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Le développement d’une identité nationale chez les jeunes issus de l’immigration est au centre des enjeux éducatifs dans plusieurs contextes nationaux. L’école comme institution peut jouer un rôle majeur dans la production ou la disparition des marqueurs identitaires linguistiques et culturels. Certaines minorités nationales ont réussi à utiliser l’école à des fins de production culturelle ou linguistique. Au Canada, depuis la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, l’école est un lieu clé de promotion des communautés linguistiques officielles. Au Québec, l’école de langue française souhaite jouer un rôle dans la production d’une francophonie ; elle cherche à ouvrir la définition du terme « québécois » afin de la rendre plus inclusive, peu importe les origines ethnoculturelles, linguistiques et religieuses des élèves. Ce rôle de production linguistique et culturelle, qui pouvait paraître assez simple dans les années 1960, se complexifie avec la diversification des populations scolaires, en partie en raison de l’immigration (Mc Andrew 2010). Les écoles de langue française de Montréal sont devenues au fil des événements historiques des milieux pluriethniques chargés d’accueillir la majorité des nouveaux immigrants.

Au Québec, le développement d’une appartenance à une « identité québécoise » civique commune fait l’objet de débats publics récurrents. La volonté formelle de l’État québécois de produire une identité québécoise civique inclusive favorise-t-elle un sentiment d’inclusion et d’appartenance chez les jeunes issus de l’immigration ? Quelles catégories d’identification les jeunes utilisent-ils ? Perçoivent-ils ou négocient-ils des frontières avec le groupe majoritaire ? S’identifient-ils comme Québécois ? Des recherches menées dans les années 1990 et 2000 ont souligné les identités multiples des jeunes fréquentant les écoles montréalaises et le rapport de distance établi avec l’identité « francophone québécoise » (Chastenay et Pagé 2007). Dans un contexte d’intensification et de diversification de l’immigration, il convient de réinterroger des jeunes issus de la deuxième génération afin de vérifier si les mêmes tendances identitaires émergent et si le même rapport de distance ressort vis-à-vis de l’identité « francophone québécoise ».

C’est à partir d’une analyse critique des rapports ethniques que nous proposons d’examiner les catégories d’identification définies par les jeunes issus de l’immigration (Brubaker 2015), et ce, en tenant compte des frontières négociées entre le groupe majoritaire et les groupes minoritaires au Québec (Juteau 2015). Pour ce faire, nous analysons 60 entretiens qualitatifs menés auprès de jeunes issus de l’immigration à Montréal. Notre analyse typologique met en exergue trois types de rapports à l’identité « francophone québécoise ». Avant de plonger au coeur de l’analyse des données, il importe de présenter une synthèse des recherches menées sur l’identification des jeunes issus de l’immigration dans plusieurs contextes nationaux et, plus particulièrement, au Québec. Ensuite, nous présenterons notre cadre d’analyse et notre cadre méthodologique interprétatif. Nous terminerons par une interprétation des résultats à l’aide d’une analyse des types de rapports au groupe majoritaire « francophone québécois ». En conclusion, nous discuterons des implications sociales et politiques de ces résultats.

Les identifications des jeunes issus de l’immigration et les négociations des frontières

Plusieurs recherches sur l’identification des jeunes de deuxième génération ont été menées dans des pays européens, dont la France, la Belgique et les Pays-Bas, ou encore aux États-Unis. Les résultats de ces recherches présentent des conclusions assez similaires en ce qui concerne l’identification des jeunes issus de l’immigration de deuxième génération. Elles montrent que ces jeunes utilisent une variété de termes afin de définir leurs identifications ; ils semblent avoir des identifications multiples, à trait d’union, contextuelles et mouvantes (Chikkatur 2012 ; De Villers 2005 ; Sabatier 2006, Verhoeven 2006). Qui plus est, les jeunes d’origine immigrante de deuxième génération ne s’identifient que très rarement à la seule identité nationale du pays d’accueil et, s’ils le font, c’est en la combinant avec une identité se référant au pays d’origine de leurs parents.

Des recherches portent également sur les frontières vécues et négociées en milieu scolaire (Baerveldt et al. 2007 ; Hamm et al. 2005 ; Quintana et al. 2010). Les résultats indiquent que les jeunes issus de l’immigration ont davantage tendance à établir des relations avec d’autres jeunes issus de l’immigration. Ils rapportent également développer moins de relations avec les jeunes du groupe majoritaire qu’avec des jeunes de groupes minoritaires, surtout s’ils ont vécu du racisme ou de la discrimination.

