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Réfléchir aux questions posées par la sociologie et l’anthropologie des migrations à partir de la mobilité des restes des défunts ouvre de nouvelles perspectives pour redéfinir les concepts et les catégories d’analyse des mouvements migratoires. Dans cet article, l’étude du flux de migrants défunts constitue un outil méthodologique permettant de mettre l’accent sur un paradoxe qui sera développé et examiné : celui de la facilitation, par les États recevant des migrants, de la mobilité des morts par rapport à l’empêchement de celle des vivants, en particulier quand ils sont pauvres et marginaux[2]. En effet, les États contraignent de plus en plus ces mobilités par des politiques nationales et supranationales rigides, alors qu’ils tendent à être indifférents à la mobilité des migrants défunts, y compris ceux qui sont pauvres et marginaux, et même à la faciliter. Certes, celle-ci est régulée par des règlements sanitaires et administratifs nationaux et internationaux qui la ralentissent, mais elle est rarement empêchée.

Cet article examinera dans une première partie la place des morts dans le paradigme de la circulation des migrants et, dans une deuxième partie, la préférence des États, ici les États-Unis, à légitimer le transfert des morts plutôt que celui des vivants, à partir de deux études de cas.

Méthodologie

Ces études de cas ont des statuts différents du point de vue méthodologique. L’une est un des résultats d’un travail de terrain mené de 2006 à 2018 dans l’État d’Oaxaca, au Mexique, et sur la frontière mexicano-étatsunienne à Tijuana et à San Diego, traitant de la mort des migrants et, de façon plus générale, de tous les évènements de la vie d’un migrant et de son entourage pouvant entraîner une souffrance (maladie, séparation/divorce, emprisonnement). Depuis 2010, cette enquête est réalisée dans un service de l’État fédéré, l’Institut Oaxaqueño d’aide aux migrants (IOAM), qui accompagne les familles dans la résolution des problèmes engendrés par le fait de vivre dans deux pays à la fois, le Mexique et les États-Unis (Lestage 2013). J’ai mené des entretiens auprès des fonctionnaires du service et des usagers, qui sont des parents de personnes émigrées aux États-Unis confrontés à l’un des problèmes cités plus haut. Certains entretiens ont été filmés. Ils ont eu lieu pour la plupart dans un cadre administratif où les familles des migrants (père, mère, frère et soeur, enfants) venaient demander une aide et donnaient leur propre version des faits, et non pas celle du migrant aux États-Unis. Plusieurs entretiens ont aussi été menés auprès du directeur d’une entreprise de pompes funèbres qui s’occupe du transfert des défunts à Oaxaca, un autre auprès d’une personne transférant les défunts sur la frontière du Mexique et des États-Unis. J’ai suivi plusieurs transferts de corps dans la dernière partie du trajet de l’aéroport d’Oaxaca jusqu’au domicile. Enfin, depuis 2005, j’ai mené plusieurs entretiens formels et informels auprès des fonctionnaires du Secrétariat des relations extérieures (SRE) à Mexico, auprès de deux vice-consuls à San Diego (États-Unis) et de fonctionnaires du consulat de San Diego. Cette enquête de longue durée a permis de reconstituer les flux des défunts des États-Unis vers le Mexique (Lestage 2008a), de retracer et d’étudier les étapes de transfert des défunts (Lestage 2008b), ainsi que d’analyser le fonctionnement des entreprises de pompes funèbres (Lestage 2012).

