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INTRODUCTION

Les comportements langagiers des familles seraient influencés par leur milieu socioinstitutionnel (Yates et Terraschke, 2013). En effet, l’entourage, la communauté et la culture autour desquels gravitent les familles influenceraient leurs pratiques langagières et, par extension, l’usage d’une ou plusieurs langues par leurs enfants (De Houwer, 2009, 2011, 2018; Ellis et al., 2018; Nakamura, 2019; Slavkov, 2017; Spolsky, 2012). Il serait donc pertinent d’analyser un milieu urbain bi/plurilingue anglodominant comme celui du Sud-Est[1]du Nouveau-Brunswick pour saisir l’influence d’un contexte sociolinguistique canadien sur les usages langagiers des jeunes enfants.

L’objectif de cet article est d’identifier, par une revue de littérature ciblée, divers facteurs écosystémiques pouvant structurer les comportements langagiers de nouveaux parents d’un contexte sociolinguistique particulier. L’analyse d’articles et de rapports permettra d’identifier les possibles répercussions de ces comportements sur les langues d’usage de leurs enfants. La compréhension des notions de vitalité ethnolinguistique (Giles et al., 1977) et de complétude institutionnelle (Breton, 1964; Landry, 2009; Landry et al., 2010, 2013) permettra de constater les acquis législatifs et éducationnels du groupe francophone minoritaire du Nouveau-Brunswick, puis leur portée pour l’autonomie de ce groupe. La description du contexte sociodémographique du Sud-Est du Nouveau-Brunswick aidera à mieux saisir certains enjeux liés aux pratiques langagières au sein des familles endogames, exogames et allophones, puis aux choix de langues de services éducatifs qui répondraient le mieux aux besoins de chacun. Sera ensuite exposé comment la région à l’étude se démarque de ses homologues canadiennes en matière de diversité des services offerts en langue française, et ce, dans différents domaines (santé, suivis périnataux, loisirs, éducation scolaire et préscolaire). Enfin, les limites de cette recherche seront discutées et des pistes de réflexion seront proposées.

CONTEXTE SOCIOLINGUISTIQUE

Selon Heller et Labrie (2005), l’histoire du Canada français en milieu minoritaire a été marquée par trois périodes charnières menant vers l’éclatement du modèle traditionnel de la famille canadienne-française (voir le Tableau 1).

Tableau 1

Transformations discursives de la francophonie en milieu minoritaire

Transformations discursives de la francophonie en milieu minoritaire
Sources : Heller, 2006; Heller et Labrie, 2003, 2005

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À l’est du Canada, les communautés francophones et acadiennes ayant échappé aux déportations britanniques ont réussi à se reconstituer en petites communautés et vivaient de façon relativement isolée jusqu’au début du XXe siècle (Boudreau et Dubois, 2007). À partir des années 1960, les changements idéologiques dans le discours progressiste des Canadiens français[2] ont été facilités par la laïcisation de l’État et les mouvements migratoires (Heller et Labrie, 2005). Puis, depuis les années 1980, la montée du bilinguisme exigée par l’économie mondiale aurait favorisé les transferts linguistiques vers l’anglais et l’accroissement des unions exogames (Bernard, 1995; Dalley, 2006; Landry, 2014). Au XXIe siècle, alors que les compositions familiales se diversifient et se complexifient, l’urbanisation et l’immigration croissantes rendent poreuses les frontières ethnolinguistiques.

Vitalité ethnolinguistique et complétude institutionnelle

La notion de vitalité ethnolinguistique a d’abord été proposée par Giles et al. (1977), afin d’évaluer le dynamisme d’une communauté linguistique dans une région donnée (Landry et al., 2010). Pour Giles et al. (1977), trois facteurs permettraient d’apprécier la vitalité ethnolinguistique d’un groupe : des facteurs démographiques (nombre de locuteurs, distribution sur le territoire, taux de fécondité, mouvements de population et taux d’exogamie); des facteurs de soutien institutionnel (présence et usage de la langue du groupe dans les institutions politiques, économiques, éducatives et culturelles); puis des facteurs de statut (reconnaissance juridique de l’égalité linguistique, associée ou non au prestige économique et social). Ainsi, lorsque les membres d’un groupe langagier se sentiraient assez autonomes et suffisamment représentés au sein des institutions pour que leur langue soit reconnue, cette langue aurait des chances d’être plus fréquemment utilisée. Conséquemment, on attribuerait un indice de forte vitalité ethnolinguistique à un groupe dont la langue serait valorisée et couramment utilisée (Bourhis et Lepicq, 2002).

