Article body

Introduction

Alors que la notion d’imaginaire social est bien développée en sciences sociales pour conceptualiser les liens entre les individus et le groupe social, les géographes se sont quant à eux attardés à penser l’imaginaire en relation avec la condition territoriale. Bien que partageant une conception dynamique des rapports entre les individus et les groupes en ce qui a trait aux enjeux de formation identitaire, d’appartenance et de pouvoir, notamment à travers l’étude des normes, des pratiques et des institutions, le concept d’imaginaire géographique s’intéresse plus particulièrement à comprendre les liens entre l’idéologie, le social et l’espace (Debardieux 2015). Il permet d’analyser les dynamiques sociospatiales et la manière dont les rapports de pouvoir façonnent l’espace (de l’espace urbain au territoire national), ainsi que les perceptions du monde qui nous entoure et la manière dont ces dernières sont teintées par des valeurs, des codes et des normes. Plus spécifiquement, l’imaginaire géographique a été utilisé pour analyser les rapports de pouvoir dans des contextes coloniaux et postcoloniaux, mettant en lumière les constructions sociospatiales dans les représentations des groupes dominés par les groupes dominants, ainsi que l’influence des imaginaires géographiques dans la production des connaissances (Gregory 1995, 1994 ; Said 1979). Ceci dit, les deux notions – tant l’imaginaire social que l’imaginaire géographique – portent également un intérêt commun pour les possibilités de transformation sociale, notamment le « potentiel d’invention de l’imagination individuelle, et donc de la capacité de ce dernier à contribuer à la transformation ou à l’émergence d’un imaginaire social » (Debardieux 2015 : 19). De fait, les géographes soulignent l’importance de l’imaginaire géographique comme projet politique qui implique avant tout une reconceptualisation et une transformation de l’espace et des relations sociospatiales (Desnoilles et al. 2012 : 7). En tant que tel, le concept d’imaginaire géographique est directement inspiré des travaux d’Henri Lefebvre (1974) et en particulier de sa conception tripartite de l’espace, qui implique l’espace vécu (les pratiques), l’espace conçu (les structures) et l’espace perçu (les imaginaires). En ce sens, la question du pouvoir est centrale dans les liens entre les sociétés/collectivités et leur territoire. Les imaginaires géographiques offrent une lentille conceptuelle permettant de comprendre les rapports de force entre les groupes à travers l’examen de leurs perceptions et de leurs représentations sociospatiales.

Nous adoptons ici la notion d’imaginaire géographique pour examiner les représentations sociospatiales que des immigrants et des réfugiés d’expression française (que nous désignons aussi comme immigrants francophones) se font des communautés francophones en situation minoritaire (CFSM) au Canada. Le but est de comprendre leurs perceptions de rapports de pouvoir inégaux dans un contexte (post)colonial et d’utiliser celles-ci pour envisager des pratiques collectives qui permettraient de rendre les CFSM plus inclusives, plus ouvertes à la différence et à la diversité du fait francophone. Ancrée dans les débats sur l’ouverture et sur la diversité de la francophonie minoritaire canadienne face à l’immigration (Farmer 2008 ; Fourot 2016 ; Gallant 2010), notre étude met en lumière les dynamiques sociospatiales de l’identité francophone minoritaire canadienne telles que les perçoivent les immigrants francophones et leur rôle dans la négociation de leur identité comme francophones et de leur appartenance aux CFSM. Généralement, l’intérêt porte sur les imaginaires sociaux et géographiques que les groupes dominants se font des groupes dominés (Anderson 1990 ; hooks 1992), dont les représentations des populations issues de l’immigration par les sociétés d’accueil, qui servent à les construire comme Autrui et, donc, à les minoriser, à les marginaliser et à les exclure. Notre étude de cas jette un regard novateur sur cette question et se démarque de deux façons.

Premièrement, notre attention se porte sur les représentations caractérisant un groupe dominant – les francophones qui, historiquement, représentent l’un des deux groupes colonisateurs du Canada tel qu’on le connaît aujourd’hui –, mais qui est également une minorité nationale. En effet, la population francophone est répartie de manière inégale sur le territoire canadien, et les francophones en dehors de la province de Québec (qui, elle, est majoritairement francophone) sont considérés comme des minorités de langue officielle vivant dans des régions où l’anglais constitue la langue dominante. Au cours des 19e et 20e siècles, les membres des CFSM ont dû lutter pour défendre leurs droits linguistiques, pour accéder à des ressources matérielles et institutionnelles (par exemple, en éducation et en santé) et pour garantir leur représentation politique (Cardinal et Forgues 2015 ; Fourot 2016 ; Gilbert 2010). Or, étant donné leur poids démographique restreint et variable selon les régions, ainsi qu’un relatif déclin attribuable au vieillissement de la population, les CFSM tendent encore à être sous-représentées et moins bien desservies par rapport aux groupes dominants anglophones. Pour se mobiliser politiquement et faire avancer leur cause, les CFSM ont eu recours à des discours et à des pratiques de type ethnonationaliste qui impliquaient une construction identitaire comme francophones canadiens parfois essentialiste et à tendance exclusive (Fourot 2016 ; Garneau 2010). Avec l’avènement de la politique du multiculturalisme en 1972 et l’arrivée croissante d’immigrants, les CFSM ont dû redéfinir leur identité francophone et renégocier leur position dans la société canadienne. Depuis le début des années 2000, il s’agit pour les CFSM de maintenir leur vitalité et leur identité tout en s’ouvrant à la diversité des populations francophones.