La deuxième étude de cas choisie n’est pas le produit d’une enquête de terrain, mais celui de la lecture des journaux locaux dans la région frontalière californienne, complétée par le seul article publié à ce jour sur le sujet par une juriste, et par les informations d’une collègue de Tijuana qui m’a parlé de ce cas. Ces journaux se font les témoins de la demande d’une association de vétérans mexicains de l’armée étatsunienne, créée en 2013, pour obtenir que ces hommes expulsés des États-Unis à la suite de petits délits y soient réintégrés et jouissent des mêmes droits que les autres vétérans, notamment le droit à une assurance médicale. Les articles sont extraits de journaux mexicains (El Sol de Tijuana, La Jornada Baja California) et américains (San Diego Union Tribune, Los Angeles Times, La Opinión) et ont été rédigés à l’occasion d’évènements politiques organisés par l’association des vétérans au Mexique, telle une cérémonie pour le jour des Morts ou pour l’inauguration d’un bureau. Ces articles de journaux permettent de reconstituer l’historique de la fondation de cette association, soutenue par l’association étatsunienne Veteran for Peace, qui a pris de l’ampleur depuis 2013 puisqu’une maison de soutien aux vétérans déportés a été créée en novembre 2017 à Ciudad Juárez, la première ayant été ouverte en 2013 à Tijuana. La lecture de ces journaux informe aussi sur la rhétorique de cette association de vétérans, c’est-à-dire sur son positionnement politique par rapport aux États-Unis (seul pays pour lequel ils manifestent de l’intérêt, le Mexique n’étant jamais mentionné ; du reste, ils ne parlent qu’en anglais) et ses revendications. Les journaux donnent aussi des informations factuelles sur la position de députés étatsuniens par rapport à cette situation, en relatant la visite de quelques-uns d’entre eux à Tijuana. Bien entendu, il existe des biais propres à ce type de données, tout comme il y a des biais dans les données recueillies directement sur le terrain. Dans le cas des journaux, les faits ont été vérifiés par recoupement avec plusieurs publications des mêmes dates. Les journalistes qui ont écrit sur ce sujet semblent ressentir une forte empathie pour ces vétérans et relaient leurs discours sans aucune distance.

J’utiliserai les deux cas comme une illustration du traitement différent des migrants vivants et morts par les États, ici par les États-Unis, dans des situations de mobilité opposées : dans le premier cas, la mobilité souhaitée par les familles se ferait vers le Mexique alors que, dans le second, elle se ferait vers les États-Unis.

La mobilité des personnes et le paradigme de la circulation

Depuis le dernier quart du 20e siècle, les migrations ont été analysées non pas comme des allers et retours entre deux ou plusieurs lieux, mais comme un système régi par la mobilité, conçu sous l’angle de la circulation dans les sciences sociales françaises (Cortes et Faret 2009 ; Faret 2003 ; Ma Mung et al. 1998 ; Simon 2002) et du transnationalisme dans les sciences sociales anglo-saxonnes (Basch et al. 1994 ; Levitt 2001 ; Levitt et Glick Schiller 2004 ; Massey et al. 1994 ; Portes 1999). Ces deux points de vue se situent au croisement de plusieurs disciplines et s’opposent à la représentation préalable de la migration comme une rupture dans le temps, dans l’espace et dans les constructions sociales. Comme l’ont souligné de nombreux chercheurs, il ne s’agit pas exactement du même point de vue. Dans cet article, j’adopterai celui de la circulation qui met l’accent sur la mobilité et qui permet de penser les migrants dans un territoire qui n’est pas politiquement déterminé par les frontières des États-nations et dans lequel se développent toutes sortes de flux : personnes, objets, idées et pratiques. Il permet aussi de penser les migrants dans leurs trajectoires, avec toutes les personnes avec lesquelles ils interagissent, y compris celles qui sont immobiles, et, donc, de voir migrants et non-migrants comme faisant partie d’un seul système migratoire.

Or, ce paradigme de la circulation des migrants soulève des questions dans la mesure où je défends ici l’hypothèse que les politiques migratoires actuelles ont tendance à produire des déplacements autoritaires des populations par les États, qualifiés de « retours », parfois de « retours volontaires », ou des situations de blocages aux frontières. Peut-on, malgré tout, continuer à se situer dans cette optique de la circulation pour analyser les flux migratoires actuels des vivants et des morts, et les pratiques et les rites qui entourent les défunts ?

Les défunts dans le paradigme de la circulation

Tout d’abord, qu’en est-il des défunts dans cette perspective de mobilité et de circulation ? À la lecture des travaux en sciences sociales sur la mobilité des défunts, on distingue plusieurs formes de mobilité : une mobilité physique, qui amène à déplacer le cadavre ou une partie des restes (les cendres) des défunts (Esquerre 2011 ; Lestage 2008b ; Zırh 2012) ; une mobilité par substitut comme dans certaines sociétés africaines, où les proches du défunt renvoient ses effets, et non pas ses restes, dans son lieu d’origine (Petit 2002 ; Saraiva et Mapril 2012) ; une mobilité par manipulation du lieu de sépulture comme au Mexique, où les parents du défunt conservent la photo de la tombe sur la commode du salon avec les photos des vivants et des morts (Lestage 2008b) ; une mobilité imaginaire dans toutes les sociétés où les défunts ont le pouvoir de se déplacer et de rendre visite aux vivants (ibid.). Ces diverses formes de mobilité des défunts ont la faculté de diviser ou de dupliquer leurs restes, leur image ou leurs effets personnels, tout comme celle d’inscrire symboliquement leurs proches dans la permanence en les situant dans l’espace (le ou les lieux où reposent les défunts) et dans la lignée (qui repose avec qui). Cette permanence subsiste même si le défunt a une sépulture hors du caveau familial, puisqu’il est possible de manipuler l’immobilité d’un lieu ou de diviser les restes humains.