Au Québec, les chercheurs ont identifié des tendances identitaires semblables. Ainsi, les jeunes issus de l’immigration tendent à revendiquer des identifications multiples et à s’identifier à leur pays d’origine et au Canada plutôt qu’au Québec. Ils s’identifient moins aux Québécois dits « de souche », surtout s’ils sont issus de la deuxième génération ou d’un groupe racisé[1] (Chastenay et Pagé 2007 ; Meintel et Kahn 2005 ; Potvin 2007). Dans le cadre d’une étude quantitative menée auprès de jeunes collégiens d’origine immigrante, Chastenay et Pagé (2007) ont fait le constat suivant : les jeunes de deuxième génération ont surtout tendance à mentionner une « identité » québécoise « faible » et une « identité » canadienne « élevée ». À une « identité » canadienne, les jeunes collégiens en ajoutent d’emblée une seconde se référant à leur groupe d’origine. Selon cette étude, c’est donc parmi « les étudiants d’origine immigrante qu’on observe la plus grande proportion d’identités multiples » (Chastenay et Pagé 2007 : 250). Pour Lamarre et al. (2015), le rapport aux identités canadienne et québécoise des jeunes adultes issus de l’immigration traduit des logiques différentes. La première est plutôt associée à un statut civique relatif au lieu de résidence et au passeport, tandis que le rapport à l’identité québécoise est plus complexe. Ces chercheurs y identifient deux discours, qui s’inscrivent dans les différents degrés de québécité postulés par les jeunes, les Québécois « de souche » étant parfois décrits comme des « Québécois québécois ». Le premier usage revendiqué par les jeunes est celui d’une identité civique (je suis Québécois, car j’habite au Québec). Le deuxième usage, assez difficile à revendiquer, est celui d’une identité ethnolinguistique québécoise. Les propos des jeunes laissent transparaître une frontière ethnolinguistique difficile à franchir, où l’accent sert de marqueur très important. Ainsi, même s’ils se considèrent comme des Québécois, car étant « d’ici », ils se disent conscients de ne pas passer pour de « vrais » Québécois.

Quant aux frontières négociées en milieu scolaire, les jeunes issus de l’immigration indiquent avoir développé peu de relations avec le groupe majoritaire (Magnan et Darchinian 2014 ; Mc Andrew et al. 1999 ; Meintel 1992 ; Steinbach 2010), des relations qu’ils qualifient parfois de conflictuelles. Ils racontent également avoir ressenti de l’exclusion (Lafortune et Kanouté 2007) et de la discrimination et avoir parfois perçu une « frontière » infranchissable, particulièrement en milieu défavorisé (Steinbach 2010). Ils déclarent avoir développé davantage de relations avec d’autres jeunes issus de l’immigration.

Les études menées au Québec concernant l’identification des jeunes issus de l’immigration ainsi que la présence de frontières à l’école présentent des résultats relativement convergents. Il en ressort que les catégories identitaires de ces jeunes sont liées à des négociations entre l’identification au pays de leurs parents et l’identification aux catégories « Canadien » et « Québécois ». Par ailleurs, les frontières à l’école sont bien visibles à travers le discours des jeunes issus de l’immigration. Ces résultats doivent être contextualisés, dans le cas particulier du Québec, afin d’en comprendre les enjeux spécifiques. Tout d’abord, le Québec présente un cas particulier étant donné son statut de groupe minoritaire francophone réclamant un statut de groupe majoritaire à l’intérieur d’un Canada principalement anglophone. Ce statut pourrait influencer, par ricochet, les rapports intergroupes. Qui plus est, les jeunes issus de l’immigration au Québec ont généralement des parents avec un fort capital scolaire en raison des politiques d’immigration sélectives du Québec. Cette situation est différente de celle des autres pays mentionnés dans notre recension internationale (pays européens, ou encore États-Unis), des pays accueillant davantage d’immigrants à faible capital scolaire et socioéconomique (la négociation des frontières ethnoculturelles se jouant alors davantage autour des différences en matière de classe sociale). Ainsi, le contexte québécois doit être analysé différemment, en tenant compte de ces deux spécificités.

Bien que plusieurs études aient porté sur les identifications et les frontières vécues par les jeunes issus de l’immigration au Québec dans les années 1990 et 2000, il s’avère capital de rafraîchir ces données afin d’observer si les tendances se maintiennent ou si elles se transforment. Ces analyses permettront de réfléchir au Québec contemporain et au caractère rassembleur (ou non rassembleur) d’une identité québécoise pluraliste. L’analyse portera sur les catégories d’identification des jeunes issus de l’immigration de deuxième génération à travers la négociation des frontières entre groupe majoritaire et groupes minoritaires au Québec. Pour ce faire, nous avons mobilisé un cadre d’analyse critique des rapports ethniques (Juteau 2015) qui tient compte des rapports de pouvoir entre le groupe majoritaire et les groupes minoritaires. Nous avons également utilisé le terme d’« identification » de Brubaker (2001) pour procéder à l’analyse de nos données.