Deuxièmement, au centre de notre étude se trouvent les représentations que se font les immigrants francophones installés dans ces CFSM, un groupe qui est considéré comme une « minorité à l’intérieur d’une minorité » (Madibbo 2006) du fait de leur statut de migrant souvent combiné au statut de minorité visible, qui s’ajoutent à celui de francophone. Ce contexte offre des possibilités riches pour comprendre la perception du fait minoritaire francophone par l’« Autre francophone » et, ainsi, les défis auxquels se heurtent les immigrants francophones dans leurs expériences d’inclusion et dans leurs sentiments d’appartenance à une communauté en situation minoritaire. La notion d’imaginaire géographique nous permettra d’entreprendre une analyse critique et nuancée des représentations en évoquant la construction sociospatiale des identités et des communautés. Pour ce faire, nous présentons les résultats d’une étude de cas instrumentale (Stake 1995) de nature qualitative sur les expériences de participation d’immigrants et de réfugiés d’expression française dans deux villes situées en Ontario comportant des CFSM désignées[2] : London et Ottawa. Après la présentation du contexte, de notre approche conceptuelle et de notre méthodologie, notre analyse se penchera sur les représentations sociospatiales que les immigrants francophones se font de la francophonie canadienne en général et des CFSM en particulier, ainsi que du fait francophone minoritaire. Notre discussion examinera le rôle de ces imaginaires géographiques pour comprendre la négociation des appartenances parmi les immigrants francophones en situation minoritaire.

Contexte et approche conceptuelle

Depuis le début des années 2000, l’immigration francophone a suscité un grand intérêt auprès des gouvernements ainsi que des institutions francophones à divers paliers (fédéral, provincial et local) comme stratégie pour le maintien des CFSM et leur vitalité démographique, ce qui a donné lieu à plusieurs initiatives politiques pour attirer, intégrer et retenir des immigrants francophones dans ces communautés (Citoyenneté et Immigration Canada 2012 ; Corbeil et al. 2006). En parallèle, un nombre croissant de recherches a été entrepris sur ce sujet, principalement sur la question de l’ouverture des CFSM à la diversité et à l’inclusion des nouveaux arrivants, qui sont souvent des minorités visibles (Farmer et da Silva 2012 ; Huot et al. 2014). D’une part, de nombreuses études ont examiné les discours politiques et institutionnels dans les CFSM et sont arrivées à la conclusion que ceux-ci reflètent une volonté d’attirer des immigrants et une ouverture croissante à la diversité (Farmer 2008 ; Gallant 2010). Néanmoins, certains chercheurs se sont penchés plus spécifiquement sur les représentations de l’immigration et de la diversité au sein des CFSM et de leurs membres, révélant la présence d’un malaise dans les référents identifiés ainsi que dans les critères utilisés pour expliquer et pour légitimer les appartenances aux communautés francophones à travers le pays (Gallant 2010 ; Traisnel et al. 2013 ; Veronis et Huot 2019 ; Violette et Traisnel 2010). D’autre part, des chercheurs ont étudié les expériences des immigrants francophones dans les CFSM en soulignant les défis auxquels ces derniers font face, dont des barrières linguistiques, des difficultés sur le marché de l’emploi et diverses formes de discrimination (Huot et al. 2013 ; Madibbo 2016, 2006 ; Martin 2011). Toutefois ces études n’examinent pas en profondeur les représentations que les immigrants francophones se font des CFSM. Or, l’allusion récente à l’existence de décalages entre les attentes des immigrants francophones et celles des CFSM (Veronis et Couton 2017) montre un besoin urgent de mieux comprendre les représentations respectives que chaque groupe se fait de l’autre et des rapports de force qui les sous-tendent.

La notion d’imaginaire géographique permet d’examiner l’agencement et les liens complexes entre représentations, rapports de pouvoir et processus d’inclusion à travers un examen des constructions sociospatiales des communautés francophones minoritaires et de leur identité. Les travaux de Benedict Anderson (2006 [1983]) sur les nations en tant que communautés imaginées et ceux d’Edward Said (1979) sur l’orientalisme furent fondateurs pour comprendre les enjeux d’identité et de collectivité, de l’autodéfinition et de la définition d’Autrui – montrant le rôle que les représentations de soi et de son groupe, d’une part, et d’Autrui, de l’autre, jouent dans l’élaboration de sa propre identité, de sa propre culture et de sa propre territorialité. Même si leurs travaux ne sont pas à proprement parler géographiques, l’espace et le territoire (de la communauté, de la nation ou de l’Europe occidentale) sont centraux à leurs théories. Sur cette base, des géographes ont développé une conceptualisation critique des imaginaires géographiques à la croisée de la géographie politique et de la géographie culturelle pour mettre en lumière les liens entre le social et le spatial dans les jeux de pouvoir entre groupes dominants et dominés (Ferretti 2015 ; Gregory 1995, 1994). Bien que communément utilisé dans les études critiques sur les nations, le concept d’imaginaire géographique peut s’appliquer à diverses échelles, du global au local, incluant des échelles plus petites comme l’urbain, le communautaire ainsi que les espaces et les lieux du quotidien (Anderson 1990 ; Bédard et al. 2012 ; Ferretti 2015). Ces approches critiques ont élargi et diversifié les connaissances géographiques en incorporant des imaginaires géographiques autres que ceux des groupes dominants, et ont donc permis de politiser la notion même d’imaginaire géographique (Gregory 2009). Dans le cadre de notre étude, il s’agit d’une analyse des représentations que des francophones doublement, voire triplement minorisés entretiennent à l’égard du groupe francophone dominant qui est une minorité nationale (les CFSM). En particulier, ces représentations nous éclairent sur les rapports de pouvoir inégaux dans un contexte (post)colonial, ainsi que sur les dimensions sociospatiales des dynamiques identitaires et communautaires des CFSM.

Méthodologie

Les résultats présentés ici sont tirés d’un projet de recherche plus large qui consistait en une étude de cas instrumentale (Stake 1995) comportant deux méthodes de collecte de données dialogiques, soit des entrevues avec des informateurs clés (des leaders communautaires et des représentants d’organismes francophones ; voir Veronis et Huot [2019]) et des groupes de discussion avec des immigrants et des réfugiés d’expression française. Dans cet article, nous utilisons les résultats des groupes de discussion, que nous présenterons plus en détail ci-dessous. Stake (1995) explique qu’une étude de cas instrumentale est bien adaptée aux recherches où le cas lui-même (ici les cas de London et d’Ottawa) est examiné pour donner un aperçu d’un problème. Ici, le cas de chaque ville choisie avait pour but de faciliter notre compréhension du rôle des espaces communautaires dans l’intégration sociale et culturelle des immigrants francophones dans les CFSM, et plus largement dans la société canadienne.