Par ailleurs, les pratiques relatives aux défunts constituent à leur tour un ensemble de flux qui contribuent à produire de la mobilité, comme les déplacements des vivants pour les obsèques des défunts ou pour les honorer le jour des Morts, ou encore le transfert des cadavres. Ces flux participent également au système global de circulation et structurent la mobilité en unifiant l’espace et le temps grâce à la multiterritorialisation des rites funéraires ou de certains de leurs éléments. En effet, les rituels funéraires sont accomplis dans plusieurs endroits, simultanément ou successivement, et transposés dans les lieux de migration (Lestage 2009). Parallèlement, le rapport entre vivants et défunts est lui-même structuré par la mobilité des personnes de façon individuelle, familiale et collective : il est endommagé quand les pratiques sont oubliées ou mal réalisées ; il est modifié si le lieu de sépulture est abandonné au profit du nouveau lieu de résidence et de la création d’un nouveau tombeau familial et, donc, d’une nouvelle lignée ; il est renforcé par la migration et par l’isolement socioculturel de certains migrants plus attachés à la reproduction des rites du jour des Morts que s’ils avaient continué à vivre dans leur région d’origine (ibid.).

Faciliter la mobilité des défunts

Depuis les années 1980, les politiques migratoires étatiques et supra-étatiques ainsi que les programmes des organisations internationales ont rendu de plus en plus difficile la circulation des migrants vivants, en dehors des programmes de travail temporaire ou de la recherche de catégories précises de travailleurs. Ces politiques restrictives s’exercent sur un territoire de plus en plus étendu, puisqu’elles contrôlent les flux dans les pays d’arrivée de migrants (Union européenne, États-Unis, Canada), mais aussi dans les pays par lesquels ils transitent (Maroc, Libye, Niger, Mexique). Ces pays dits de transit ont des accords avec les États-destination des migrants pour arrêter les flux qui traversent leur territoire (Salvador et Honduras pour le Mexique ; pays d’Afrique de l’Ouest pour le Maroc ou la Libye) (Boyer et Mounkaila 2018 ; París Pombo 2018). Depuis 2005, l’Office international des migrations utilise le terme stranded migrants pour désigner ces blocages. En 2006, Amnistie internationale a attiré l’attention sur ces « migrants bloqués » dans des pays de transit ou de destination qui ne peuvent ni rentrer dans leur pays d’origine ni rester dans le pays de destination (Dowd 2011). Collyer (2010) fait référence à des « voyages fragmentés », « découpés en un grand nombre d’étapes ».

Même si l’on adhère à la notion de carrière migratoire (Martiniello et Réa 2011) qui tient compte tant des effets des politiques sur le migrant que de son réseau et de ses caractéristiques personnelles, on ne peut que constater que cette carrière peut stagner longtemps à cause des blocages attribuables aux politiques migratoires, quels que soient le réseau et les caractéristiques personnelles du migrant. Il est fréquent que les Centraméricains qui tentent de rejoindre les États-Unis aient des parcours « non linéaires » (Faret 2017) et refassent la même route plusieurs fois de suite (París Pombo 2017, 2016a, 2016b). L’Enquête de migrations à la frontière sud du Mexique mesure en pourcentage le nombre de migrants d’Amérique centrale reconduits à la frontière et qui ont l’intention de retenter la traversée du Mexique vers les États-Unis. Ainsi, en 2015, 53,9 % des Guatémaltèques reconduits à la frontière avaient l’intention de repartir ; comme 49,1 % des Honduriens et 59,1 % des Salvadoriens[3]. Dans une enquête réalisée dans le sud du Mexique en mars 2018, j’ai rencontré des migrants du Honduras et du Salvador qui en étaient à leur quatrième tentative consécutive de traversée du Mexique pour gagner les États-Unis[4].