Le cadre d’analyse : identifications et rapports au groupe majoritaire

D’emblée, nous nous inspirons de la théorie wébérienne des relations ethniques et de l’ethnicité (Barth 2008 ; Juteau 2015). Nous adoptons une approche constructiviste de l’ethnicité qui met l’accent sur la dimension subjective et relationnelle de celle-ci. Weber (1971) propose d’étudier les groupes ethniques comme des constructions sociales mises en place par un groupe d’individus. Nous avons donc choisi d’analyser les catégorisations et les autocatégorisations de l’individu puisqu’elles nous permettent de comprendre les groupes ethniques à travers la négociation des frontières. Ainsi, l’identification étant étudiée sous l’axe des frontières, notre angle d’analyse se situe dans les significations que les individus attribuent à certains traits qui créent les catégories « Eux/Nous » : « Ce qui relève du domaine de l’ethnicité, ce ne sont pas les différences culturelles empiriquement observables, mais les conditions dans lesquelles certaines différences culturelles sont utilisées comme des symboles de la différenciation entre in-group et out-group » (Poutignat et Streiff-Fenart 2008 : 141). Notre recherche, dans cette perspective, se concentre donc non pas sur le matériau culturel lui-même, mais bien sur la construction de la frontière en tant que telle et des catégorisations qui en découlent.

À l’instar de Juteau (2015), nous situons les catégories « Eux/Nous » dans les rapports de pouvoir entre groupe majoritaire et groupes minoritaires. Dans cet article, nous focalisons notre analyse sur ce que Juteau appelle la « face externe » de l’ethnicité. La face externe des frontières est créée au sein même des rapports sociaux. Elle se constitue donc dans le rapport à l’Autre, dans ce rapport d’altérité entre le « Nous » et le « Eux ». C’est au sein des rapports sociaux que sont choisies les marques qui serviront à délimiter les frontières. Les rapports sociaux ici mentionnés sont indissociables des rapports de domination en cours dans la société étudiée et ces derniers seront donc fondamentaux dans la compréhension des frontières. Pour Juteau (1999), les marqueurs des frontières peuvent être aussi variés que ceux de la langue, de la religion, de la couleur de la peau ou encore du pays d’origine. Il est aussi important de rappeler que, lorsque Juteau utilise les termes « dominés » ou « minoritaires », elle se réfère en fait « aux groupes dont l’histoire et la culture ne sont pas celles que reproduisent dans une société les institutions comme l’école et les médias » (ibid. : 191). Les théories des frontières ethniques sont un cadre d’analyse intéressant pour notre objet de recherche : les identifications choisies par les jeunes seront explorées en lien avec les frontières ethniques négociées. C’est donc le rôle des frontières ethniques, et principalement la face externe, qui nous intéresse ici afin de mieux comprendre les catégories d’identification auxquelles adhèrent les jeunes issus de l’immigration.

Nous utilisons un groupe terminologique employé par Brubaker (2001) afin de remplacer le mot « identité » par ceux d’« identification » et de « catégorisation ». Brubaker propose ces termes puisqu’ils impliquent « un processus et une activité » en plus d’être « dépourvu[s] des connotations réifiantes du terme identité » (ibid. : 75). Ils font état d’un processus dynamique s’éloignant des tendances essentialistes du terme « identité ». Les termes « identification » et « catégorisation » supposent un rapport intrinsèque à la vie sociale, sans laquelle il est impossible d’étudier le phénomène, puisqu’il s’agit de l’étude du rapport de l’identification de soi-même (auto-identification), mais aussi d’une identification externe de soi par autrui (catégorisation). Étant indissociable de la vie sociale, Brubaker voit l’identification comme un phénomène situationnel, qui peut varier en fonction des contextes. Notre analyse tient compte du fait que l’« identité » n’est pas donnée et qu’il s’agit plutôt d’un processus que nous appelons « identification ».

Notre cadre d’analyse nous permet une étude approfondie du processus d’identification des jeunes issus de l’immigration de deuxième génération à travers la négociation des frontières ethniques vécues. Qui plus est, nous prenons en compte les rapports de pouvoir dans le processus de construction des identifications de ces jeunes. La recherche a donc pour but de mieux comprendre le processus de choix des catégories d’identification du jeune issu de l’immigration de deuxième génération en le situant dans le processus de construction des frontières entre groupe majoritaire et groupes minoritaires.

