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Introduction

En Suisse, le système de formation post-obligatoire a ceci de particulier qu’il est caractérisé par une forte prégnance de la formation professionnelle initiale, variable toutefois selon les cantons. Ce sont en moyenne deux tiers des jeunes qui s’y engagent à l’issue de leur scolarité obligatoire (SEFRI, 2016). Loin de constituer un choix pour tous, cette orientation est le fruit d’une sélection qui n’ouvre les portes des formations générales qu’aux élèves ayant obtenu les meilleurs résultats et conduit les autres vers ce qui est communément nommé « l’apprentissage ». Mais contrairement à la France où le système de formation professionnelle constitue un espace peu valorisé (Palheta, 2012), il bénéficie en Suisse d’une certaine reconnaissance (Lamamra et Moreau, 2016) dont les raisons sont à la fois historiques (Tabin, 1989) et relatives aux différentes possibilités de formation supérieure qui lui sont rattachées. Les attentes élevées envers les compétences des jeunes dans toute une série de secteurs de l’économie ainsi que la variabilité de l’attrait selon le métier génèrent face à certaines formations, comme celles relatives à l’informatique, à la vente et à la santé, une forte compétition entre les postulants (Ruiz & Goastellec, 2016). De nombreux candidats se retrouvent sans place d’apprentissage à l’issue de leur scolarité, allongeant ainsi leur période de transition passée souvent dans des mesures d’aide à l’insertion professionnelle où l’accent est à la fois mis sur une aide visant à préciser un choix professionnel et le développement de certains savoir-faire et savoir-être. Pour l’année scolaire 2014-2015, ils étaient un peu plus de 16 % à suivre une telle mesure d’aide à la transition dans le canton de Vaud (SCRIS, 2016).

En regard de ces difficultés, l’entrée en apprentissage constitue un moment souvent ambivalent pour ces jeunes alors âgés en moyenne de 16,6 ans (DEFR, 2014). Leur sentiment oscille entre le soulagement d’avoir obtenu une place et l’inquiétude face à cette nouvelle temporalité de vie qui démarre et qui se caractérise notamment par une série de transformations importantes. À ce titre, les changements qui touchent l’environnement temporel des jeunes restent encore inexplorés. Ces changements ne sont pourtant pas des moindres. Les horaires de travail et des cours professionnels sont plus longs qu’à l’école obligatoire (les apprentis considérés dans cette étude passaient en moyenne 8 heures 19 minutes par jour dans leur entreprise formatrice, σ = 27 minutes, contre 6 heures 45 minutes en dernière année scolaire). La durée des trajets aussi est plus longue (en moyenne 46 minutes pour s’y rendre, σ = 30 minutes), ce à quoi il faut ajouter la préparation des devoirs et la révision des tests durant le temps libre. Cela peut obliger les apprentis à se lever très tôt (cinq heures trente du matin) et à revenir tard chez eux (aux alentours de 19 heures). Les repères temporels qui participent à structurer le quotidien sont bouleversés et la fatigue s’installe. Plusieurs mois sont alors nécessaires pour retrouver un rythme normal.

Toutes les expériences des apprentis ne collent cependant pas forcément au tableau qui vient d’être dépeint. Certains tirent mieux que d’autres leur épingle du jeu. Ils se montrent notamment plus habiles en matière de gestion du temps. Comment se fait-il qu’ils témoignent de davantage de facilité alors même qu’aucun d’entre eux n’a eu de cours de gestion du temps à l’école, bien que l’on conviendra aisément que ces compétences participent activement du curriculum caché (Perrenoud, 1993) qui traverse l’institution scolaire ?