Or, une tout autre logique que celle du blocage guide l’attitude des États-nations face à la mobilité des migrants défunts, qu’ils contrôlent autant, mais en la rendant possible. Si la mobilité des défunts reste lente à cause des processus administratifs mis en place de part et d’autre (certificat d’embaumement obligatoire pour le transport aérien, certificat du département de santé publique de l’État de départ, certificat sanitaire dans l’État d’arrivée, etc. [Lestage 2008]) et à cause du processus commercial (réunir l’argent pour payer le transfert, payer les pompes funèbres des deux pays, organiser le transport en fonction des vols des compagnies aériennes), pendant toutes mes années de terrain au Mexique je n’ai jamais rencontré un seul cas où elle aurait été empêchée. Elle y est au contraire facilitée par le Mexique, qui participe activement, depuis le milieu des années 2000, pour des raisons politiques (Lestage 2017), au transfert des défunts des États-Unis vers son territoire, en facilitant les démarches administratives aux familles des défunts et en finançant certaines parties du transfert, notamment au Mexique. L’État mexicain utilise parfois les transferts de certains défunts emblématiques, comme peut l’être un migrant mexicain tué par un policier étatsunien et qui devient alors le symbole d’un Mexique dominé par les États-Unis, pour valoriser la nation et se poser en défenseur de son peuple contre le pays voisin, une rhétorique qui n’a pas d’effet pratique, mais qui émeut les citoyens mexicains[5].

Légitimer la mobilité des défunts plutôt que celle des vivants

En partant de deux cas présentant des demandes de mobilité géographiquement opposées, nous verrons que la mobilité des migrants défunts semble plus légitime aux yeux des États-Unis que celle des vivants, qui est conditionnée par la légalité de leur statut.

Transférer des migrants mexicains défunts plutôt que malades

M’intéressant aux défunts et aux malades migrants et à la façon dont les familles au Mexique gèrent concrètement ces situations douloureuses, j’ai pu constater que, dans le cas où un migrant est gravement malade et hospitalisé, la famille au Mexique tente soit d’envoyer un membre lui rendre visite (son épouse, sa mère), soit de faire transférer le malade au Mexique. Les États-Unis favorisent en effet exceptionnellement la mobilité des étrangers sur leur sol pour qu’un parent résidant hors du territoire national puisse rendre visite à un proche malade. Cela se fait dans un cadre reconnu internationalement, celui du visa humanitaire. Pour en obtenir un, le demandeur doit répondre à plusieurs critères : être capable de prendre des décisions ou de se charger du malade et ne pas avoir été expulsé par les États-Unis après y être entré illégalement. Ces visas sont difficiles à obtenir et sont chers par rapport au salaire moyen mexicain (560 $), sauf si c’est l’État mexicain qui s’en occupe directement. Les visas font parfois l’objet de conflits au sein de la famille, car ils sont perçus comme des ressources puisqu’ils permettent de séjourner aux États-Unis légalement et sécuritairement pendant un certain temps. Ce fut le cas pour Faustina, qui n’a pas pu se rendre au chevet de son époux mourant car sa belle-mère a souhaité utiliser le visa humanitaire pour rendre visite également à tous ses enfants aux États-Unis[6].

En revanche, quand des migrants mexicains aux États-Unis se trouvent dans un état de santé très précaire (coma, phase terminale de cancer), il est rare qu’ils soient transférés vivants au Mexique, y compris quand leur famille en fait la demande. Dans la plupart des cas, ils sont transférés après leur décès. Dans la mesure où mon enquête a été réalisée au Mexique, je ne peux que témoigner de ce que les familles rencontrées souhaitent pour le malade, pas de la volonté du défunt, que j’ignore et que la famille ignore aussi. Il est possible que le malade n’eût pas souhaité revenir dans son pays d’origine, mais cela n’a jamais été dit clairement à sa propre famille et il ne m’a été fait mention dans aucune enquête de la possibilité pour le migrant de reposer aux États-Unis.

