro Nacional de Memoria Histórica, 2015). La complexité d’un colonialisme toujours à l’ordre du jour ne peut épargner les efforts quant à l’emploi de cadres analytiques divers en ce qui concerne aux affaires indigènes au quotidien. Cependant, tout en nous penchant sur le yajé et la coca en particulier, il en demeure toujours que c’est dans leurs modes d’existence modernes qu’elles se configurent au centre d’un tourbillon thermique qui, dans le vertige intense qui les objective, finit par perdre ce qu’il restait d’elles en tant que plantes, en tant que relations, en tant que sciences ancestrales. Ce qu’il en reste n’est qu’une sorte de négatif. Une sorte de halo.

Là dans l’imaginaire, le végétal devient actant et réactant, mais en tant qu’alien dévorant les êtres humains, recouvrant tout ce qui entrave son élan. La plante devient animale. Dans la réalité, la plante souffre d’un manque d’empathie et d’une injustice tant ontologique que juridique ! Elle ne suscite guère d’identification (sinon anthropocentrique) bénéficiant au mieux de l’apathie ou de l’antipathie à l’égard de son objet.

Brunois-Pasina, 2018, 19

« Apathie » ou « antipathie » qui toutefois peuvent facilement virer vers l’obsession ou la nécessité réelle d’un soutien économique pour plusieurs populations, depuis le paysan et le migrant rural (pour ne pas mentionner le rêve et la promesse de richesse d’intermédiaires, cuisiniers, politiciens, distributeurs et un long et caetera). Certes, ce n’est pas le végétal qui est problématique —et en fait ici il semble ne pas exister en soi—, mais le tourbillon qui l’affirme en le niant, qui le défigure et l’efface pour n’en zoomer qu’une abstraction à sens unique et le délire exponentiel et vertical d’un alcaloïde cristallisé dans le cas de la coca[30]. C’est le prosaïsme et le miracle de la transitivité active et thermique de la transformation d’une substance par étapes de valeur et de « pureté » qui la rend l’objet d’une hyperbole, d’une promesse qui dès le départ habite la feuille comme une puissance latente : celle de l’exacerbation des contradictions les plus profondes et fondamentales. Une forme d’irritation qui s’érige plutôt comme un objet-fantôme, un fétiche où le pouvoir institutionnel ainsi que ceux d’ordre para-institutionnel énoncent leurs modes de gouverner, de gérer et de contrôler un territoire qui pourtant est sous une autre forme de gouvernance souple, celle de la science du yajé avec ses multiples paliers de négociation. Or, ce qu’il faut comprendre ici, c’est le fait que ce qui entre en jeu n’est pas tant la plante de coca comme mode d’existence-feuille (le rapport indigène), mais plutôt le rapport à l’une de ses composantes —l’ecgonine dans son devenir cocaïne— comme mode d’existence transitif à travers des chaînons productifs qui génèrent des valeurs de manière exponentielle (Pereira, 2010), et ce, au fur et à mesure que l’alcaloïde devient de plus en plus blanchi et qu’il s’éloigne de ses chaînes primaires de production, de la plantation et des paysans et des indigènes cueilleurs[31]. Dans ce devenir-blanchi et lointain il y a aussi une sorte de déracinement, un souffle-inhalation qui désagrège en négatif une relation intime humain-plante-territoire telle que pratiquée par les aînés.e.s des peuples amazoniens. En ce sens, la relation cofán-yajé-territoire risque aussi d’être déracinée avec l’avancée de la coca, même si elle s’oppose à l’appropriation des blancs, à la perte progressive d’une science végétale reliée au tsampi et aux violences d’une colonisation toujours opérative.

Des airs prophétisés

Or, comment ces modes d’existence et de prégnance (macérations, inhalations, souffles, aspersions, aérations) peuvent-ils guérir, alléger ou composer avec le monde complexe de la colonialité narcotique intensive et paradoxale de la coca ? J’enracine ces questionnements dans une compréhension ouverte, mouvementée et cosmologique des existants (plantes, humains, invisibles et animaux enlacés ou véhiculés par le végétal), comprenant qu’ils participent tous à des modalités relationnelles qu’il faut faire devenir médicinales ou qui le deviennent et tant que telles, c’est-à-dire, en termes de mises en relation bénéfiques plutôt qu’en termes de plantes ou de « drogues » ayant déjà des vertus ou des effets nocifs génériques et interagissant avec des corps à leur tour régis dans des lois causales linéaires et univoques. Tel est également le cas d’une jungle en désagrégation antropo(s)scénique : s’il y a une valeur centrale dans la science spirituelle du peuple A’i Cofán, c’est celle du soin méthodique des rapports avec certaines plantes afin qu’elles deviennent médicinales sur de multiples échelles. Dans ce sens strict, il n’y a pas de partage nature-culture tout comme il n’y a pas de scission entre santé et réalité sociale : leur science végétale constitue leur culture, et cette dernière est en fait un système de santé englobant tous les aspects qui affectent tous les existants habitant dans un seul et même rhizome de relations. À cet effet, la maladie d’une personne se reflète de manière fractale dans la maladie (chaleur) du milieu dans lequel elle habite et vice-versa. Les A’i Cofán savent que le déracinement cosmologique de la plante de coca n’est pas séparable d’une bonne partie des maux thermiques civilisationnels, spirituels et physiques que leur jungle et leur peuple subissent. Le yajé étant une plante chaude également, il doit être traité avec un respect rituel très méthodique, tel que le suggère Belmiro :

Vous allez voir, au fur et à mesure que nos abuelas et taitas meurent, il y aura des maladies et de mauvais airs terribles qui vont se promener autour de la rivière, dans les chemins, dans la communauté. Ces airs vont frapper fort, très fort. Le yajé ne peut être transformé en pur négoce. La science spirituelle du yajé n’est pas là pour rien, nos ancêtres ne sont pas là pour rien. Ils nous guident dans l’invisible et ils regardent la supercherie de notre époque, très attentivement.[32]

Or, par ce fait même, nous ne nous référons pas au yajé en termes de « drogue » (Dobkin de Rios, 1984 ; Kohn, 2007 ; Ferenczy, 2016) ; « psychoactif » (Shanon, 2010) ; « hallucinogène » (Schultes et Raffauf, 1992), voire « psychédélique » (McKenna et McKenna, 1975). D’ailleurs, il faut dépasser certaines conceptions largement arborées dans l’encadrement analytique uniquement centré sur le tourisme et les quêtes de vision, n’abordant que la marchandisation des plantes et réduisant les guérisseurs traditionnels à des marchands opportunistes de l’identité autochtone (est-ce la supercherie que Belmiro dénonce chez les cucamas et même chez certains de ses collègues guérisseurs ?). L’ancrage quotidien d’un peuple dans un territoire en constante transformation et dans les modes de l’interpréter, de s’y agencer, de l’habiter, voire de le refroidir avec des arts chamaniques, requièrent une approche en suspension souple et diplomatique —un ajustement constant des égards (Morizot, 2019)— qui ne cherche pas à épouser ou à cristalliser la perspective d’un peuple à la manière d’une grande généralisation anthropologique, mais à saisir au vol ce(ux) qui génère(nt) des mondes dans tout rapport, dans l’entre-deux imbriqué de plantes, d’humains et d’êtres (in)visibles, ainsi que les mondes tant vitaux que létaux qui voyagent, circulent et s’insufflent d’un existant à l’autre, d’un transit à l’autre, d’une métamorphose à l’autre.