Les espaces de socialisation qui encadrent la vie infantile sont nombreux, que l’on pense à la famille, mais aussi à tous les dispositifs préscolaires (comme les crèches) et parascolaires (les structures d’aide aux devoirs) ainsi qu’aux activités extrascolaires qui peuvent dans certains cas occuper une part conséquente de l’emploi du temps des jeunes. En regard des valeurs que ces espaces promeuvent ou désapprouvent, leur fréquentation conduit à développer toute une série de dispositions et de compétences socialement situées (Lahire, 2006) dont celles relatives aux temps ne sont probablement pas des moindres. Dans le cadre de cet article, l’analyse sera principalement focalisée sur la famille, même s’il s’agira de garder à l’esprit qu’elle n’explique pas tout et qu’elle peut en certains cas se résumer à un espace de transmissions de normes largement répandues par ailleurs. Deux hypothèses se trouvent au principe de ce travail. La première postule que les dispositions temporelles acquises durant la socialisation familiale influencent activement la capacité à organiser son temps durant la formation professionnelle initiale tandis que la seconde soutient que la socialisation professionnelle initiale participe à transformer ces dispositions temporelles.

En vue d’apporter une réponse à ces hypothèses, le présent article se propose de contribuer à un triple éclairage. Tout d’abord concernant la transmission et le développement de certaines dispositions temporelles dans le cadre familial. Si toute une littérature a déjà mis en avant les différences qui découlent de la socialisation familiale, que l’on pense aux travaux de Bernard Lahire discutant de la gestion familiale du temps notamment par le biais de pratiques scripturales (Lahire, 2011 [2001]) ou à ceux menés au Québec par Gilles Pronovost qui souligne que la famille est « une vaste entreprise de socialisation au temps » (2009, p. 24-25), la genèse de ces dispositions temporelles semble encore mal connue. Comment sont-elles transmises  ? Sont-elles le fruit d’un programme éducatif sciemment appliqué par les parents ou appartiennent-elles davantage au registre de l’impensé, découlant d’une socialisation plus générale et à l’adoption, pour reprendre le concept à Pierre Bourdieu, d’un certain habitus (Bourdieu, 2015 [1971])  ?

Le deuxième éclairage vise à mieux comprendre les enjeux auxquels les apprentis doivent faire face durant les premiers mois de leur formation professionnelle. Bien que des études aient d’ores et déjà traité de la question de la transition entre l’école et l’apprentissage (Perriard, 2005 ; Behrens, 2007), il manque des recherches sur cette période-ci à l’exception du travail de Nadia Lamamra et Jonas Masdonati sur les arrêts prématurés en formation professionnelle initiale (2009). Selon leur enquête, il semble pourtant que ce moment soit particulièrement sensible eu égard aux enjeux qui y prennent place, comme l’insertion dans une équipe de travail, et que les risques de rupture de contrat soient dès lors plus élevés durant cette période.

Enfin, le troisième éclairage propose d’apporter des éléments supplémentaires à la compréhension des temporalités des jeunes. Si le temps suscite un intérêt croissant auprès des sociologues depuis les années 1980, notamment en raison des changements économiques et sociaux qui découlent des restructurations amorcées pour répondre à la crise qui frappe les pays industrialisés dès le milieu des années 1970, les temporalités des jeunes restent relativement peu explorées (on peut néanmoins relever les travaux de Cavalli, 1985 ; Pronovost, 2007 ; Zaffran 2010 ou encore Lachance, 2012). Elles sont pourtant des moyens particulièrement efficaces pour explorer avec finesse les processus d’autonomisation vis-à-vis de la famille (Galland, 2001) mais aussi les processus de constructions identitaires, les identités sociales ayant tendance à se caractériser par des temporalités spécifiques, notamment en ce qui concerne le genre (Bessin et Gaudart, 2009).