Il est important de souligner que nous examinons les expériences des immigrants francophones dans deux CFSM en Ontario qui se distinguent par leur taille et par leur complétude institutionnelle. London est plus petite qu’Ottawa du point de vue démographique (5 795 personnes francophones, ou 1,5 % de la population totale de la ville en 2016 [Statistique Canada 2017a]) et institutionnel. Elle est aussi plus isolée vu qu’aucun comté avoisinant n’est désigné comme CFSM selon la loi. Ottawa, quant à elle, représente la plus grande CFSM au Canada (149 550 personnes francophones, ou 16,2 % de la population totale de la ville en 2016 [Statistique Canada 2017b]), offrant une vaste gamme d’institutions et de services en français tout en étant située à la frontière interprovinciale avec le Québec (Gilbert et al. 2014). Étant donné l’hétérogénéité des CFSM, qui s’explique par leur contexte géographique et historique unique (Gilbert 2010), les réalités et les expériences vécues au quotidien par des francophones en situation minoritaire varient grandement. Puisque le contexte local façonne les expériences d’établissement et d’intégration, notre étude permet d’analyser les expériences et les représentations d’immigrants francophones dans ces deux CFSM.

Nous avons constitué 8 groupes de discussion (4 pour chaque site) avec un total de 56 participants : 13 à London (9 femmes et 4 hommes) et 43 à Ottawa (18 femmes et 25 hommes). Notre objectif était de recruter une diversité de femmes et d’hommes (âgés de 18 ans et plus) qui s’identifiaient comme immigrants ou comme réfugiés d’expression française, sans restrictions par rapport à leur statut migratoire, à leur pays d’origine ou à la durée de leur séjour au Canada. Les participants ont également rempli un questionnaire sociodémographique. Pris dans leur ensemble, la majorité des participants étaient originaires de l’Afrique subsaharienne (Burundi, Congo-Brazzaville, Côte d’Ivoire, République centrafricaine, République démocratique du Congo, Rwanda, Sénégal et Togo), avec un petit nombre provenant de la Belgique, d’Haïti et du Maroc. À London, nous comptions aussi des immigrants francophiles originaires de la Colombie et de la Bulgarie pour qui le français était la première langue officielle parlée, ainsi que plusieurs participants qui s’étaient d’abord établis au Québec avant de s’installer en Ontario. À Ottawa, certains participants avaient habité dans d’autres villes du pays (sauf au Québec). En ce qui a trait aux catégories d’immigration, 31 participants étaient arrivés en tant que réfugiés ou demandeurs d’asile, 13 par parrainage familial, 9 comme travailleurs qualifiés et un petit nombre comme candidat des provinces (1), immigrant investisseur (1) et avec un permis de travail (1). On comptait 48 participants ayant passé moins de 5 ans au Canada. Toutefois, parmi les participants de London, 5 étaient établis depuis plus longtemps (5 ans et plus). Bien que très éduqués (37 avaient un diplôme d’études postsecondaires), à Ottawa, 35 des 43 participants (81 %) se sont dits sans emploi, contrairement à London, où 8 des 13 participants (61,5 %) avaient un emploi. De ces derniers, plusieurs étaient employés dans des milieux francophones.

Toutes les discussions de groupe ont été enregistrées et transcrites intégralement. Nous avons ensuite analysé les transcriptions en commençant par nous familiariser avec les données dans leur ensemble (Sandelowski 1995). Dans un deuxième temps, nous avons procédé à une analyse inductive, utilisant des codes ouverts lors d’une lecture ligne par ligne pour approfondir notre connaissance des données et déceler les enjeux soulevés par les participants, afin de créer des catégories (accès, utilisation et participation à des espaces communautaires francophones ; accueil, intégration, inclusion dans les CFSM ; sens de l’appartenance, etc.). Enfin, nous avons complété notre analyse théorique en relisant les passages codés selon les catégories identifiées pour les interpréter à travers la lentille des imaginaires géographiques (dynamiques sociospatiales, espaces et rapports de pouvoir, identité, communauté, etc.) et avons développé les thèmes présentés plus bas (Carspecken 1996 ; LeCompte et Schensul 2010).

Résultats

Lors des groupes de discussion, les participants ont partagé leurs représentations sociospatiales des CFSM dans les deux villes ciblées. Interprétées sous l’angle des imaginaires géographiques, ces représentations nous éclairent sur les perceptions sociospatiales de rapports de pouvoir inégaux teintés par des dynamiques (post)coloniales et sur une identité francophone minoritaire relativement fermée qui façonnent leurs expériences d’inclusion/exclusion ainsi que leur sentiment d’appartenance. Nous commencerons par examiner les représentations sociospatiales et temporelles des CFSM. Suivra une discussion sur les représentations et sur les perceptions du fait minoritaire francophone ainsi que sur les dynamiques sociospatiales et sur les rapports de force dans les CFSM. Enfin, l’analyse se penchera sur les tensions et sur les négociations entre l’appartenance à la communauté francophone et les sentiments d’appartenances plurielles des immigrants francophones.

Au préalable, il est important de prendre en considération les perceptions de la francophonie canadienne qu’avaient les participants avant d’arriver au pays. Alors que certains savaient que le Canada comportait des régions majoritairement anglophones et avaient choisi de s’y établir pour diverses raisons[3], plusieurs pensaient que le pays était entièrement bilingue et qu’ils pourraient facilement s’établir en tant que francophones (en effet, ils étaient nombreux à ne pas parler l’anglais ou à ne pas bien le parler). Or, à leur arrivée, ils se sont rendu compte que ce n’était pas le cas :

Avant, lorsque j’entendais parler du Canada, de l’extérieur, je voyais que c’est un pays qui parle français et anglais. Mais lorsque je suis sur le terrain, je vois que c’est un pays anglophone […] qui a des gens qui parlent français. C’est […] une réalité assez difficile, moi qui croyais venir dans un pays qui parle français

Ottawa GF1

Ces propos proviennent principalement des groupes de discussion menés à Ottawa, dont une grande partie des participants était arrivée plus récemment. Plusieurs ont témoigné d’une grande désillusion lorsqu’ils se sont vus confrontés à la réalité linguistique du Canada et aux défis que cela comportait pour leur établissement et pour leur intégration. Assez rapidement, ils remarquent que l’anglais domine et que leur intégration doit se faire dans cette langue : « Je croyais que le Canada c’est un pays francophone, mais malheureusement, c’est plus anglophone que francophone et j’ai dit […] je dois décoller d’abord en anglais » (Ottawa GF2).