En janvier 2016, dans l’État d’Oaxaca, les parents d’un homme mexicain d’une quarantaine d’années, dans le coma aux États-Unis à la suite d’un accident du travail, voulaient à tout prix le faire revenir chez eux pour s’occuper de lui. Ils étaient soutenus par la Municipalité, qui avait payé un avocat pour monter le dossier administratif afin de transférer le malade dans une structure spécialisée au Mexique, dans une ville située près du village. Finalement, le malade est décédé au bout de quelques mois, mais les parents n’ont pas eu gain de cause, malgré les démarches de l’avocat, l’appui de la municipalité et l’aide active de la fonctionnaire responsable à l’IOAM. Leur fils n’a pas été renvoyé au Mexique de son vivant ; il l’a été quelques semaines plus tard, une fois mort

entretiens et notes de terrain, janvier 2016

La fonctionnaire qui s’occupe de ces cas à l’IOAM, qui dépend de l’État fédéré d’Oaxaca, très dévouée aux usagers qui viennent chercher de l’aide, me confia lors d’un entretien qu’il est plus facile de transporter un mort. En effet, ce sont les agences de pompes funèbres qui s’occupent de tout, alors que transférer un grand malade requiert des conditions particulières, telles qu’une équipe médicale, des soins, une institution médicale d’accueil, qui sont difficiles à réunir sans risquer la vie de la personne.

Il vaut mieux qu’un membre de la famille aille les voir [les malades] et que là-bas, il prenne la décision qu’il y aura à prendre plus tard, même si c’est très triste, de transférer le mort à sa communauté d’origine, ce qui malheureusement est plus facile parce qu’ici, ce sont les pompes funèbres qui gèrent tout ça, que se charger du transfert d’une personne en vie, avec tout le soin que cela demande, notamment une équipe médicale, et la nécessité de s’assurer qu’ici, à Oaxaca, une institution médicale va la prendre en charge, avec les mêmes soins qu’elle reçoit aux États-Unis, que les mêmes médicaments et traitements existent, bref, c’est une affaire très complexe de garantir que les conditions du passage d’un lieu à l’autre ne vont pas affecter la personne au point qu’elle perde la vie

Carmen Muñoz, responsable du service juridique, IOAM

En effet, le rapatriement des corps est réalisé par les compagnies de pompes funèbres qui sont en contact aux États-Unis et au Mexique et qui s’occupent de toutes les formalités légales et pratiques évoquées plus haut (certificat d’embaumement obligatoire pour le transport aérien ; certificat du département de santé publique de l’État de départ ; certificat sanitaire dans l’État d’arrivée ; voiture de l’aéroport au domicile ; fourniture éventuelle d’un deuxième cercueil si la famille le souhaite ; ensemble comprenant des cierges, une croix, destiné à la présentation du cercueil) (Lestage 2012, 2008b). Cette responsable du service juridique, Carmen Muñoz, qui est mon informatrice depuis dix ans, a commencé à y travailler en 2000 et connaît parfaitement les ressources juridiques disponibles et les obstacles de chaque démarche qu’elle a faite quotidiennement pour des milliers de personnes. En 2016, elle a fondé une association d’aide aux démarches à réaliser aux États-Unis pour favoriser un rapprochement familial, obtenir un visa humanitaire ou régler toute autre question traitée dans le service où elle travaille pour les Mexicains de l’État d’Oaxaca. Je cite plus haut un entretien enregistré avec elle, mais j’ai assisté à plusieurs reprises aux mêmes scènes et je l’ai entendue répondre aux mêmes questions de nombreuses fois. De plus, l’IOAM garde des dossiers et tient un registre sur tous les cas traités. Il m’a donc été possible de vérifier ses affirmations.

Selon la même fonctionnaire, certains malades sont malgré tout transférés, mais cela reste très rare. Dans la ville d’Oaxaca, une seule clinique reçoit les malades transférés des États-Unis au stade terminal, mais je n’ai pas pu obtenir d’informations plus précises auprès des responsables des lieux, qui ont refusé de m’en donner malgré mon insistance. De même, les visas humanitaires pour rendre visite à un parent très malade restent rares : l’IOAM en comptabilise une quinzaine par an, alors que les transferts de défunts des États-Unis vers le Mexique sont réguliers et nombreux. Le même IOAM en a compté 3 200 de 1999 à 2015, comme on le constate dans le tableau 1 (voir annexe), qui ne concerne pas les décès ayant eu lieu au moment de la traversée de la frontière mexicano-étatsunienne. Ceux-ci sont recensés à part et il n’y a généralement pas de cadavre mais des cendres, tout le processus étant financé directement par le consulat mexicain correspondant au lieu de découverte du défunt dans la zone frontalière aux États-Unis. Les membres de la famille du migrant défunt font appel à l’IOAM pour prendre en charge la dernière partie du transfert du corps depuis l’aéroport de Mexico jusqu’au domicile dans l’État d’Oaxaca, entre six et douze heures de transport, selon l’éloignement et l’isolement du lieu d’origine du mort. Seuls ces transferts de défunts sont recensés dans le tableau 1. Ceux que les familles financent totalement n’y apparaissent pas non plus et sont impossibles à quantifier.