Cette contribution se fonde sur une recherche en cours portant sur l’évolution des temporalités des apprentis durant la formation professionnelle initiale dans le canton de Vaud en Suisse. Le matériau mobilisé repose principalement sur les résultats issus d’un questionnaire soumis à 523 apprentis issus de deux formations différentes, celles d’assistant en soins et santé communautaire (désormais abrégé ASSC dans le texte) et de médiamaticien. Il repose également sur des entretiens approfondis conduits avec 28 d’entre eux[1]. Une première partie théorique clarifie les notions de disposition et de compétence temporelles mobilisées dans le cadre de ce travail. Des informations relatives à la formation professionnelle initiale helvétique sont également exposées afin de fournir quelques prises contextuelles aux lecteurs les moins familiers avec ce système complexe que fréquente la majorité d’une classe d’âge. Suit une deuxième partie dévolue au type de méthodologie utilisée, une approche par les méthodes mixtes, et à la présentation des principales caractéristiques de l’échantillon. La troisième partie est scindée en deux points. Le premier se penche sur les capacités des jeunes à gérer leur temps durant les premiers mois qui suivent leur entrée en apprentissage, révélant ainsi certaines de leurs dispositions temporelles héritées de leur socialisation primaire. Le second interroge la plasticité de ces dispositions temporelles au contact de la socialisation professionnelle initiale. Il est en effet supposé que cette dernière, de par les valeurs et compétences temporelles qu’elle transmet, participe à les transformer. L’articulation de ces deux points permet ainsi de montrer que la socialisation professionnelle n’a qu’une influence restreinte sur les dispositions temporelles acquises tout au long de la socialisation primaire. La conclusion revient sur les principaux résultats tout en soulignant que si la famille constitue bien un important espace de socialisations aux temps, son rôle reste malgré tout difficile à isoler.

Cadrage théorique et contextuel

Dispositions temporelles, de quoi parle-t-on  ?

Loin de n’être qu’une forme de l’intuition pure, une structure a priori de l’esprit humain tel qu’a pu l’affirmer Emmanuel Kant dans sa « Critique de la raison pure » (2006 [1781]), le temps est avant tout une construction sociale. Comme le relève Simonetta Tabboni, il est « un élément culturel fondamental qui, comme tel, varie d’une société à l’autre et répond dans ses formes fondamentales à des fonctions, à des expériences et à des conditions changeantes » (2006, p. 29). La maîtrise de ses divers usages et significations implique un apprentissage long et complexe (Tartas, 2009).

En matière « d’apprentissage temporel », deux vocables différents apparaissent parmi les recherches en sociologie du temps qui se sont penchées sur cette question. La notion de « compétence temporelle » d’abord, que l’on retrouve notamment dans les études qui relèvent de la sociologie du travail[2]. C’est par exemple à partir de cette notion que Paul Bouffartigue et Jacques Bouteiller abordent la question dans leur article sur les infirmières (2006). Ces compétences y apparaissent comme le fruit d’un apprentissage formel (ou non) visant à effectuer une tâche précise. Ainsi, savoir planifier, savoir être à disposition des autres ou savoir coordonner des temporalités hétérogènes, pour ne prendre que quelques exemples, fait partie des compétences répertoriées par les auteurs.

Le second vocable est celui de « disposition temporelle » mobilisé par James Masy dans son travail sur les aspirants aux classes préparatoires aux grandes écoles (2013) ou encore par Muriel Darmon dans son étude sur les classes préparatoires en France (2015). Il s’agit de le différencier de celui de compétences puisque, comme le précise Bernard Lahire, ces dernières ne sont mobilisées par les acteurs que lorsque les situations l’exigent, tandis que les dispositions sont davantage une inclinaison ou une propension à certaines formes d’action découlant de l’incorporation d’expériences passées :

Lorsque [les] expériences ont forgé chez l’acteur des habitudes particulières de comportement, d’action ou de réaction, celles-ci peuvent devenir des dispositions, au sens où l’acteur est, de par son expérience passée, prédisposé ou enclin à voir, sentir ou agir d’une certaine façon plutôt qu’une autre. Qui dit « disposition » dit propension ou tendance à croire, penser, voir, sentir, apprécier ou agir d’une certaine manière. La disposition repose sur un mécanisme d’anticipation pratique du cours des événements (2013, p. 139).