Landry et al. (2010) suggèrent que plus un groupe détiendrait de capitaux linguistiques, démographiques, politiques, économiques et culturels, plus les possibilités de socialisation dans la langue et la culture de ce groupe seraient favorables. Ces auteurs considèrent également que les possibilités de vivre dans une langue dépendraient de la présence d’institutions relevant de ce groupe langagier. Les écoles et les établissements de la petite enfance sont des institutions publiques qui contribueraient à fournir des lieux de socialisation primaire pouvant participer au développement psycholangagier des jeunes enfants (Landry, 2010). En ce sens, les contextes éducatifs scolaires et préscolaires joueraient un rôle d’intermédiaire (Landry, 2010) entre la famille et l’État, ce qui en ferait les pierres angulaires de toutes les autres institutions et donc des composantes essentielles de ce que Breton (1964) nomme « complétude institutionnelle en milieu minoritaire ». Cet article montrera que la communauté francophone minoritaire du Sud-Est du Nouveau-Brunswick est parvenue à gérer ses institutions sociales, en plus de jouir d’un poids démographique et d’une distribution appréciable sur ce territoire, favorisant ainsi le maintien de la vitalité ethnolinguistique du groupe (Giles et al., 1977; Landry et al., 2010). Au-delà de cette nécessaire complétude institutionnelle, la vitalité et la pérennité d’une communauté ethnolinguistique passeraient-elles par le dynamisme de sa génération montante?

Démographie sociolinguistique

Le premier facteur d’appréciation de la vitalité ethnolinguistique d’une communauté serait donc d’ordre démographique. À ce propos, la population de langue française du Nouveau-Brunswick représenterait 32,4 % de ses habitants (Guignard Noël et Forgues, 2020), ce qui en ferait la plus importante en termes relatifs au Canada, hormis le Québec. Cependant, le pourcentage de sa population ayant déclaré parler principalement français à la maison aurait diminué de 3,3 % entre 2001 et 2016 (Guignard Noel et Forgues, 2020). En contrepartie, au cours de la même période, le pourcentage de personnes répondantes ayant déclaré parler français comme langue seconde à la maison, en plus de leur langue principale, aurait augmenté de 21,2 % (Páez Silva et Lavoie, 2019). Aussi, comme on peut le voir dans le Tableau 2, celui ayant déclaré parler français et une autre langue à égalité à la maison aurait augmenté de 40,8 % (Páez Silva et Lavoie, 2019). Enfin, la transmission du français aux enfants des immigrants francophones serait beaucoup plus élevée au Nouveau-Brunswick (70 %) que dans les autres provinces de l’Atlantique (43 %) (Traisnel et al., 2020). Néanmoins, en plus d’avoir accueilli proportionnellement moins d’immigrants que le reste du pays entre 2004 et 2013 (Belkodja et al., 2012; Bérard-Chagnon et Lepage, 2016), seulement 11 % des immigrants qui se sont établis dans la province en 2016-2017 avaient le français comme première langue officielle parlée (Sall, 2019).

Tableau 2

Langue parlée à la maison au Nouveau-Brunswick en 2016

Langue parlée à la maison au Nouveau-Brunswick en 2016
Sources : St-Onge et Landry, 2014; Páez Silva et Lavoie, 2019; Statistique Canada 2016, 2017; Traisnel et al., 2020

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La région économique du Sud-Est du Nouveau-Brunswick comprend trois comtés : Kent (majoritairement francophone et rural), Westmorland (mixte et urbain) et Albert (majoritairement anglophone et rural) (Statistique Canada, 2016). Jusqu’à récemment, sa population se composait d’une majorité d’anglophones, d’une minorité appréciable de francophones, de quelques communautés autochtones et de très peu d’immigrants (Lachapelle et Lepage, 2010; Marmen et Corbeil, 1999). Or l’afflux constant de Canadiens provenant d’autres provinces, de nouveaux immigrants économiques et politiques (industrie de la pêche, agriculture, investisseurs) (Traisnel et al., 2020), puis de jeunes immigrants attirés par l’Université de Moncton (Allain et Chiasson, 2016), a transformé le paysage régional, plongeant sa société dans une période mondialisante du discours de la francophonie en milieu minoritaire[3].