Réintégrer des migrants marginaux défunts plutôt que vivants

Sont également bloqués aux frontières des États-Unis certains migrants expulsés du pays à la suite de comportements jugés délictueux et qui ont la particularité de s’être engagés dans l’armée des États-Unis, d’avoir fait la guerre pour eux, mais de n’avoir pas demandé à régulariser leur situation légale quand il en était encore temps. La plupart de ces migrants croyaient, à tort, que le fait de s’engager dans l’armée et de faire la guerre pour les États-Unis suffisait pour obtenir la citoyenneté. C’est le cas des vétérans mexicains de l’armée étatsunienne à Tijuana. À la suite de délits considérés comme mineurs par la loi et commis aux États-Unis, tels la possession de drogue ou le fait de s’être livrés à des bagarres dans la rue, des hommes nés au Mexique mais possesseurs d’une carte de séjour, vétérans de plusieurs guerres menées par les États-Unis (Afghanistan, Kosovo, Irak, golfe Persique, Vietnam), ayant combattu avec la promesse, selon eux, qu’ils seraient un jour citoyens de ce pays, ont été expulsés vers le Mexique où certains vivent depuis 1996 dans les villes de la frontière nord (París Pombo et al. 2017). Ils ont fait ce choix pour rester près de leur famille qui réside, le plus souvent, aux États-Unis. Ils ne se considèrent ni comme Mexicains ni comme migrants. Ils ont un statut de résidents permanents légaux aux États-Unis où ils se sont beaucoup investis en s’engageant dans l’armée et en risquant leur vie. Pourtant, d’un point de vue juridique, ce sont aussi des migrants nés au Mexique, y compris ceux qui sont arrivés, comme Jason Madrid, à l’âge de 20 jours, et qui a été expulsé à 37 ans vers le Mexique (Michaelson 2017). Du reste, la langue dans laquelle s’expriment ces vétérans est l’anglais, certains ne parlant pas espagnol.

En 2013, l’un de ces vétérans, Hector Barajas, a fondé une maison de soutien aux vétérans expulsés[7]. Il s’occupe activement d’obtenir des autorisations spécifiques pour le retour de ces vétérans grâce à une demande de « permis humanitaire ». Il s’agit du même type de visa que celui évoqué précédemment pour qu’un membre de la famille rende visite à un malade. Ces permis humanitaires sont destinés à autoriser les soins d’une personne aux États-Unis[8]. En effet, les vétérans exigent des soins, en particulier des soins psychologiques dont ils n’ont jamais bénéficié et dont l’absence est, selon eux, à l’origine des délits commis : ils estiment qu’étant livrés à eux-mêmes après avoir subi le traumatisme de la guerre, ils sont devenus délinquants (ibid.). Leur argument est inspiré des « dreamers », étudiants également expulsés vers le Mexique, pays où ils sont nés mais qu’ils ont quitté très jeunes avec leurs parents pour les États-Unis, et aussi pays auquel ils s’identifient. La plupart des vétérans manifestent une totale incompréhension face à cette expulsion alors qu’ils étaient prêts à tout pour les États-Unis. « I was willing to give up my life for the country and then they just get rid of me when I’m no good for them no more », explique Edwin Salgado au journal ABC News (ibid.), affirmant penser tous les jours à sa fille qui vit en Californie, de l’autre côté de la frontière.