Les dispositions temporelles ont donc un ancrage plus profond que les compétences. Elles sont le fruit d’une exposition longue à des manières de faire, de penser ou encore de sentir, ce qui suppose l’inscription des individus au sein de relations sociales durables (Lahire, 2012a [1995]). Toutefois, comme les espaces de socialisation sont multiples, les acteurs peuvent être porteurs de dispositions hétérogènes, voire même contradictoires. Cette remarque présuppose ainsi une vision non homogène des individus permettant de rendre compte de comportements a priori perçus comme incohérents entre eux. Aussi, les dispositions n’agissent pas de manière permanente, mais en fonction des contextes dans lesquelles elles sont activées ou au contraire mises en veille (Lahire, 2006). Elles peuvent par ailleurs se combiner partiellement entre elles selon les situations ou fonctionner indépendamment, mais elles apparaissent de fait assez peu transférables. De plus, toutes les dispositions n’ont pas la même force ni la même durabilité (Lahire, 2012b). En effet, il apparaît que celles acquises durant l’enfance sont plus résistantes au changement que celles acquises a posteriori puisque les expériences préalables vont constituer le jalon à partir duquel les individus appréhenderont par la suite et tout au long de leur vie leur environnement (Berger et Luckmann, 1996 [1966]). Enfin, si les dispositions ne sont pas observables en tant que telles par le chercheur, elles sont supposées être au principe des pratiques observées (Lahire, 2011). Elles découlent d’un travail de reconstruction à partir de différentes informations obtenues sur les individus (observations en situation, entretiens, réponses à des questionnaires, etc.). Ces informations doivent avoir à la fois un caractère diachronique renvoyant à des éléments biographiques de la vie des sujets et un caractère synchronique qui renvoie au contexte dans lequel ces derniers évoluent.

Le système de formation professionnelle initiale helvétique, un espace qui draine la majorité d’une classe d’âge

En Suisse, quelque 230 formations professionnelles initiales accueillent les deux tiers des jeunes à l’issue de leur scolarité obligatoire (SEFRI, 2016). D’une durée de trois à quatre ans, ces formations permettent l’obtention d’un certificat fédéral de capacité (CFC)[3] qui ouvre alors les portes du marché du travail en tant que travailleur qualifié. La grande majorité de ces formations sont effectuées en alternance, c’est-à-dire que les apprentis suivent un ou deux jours de cours théoriques en école professionnelle et passent le reste de la semaine au sein d’une entreprise formatrice. 40 % des entreprises suisses participent de ce système de formation que trois acteurs contribuent à définir, à savoir la Confédération, les cantons et les organisations du monde du travail (SEFRI, 2016). Une partie des apprentis opte toutefois pour une formation professionnelle en école, ce qui permet notamment pour certains d’entre eux de repousser encore de quelques années le moment de la confrontation avec le monde professionnel. Enfin, et parallèlement à l’obtention de leur CFC, les apprentis ayant obtenu de bons résultats durant leur scolarité obligatoire peuvent effectuer une maturité professionnelle. Cela consiste en des cours théoriques plus poussés que ceux permettant l’obtention du CFC. Une fois l’apprentissage terminé, ce diplôme ouvre notamment les portes des Hautes Écoles Spécialisées.

Les deux formations retenues dans le cadre de cette recherche présentent chacune à la fois la possibilité de faire une maturité professionnelle en parallèle du CFC ainsi que l’opportunité de suivre la formation en entreprise ou en école. Toutefois, une différence existe entre les deux formations concernant cette dernière modalité puisque si les médiamaticiens passent les deux premières années uniquement en classe avant de faire une année de stage et de revenir en quatrième et dernière année en école, les ASSC sont en stage dès le premier semestre de leur formation. Les différences fondamentales pour eux résident dans le fait qu’ils ont davantage de semaines de vacances que ceux en entreprise (14 semaines contre 4 ou 5 selon l’âge et le lieu) et qu’ils ne touchent pas de salaire[4], mais une certaine somme mensuelle versée par l’école.

Méthodologie de la recherche

Articuler les méthodes d’enquête

C’est à partir d’une série d’entretiens exploratoires conduits avec trois apprentis, d’entretiens effectués avec neuf enseignants et de 19 journées d’observation passées dans les écoles professionnelles qu’un questionnaire a été développé. Ce travail préalable a contribué à limiter les biais qu’introduit l’appréhension d’une réalité sociale exogène au chercheur pour ainsi s’ajuster au mieux aux aspects faisant sens pour les acteurs sociaux étudiés. La passation du questionnaire a principalement eu lieu entre les mois de novembre 2014 et février 2015. En tout, 523 sujets ont été retenus pour les analyses. Afin de regrouper des individus présentant des temporalités similaires, une analyse de correspondances multiples (ACM) a été conduite.