Ces résultats signalent un décalage entre les imaginaires de la géographie linguistique que de nombreux immigrants francophones ont de la francophonie canadienne avant leur arrivée et la géographie des pratiques linguistiques qu’ils découvrent à leur installation. Ils soulignent aussi les liens entre langue et représentations sociospatiales, et la manière dont la langue en tant que pratique sociale structure à la fois les espaces et leurs représentations. Ces imaginaires jouent un rôle important, dans la mesure où ils peuvent influencer les décisions migratoires et moduler les attentes des migrants, menant souvent à la déception et à la désillusion. Une fois au Canada, les immigrants francophones doivent apprendre à connaître la géographie vécue de la francophonie minoritaire au quotidien et à s’y adapter, apprendre à naviguer dans ses espaces et à se familiariser avec ses manifestations sociospatiales, dont le fait qu’elle est encastrée dans les institutions plutôt que vécue dans la rue.

Représentations sociospatiales et temporelles des communautés francophones en situation minoritaire

Un premier thème important qui est ressorti des groupes de discussion concerne les représentations sociospatiales et temporelles que les immigrants francophones, une fois installés, se font des CFSM. Bien que les commentaires visent principalement les communautés franco-ontariennes, certains touchent la francophonie canadienne en général, dont le Québec. Ces imaginaires géographiques impliquent divers espaces et échelles de la francophonie : les espaces quotidiens à l’échelle locale, les CFSM comme espaces communautaires, ainsi que la francophonie au plan national.

Durant les discussions, il est apparu que de nombreux participants ne connaissaient pas l’existence des CFSM et en savaient peu sur leur histoire. Dans certains cas, il s’agissait de participants qui avaient décidé de s’établir dans une région majoritairement anglophone, notamment après un premier séjour au Québec ; ils ne recherchaient pas nécessairement une communauté francophone et, donc, la présence de la CFSM n’avait pas été un facteur important dans leur décision de s’installer à Ottawa ou à London. Dans d’autres cas, outre la désillusion quant à la géographie asymétrique du bilinguisme canadien, il s’est avéré que les nouveaux arrivants francophones ont de la difficulté à accéder à la CFSM, notamment à cause de son manque de visibilité sociospatiale. Selon les participants d’Ottawa : « Les Franco-Ontariens sont où ? Ils sont où justement ? C’est la question » (Ottawa GF1), ou encore « La communauté francophone, on l’entend par le nom […] on la voit pas » (Ottawa GF3).

Ces propos suggèrent une géographie de l’absence, à cause de l’invisibilité des CFSM dans le paysage urbain des villes étudiées. Certains allaient plus loin dans leur représentation de cette absence sociospatiale des CFSM et critiquaient les communautés pour leur manque d’effort à se rendre visibles et par conséquent accessibles aux personnes nouvellement arrivées. Un participant s’est montré explicite à ce sujet et a souligné l’absence à la fois spatiale et sociale :

C’est vrai qu’on est minoritaire dans cette zone mais ces structures [francophones] ne s’affichent pas. Et au-delà de ça la minorité même canadienne francophone aussi n’existe pas, si on veut voir, elle est engloutie […] donc on se dit que la communauté francophone dans cette zone est presque inexistante dans ses actions, dans ses activités d’intégration des autres francophones qui arrivent

Ottawa GF3 ; nous soulignons

L’utilisation du terme « engloutie » offre une métaphore sociospatiale forte pour décrire la condition minoritaire de la communauté francophone, un point sur lequel nous reviendrons ci-dessous. Beaucoup percevaient cette invisibilité comme un frein à leur rapprochement avec les CFSM et, par conséquent, à leur intégration en leur sein. D’une manière semblable, les participants de London ont fait allusion au manque de visibilité sociospatiale de la CFSM, qui, selon eux, s’explique par des ressources financières et matérielles limitées :

Moi, je crois (sic) le problème de la francophonie en milieu minoritaire, à cause du manque de fonds, on est très limité par les activités rassembleuses alors que beaucoup de francophones voudraient se rencontrer plus souvent, alors si on a moins d’activités et […] aussi moins d’espaces, c’est comme ça qu’on perd la possibilité de pratiquer […] ta culture […], donc je crois que comme par les églises, des organismes communautaires, il y en a deux ou trois où on peut aller faire des activités en français, et même ce sont des activités [qu’] une fois par mois

London GF2 ; nous soulignons

Cet extrait souligne le fait que la francophonie minoritaire est associée à certains espaces en particulier, souvent moins visibles (les églises, les organismes communautaires), et aussi qu’elle comporte une certaine temporalité (« une fois par mois »). En effet, aux représentations sociospatiales s’ajoutent des représentations temporelles des CFSM, que les participants perçoivent comme se manifestant de manière ponctuelle : « On entend “franco-ontarien”, c’est quand il y a peut-être des festivités [ou] bien quelque chose [avec la] francophonie, une demi-journée ou bien quelques heures que vous allez passer ensemble. […] À part ça y’a rien » (Ottawa GF1 ; soulignement original).

Ces représentations signalent une présence et une manifestation limitées dans le temps et dans l’espace de la francophonie minoritaire qui est associée à des fêtes, à des activités communautaires ou à des évènements rassembleurs, suggérant qu’elle se vit au plan communautaire, dans des lieux spécifiques (surtout des espaces communautaires) et à des moments précis, généralement de courte durée. Autrement dit, les immigrants francophones voient la francophonie minoritaire comme étant délimitée dans le temps et dans l’espace, et non pas comme étant vécue de façon quotidienne et partout dans la ville – et donc comme manquant de spontanéité. Cette expérience de la francophonie contraste avec leurs expériences prémigratoires, comme l’explique une participante de London (GF4) :

Quand tu viens d’arriver, la distance entre l’Afrique et ici, c’est très loin, et en Afrique il y a l’ambiance. Quand tu viens, tu te vois enfermée. Tu penses à l’Afrique : tu marches, il y a l’ambiance, tu vois les gens avec leur musique partout. Mais ici, là, il y a une grande différence, quand tu viens tu te sens que tu es dans une boîte

nous soulignons

Bien que plusieurs facteurs puissent servir à expliquer ces différences (par exemple, des différences interculturelles en matière de socialisation des espaces au Canada anglophone/francophone et dans divers pays d’Afrique), le fait que cette participante indique que la pleine expression de son soi francophone est limitée dans ce nouveau contexte est significatif. Les termes « enfermée », « boîte », ainsi que « engloutie », plus haut, offrent des images sociospatiales évocatrices de la francophonie minoritaire comme étant contrainte spatialement et socialement, et aussi contraignante comme expérience vécue, thèmes que nous examinons plus en profondeur dans la section suivante.