Les vétérans sont soutenus par une association basée aux États-Unis, Veterans for Peace. Alejandra Martinez, une juriste ayant rédigé le seul texte de sciences sociales sur le sujet, estime à 3 000 les vétérans expulsés des États-Unis depuis 2007, une soixantaine à Tijuana. Certains d’entre eux ont réussi à revenir dans le pays de façon illégale. D’autres ont amorcé une mobilisation pour y revenir légalement, comme le souligne Juan Miguel Hernández (2016b) dans le quotidien El Sol de Tijuana le 12 août 2016. En mars 2016, ces vétérans expulsés mobilisés écrivent une lettre aux membres du Congrès américain pour être entendus. Le 30 mai 2016, ils protestent devant le bâtiment étatsunien situé sur la frontière à San Ysidro. Le 7 juillet 2016, neuf d’entre eux demandent « l’asile humanitaire » aux États-Unis pour faire soigner leurs blessures de guerre physiques et traumatiques. Tous ont une trajectoire identique : au retour de la guerre, sans soins médicaux ni psychiatriques, ils tombent dans la drogue et commettent un délit qui entraîne leur expulsion des États-Unis. En 2017, le mouvement des vétérans atteint les politiques : le gouverneur de Californie, Jerry Brown, pardonne leurs infractions à trois d’entre eux, dont le fondateur de la maison des vétérans (Deported Veterans Support House) à Tijuana. En juin 2017, le mouvement atteint aussi le Sénat et les grands journaux étatsuniens s’intéressent à cette histoire : la même journaliste, Sandra Dibble, rédige deux articles (Dibble 2017a, 2017b), dans le San Diego Union Tribune le 3 juin, puis dans le Los Angeles Times le 4 juin, rendant compte de la visite de sept membres du Congrès américain. Démocrates et appartenant au groupe hispanique, ils représentent le Nouveau-Mexique, le Texas, l’Arizona et la Californie. Ils sont reçus à Tijuana par le fondateur de la maison des vétérans, en uniforme et arborant ses décorations.

En 2016, certains de ces vétérans ont manifesté à plusieurs reprises leur volonté de revenir aux États-Unis, « vivants et non pas morts ». En effet, si le pays les maintient hors du territoire national de leur vivant, il accepte de leur y donner une sépulture après leur décès, ce que les vétérans estiment tout à fait légitime, dans la droite ligne de leur engagement dans l’armée, où ils avaient accepté de donner leur vie pour le pays. Le 23 mars 2016, les cendres de Gonzalo Chaidez, un vétéran décédé à Tijuana et qui fut volontaire pour la guerre du Vietnam, ont été remises à sa mère dans le parc « de l’amitié », situé à cheval sur les deux pays, entre Tijuana et San Diego. La photo du journal étatsunien en espagnol La Opinión, cédée par la Deported Veterans Support House, montre la mère du vétéran défunt, une urne funéraire dans les bras et un petit bouquet de fleurs à la main. L’urne est enroulée dans un drapeau américain dont on distingue les étoiles (Marrero 2015). La cérémonie, organisée par les vétérans de Tijuana, est celle de l’adieu à un soldat : le drapeau qui entoure l’urne, les uniformes de soldat des vétérans qui y assistent sont là pour montrer que le mort est bien un soldat étatsunien. L’article commence ainsi : « Gonzalo Chaidez, un vétéran, volontaire pour se battre au Vietnam, est revenu enfin la semaine dernière aux États-Unis après avoir été expulsé au Mexique pendant des années. Mais il l’a fait dans une urne funéraire[9] » (ibid., ma traduction). Dans le quotidien La Jornada, Baja California du 22 mars 2015, le leader qui a fondé la maison de soutien aux vétérans déclare au journaliste :

« Au cours des cinq dernières années, nous avons enterré cinq camarades qui étaient aussi des vétérans et qui ont quand même été expulsés. Ce manque de loyauté avec laquelle on nous traite n’a aucun sens. Nous avons combattu, on nous vire, et quand nous mourons, la loi nous permet de revenir… ça sert à quoi ? » se lamente Barajas[10]

Martinez 2015, ma traduction

De même, dans El Sol de Tijuana du 19 avril 2016 (Hernández 2016a), à côté de la photo de Daniel Torres dans l’exercice de son travail de soldat, l’article commence par la phrase suivante : « Avant, les vétérans revenaient seulement une fois morts[11] » (ma traduction), car Daniel Torres est le premier à revenir aux États-Unis après cinq ans de bannissement au Mexique et à obtenir la citoyenneté dans la foulée (EFE 2016). Dans cette affaire, la mobilisation des vétérans bannis se fait à partir des morts. Pour être réintégrés par les États-Unis, ils orientent leur argumentation sur ce contraste entre le traitement des vivants et celui des morts. Puisque les États-Unis ont pardonné leurs crimes aux vétérans défunts et reconnu leur américanité profonde, ils doivent faire de même avec les vivants. Or, du côté des États-Unis, la logique est différente et purement légaliste, comme le remarque Martinez (2017), puisque les combattants dans l’armée américaine étaient admissibles à la citoyenneté étatsunienne, ce qui les aurait protégés de toute expulsion, mais alors qu’ils devaient accomplir les démarches pendant leur service ou dans un certain délai après leur engagement militaire, ils ne l’ont pas fait, n’ayant pas compris le fonctionnement.