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Une fois les résultats de l’ACM obtenus, un clustering permettant de réunir les individus partageant des propriétés communes a été conduit. À l’issue de l’analyse, trois clusters que l’on peut entendre comme autant d’idéaux types ont été constitués. 28 entretiens de type semi-directifs ont ensuite été menés avec des apprentis représentant ces différents clusters. C’est parmi les jeunes ayant laissé leur contact en fin de questionnaire que le « choix » des individus a été opéré. Cette approche par les méthodes mixtes a ainsi permis de construire des données qui sont à la fois confirmatoires et complémentaires (Small, 2011), et ce, afin de mieux comprendre les mécanismes sociaux à l’origine de réponses en apparence similaires, mais sous-tendues par des raisons différentes. Elle a aussi permis de nuancer les effets de catégorisation qui se cristallisent au fur et à mesure de la recherche, et ce, au gré des inévitables décisions que le chercheur doit constamment prendre pour traiter et synthétiser l’information qu’il produit.

ASSC et médiamaticiens : des populations différentes à maints égards

Parmi les principaux critères ayant déterminé le choix des deux apprentissages retenus, il était souhaité que les formations offrent la possibilité de se former soit en entreprise, soit en école, et que ces formations présentent également des différences sensibles en termes de genre. De nombreux travaux ont en effet déjà montré les liens entre genre et temporalités (Haicault, 1984 ; Le Feuvre, 2006). L’échantillon regroupe ainsi 309 apprentis ASSC et 214 apprentis médiamaticiens âgés de 16 à 25 ans[5]. Les premiers travaillent dans le milieu des soins et le milieu médico-social sous la responsabilité du personnel infirmier. Dans ce cadre, ils sont amenés à veiller au bien-être physique, social et psychique des personnes dont ils ont la charge. Inscrite parmi les métiers des soins, la formation attire une majorité de filles. Les seconds sont quant à eux formés à des compétences touchant tant à l’informatique qu’au marketing en passant par le graphisme. La formation attire une majorité de garçons. Si « l’apprenti-type » ASSC peut être dépeint comme une fille (83,8 % étaient de sexe féminin) avec un parcours scolaire moyen à faible et ayant des parents d’origine sociale plutôt modeste, le « médiamaticien-type » apparaît plutôt comme un garçon (69,2 % d’entre eux étaient de sexe masculin) avec un parcours scolaire moyen à bon et des parents de catégorie socioprofessionnelle moyenne à supérieure[6]. Par ailleurs, les apprentis ASSC avaient davantage fait des transitions indirectes que les médiamaticiens (66,6 % contre 46,6 %) : ils n’avaient pas réussi à enchâsser directement leur formation professionnelle initiale actuelle à leur dernière année de scolarité obligatoire. Les apprentis ASSC étaient donc légèrement plus âgés que les médiamaticiens en commençant leur formation (17,6 ans contre 16,6 ans).

Résultats

Des apprentis différemment dotés pour faire face à l’entrée en apprentissage

L’entrée en apprentissage constitue pour une majorité de jeunes un moment sensible. Seuls 8,4 % ont déclaré que cela n’avait eu qu’un faible impact sur leur emploi du temps, alors que 57 % ont déclaré que cet impact avait été moyennement élevé et 34,6 % fortement élevé. 42,2 % ont ainsi dû renoncer à des activités qui comptaient pour eux par manque de temps :

Je faisais beaucoup de choses, je faisais du nunchaku, de la guitare, euh, je faisais de la gym aussi, mais j’ai tout arrêté (petit rire). Je n’ai plus le temps. (Iris, 2e de médiamatique, P+M : serveurs)

J’ai dû arrêter le théâtre et au début ça m’a fait, ça m’a rendu un peu triste parce que j’avais aussi mes amis au théâtre et puis je ne les voyais plus. Là, je ne sais pas si je pourrais recommencer parce que je n’ai vraiment pas le temps. (Anthony, 2e de médiamatique, P : dessinateur en génie civil, M : assistante dentaire)