L’approche méthodologique

Les données présentées dans cet article proviennent d’une étude qualitative portant sur les jeunes issus de l’immigration, de deuxième génération, fréquentant un cégep à Montréal[2]. Les participants ont été choisis selon les critères d’inclusion suivants : être né au Québec ou être arrivé au Québec au primaire ; avoir deux parents immigrants ; avoir fait ses études primaires et secondaires en français dans la région de Montréal ; étudier dans un cégep francophone ou anglophone à Montréal[3] et être âgé de 18 à 30 ans au moment de l’entrevue. Nous avons cherché à diversifier notre corpus. De cette façon, nous avons recruté des jeunes dont les parents proviennent de divers pays, des jeunes ayant des langues d’usage diversifiées (français, anglais, autres langues non officielles) et des jeunes appartenant à une « minorité visible ». Diverses techniques de recrutement ont été employées, notamment le recours à des listes d’étudiants fréquentant un cégep à Montréal, l’utilisation du réseau social Facebook et l’effet boule de neige.

Au total, 60 entretiens ont été menés auprès de jeunes issus de l’immigration fréquentant un cégep anglophone ou francophone à Montréal. Plus précisément, le corpus comprend 40 jeunes nés au Québec, 16 arrivés avant ou à l’âge de 5 ans et 4 arrivés entre 6 et 10 ans. En ce qui concerne les régions de provenance, 15 viennent des Antilles ou d’Afrique subsaharienne, 6 d’Europe de l’Est, 10 d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient, 9 d’Amérique centrale ou du Sud, 2 d’Asie de l’Est, 9 d’Asie du Sud et 9 d’Asie du Sud-Est. En ce qui a trait au capital scolaire des parents de ces jeunes, 26 viennent d’une famille où au moins un parent possède un diplôme universitaire, 20 d’une famille où au moins un parent détient un diplôme postsecondaire équivalant à celui du cégep et 14 d’une famille où les parents ont un diplôme d’études secondaires. Il faut spécifier que, pour des raisons de confidentialité et en conformité avec les exigences du Comité plurifacultaire d’éthique de la recherche (CPÉR) de l’Université de Montréal, les noms utilisés dans la section d’analyse des données sont des pseudonymes (noms fictifs).

Des entrevues semi-dirigées ont été menées en profondeur (Bertaux 2010). Elles ont duré entre 1 h 30 et 2 h 30 chacune. Cette technique de cueillette de données était en phase avec l’angle d’approche adopté, soit celui de mettre au coeur de l’analyse l’expérience vécue par les jeunes issus de l’immigration, c’est-à-dire leur expérience de la frontière avec le groupe majoritaire et les catégories d’identification qu’ils ont choisies. Lors des entretiens, les participants ont été invités à raconter leur histoire : le parcours migratoire de leurs parents, leur expérience scolaire au primaire, au secondaire et au cégep, leurs catégories d’identification, leur rapport à la société québécoise et à l’identification « québécoise », etc. Les jeunes ont eu le choix de répondre aux questions en français ou en anglais. La moitié des entrevues ont été conduites par des assistantes de recherche issues de l’immigration. Les entrevues ont été enregistrées et retranscrites intégralement.

Deux questions ont guidé l’analyse des données : Quels types de rapports au groupe majoritaire « francophone québécois » les jeunes de notre corpus construisent-ils ? Quelles sont leurs catégories d’identification ? Dans un premier temps, un codage a été effectué à l’aide du logiciel QDA Miner afin de faire ressortir les thèmes les plus pertinents liés aux concepts développés dans le cadre d’analyse (frontières ethniques, face externe de l’ethnicité, catégories d’identification, etc.). Dans un deuxième temps, nous avons examiné la codification des transcriptions de façon transversale, de manière à faire émerger des types de rapports au groupe majoritaire et des catégories d’identification. Cette étape nous a permis de construire une typologie des « types de rapports au groupe majoritaire », chacun des idéaux types comprenant plusieurs catégories d’identification choisies par les jeunes (voir tableau 1). La construction d’une typologie des « types de rapports au groupe majoritaire » nous a permis d’approfondir l’analyse de l’expérience identitaire. Pour Schnapper (1999 : 5), la typologie constitue « un instrument de clarification du réel et d’intelligibilité des relations sociales, qui consiste à comparer les résultats des enquêtes à une idée abstraite construite par le chercheur en fonction de son point de vue ». La typologie n’est donc pas une fin en soi, mais plutôt un moyen d’accéder à la compréhension sociologique. Le tableau 1 explicite cette typologie de même que les catégories d’identification s’y rapportant.

Tableau 1

Typologie des rapports au groupe majoritaire et catégories d’identification

Typologie des rapports au groupe majoritaire et catégories d’identification

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Une typologie des rapports au groupe majoritaire

L’analyse a mené à l’identification de trois types de rapports au groupe majoritaire : un rapport harmonieux ; un rapport sous tension ; et un rapport se situant au-delà des frontières. Dans chaque type, des catégories d’identification ont été distinguées. Quant au résultat ressortant de l’analyse transversale de l’ensemble des entretiens, soit une représentation négative des Québécois « de souche », nous en ferons état plus loin.