Selon les données autorapportées du profil de recensement de 2016 (Statistique Canada, 2016), la grande région de Moncton, au sud-est de la province, constituerait la plus forte concentration urbaine de francophones au Nouveau-Brunswick, variant de 8 % à Riverview à 75 % à Dieppe (Allain et Chiasson, 2016). Ces mêmes données indiquaient que, sur les 34 % de résidents de langue maternelle française, 28 % parlaient français le plus souvent à la maison, affichant un écart de 6 % pour cette seule région (Statistique Canada, 2016). Occupant un territoire plus limité, l’agglomération du Grand Moncton, se situant entre les régions francophones et anglophones du Sud-Est, comptait 41 % de francophones en 2016 (Allain et Chiasson, 2016). La façon dont les familles sont distribuées sur le territoire pourrait structurer leurs comportements langagiers. Ainsi, le poids démographique considérable des francophones dans certains secteurs géographiques favoriserait une plus forte vitalité ethnolinguistique de ce groupe (Giles et al., 1977) au sein de la région la plus populeuse de la province.

Par ailleurs, en raison du fait que les villes présenteraient de meilleures perspectives d’emploi que les milieux ruraux, en plus d’offrir bon nombre de services à la population (Beaudin, 2014), les francophones des milieux urbains formeraient une population particulièrement jeune, souvent en âge de fonder une famille, et ce, partout au Canada anglodominant (Beaudin et Forgues, 2006). À ce propos, il est présumé que les comportements langagiers des familles se répercuteraient directement sur les besoins en services éducatifs à la petite enfance francophones et, ultimement, sur les pratiques langagières des enfants et la fréquentation des écoles de langue française. Ainsi, le poids démographique des locuteurs de français et leur répartition sur le territoire de la région canadienne bi/plurilingue anglodominante du Sud-Est du Nouveau-Brunswick font de sa population un microcosme linguistique pertinent pour analyser le contexte de transmission d’une ou de plusieurs langues aux enfants de familles dont les deux (endogames), l’un des deux (exogames) ou aucun (allophones) des parents parlent le français.

Législation et gains en éducation

Nous avons établi précédemment que les familles de langue française de la région à l’étude jouissent d’un poids démographique et d’une répartition suffisante sur le territoire pour assurer une certaine vitalité de leur communauté. Qu’en est-il de leur statut socioinstitutionnel? Est-il équivalent à celui du groupe majoritaire anglophone? Ce serait grâce aux efforts soutenus d’un groupe en quête de légitimité que les francophones du Nouveau-Brunswick seraient parvenus à la reconnaissance de leurs droits et à la gouvernance de leurs institutions.

Ainsi, à la suite du rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, puis de manifestations étudiantes à Moncton, le gouvernement Robichaud a introduit en 1968 sa politique sur les langues officielles, conférant un statut équivalent aux langues françaises et anglaises, en plus de reconnaître le droit fondamental des Néo-Brunswickois de recevoir des services gouvernementaux dans la langue officielle de leur choix (Dupuis, 2018). En avril 1969, le Nouveau-Brunswick est devenu l’unique province officiellement bilingue du Canada (Commissariat aux langues officielles du Nouveau-Brunswick [CLONB], 2015). Trois mois plus tard, le Canada adoptait sa Loi sur les langues officielles (Gouvernement du Canada, 1985), emboîtant le pas au Nouveau-Brunswick et déclarant l’anglais et le français langues officielles du pays. Ces avancées législatives ont favorisé la modernisation des discours des francophones en milieu minoritaire[4], marquant le début d’une série de revendications qui ont conduit, non sans écueils, à la dualité linguistique en matière de services publics. L’objet de cet article étant d’identifier les facteurs structurant les comportements langagiers des nouveaux parents et leurs répercussions sur les langues d’usage de leurs enfants, les acquis obtenus par les francophones au niveau des services éducatifs, à la petite enfance et aux familles seront principalement abordés.