Tous les apprentis n’ont cependant pas rapporté avoir dû prendre de telles décisions. Parmi les différentes variables convoquées pour tenter d’éclairer les sources de cette variation, il s’est avéré, et ceci pour les deux formations, que la filière scolaire fréquentée à l’école obligatoire constituait un indicateur statistique prépondérant[7]. Plus la filière scolaire était faible, plus le degré de renoncement était fort (51,8 % des VSO ont dû fortement renoncer contre 38,2 % des VSB). Pourtant, moins la filière scolaire était exigeante, moins les apprentis ont rapporté avoir été inscrits par leurs parents à des activités extrascolaires (50,9 % des VSO contre 28,6 % des VSB ont rapporté avoir des parents qui les avaient faiblement inscrits à des activités sur leur temps libre). Un lien est également apparu entre cette dernière variable et la CSP des parents. Plus elle était modeste, moins les apprentis ont déclaré avoir été inscrits à des activités extrascolaires par leurs parents.

Fig. 1

Tableau 1 : Taux d’accord selon la CSP à la proposition : Quand j’étais plus jeune, mes parents étaient plutôt du genre à m’inscrire à plein d’activités en dehors de l’école (sport, musique, etc.)

Tableau 1 : Taux d’accord selon la CSP à la proposition : Quand j’étais plus jeune, mes parents étaient plutôt du genre à m’inscrire à plein d’activités en dehors de l’école (sport, musique, etc.)

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Ces résultats mettent en évidence plusieurs éléments. Ils confirment d’abord les résultats d’études antérieures comme celle menée par Renaud Lieberherr et François Ducrey (2007) dans le canton de Genève et qui porte sur la propension des familles d’origine favorisée à occuper davantage le temps extrascolaire de leurs enfants. Ensuite, ces résultats indiquent que ce n’est pas tant la CSP des parents qui renseigne directement sur le degré de renoncement aux activités extrascolaires que la filière scolaire fréquentée. C’est dans la filière la moins exigeante que se retrouvent les jeunes issus des milieux sociaux les plus modestes et avec l’emploi du temps extrascolaire le moins rempli, mais qui doivent le plus renoncer à des activités extrascolaires. La raison est que cette variable tend à subsumer deux caractéristiques qui vont souvent de pair comme l’ont déjà montré de nombreux travaux en sociologie de l’éducation, soit le niveau socio-économique des parents et le degré de réussite scolaire de leurs enfants (Bourdieu et Passeron, 1970 ; Felouzis et Goastellec, 2015).

Ainsi, la difficulté à assimiler des savoirs scolaires peut constituer un facteur à cet arrêt. Comme l’ont rapporté certains apprentis interviewés, cette décision vise à maximiser leurs chances de réussite en allouant davantage de temps à la révision des tests et à la préparation des devoirs. Cécilia, passée par la VSO et qui pratiquait de la danse trois fois par semaine, l’illustre :

G : Et ça, tu as arrêté quand la danse  ?

Cécilia : Il y a à peu près un an. […]

G : Parce que tu t’es rendu compte que tu avais… (Elle coupe la parole)

Cécilia : Ben parce qu’à la base, j’avais besoin de réviser et après j’ai eu mon copain, donc ça n’a rien changé quand même. Mais ouais, non, alors. Non, c’est la danse, j’ai arrêté. Je me suis dit, ouais, comme ça, j’ai plus de temps pour réviser.

(Cécilia, refait sa 1re d’ASSC, P : paysagiste, M : aide-concierge)

C’est en s’intéressant de plus près aux pratiques de gestion du temps des apprentis et aux contextes familiaux qui les ont en partie structurées qu’apparaît une autre explication, celle d’une socialisation familiale particulière à l’organisation du temps. Caroline a obtenu des résultats suffisamment bons à l’issue de sa VSG pour pouvoir intégrer la formation d’ASSC en maturité professionnelle en plus d’avoir gardé la pratique de la natation, de la course à pied ainsi que des activités en famille le weekend comme le ski et la marche (même si elle a réduit ces deux dernières). Elle s’investit désormais dans l’association de jeunesse de son village et fait du babysitting à côté de sa formation pour gagner un peu d’argent. Elle rapporte :

G : Tu étais plutôt quand même quelqu’un qui anticipait, qui faisait les choses dès que les profs te donnaient les devoirs  ?