Un rapport harmonieux

Les jeunes se situant dans ce type (22 cas) développent un rapport harmonieux avec le groupe majoritaire. Ils ne semblent pas vivre, selon leur discours autorapporté, de rapports conflictuels, de rapports d’exclusion ou de rapports dominants/dominés vis-à-vis du groupe majoritaire. Ils s’identifient principalement à l’aide des trois catégories d’identification suivantes : « Identification au pays d’origine », « Identifications multiples » et « Identification au groupe majoritaire ».

Une majorité des jeunes de ce type s’identifient au pays d’origine de leurs parents, sans pour autant vivre de rapports difficiles ou conflictuels avec les « francophones québécois ». Ils ont, pour la plupart, des amis « francophones québécois ». Ils développent toutefois un rapport de distance avec la catégorie d’identification « francophone québécoise ». Le discours d’Anna (parents nés en Ukraine), née au Québec, illustre ce type d’identification :

Je suis une fille ukrainienne qui habite au Québec, au Canada. […] Je suis très attachée à ma culture ukrainienne. Mais, c’est sûr que j’ai aussi ma citoyenneté québécoise canadienne, mais je ne suis pas de culture québécoise. […] J’aime beaucoup la culture québécoise, je trouve que vraiment, c’est très beau. Puis, voilà, j’ai plusieurs amis québécois, mais je suis de culture ukrainienne, donc je suis encore jusqu’à maintenant, depuis le primaire, une Ukrainienne qui habite au Québec.

D’autres jeunes du corpus se situant dans le type « Rapport harmonieux » déclarent des identifications multiples, incluant une identification au Québec. Toutefois, cette identification au Québec est plutôt situationnelle ou civique. Ainsi, l’argumentaire est le suivant : je m’identifie au Québec parce que j’y vis ou parce que j’y parle le français. L’exemple d’Andy, dont les parents sont nés au Salvador, illustre bien le cas d’une identification « situationnelle » ou « civique » :

Je suis fils d’immigrants salvadoriens qui aimerait ça trouver sa place dans la société, mais la société en général, ça peut être la société québécoise, n’importe où. J’ai grandi ici, mais maintenant je me considère plus un citoyen du monde. […] Oui, je me considère également un Québécois qui parle espagnol, qui a le teint un peu plus bronzé, qui aime ça manger la bouffe du Salvador, qui écoute encore la musique du Salvador et tout […]. Bon, ici, je suis Québécois. Si jamais je vais en Chine, je vais devenir Chinois, si je vais en Russie, je vais devenir Russe.

Ajoutons toutefois que quelques rares cas du corpus (2 sur 60) s’identifient uniquement à l’identité « ethnolinguistique québécoise » (Lamarre et al. 2015) et donc, comme « francophones québécois », ils s’identifient aux valeurs et à la culture du groupe majoritaire. L’exemple d’Alex (parents nés en Haïti) illustre ce cas de figure :

Je suis francophone québécois. Je veux que le Québec se sépare, parce que je sais que le Canada, c’était une nation pour faire un terrain, pour des raisons purement économiques. Je m’identifie au Québec, le Québec représente une nation. Une nation, c’est un groupe de personnes qui pensent pareil, qui a une culture commune.

Les jeunes du corpus qui développent un rapport harmonieux avec le groupe majoritaire viennent principalement d’Asie du Sud-Est (ex. : Vietnam, Philippines) et d’Europe de l’Est. Il faudrait toutefois vérifier cette tendance exploratoire avec une enquête quantitative.

Un rapport sous tension

Les jeunes se situant dans ce type (34 cas) développent un rapport sous tension avec le groupe majoritaire. Ils semblent vivre, selon leur discours autorapporté, des rapports conflictuels, des rapports d’exclusion ou des rapports dominants/dominés vis-à-vis du groupe majoritaire. Ils s’identifient principalement à partir des trois catégories d’identification suivantes : « Identification au pays d’origine », « Identification au Canada » et « Rejet des identifications ».

Les jeunes qui s’identifient au pays d’origine de leurs parents, au « Canada », ou aux deux, rejettent explicitement toute forme d’identification à la catégorie des « francophones québécois ». Un sentiment d’exclusion et de discrimination par rapport au groupe majoritaire semble ressortir du discours de ces jeunes. L’exemple de Sima, une jeune femme voilée, née de parents afghans, souligne ce sentiment :

Je suis née au Québec, mais jusqu’à maintenant, je dis que je suis Afghane. Quand on me dit : « Vous venez d’où ? », je pense toujours à [d’]où vraiment mes parents sont venus. […] C’est sûr qu’ils catégorisent : « T’es pas blanche, t’es pas Québécoise. » C’est comme ça habituellement.