Dans les années 1970, la Société des Acadiens et l’Association des enseignants francophones du Nouveau-Brunswick se sont opposées à la proposition de créer des districts scolaires bilingues et ont revendiqué la mise en place de conseils scolaires distincts pour les anglophones et les francophones (Martel et Pâquet, 2010). Partout au pays, les chefs provinciaux promettaient d’agir pour favoriser l’accès à l’enseignement en langue française « là où le nombre le justifiait » (Martel et Pâquet, 2010). Dans le tumulte des négociations concernant la Charte canadienne des droits et libertés, l’article 23 a permis la création d’écoles publiques de langue française, gérées par et pour les francophones, ouvrant ainsi la voie vers l’égalité réelle des deux communautés de langues officielles dans le domaine de l’éducation (Landry, 2017).

À ce sujet, la dualité linguistique établie au ministère de l’Éducation en 1974 n’a été étendue aux écoles du Nouveau-Brunswick qu’en 1981 (CLONB, 2015). Cette année-là, la province a adopté la Loi reconnaissant l’égalité des deux communautés linguistiques officielles au Nouveau-Brunswick (ou « loi 88 »), donnant aux deux groupes linguistiques le droit d’avoir des instances culturelles, pédagogiques et scolaires distinctes (voir le Tableau 3). Cela a permis aux francophones de la province de mieux développer leur système d’écoles publiques, et ce, de la maternelle à l’université[5]. La composante anglophone du ministère de l’Éducation a conservé la responsabilité des écoles anglophones et celle de l’enseignement immersif du français aux enfants non francophones (Boudreau et Dubois, 2007). Des associations de parents et d’enseignants francophones, soutenus par des chercheurs (Coghlan et Thériault, 2002; Landry, 2010; Landry et al., 2010), ont revendiqué par la suite l’obtention de cette même dualité au niveau de l’éducation à la petite enfance. À ce jour, elle n’est toujours pas complètement acquise.

Tableau 3

Évolution des acquis au Nouveau-Brunswick pour l’éducation à la petite enfance francophone

Évolution des acquis au Nouveau-Brunswick pour l’éducation à la petite enfance francophone

Tableau 3 (continuation)

Évolution des acquis au Nouveau-Brunswick pour l’éducation à la petite enfance francophone

Tableau 3 (continuation)

Évolution des acquis au Nouveau-Brunswick pour l’éducation à la petite enfance francophone

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Avec la révision de la Loi sur les langues officielles du Nouveau-Brunswick, en 2002, les obligations d’offrir des services en français se sont étendues à d’autres domaines, dont les soins de santé (Boudreau et Dubois, 2007). Cette révision a eu de grandes conséquences pour les familles, car elle leur a permis d’exiger des services périnataux et des suivis pédiatriques en français (ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance du Nouveau-Brunswick [MEDPENB], 2011). Créées en 2008, les régies régionales de la santé[6] doivent offrir des services dans la langue officielle choisie par le patient (Réseau de Santé Vitalité, 2010).

En octobre 2010, le gouvernement du Nouveau-Brunswick a fusionné les services du développement de la petite enfance, géré par le ministère du Développement social, avec le ministère de l’Éducation, créant le ministère de l’Éducation et du Développement de la petite enfance (MEDPENB, 2011). La gouvernance du domaine de la petite enfance est subséquemment passée aux mains de ce nouveau ministère, auquel incombe maintenant la gestion des prestations périnatales, des services de garderies éducatives, puis du programme de développement précoce du langage, offert jusque-là par les régies régionales de la santé.

Jusqu’en 2017, alors que coexistaient des établissements anglophones, francophones et bilingues au sein des services de garde agréés de la province, chacun avait la possibilité de s’inspirer de l’un, de l’autre ou des deux curriculums éducatifs des services de garde du Nouveau-Brunswick (ministère du Développement social, 2008). Ces curriculums diffèrent sur plusieurs points, notamment la dimension de la construction identitaire du jeune enfant, qui se trouve uniquement dans la version francophone. De plus, depuis 2018, afin d’entériner la dualité linguistique au sein des structures éducatives préscolaires, un moratoire empêche la création de nouvelles garderies bilingues. Celles déjà en place peuvent toutefois poursuivre leurs opérations, mais les gestionnaires sont tenues d’offrir un programme éducatif en accord avec les principes et visées d’un seul des curriculums, dans la langue de leur choix (MEDPENB, 2019).