Représentations sociospatiales du fait minoritaire francophone

Les représentations sociospatiales du fait francophone minoritaire furent un deuxième enjeu clé lors des groupes de discussion. Bien que les participants reconnussent la fierté des francophones canadiens, leur lutte pour défendre leurs droits, pour maintenir leur langue et leur culture et pour avoir accès à des services en français, le fait minoritaire francophone en soi était perçu comme une faiblesse, notamment dans les rapports de pouvoir avec le groupe dominant anglophone. De plus, les participants ont exprimé une certaine préoccupation quant à l’avenir de la francophonie canadienne, car ils avaient l’impression qu’elle pourrait disparaître. Enfin, dans leurs commentaires, les participants ont évoqué l’attitude protectionniste des CFSM, qui les rendrait moins ouvertes et moins inclusives. L’extrait suivant englobe ces imaginaires géographiques complexes :

Je regardais des vidéos sur l’histoire du Canada qui parlaient des communautés francophones mais surtout les gens, les colons lorsqu’ils venaient, on voyait que les communautés francophones tendaient à la disparition lorsqu’ils venaient. J’ai commencé […] à voir le français comme une forme de faiblesse à partir de là. […] Je suis toujours dans le questionnement : comment on peut remédier à cette situation, est-ce qu’un jour le français va disparaître du Canada ? Est-ce que ceux qui ne parlent pas anglais, parce qu’ils ont toujours de la peine à s’imposer – mais de toute façon je vois les Québécois, ils utilisent le statut de francophones comme une sorte de fierté seulement. OK, vous êtes francophones […], mais qu’est-ce que vous offrez avec ça ? On voit que la majeure partie de la population est anglophone. Vous grandissez votre francophonie [par l’immigration], mais les gens qui sont francophones, est-ce qu’ils se sentent accueillis avec vous ? Vraiment ?

Ottawa GF1

Ces remarques démontrent une certaine représentation que se font les immigrants francophones du fait minoritaire francophone canadien, représentation à connotations pas entièrement positives. En particulier, nous notons une sensibilité aux rapports de pouvoir inégaux entre francophones (même les Québécois, qui sont majoritaires dans leur province) et anglophones, qui – pourrions-nous même dire – continuent à être façonnés par des liens (post)coloniaux et à être reproduits (« ils ont toujours de la peine à s’imposer »). Étant donné qu’une majorité des participants provenait de pays qui étaient d’anciennes colonies européennes – ce qui a été soulevé par certains : « On a été colonisé par le Français, par l’Européen, on a cet orgueil-là, vous comprenez ? » (Ottawa GF4) –, leur sensibilité aux rapports de pouvoir (post)coloniaux inégaux était d’autant plus accrue, et par conséquent, le fait minoritaire était associé à une position subordonnée – « comme des parents pauvres » (Ottawa GF1) – face au groupe dominant anglophone. Cette position minoritaire n’était pas considérée comme attrayante ou favorable pour beaucoup d’entre eux, ce qui s’explique en partie par les histoires (post)coloniales et les rapports de force distincts à travers les anciennes colonies et donc dans l’usage du français – qui, dans beaucoup de pays d’Afrique, a été approprié par les classes élites. À leur arrivée dans les CFSM, ces immigrants francophones (hautement éduqués) vivraient un renversement des rapports de pouvoir liés à l’usage du français. Selon un participant : « si on continue à se dire, ben, on est francophone, on se bat pour la francophonie, on exige les services en français… on évolue toujours avec un manque, il nous manque quelque chose, il nous manque l’anglais » (Ottawa GF1 ; nous soulignons).

Cette perception d’un « manque » démontre une conscience forte de ces inégalités de pouvoir, qui fait que les immigrants francophones ont des doutes ou, du moins, se questionnent sur les avantages à faire partie d’une communauté francophone minoritaire (« mais qu’est-ce que vous offrez avec ça ? »). Nous interprétons ces réactions comme une réticence à appartenir à une communauté minoritaire, qui les positionnerait eux aussi dans des relations de pouvoir inégales – situation que plusieurs auraient déjà vécue dans leurs pays d’origine, selon les histoires et les expériences (post)coloniales, et qu’ils essaient peut-être de quitter en migrant. Bien qu’une majorité des participants appartenait aux classes aisées urbaines, il faut néanmoins souligner qu’un grand nombre d’entre eux étaient venus au Canada comme réfugiés ou comme demandeurs d’asile, fuyant donc une forme de persécution. En ce sens, cette réticence peut être interprétée comme un désir d’éviter une perte de valeur sociale liée à la langue (c’est-à-dire leur capital linguistique ; voir Huot et al. [2018]), mais probablement aussi comme un désir d’éviter de se retrouver dans une position de minorisation.

En outre, les participants ont expliqué que le fait francophone minoritaire représente une barrière pour leur établissement et pour leur intégration dans la société canadienne, une situation où « tu es bloqué presque de toutes parts » (Ottawa GF1). Les mêmes termes ont été utilisés à London pour décrire l’expérience des nouveaux arrivants francophones, leur isolement spatial et social étant d’autant plus prononcé par le contexte plus petit de cette ville : « Tu es bloqué, tu es là, tu ne sors pas dehors, tu ne fais rien, tu es là comme ça. Ceux qui sont ici, depuis, ils sont habitués déjà […], mais celui qui vient d’arriver comme ça, moi je trouve ça pénible » (London GF4).