Caroline : Ouais, ça j’aimais. Enfin, c’est mes parents qui m’ont dit. Au début, ça me saoulait de faire comme ça et puis après, je me suis rendu compte que c’était mieux parce que ben, du coup, après, il n’y a plus rien à faire, enfin, le weekend ou comme ça. J’essayais de faire vraiment le max la semaine et puis le weekend, pas trop bosser.

Par ailleurs, elle tient un agenda particulièrement bien ordonné avec différentes couleurs qui renvoient aux diverses activités dans lesquelles elle est impliquée, ce qui lui permet d’organiser finement son temps. Cette disposition à objectiver par écrit son emploi du temps participe, comme le donne à voir l’extrait suivant, d’une disposition héritée de ses parents :

Elle [sa mère] note tout aussi. Bon, elle ne fait pas les couleurs (rires). Je pense que ça lui est passé, mais elle note tout. Vraiment, il y a tout qui est écrit. Enfin, à la maison, c’est vrai, il y a des Post-it un peu partout, à la cuisine, à la porte d’entrée. Dès qu’il ne faut pas oublier un truc, on note et tout ça. Mais ouais, elle note tout et puis mon papa aussi, il note tout. Il a toujours eu un agenda ou maintenant, il fait ça dans son natel [téléphone portable], mais avant il avait un agenda et tout ça et puis ouais, ils notent tout. Les deux !

(Caroline, 1re d’ASSC, P+M : comptables)

La propension à développer ce type de dispositions apparaît de fait à la conjonction de trois facteurs. Le premier tient dans la présence de parents eux-mêmes porteurs de dispositions passablement développées en matière de gestion du temps. En donnant l’exemple au quotidien, ils participent tout au long de la socialisation primaire à rendre « naturel » ces types de rapports au temps aux yeux de leurs enfants. Il devient alors relativement « normal » pour ces derniers de planifier, de noter les rendez-vous ou encore de respecter des horaires fixes pour les repas. Élisa est passionnée de lecture. En plus de continuer à beaucoup lire à côté de son apprentissage d’ASSC qu’elle effectue en maturité professionnelle après avoir fréquenté la VSG avec de bons résultats scolaires, elle trouve le temps de s’inscrire au fitness et de s’y rendre tous les jours. Elle raconte avoir vu sa mère avec qui elle habite seule et qui est employée à 100 % se rendre souvent plus tôt en semaine ou le samedi matin au travail pour pouvoir libérer son jeudi après-midi afin de faire les achats et pratiquer du sport.

Mais pour augmenter les chances d’acquisition de telles dispositions temporelles, ce premier facteur semble devoir être accompagné de l’imposition d’une « discipline temporelle » par les parents. Une discipline visant à inculquer des manières précises de planifier son temps, un rapport strict à la ponctualité ou encore un souci de ne pas perdre son temps, au sens où les activités pratiquées doivent avoir une certaine plus-value (lire pour se cultiver, par exemple). Si l’entretien avec Caroline le montre, il en va de même pour Maeva, médiamaticienne en 2e année d’apprentissage passée par la VSG et dont la mère est décrite tout au long de l’interview comme ayant été intransigeante sur le travail scolaire et la pratique des activités extrascolaires (piano et tennis) :

Maeva : Non, alors ma mère, elle est stricte (petits rires). Et je pense que c’est d’elle que je tiens ce, cette partie organisée […]. Et puis à la maison, aussi, elle est organisée et tout. À l’heure. Elle ne veut pas être en retard même si des fois (petit rire). Mais mon père, je dirais que, à la maison, il vient, des fois, il travaille. C’est plutôt qu’il lit des, des articles de son travail pour travailler. Mais il est plus calme, je dirais. Il vient pour, c’est un peu, pour lui, c’est la maison, donc il ne travaille pas beaucoup. Il est plus dans, il s’assied dans le sofa et puis il lit (petit rire).