Somme toute, en légiférant pour favoriser le développement et l’épanouissement des familles de sa minorité linguistique officielle, le Nouveau-Brunswick a fait de grandes avancées en matière de reconnaissance des statuts équivalents des deux groupes de langues officielles. Cependant, d’autres facteurs, comme le soutien institutionnel aux familles et l’offre de services en langue minoritaire, doivent être pris en compte dans l’appréciation de la vitalité ethnolinguistique d’un groupe (Giles et al., 1977).

Services à la petite enfance francophones

Bien que les villes canadiennes ne disposent pas toujours d’infrastructures adéquates pour assurer une offre de services complète dans la langue officielle minoritaire (Beaudin et Landry, 2003), la région du Sud-Est du Nouveau-Brunswick est assez bien pourvue : Centre hospitalier universitaire Georges-Dumont, écoles, Université de Moncton, activités culturelles, organismes communautaires, bibliothèques publiques bilingues, etc. (Allain et Chiasson, 2016), laissant supposer que la vitalité du groupe minoritaire francophone y est forte.

Une panoplie de programmes y sont aussi offerts pour outiller les parents de la région pour le développement langagier de leur enfant, qu’ils choisissent de l’éduquer en français, en anglais, dans le bilinguisme ou le plurilinguisme. De tels services sont aussi disponibles pour soutenir les futures et nouvelles familles dans leur parentalité, puis les accompagner dans le développement holistique de leurs enfants. En effet, des organismes tels que le Centre de ressources familiales à la petite enfance de Westmorland-Albert Inc. ou les services d’orthophonie Parle-Moi et Talk With Me offrent des ateliers sur la parentalité et des séances périnatales, en plus d’activités d’éveil à la littératie dans les deux langues officielles (District scolaire francophone Sud, s.d). Les bibliothèques publiques offrent également ce genre de sessions pour les nourrissons et les trottineurs, en plus d’offrir des ateliers de préparation à la maternelle au printemps précédant l’entrée à l’école. De plus, les agences Famille et petite enfance de la province offrent des services de visites virtuelles et à domicile aux familles avec enfant(s) entre 0 et 8 ans. Enfin, d’autres organismes, notamment le Centre d’aide francophone aux immigrants ont pour mandat d’accompagner les nouvelles familles arrivantes dans leur intégration aux communautés du Sud-Est du Nouveau-Brunswick.

Bref, les futurs et nouveaux parents de la région à l’étude ont accès à une variété de ressources, en plus d’avoir le choix de la langue des services périnataux et à la petite enfance qui leur sont offerts. Landry (2010) avance que les choix effectués par les parents, incluant la langue des services de garde ou de l’école, seraient influencés par la disponibilité de services de qualité et auraient un impact important sur la francité de la famille. Donc, offrir des services adaptés aux besoins des familles, en tenant compte de la diversité des contextes familiaux, mais aussi de la langue parlée à la maison, leur permettrait d’assumer pleinement leur rôle de premiers éducateurs et de passeurs culturels (Landry, 2010; MEDPENB, 2014). Ultimement, cela contribuerait à l’épanouissement des groupes minoritaires. Les contextes éducatifs de la petite enfance en milieu minoritaire devraient donc s’assurer, en plus de favoriser le développement holistique des enfants, de répondre aux besoins d’accessibilité et de disponibilité des services, et ce, dans la langue officielle choisie par les familles. Mais que savons-nous de ce qui pourrait structurer les choix langagiers des familles?

ENJEUX LANGAGIERS DES FAMILLES

Il a été établi que les familles de langue française du Sud-Est du Nouveau-Brunswick bénéficient des trois facteurs essentiels pour assurer une forte vitalité ethnolinguistique de leur groupe, soit un poids démographique et une répartition suffisante sur le territoire, du soutien institutionnel par l’offre substantielle de services en français, puis un statut juridique équivalent au groupe majoritaire anglophone. Or la composition linguistique des familles serait également un facteur déterminant dans la transmission langagière aux jeunes enfants.

L’exogamie des familles

Lorsqu’on cherche à saisir les comportements langagiers des familles et leur influence sur l’acquisition des langues par les enfants, la situation linguistique des couples est un aspect important à considérer. Ce sujet est largement étudié dans les travaux portant sur la transmission et les dynamiques langagières (Curdt-Christiansen, 2009; De Houwer, 2011, 2018; King, 2000, 2016; King et Fogle, 2006; Nakamura, 2019; Smith-Christmas, 2016, 2020; Spolsky, 2003, 2012, 2019).