Ce sentiment de ne pas faire partie du groupe, d’être constamment identifié à l’out-group, ressort du récit de Gabriel (parents nés en Haïti) :

Ouais, là, il y a quelqu’un qui nous a fait prendre conscience assez rapidement qu’on n’était pas comme les autres. Je ne sais pas qui, je ne sais pas si c’était monté avec le gars des vues. Moi, je me rappelle un cours. Je suis arrivé au premier cours, la prof, elle dit : « Ah, on a beaucoup de communautés ethniques aujourd’hui ! Vous, monsieur, vous venez d’où ? » Puis, là, ça a commencé par moi. Là, je la regarde, puis je lui dis : « Ben, je suis né ici. (Rires) Donc, je ne sais pas de quoi vous parlez. » Puis, là, elle fait : « Ben là, tu n’es pas né ici dans la salle de classe. » Donc, là, déjà là, le rapport a été assez froid.

Aida, née de parents algériens, raconte s’identifier au pays d’origine de ses parents et au Canada, à défaut de ne pas être reconnue comme « francophone québécoise » par le groupe majoritaire :

Ils [les francophones québécois] voulaient qu’on parle français, que l’on ait leurs valeurs, leurs idéaux, qu’on ait la même vision de ce que ça voulait dire être une démocratie, être libéraux, être indépendants et autonomes, c’était quoi la définition québécoise de l’égalité. Mais quand venait le moment d’interagir avec nous, la plupart du temps, on sentait très bien qu’on n’était pas Québécois. Que même eux nous voyaient toujours comme des immigrants et comme des personnes de notre pays d’origine.

Dans le type « Rapport sous tension », on trouve également des jeunes qui rejettent toute forme d’identification en réaction au rapport de pouvoir vécu vis-à-vis du groupe majoritaire. Le cas de Georges (parents nés en Haïti) illustre bien la catégorie « Rejet des identifications » :

Dès que les Québécois vantent leur culture, ils ne font pas juste la vanter, ils ne font pas juste : « Nous, notre culture, on a fait ça », mais ça vient induire que ta culture est inférieure à la leur. Puis, ça m’énerve, ça m’énerve. Parce que leurs valeurs, ça m’énerve. On n’a pas besoin de rabaisser. Moi, ce qui m’identifie, ce n’est pas ma culture, ce n’est pas ma couleur de peau, c’est moi. Moi, je veux que la personne s’intéresse à ma personne.

La majorité des jeunes se situant dans le type « Rapport sous tension » n’ont pas d’amis « francophones québécois » proches. Leurs parents sont également susceptibles d’avoir vécu de la discrimination en emploi et de la déqualification. Dans ce type de rapport, on trouve davantage des jeunes issus de groupes racisés ; les marqueurs de la religion et de la couleur de la peau semblent délimiter la frontière : des jeunes musulmanes pratiquantes (pour la plupart voilées) et des jeunes « Noirs ».

Au-delà de la frontière

Finalement, quatre cas du corpus se situent dans le type « Au-delà de la frontière ». Ces jeunes semblent ne pas ressentir de frontière entre groupe majoritaire et groupes minoritaires ou, du moins, semblent vouloir s’en libérer ; ils en font fi et choisissent plutôt des catégories d’identification les rejoignant davantage. Ils ne rapportent pas vivre de rapports conflictuels, de rapports d’exclusion ou de rapports dominants/dominés vis-à-vis du groupe majoritaire. Le projet scolaire et professionnel semble plutôt au coeur des identifications de ces jeunes. Le cas de Sani (parents nés au Sri Lanka) illustre ce cas de figure :

Je suis citoyen du monde. Un territoire [n’] a jamais été une problématique pour moi. C’est une question de qu’est-ce que je fais et [de] qui je suis. […] Ce qui me définit, c’est mes amis, l’entourage, et non pas : « Ah ! toi, t’es Québécois, OK. Ah ! OK, toi, t’es Algérien. Toi, tu es Iranien… » Puis, ce qui me définit plus, c’est les actions que je fais, pas de quelle couleur je suis ou de quelles couleurs mes collègues sont. […] Je vais faire plus tard dans la vie médecin sans frontières, aller dans les pays pauvres, puis pratiquer la médecine. C’est surtout dans le métier où je vais. Je ne peux pas choisir mes patients, je ne peux pas choisir une culture.

Dans ce type, on trouve davantage des jeunes ayant baigné dans un environnement familial « ouvert à la diversité ».

Un résultat transversal : une représentation négative des Québécois « de souche »

Il est intéressant de souligner qu’une majorité de jeunes du corpus développent une représentation négative du groupe majoritaire, désigné par ceux-ci comme les Québécois « de souche ».