L’enjeu du blocage que représente la condition de francophone en situation minoritaire fut débattu à Ottawa parmi des immigrants et des réfugiés arrivés plus récemment qui étaient en train de faire face aux défis de l’apprentissage de l’anglais et de la recherche d’emploi. Ils partageaient un point de vue selon lequel en tant qu’immigrants leur intégration ne se ferait pas en français et/ou pas à travers la CFSM :

Je ne […] veux pas me limiter à être francophone, donc je ne suis pas dans cette voie, parce que je ne pense pas que c’est la francophonie qui va faciliter mon intégration

Ottawa GF3

La solution, c’est pas de s’enfermer dans une communauté francophone, ça va pas m’aider, de toute façon dehors, presque tout le monde parle que anglais […] c’est comme une obligation pour moi d’apprendre l’anglais pour pouvoir […] parler avec tout le monde

Ottawa GF1

Cette idée d’obligation à apprendre l’anglais, tandis qu’une attente réciproque (que les anglophones apprennent le français) n’existe pas, est un autre exemple évoquant des rapports de pouvoir inégaux entre les deux groupes linguistiques.

L’image de la francophonie minoritaire comme représentant un frein, voire une barrière à l’intégration des immigrants francophones fut également discutée à London par des participants qui étaient davantage établis. Ils ont alors évoqué des restrictions associées au fait que dans cette CFSM plus petite et isolée, les réseaux sont relativement limités et réduisent les possibilités sociales et économiques : « Tu veux aller étudier le droit et tu peux avoir des connexions [par l’école francophone] mais quand vous êtes rien que 10 personnes ou 14 et […] seulement 3 vont à l’université, c’est pour cela que ça m’a beaucoup bloquée de vouloir appartenir [à] la communauté francophone » (London GF2).

Pris dans leur ensemble, ces imaginaires géographiques suggèrent que les immigrants francophones perçoivent la condition de francophonie minoritaire comme étant somme toute peu avantageuse pour réussir leur intégration. À cette situation s’ajoute la perception d’un manque d’ouverture des CFSM et d’inclusion des immigrants en leur sein. Les propos des participants indiquent qu’ils sont conscients de l’importance de l’immigration francophone pour le maintien de la vitalité des CFSM. Néanmoins, ils disent ne pas se sentir bien accueillis ou inclus. Entre autres, ils ont affirmé que les CFSM ne les reconnaissent pas comme « francophones » et qu’elles ne sont généralement pas ouvertes aux « Autres francophones », dont les francophiles et ceux qui parlent avec un accent différent :

Je pense que si on prend pas garde, si on essaie pas de nous [les immigrants] estimer comme ressortissants des pays francophones, le français disparaît d’ici 10 ans à 20 ans parce que nous croyons [au fait] anglais plus qu’en français

Ottawa GF4

Je pense que les francophones devraient ouvrir les portes […] aux gens qui ne sont pas francophones qui parlent d’autres langues. […] Il faut que la communauté francophone s’élargisse, on est comme dans une petite boîte, puis on est enfermé, puis on ouvre seulement comme ça à ceux qu’on veut et on ferme. Si tu n’as pas un petit minimum de français ou un grand-parent qui parle français, tu n’es pas la bienvenue dans la communauté francophone et tu te sens comme si tu es rejeté, et je comprends, c’est une manière de préserver et de protéger la langue, l’anglais domine le français présentement dans le monde, c’est une langue qui peut facilement se perdre mais si on n’ouvre pas les portes pour que plus de gens puissent parler français ça va dégénérer de plus en plus

London GF2 ; nous soulignons

Ces extraits soulèvent la question du type de personne que les CFSM reconnaissent comme étant francophone, avec des variations entre les deux villes. Alors que le participant d’Ottawa parle des « ressortissants de pays francophones » (notamment des pays d’Afrique subsaharienne qui ont été colonisés par la France et par la Belgique et où le français demeure une langue officielle coloniale), celle de London fait référence aux francophiles et à la question des francophones dits « de souche » (le fait d’avoir des grands-parents francophones). Ceci dit, dans les deux cas, les participants font allusion au degré d’ouverture des CFSM envers ces « Autres francophones » et au fait que si des efforts ne sont pas investis pour reconnaître et pour accueillir les immigrants d’expression française, la vitalité de la francophonie minoritaire pourrait être en péril. Il est intéressant de noter que les participants expriment une compréhension des enjeux de pouvoir inégal entre anglophones et francophones en contexte minoritaire – et même au-delà –, et donc du besoin de protectionnisme pour la survie des CFSM et de la francophonie en général. Néanmoins, ce protectionnisme irait trop loin s’il exclut les « Autres francophones » des CFSM, ce qui pourrait les pousser à se tourner vers le groupe anglophone dominant.

Imaginaires géographiques et négociation des appartenances en contexte minoritaire

La question du manque d’ouverture des CFSM fut un thème important durant les groupes de discussion, tant à London qu’à Ottawa, et de nombreux participants ont évoqué des imaginaires géographiques décrivant les CFSM comme étant fermées, isolées et distantes : « Les communautés francophones en dehors du Québec sont très imperméables, […] c’est difficile de rentrer en contact avec eux » (Ottawa GF4). Dans leurs propos, les participants ont utilisé une vaste gamme de métaphores et de termes spatiaux et géographiques tels que « une petite boîte », « enfermé » et « imperméable », et même dans un cas le mot « prison » (London GF4), qui symbolisent tous une dynamique d’isolement sociospatial des CFSM.