Au Canada, l’accroissement des unions entre partenaires de langues maternelles différentes (exogames) aurait été favorisé par les changements dans les discours idéologiques et sociétaux des communautés francophones[7] (Heller, 2006, 2010; Heller et Labrie, 2003, 2005). La laïcisation de l’État, les mouvements migratoires, l’urbanisation et la montée du bilinguisme exigés par la nouvelle économie mondiale en seraient les quatre principaux facteurs explicatifs (Bernard, 1995; Dalley, 2006; Landry, 2014). Même si ces types d’unions ne sont pas aussi répandus au Nouveau-Brunswick que dans les autres provinces canadiennes anglodominantes (Bérard-Chagnon et Lepage, 2016; Rocque, 2015), ils y sont néanmoins à la hausse. Les unions exogames seraient également plus répandues chez les couples en âge d’avoir des enfants que chez les couples plus âgés (Landry, 2014). Par exemple, comme on peut le voir dans le Tableau 4, au Sud-Est de la province, parmi les familles dont l’un des parents était francophone, on comptait 60 % des enfants de Moncton, 20 % de ceux de Dieppe et 18 % des enfants de Shediac issus de couples exogames en 2001 (Landry, 2010). De plus récentes données sont nécessaires pour vérifier la densité actuelle de ce type de familles sur le territoire. Néanmoins, il importe de se questionner sur l’influence potentielle de la composition exogame des familles sur l’acquisition et l’usage des langues par les enfants et, dans une moindre mesure, sur l’indice de vitalité ethnolinguistique du groupe francophone minoritaire de la région à l’étude.

Tableau 4

Concentration de francophones, d’enfants d’unions exogames parmi les francophones et de transmission de la langue française dans trois secteurs urbains du Sud-Est du Nouveau-Brunswick en 2001

Concentration de francophones, d’enfants d’unions exogames parmi les francophones et de transmission de la langue française dans trois secteurs urbains du Sud-Est du Nouveau-Brunswick en 2001
Sources : Landry, 2010; Statistique Canada, 2002[8]

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À cet égard, Landry et Allard (1997) affirment que les enfants de couples exogames, dont les parents respecteraient la stratégie par laquelle chaque parent parle sa langue à l’enfant[9] et qui choisiraient l’école de la minorité pour la scolarisation de leur enfant, seraient portés à s’identifier aux deux groupes linguistiques. Ces enfants seraient donc aussi compétents en français que ceux issus de couples endogames francophones (Landry, 2003). De récentes études ont confirmé que cette stratégie serait efficace pour le développement langagier bilingue de l’enfant lorsque ce dernier serait immergé dans la langue minoritaire à la maison (Barron-Hauwaert, 2004; De Houwer, 2011; Macleod et al., 2012; Piller et Gerber, 2018; Slavkov, 2015, 2017; Wilson, 2020), ce que Landry et Allard (1997) nomment « principe de la francité familioscolaire ». En outre, Landry (2014) soutient que la dynamique langagière que choisiraient les parents à la maison serait déterminante pour l’acquisition des langues par leurs enfants et les choix scolaires qui en découlent.

Transmission langagière

Chez les familles endogames, la langue parlée le plus souvent à la maison sera généralement la même que la langue maternelle (Bérard-Chagnon et Lepage, 2016). En revanche, lorsque les familles sont exogames, elles auraient tendance à converger vers la langue majoritaire de leur milieu de vie (Sims et al., 2017), et ce, de manière encore plus marquée lorsque le père est le parent de langue minoritaire (Landry, 2010). Or la langue la plus souvent parlée à la maison sera souvent celle transmise et utilisée par les enfants (Marmen et Corbeil, 1999). À ce propos, des études (Allard, 2014; Bouchard-Coulombe, 2011; Corbeil et Lafrenière, 2010; Vézina et Houle, 2014) ont examiné les relations entre les comportements langagiers des familles exogames et endogames francophones en contexte minoritaire, puis les langues utilisées à la maison et transmises aux enfants (Lavoie et Houle, 2015). Les chercheurs ont trouvé que les enfants issus de deux parents locuteurs du français recourraient davantage au français dans leurs activités personnelles, parascolaires ou de loisir que ceux issus de parents formant d’autres types d’unions linguistiques (Lavoie et Houle, 2015).