Un élargissement de la communauté des citoyens à des défunts qui ne sont plus des sujets politiques ?

Dans les deux cas de figure, on voit que les restes des migrants et des marginaux décédés sont traités selon les mêmes règles que ceux des autres citoyens : ils peuvent être transportés d’un lieu à un autre et reposer dans le territoire de leur choix. Dans le cas des malades migrants décédés, il s’agit de les transférer vers leurs pays d’origine et vers leur famille qui les réclamait déjà sans succès de leur vivant. Dans celui des vétérans décédés, le transfert se fait vers leur pays d’adoption, celui qu’ils ont choisi, pour lequel ils ont engagé leur vie et qu’ils tentent de rejoindre depuis leur expulsion.

Ce traitement différent des vivants et des morts semble montrer que, du point de vue des États, la circulation des uns et des autres n’est pas considérée sur un pied d’égalité. En effet, la première est empêchée par de multiples politiques migratoires de plus en plus restrictives, s’étendant à des territoires de plus en plus vastes, mais aussi par des considérations pratiques, comme la difficulté de transporter un grand malade d’un pays à l’autre, ou par un manque de clarté des règles juridiques qui complique l’obtention de la citoyenneté par des soldats étrangers. À l’inverse, la seconde est facilitée, bien qu’elle passe nécessairement et successivement par des étapes administratives et sanitaires qui la ralentissent, mais la garantissent aussi. Que nous disent ces attitudes opposées ? Voici quelques pistes de réflexion.

Tout d’abord, ces attitudes indiquent que les migrants et les marginaux, placés de leur vivant en dehors de la communauté des citoyens, réintègrent celle-ci sans aucun obstacle une fois morts. Il s’agit peut-être alors de ce qu’Esquerre (2011 : 308) nomme une « communauté morte-vivante », c’est-à-dire « composée de tous les morts et de tous les vivants d’un même ensemble », dont l’unité serait sans cesse réaffirmée et défendue par l’État (ibid.). Ainsi, les migrants défunts peuvent être transférés vers leur pays d’origine. De même, si les marginaux vivants se trouvent temporairement placés en dehors du collectif national, une fois morts, ils sont en quelque sorte lavés des crimes qui avaient provoqué leur expulsion et peuvent réintégrer cette « communauté morte-vivante ».

Ou bien, il se peut qu’une fois morts, ces vétérans étatsuniens-mexicains, dont la citoyenneté demeure ambiguë, ne paraissent plus menaçants pour l’État-nation et pour la collectivité de ses citoyens et qu’ils soient réintégrés dans un État qui ne peut pas les rejeter tout à fait à cause de leur engagement pour le pays.

Il semble également qu’une « communauté nationale morte-vivante » (ici étatsunienne ou mexicaine) ne répond pas aux mêmes règles que la communauté nationale des vivants, régie par des lois sur l’immigration qui stigmatisent plusieurs catégories d’étrangers et les bloquent dans leur mobilité : les sans-papiers/résidents illégaux, les résidents légaux qui ont enfreint certaines lois, les grands malades. C’est à la nature des vivants et des morts que l’on doit cette différence. Bien que l’État agisse aussi sur les morts, son action ne suit pas les mêmes règles, car ce ne sont plus des corps vivants que l’État doit contrôler, ce ne sont plus des « sujets politiques ». Quand il s’agit de circulation, l’État se fonde sur la légalité. Pour les migrants vivants empêchés de circuler à cause de leur statut légal, les choses sont plus complexes puisque ce n’est pas le cas de tous les vivants, mais seulement de ceux qui viennent des pays les plus pauvres ou de pays dominés politiquement. Quant aux défunts, soit leurs déplacements sont légitimés par des valeurs qui répondent à un principe moral supérieur et dépassent les questions de légalité, comme pour les vétérans mexicains qui deviennent, une fois morts, uniquement des vétérans (et plus des Mexicains), soit ils sont considérés comme des objets-marchandises qui ont perdu leur contenu politique, car même si les défunts sont « matière à politique », comme le souligne Bondaz (2011), ils peuvent aussi être traités comme de simples objets.