Certains suggéraient que les CFSM s’isolent volontairement. À ce sujet, une participante a dit : « les francophones, là, chacun a son coin, sur son piédestal » (Ottawa GF1 ; nous soulignons). La référence à un « piédestal » donne une image forte de distance sociospatiale non seulement horizontale, mais aussi verticale (qui pourrait être interprétée comme hiérarchisante), sous-entendant qu’un rapprochement entre les divers membres francophones est probablement difficile. Une autre participante a parlé du fait que les communautés immigrantes francophones et les CFSM évoluent dans des sphères sociospatiales séparées :

Nous avons besoin d’entrer chez les blancs parce qu’on est toujours dans nos communautés, et je suis Burundaise et je peux chercher les Rwandais ou bien les Haïtiens, ils sont dans leurs communautés [les CFSM]. Mais comment rentrer ? Tu peux passer dix ans ici et ne pas avoir pas même deux amis blancs. On dirait que nous sommes insociables, mais on n’a pas les occasions de rentrer dans ces communautés [les CFSM]

Ottawa GF1

Cette perception d’insociabilité entre immigrants francophones et membres des CFSM était partagée par un grand nombre de participants, même ceux qui étaient établis de longue date, au point où plusieurs remettaient en question la possibilité d’appartenir aux CFSM locales, voire de créer une communauté francophone élargie : « chaque personne reste dans son coin, je vais être francophone ici, il va être francophone là-bas, ça ne va pas, y’a pas de communauté » (Ottawa GF1 ; nous soulignons). Ces propos suggèrent des distinctions et des séparations sociospatiales entre les communautés immigrantes, qui sont souvent racialisées (notamment de pays africains d’où provenaient la majorité de nos participants), et les CFSM qui sont blanches. Ces mécanismes sont ressentis comme des formes d’exclusion découlant de rapports de pouvoir inégaux teintés par des attitudes et par des modes de pensées postcoloniaux où les CFSM se construisent comme des groupes dominants – un pouvoir associé à la blanchitude.

Ce sentiment d’exclusion fut aussi exprimé à London, surtout par des francophiles. Une participante a décrit son impression d’être rejetée par la CFSM à cause de son accent : « Mais la réaction qu’on a c’est trop dur, comme votre communauté est trop fermée. […] Le français, il y a un côté orgueilleux, si tu ne parles [pas] bien le français tu n’es pas le bienvenu » (London GF2 ; nous soulignons). L’allusion à « votre communauté » signale un sentiment de ne pas faire partie intégrante de la CFSM et, dans ce cas, ceci est principalement attribuable à des différences linguistiques – dont le fait que le français n’est pas la langue maternelle ou d’avoir un accent différent. En effet, selon les résultats de notre étude, il semblerait que le fait de partager une langue commune, le français, ne représente pas un élément suffisamment fort pour construire des liens communautaires entre francophones d’origines diverses ; d’autres facteurs (c’est-à-dire d’autres types de différences) entreraient en jeu et influeraient sur les modes d’appartenance aux CFSM, comme l’a soulevé une participante :

Quand on a déjà le français c’est un atout, quand tu as une communauté francophone c’est déjà beaucoup. Mais comment vraiment être une communauté ? Avec les gens que nous rencontrons ici, les francophones, comment avoir plus d’ouverture ? Je suppose que c’est de part et d’autre, et de nous et de ces personnes, et comment vaincre la peur de l’autre ?

Ottawa GF1 ; nous soulignons

Il est intéressant de noter ici la référence au processus d’autodéfinition de soi et d’une communauté par rapport à Autrui. La difficulté est donc de former une communauté francophone ouverte et inclusive malgré les différences qui suscitent cette « peur de l’autre  », une peur ressentie par les deux groupes respectivement. Dans ces extraits, les participants mentionnent plusieurs marques de différence qui les distingueraient des membres des CFSM, dont celles fondées sur les origines et sur le statut de migrant (la provenance de divers pays francophones), sur la race (« ne pas avoir pas même deux amis blancs ») et sur la langue (divers accents et divers liens à la langue française, comme dans le cas des francophiles ou de ceux pour qui le français est une langue coloniale). La perception de ces marques de différence suggère que les participants sentent qu’ils et elles ne correspondent pas à la norme du « francophone canadien », qui serait un individu « blanc, catholique, né Canadien et ayant le français comme langue maternelle » (Madibbo 2016 : 860 [notre traduction]). Ceci soulève alors la question de ce qui définit l’identité francophone, et le fait que les CFSM et les immigrants francophones ne partagent visiblement pas les mêmes référents avec des conséquences sur le sens d’appartenance de ces derniers.

Les propos des participants laissent entendre que malgré leur volonté et leurs tentatives de participer aux CFSM, ils ont de la difficulté à s’y intégrer. Ils indiquent également que les immigrants francophones ne sentent pas nécessairement une appartenance automatique aux CFSM, ou, du moins, qu’ils ne ressentent pas le besoin d’y appartenir pour pouvoir s’intégrer dans la société canadienne au sens large. Nous en déduisons que ces imaginaires géographiques des CFSM moduleraient le sens d’appartenance des immigrants francophones et surtout qu’ils doivent être pris en compte pour comprendre les négociations difficiles avec lesquelles ils jonglent dans leurs expériences d’appartenance en milieu minoritaire. Bien que s’identifiant comme francophones, plusieurs ont affirmé qu’ils ne souhaitent pas nécessairement appartenir à la CFSM ou, tout du moins, ne veulent pas limiter leur appartenance à celle-ci, ou même à une seule communauté, quelle qu’elle soit :

Donc, je suis d’abord francophone, mais je veux pas me mettre dans une restriction communautaire parce que je suis dans un pays que pratiquement 90 % est anglophone donc je me dis, je cherche à ressembler à tout autre Canadien, voilà, qui a l’anglais et qui a le français ou bien qui est anglophone et francophone. […] Donc je ne vois pas la nécessité d’avoir cette restriction d’être dans une communauté anglophone ou bien dans une communauté francophone

Ottawa GF3

C’est difficile de seulement appartenir à la communauté francophone ; pour moi, j’évite toujours cette étiquette de communauté francophone seulement parce que je suis un peu de tout, on est canadien, on doit être bilingue, je trouve que ça limite quand on veut seulement rester dans la boîte de la francophonie. […] Mais je ne peux pas me dire que je fais partie de la communauté anglophone, je ne comprends pas ce mot, la communauté. Mais avant tout on est des immigrants, nous sommes des Africains, nous sommes des Burundais, toutes sortes de choses