La première attribution catégorielle mentionnée par nos participants est celle de la représentation du Québécois « de souche » ignorant et fermé d’esprit. Pour Yasmine (parents nés au Maroc), le souvenir des jeunes du groupe majoritaire dans ses classes au secondaire est bien net : « Ils avaient un manque de culture et c’est pour ça d’ailleurs que jusqu’à maintenant, il y en a beaucoup qui ont des préjugés sur les Québécois, comme quoi il y en a beaucoup qui sont ignorants. »

Une autre attribution catégorielle touchant les membres du groupe majoritaire est celle du Québécois « de souche » souverainiste, pour la loi 101 et la Charte des valeurs québécoises (projet de loi n° 60)[4]. Gabriel (parents nés en Haïti) présente cette vision du « Québécois » : « Moi, dans ma tête, un Québécois, comment je le vois, c’est les espèces de partisans du Parti Québécois, pro-charte, qui sacrent, qui prennent de la bière, qui sont sur le bien-être social. Dans ma tête, c’est cette espèce de stigmate. »

Ces attributions catégorielles que les jeunes issus de l’immigration de deuxième génération donnent aux membres du groupe majoritaire ont une connotation négative. Ces attributions montrent que la frontière est construite à la fois par le groupe majoritaire et par les groupes minoritaires. La frontière qui existe entre les membres du groupe majoritaire et les jeunes issus de l’immigration semble assez étanche pour limiter les interactions entre les deux groupes, en plus de restreindre la possibilité de s’identifier comme « Québécois ». Cette représentation négative pourrait se développer en réaction au rapport d’exclusion ressenti par les jeunes se situant dans un rapport « sous tension » vis-à-vis du groupe majoritaire. Elle pourrait aussi s’expliquer plus largement par un effet de « composition des publics scolaires » à Montréal. En effet, dans les écoles montréalaises du secteur public, les jeunes issus de l’immigration sont plutôt en contact avec des « francophones québécois » venant de milieux défavorisés. Ainsi, des rapports de classes inversés pourraient s’observer en contexte scolaire public montréalais : les jeunes issus de l’immigration viennent habituellement de familles à capital scolaire élevé, en raison d’une immigration sélective, et les jeunes « francophones québécois » fréquentant le secteur public sur l’île de Montréal viennent davantage de milieux défavorisés (en comparaison avec les « francophones québécois » demeurant dans la banlieue sud et nord de Montréal ou qui fréquentent les écoles privées à Montréal) (Mc Andrew et Ledent 2012). Nous formulons également l’hypothèse suivante : cette représentation négative du Québécois « de souche » peut également être nourrie par les discours véhiculés par l’univers politique et médiatique francophone au Québec, en particulier lors des derniers événements politiques au Québec (les jeunes du corpus ayant été interrogés pendant l’élaboration du projet de loi n° 60, dit Charte des valeurs québécoises).

Discussion et conclusion

Les jeunes interrogés s’identifient majoritairement au pays d’origine de leurs parents. C’est aussi le constat d’autres études empiriques sur le sujet, menées dans d’autres contextes nationaux. En effet, plusieurs de ces études rapportent que les jeunes issus de l’immigration de deuxième génération ont tendance à utiliser majoritairement la nationalité de leurs parents pour s’identifier, et ce, tant à l’international (Chikkatur 2012 ; Fuligni et al. 2008 ; Portes et MacLeod 1996 ; Sabatier 2006 ; Verhoeven 2006) qu’au Québec (Banting et Soroka 2012 ; Chastenay et Pagé 2007 ; Lafortune et Kanouté 2007 ; Meintel et Kahn 2005 ; Potvin 2007). Si la majorité des jeunes de notre corpus utilisent la nationalité de leurs parents pour s’identifier, plusieurs parmi eux se réclament néanmoins d’identifications à trait d’union (ex. : Marocain-Canadien, Canadien originaire de la Roumanie, etc.)[5].