Au Nouveau-Brunswick, alors que 99,6 % des familles francophones avec enfants de moins de 5 ans parlaient le plus souvent français à la maison en 2001 (voir le Tableau 5), ce pourcentage aurait diminué à 40 % chez les familles exogames dont la mère est francophone et à aussi peu que 22 % lorsqu’il s’agirait du père (Landry, 2010)[10]. De plus, Corbeil et Lafrenière (2010) ont observé que les francophones de moins de 15 ans parleraient plus fréquemment le français à la maison que ceux des autres groupes d’âge (Lavoie et Houle, 2015). Ce constat permet d’avancer l’hypothèse que les jeunes enfants font l’objet d’efforts de transmission langagière plus soutenus de la part du ou des parents de langue minoritaire (Schönpflug et Bilz, 2009). Quant aux immigrants de la province, il semble que plus leur durée de résidence s’allonge, plus ils seraient susceptibles de parler le français plus souvent à la maison, seul ou en combinaison avec une autre langue (Traisnel et al., 2020). Cela indique une orientation vers le français dans la sphère privée, malgré le fait que cette langue soit minoritaire.

Tableau 5

Nombre d’enfants de moins de 5 ans d’ayants droit francophones au Nouveau-Brunswick en 2001, et leur répartition selon la structure familiale et la fréquence à laquelle le français est utilisé à la maison

Nombre d’enfants de moins de 5 ans d’ayants droit francophones au Nouveau-Brunswick en 2001, et leur répartition selon la structure familiale et la fréquence à laquelle le français est utilisé à la maison
Sources : Landry, 2010; Statistique Canada, 2002[11]

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L’identité bilingue et les compétences langagières

Il a été illustré que le contexte sociolinguistique et les comportements langagiers des familles au sein desquelles évoluent les enfants affecteraient directement leurs langues, mais ces éléments pourraient également affecter l’essence même de leur identité langagière (Páez Silva et Lavoie, 2019). Bien que perçu comme le produit d’unions exogames, l’état identitaire hybride pourrait également se manifester chez des enfants issus de deux parents francophones vivant dans un contexte minoritaire (Dallaire, 2003; Landry et al., 2013; Pilote et al., 2010). Dans ce cas de figure, il est présumé qu’il s’agirait d’un phénomène dû à l’environnement sociolinguistique dans lequel grandissent ces enfants.

Dans un contexte bi/plurilingue tel que celui à l’étude, l’acquisition langagière, à l’image de la construction identitaire, serait un processus dynamique, qui nécessiterait de tenir compte de l’ensemble des habiletés langagières dans chacune des langues de son milieu (Garcia et Wei, 2018; Lomeu Gomes, 2020; Wei, 2018). Toutefois, la forte attraction de l’anglais dans les sphères publiques et privées des milieux anglodominants rend l’accessibilité aux services éducatifs à la petite enfance francophones et la fréquentation de l’école de langue française des plus essentielles. En effet, ces systèmes éducatifs auraient un rôle de préservation culturelle pour la minorité francophone, contribuant au maintien et à la transmission de la langue française (Landry, 2010; Lavoie et Houle, 2015). Pourtant, 20 % des enfants néo-brunswickois admissibles à l’enseignement en français étaient inscrits dans le système scolaire anglophone en 2011 (MEDPENB, 2014).

Des groupes d’experts en éducation en contexte minoritaire (Commission nationale des parents francophones, 2007; Landry, 2010; Landry et Allard, 1997) affirment que le développement de la petite enfance constituerait un domaine d’intervention positive, préventive et précoce pour le maintien et la revitalisation des communautés francophones minoritaires, puis l’avenir de l’école de langue française (Commissariat aux langues officielles, 2016). Ainsi, plusieurs outils de dépistage précoce ont été mis en place pour déceler les difficultés, notamment sur le plan langagier. L’Évaluation du trottineur en santé est d’abord administrée aux enfants de 18 à 24 mois de familles volontaires (Ministère de la Santé du Nouveau-Brunswick, 2019). Puis, les Agences Famille et petite enfance de la province administrent l’Évaluation de la petite enfance-Appréciation directe, aux enfants de 4 ans inscrits à la maternelle. À ce propos, les résultats des dernières années obtenus par les enfants évalués dans la région à l’étude indiquent que près de la moitié d’entre eux éprouvait des difficultés ou des difficultés importantes spécifiques au domaine des « Langues et communication » (MEDPENB, 2019), et ce, sans égard à la langue dans laquelle ils avaient complété l’évaluation. Le fait que plus du quart (26 % en 2017) des enfants de ce district scolaire aurait effectué en anglais leur test de dépistage pour l’entrée à l’école française (MEDPENB, 2019) ne suffirait pas à prédire des difficultés en langues et en communication. En comparaison, sur le même territoire, il s’agirait du tiers des enfants du district scolaire anglophone, qui éprouverait des difficultés dans ce domaine (MEDPENB, 2019).