London GF2

Ces extraits indiquent l’ambivalence que ressentent les participants à appartenir (seulement) à la CFSM. En partie, ces distinctions de communautés linguistiques sont fondées sur l’idéologie politique canadienne du bilinguisme et de son institutionnalisation (organismes communautaires, éducation, etc.) qui servent à socialiser les francophones « natifs » et donc à façonner leur identification et leur sentiment d’appartenance principalement à une communauté linguistique. Or, cette idéologie est nouvelle et peut sembler étrange pour les immigrants qui ont un rapport distinct au français, empreint de traces surtout coloniales. Ces résultats mettent en lumière le désir des immigrants francophones de « ressembler à tout autre Canadien » et, donc, de faire partie tant de la communauté francophone que de la communauté anglophone, mais également le fait qu’ils sentent des appartenances multiples à plusieurs communautés (ethnoculturelle, panafricaine, immigrante, etc.). Enfin, les propos des participants indiquent qu’ils ressentiraient une certaine pression à ne pouvoir appartenir qu’à une seule communauté – la CFSM –, un choix qu’ils ne sont pas prêts à faire :

J’ai pas envie de choisir pour les Anglais ou les francophones, ça m’est égal, moi ! […] Moi, j’ai des amis francophones, j’ai des amis anglophones, et alors quel est le problème ? J’ai pas de problème avec cette affaire-là

Ottawa GF4

Autrement dit, ces imaginaires géographiques des immigrants francophones suggèrent qu’à leurs yeux l’appartenance à la CFSM signifie une loyauté exclusive qui ne permettrait pas d’appartenir à d’autres communautés simultanément, ce qui va clairement à l’encontre du sens d’appartenance pluriel exprimé par les participants.

Pris dans leur ensemble, les résultats de notre étude illustrent l’importance des différences entre les histoires et les contextes (post)coloniaux pour comprendre les liens et les rapports de force que développent entre eux les membres des CFSM, les immigrants et les réfugiés francophones. Notre analyse des représentations sociospatiales que ces derniers entretiennent à l’égard des CFSM et du fait minoritaire francophone canadien à travers la lentille des imaginaires géographiques souligne les perceptions de rapports de pouvoir inégaux empreints d’histoires, de normes et de valeurs (post)coloniales distinctes, notamment en relation au français – dont ses usages et sa valeur comme capital linguistique. Ce faisant, nous avons éclairé les dynamiques sociospatiales complexes des CFSM et de leur identité qui façonnent les expériences d’intégration et de participation des immigrants francophones en contexte minoritaire avec une attention particulière aux intersections du statut de migrant, de la langue, de la race ainsi que de la classe sociale. En particulier, ces représentations et ces perceptions sociospatiales révèlent des attitudes, des pratiques et des normes dans les CFSM qui sont encore relativement exclusives à la diversité de la francophonie.

Ceci dit, les représentations sociospatiales des immigrants francophones suggèrent aussi un certain degré d’agentivité de leur part, notamment en ce qui a trait à leur pouvoir d’autodéfinition – dans ce cas, un refus ou un rejet de l’identité et/ou du rôle de l’« Autre francophone » qui serait imposé par les groupes dominants –, ainsi que leur volonté de négocier leur sens d’appartenance selon leurs propres termes (dont des appartenances plurielles). Enfin, ces résultats offrent également des possibilités pour entamer un projet de transformation sociospatiale : ils nous permettent de mieux comprendre les décalages qui existent entre les immigrants francophones et les membres des CFSM ainsi qu’entre leurs attentes respectives et, par conséquent, de trouver des stratégies politiques, des discours et des pratiques communautaires pour y remédier. Ces représentations sociospatiales des CFSM et de leur identité par les immigrants et par les réfugiés francophones doivent être interprétées comme une forme de connaissance par l’« Autre francophone » qui doit être reconnue comme un outil pour mieux comprendre les processus d’inclusion/exclusion vécus par divers groupes dans ces communautés et les référents qui les animent (par exemple, les différences d’accent et la valeur du capital linguistique). Pour commencer, il semble que le fait de parler des histoires (post)coloniales distinctes de chacun, de partager et de reconnaître ces histoires pourrait servir comme point de départ pour trouver des référents communs et construire une identité francophone partagée.

Conclusion

Le but de cet article était d’examiner les représentations sociospatiales que se font les immigrants et les réfugiés d’expression française des CFSM et de la francophonie minoritaire canadienne, plus généralement, et leur rôle dans la négociation de leurs sentiments d’appartenance. À travers la lentille des imaginaires géographiques, notre analyse a mis en lumière les dynamiques sociospatiales des CFSM telles qu’elles sont perçues par les immigrants francophones. Prenant en considération les imaginaires géographiques prémigratoires de la francophonie et du bilinguisme canadiens de ces immigrants comparés à la géographie linguistique asymétrique qu’ils rencontrent à leur arrivée, nous avons examiné les impacts et les défis que ce décalage implique pour leur établissement et pour leur intégration. Nous avons pu trouver d’importantes différences dans la géographie de la francophonie canadienne en situation minoritaire vécue au quotidien comparativement aux expériences prémigratoires des participants, qui résultent en partie d’histoires et de géographies (post)coloniales distinctes. Entre autres, nous avons souligné des perceptions de contraintes, de barrières et de limites associées au fait minoritaire francophone qui peuvent freiner leur intégration dans la société canadienne, ce qui fait que les immigrants francophones ne sentent pas nécessairement des affinités avec les CFSM ou un besoin d’y appartenir. Les participants ont dépeint les CFSM comme n’étant pas aussi ouvertes, accueillantes et inclusives qu’ils le souhaiteraient, ce qui rend ces communautés d’autant moins attrayantes. La notion d’imaginaires géographiques nous a permis de dévoiler des différences dans les constructions sociospatiales et dans les expériences vécues de la francophonie entre immigrants francophones et membres des CFSM, avec des implications pour les sentiments d’appartenance de francophones (et de francophiles) de divers horizons. Ce faisant, nous avons été en mesure d’expliquer les facteurs modulant la négociation difficile et complexe de ces sentiments d’appartenance, dont des relations de pouvoir (post)coloniales inégales, le statut de migrant, des différences d’origine et de race et des différences linguistiques. Cette analyse contribue à éclairer les éléments de décalage entre les CFSM et les immigrants et les réfugiés d’expression française qui entravent encore la construction d’une communauté francophone inclusive et ouverte à la diversité.