Toutefois, force est d’admettre que l’identification aux « francophones québécois » ne ressort pas des récits de ces jeunes, pourtant nés au Québec (ou arrivés en bas âge), et ce, qu’ils développent un rapport harmonieux ou sous tension vis-à-vis du groupe majoritaire. Ces jeunes semblent plutôt opter pour une identification au Canada (sentiment d’appartenance), surtout s’ils ressentent un sentiment d’exclusion vis-à-vis du groupe majoritaire. Il est possible que l’identité canadienne, pour eux, signifie « ne pas être séparatiste » et l’identité québécoise, « être souverainiste ». Quoi qu’il en soit, ces résultats corroborent ceux de l’enquête quantitative de Chastenay et Pagé (2007) menée il y a une dizaine d’années. Toutefois, soulignons une limite méthodologique de notre recherche : celle-ci s’est penchée sur des cégépiens issus de l’immigration, ce qui peut engendrer un effet de corpus. Il conviendrait de mener une recherche similaire auprès des jeunes qui ont décroché ou qui n’ont pas persévéré jusqu’aux études postsecondaires afin d’observer si les rapports identitaires au groupe majoritaire et les choix d’identification s’articulent différemment. Les participants qui ont senti des rapports de pouvoir ont davantage perçu la face externe de la frontière et, par le fait même, ressenti le besoin de ne pas s’identifier aux « francophones québécois ». Qui plus est, les principaux marqueurs qui semblent délimiter la frontière touchent notamment les groupes racisés : la couleur de la peau et la religion musulmane, le marqueur de la religion étant plus saillant dans le contexte post-11 septembre et post-projet de loi n° 60 (Hassan et al. 2016). Les frontières religieuses et raciales semblent encadrer davantage les interactions intergroupes (principalement dans la région montréalaise) (Mc Andrew 2002).

Par ailleurs, plusieurs jeunes ont mentionné le fait de ne pas se sentir reconnus par les membres du groupe majoritaire ; il était alors impossible pour eux de se définir comme Québécois « de souche ». Comme Jenkins (2008) le mentionne, dans certains cas, la catégorisation par le groupe majoritaire peut invalider l’auto-identification d’un individu. C’est aussi ce qui était ressorti de l’étude de Potvin (2007) concernant les jeunes d’origine haïtienne de deuxième génération. Ceux-ci se sentaient rejetés de la catégorie « Québécois » et ne pouvaient donc pas s’y identifier. Ils choisissaient de s’auto-identifier au pays de naissance de leurs parents. C’est aussi ce que nous avons remarqué ici, c’est-à-dire que les choix d’identification sont en partie réduits aux possibilités données par la catégorisation du groupe majoritaire. Il s’agit de rapports de pouvoir inégaux (Juteau 2015), dans lesquels se jouent les interactions entre jeunes minoritaires et majoritaires.

Quoi qu’il en soit, dans le type « Rapport sous tension », il est possible de percevoir l’effet de l’exclusion « vécue » et « perçue » par les jeunes racisés sur leurs catégories d’identification, et ce, malgré des appartenances linguistiques communes au groupe majoritaire (notamment pour certains jeunes d’origine maghrébine ou haïtienne du corpus, qui ont pourtant le français comme langue maternelle ou comme langue d’usage à la maison). La question des langues parlées en famille dans le pays d’origine des parents ne semble pas ressortir des rapports au groupe majoritaire mentionnés par les jeunes de ce corpus. Nous posons plutôt l’hypothèse que ceux-ci vivent les effets de la discrimination systémique ou du racisme ordinaire en milieu scolaire, ce qui pourrait alimenter ce rapport sous tension et ce sentiment de non-appartenance (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse 2011). Davantage de recherches devraient explorer cette question au Québec. Des rapports de pouvoir inégaux sont manifestement à l’oeuvre dans le type « Rapport sous tension ». Bien que ce type ne touche pas l’ensemble du corpus (34 cas sur 60), il invite à réfléchir à la définition de l’identité « québécoise », une définition qui ne semble pas encore tout à fait formée au sens civique, du moins dans les interactions et les représentations des jeunes que nous avons interrogés.

Les discours de ces jeunes permettent aussi de réfléchir au mandat de l’école francophone québécoise, une école qui valorise une approche interculturelle, prônant un « savoir-vivre ensemble » dans une société démocratique et pluraliste où le français constitue la langue publique commune. Or, les frontières intergroupes révélées par les jeunes que nous avons interrogés laissent à penser qu’il reste du travail à faire sur le plan des pratiques scolaires locales. Ici, on peut souligner les limites de l’approche interculturelle québécoise, qui possède somme toute une structure hiérarchique où se jouent des rapports de pouvoir sociétaux – c’est-à-dire où les groupes ne sont pas envisagés de façon égalitaire. Plusieurs défis interpellent l’État québécois et sont rappelés par les jeunes eux-mêmes lorsque l’espace public est source de tensions : reconnaître les effets des rapports d’exclusion sur les jeunes et définir une identité « québécoise » commune et inclusive qui arrive à rassembler la jeunesse québécoise. Réfléchir aux manières formelles et informelles de favoriser les rapports intergroupes constitue une piste, tant du point de vue des politiques officielles que des pratiques (notamment en milieu scolaire). Les analyses présentées dans cet article invitent aussi à réfléchir à l’effet des écoles à forte concentration pluriethnique à Montréal sur les rapports intergroupes, les identifications et le rapport au groupe majoritaire (Magnan et al. 2016). D’autres recherches similaires devraient être menées auprès des jeunes issus du groupe majoritaire afin de croiser les regards et les points de vue sur les frontières et les identifications.