Sachant que les facteurs permettant d’attribuer un indice de vitalité ethnolinguistique forte aux communautés francophones minoritaires du Sud-Est du Nouveau-Brunswick sont présents, qu’est-ce qui pourrait expliquer ces écueils au niveau de l’éducation préscolaire? S’agirait-il de la dynamique langagière que choisiraient les parents à la maison? D’un manque réel de services de garde à la petite enfance francophones, empêchant ainsi de répondre aux besoins des familles, ou d’une simple méconnaissance de l’offre de services en français?

CONCLUSION

Cet article a illustré la possibilité d’apprécier la vitalité ethnolinguistique d’un groupe minoritaire en observant ses avancées sur les plans démographique et socioinstitutionnel. Il a été établi que les familles endogames, exogames et allophones du Sud-Est du Nouveau-Brunswick ont accès à une offre substantielle de services dans les deux langues officielles, en plus d’être à même de gérer leurs propres institutions (Landry, 2010). De surcroît, des services à la petite enfance en français sont nombreux et accessibles, sans compter qu’un vaste choix de matériel et d’activités d’éveil au langage est disponible gratuitement à travers plusieurs organismes communautaires. Ces organismes procurent des statistiques sur la participation et l’utilisation de leurs services par les familles, mais comment savoir si celles qui en auraient le plus besoin les utilisent? Arrive-t-on à rejoindre les familles exogames et allophones, puis celles dont les enfants sont à risque de développer des retards langagiers?

Ainsi, malgré sa forte vitalité ethnolinguistique, la présence de facteurs de protection pour l’épanouissement des communautés francophones minoritaires et l’atteinte de la complétude institutionnelle par le groupe francophone de la région à l’étude (Landry, 2009), il semble que la transmission du français comme langue maternelle, seule ou en combinaison avec d’autres langues, ne soit toujours pas assurée au sud-est du Nouveau-Brunswick (Landry, 2010. Est-ce qu’un parent francophone, vivant en milieu bi/plurilingue anglodominant où moult services sont offerts dans sa langue, serait plus enclin à utiliser le français à la maison, au travail et dans ses loisirs, puis à le transmettre à ses enfants? Landry (2010) répondrait par l’affirmative, dans la mesure où les deux parents sont locuteurs du français et/ou qu’ils habitent un secteur à forte densité francophone. Or les frontières ethnolinguistiques sont désormais poreuses et les compositions familiales se diversifient de plus en plus.

Les questions relatives aux communautés francophones minoritaires du Canada, autrefois élucidées en s’appuyant sur les valeurs traditionnelles et religieuses, plus tard défendues par un discours plus moderne, sont désormais examinées sous l’angle de l’économie mondiale. Pour Heller et Labrie (2005), on valoriserait encore les mêmes formes de capital linguistique et culturel, mais la sélection sociale par la langue se ferait pour des raisons différentes. Au Nouveau-Brunswick, les institutions mises en place lors de l’époque modernisante répondent-elles encore aux besoins actuels d’une société qui adhère à une vision davantage mondialisante, surtout chez les plus jeunes? Les programmes sont encore teintés par le discours dualiste, excluant inconsciemment l’allophone, l’exogame non francophone ou celui vivant à l’interstice des deux communautés (Gauthier, 2020). Comment rendre les institutions éducationnelles plus inclusives en préservant les droits de la minorité tout en respectant les projets langagiers familiaux? Outre la force d’attraction de l’anglais dans la sphère publique, les expériences langagières vécues par les parents et les idéologies qu’ils entretiennent seraient des pistes à explorer pour tenter de mieux comprendre leurs choix éducatifs, ceux conduisant à l’acquisition et à l’usage d’une ou de plusieurs langues par leurs enfants.