G : Ok.

Maeva : Mais, je ne sais pas si je peux dire qu’il est organisé, mais il est organisé, je pense.

G : Moins que ta mère  ?

Maeva : Oui, il est plus calme. Ma mère, si on est en retard, Wooh !

(Maeva, 2e de médiamatique, P : professeur d’université, M : infirmière)

Enfin, le troisième facteur est relatif à la dimension genrée de la socialisation aux temporalités. Si d’autres apprenties ont également rapporté avoir développé de telles dispositions dans des contextes familiaux caractérisés par une forte gestion du temps (voir également le cas de Jasmine plus bas), force est de relever que cela n’a concerné aucun garçon de l’échantillon. Comment rendre compte de cette différence  ?

Les jeunes rencontrés en entretien, quel que soit leur sexe, ont la plupart du temps décrit leurs mères comme bien plus organisées que leurs pères, allant même parfois jusqu’à naturaliser ce type de compétences. À titre d’exemple, Bernard Lahire (2011 [2001]) illustre d’ailleurs que les pratiques scripturales au sein de l’économie domestique, dont la planification à l’aide de supports écrits fait notamment partie, comportent une dimension genrée. Ce sont avant tout les femmes qui tiennent les agendas, écrivent des notes de rappel ou encore font les listes d’achat. Et ce sont aussi souvent les mères qui font preuve de la plus grande disponibilité, mettant leur temps libre au second plan pour pouvoir organiser celui des autres membres de la famille et prendre en charge les activités de care (Damamme et Paperman, 2009). Il semble ainsi que par effet d’identification aux pratiques genrées en fonction de leur sexe, filles et garçons aient été différemment sensibilisés aux façons d’habiter et d’avoir prise sur le temps. C’est en tout cas ce que suggère Anne Dafflon Novelle lorsqu’elle souligne qu’à l’âge de 2-3 ans déjà, « les enfants ont des connaissances substantielles sur les activités, professions, comportements et apparences stéréotypiques dévolues à chaque sexe » (2006, p. 13).

Par ailleurs, la capacité à s’organiser stratégiquement pour faire ses devoirs à différents moments de la semaine afin de pouvoir maintenir sa participation à des activités sur son temps libre apparaît socialement située. En reprenant la CSP des parents et en ne concentrant l’analyse que sur les apprentis de première année (n =174), ce qui permet d’être au plus près des dispositions temporelles préalables à l’apprentissage, il apparaît que ce sont surtout les jeunes issus de la CSP la plus modeste qui témoignent de la plus grande régularité. 37,5 % d’entre eux font leurs devoirs un peu chaque jour contre seulement 22,2 % de ceux issus de la CSP la plus favorisée. Ces derniers ont néanmoins plus tendance que les autres à cocher plusieurs réponses à la fois[8] (33,4 % d’entre eux contre 6,3 % pour ceux de la CSP la moins favorisée), illustrant de leur part un usage varié des différents moments disponibles dans la semaine. Le sexe des apprentis révèle également des différences importantes. Si les filles font davantage preuve de régularité (31,6 % d’entre elles contre 20,0 % des garçons) et sont plus promptes à effectuer leurs devoirs sitôt que les enseignants les donnent (15,4 % contre 6,2 %), les garçons disent davantage s’y prendre à la dernière minute (38,5 % d’entre eux contre 6,0 % des apprenties). De plus, les filles ont bien plus souvent coché plusieurs réponses à la fois que les garçons (23,1 % contre 13,9 %), témoignant ainsi d’un usage plus varié du temps que ces derniers pour faire leurs devoirs. Ces différences s’observent quelle que soit la CSP des parents.

Si ces résultats renseignent sur le « quand », ils ne disent rien du « comment », à savoir les techniques de révision adoptées par les apprentis. Ces techniques apparaissent elles aussi socialement situées comme l’illustre en contre-exemple l’extrait de l'entretien suivant avec Samimé, élève en quatrième et dernière année d’apprentissage de médiamatique qui a grandi avec des parents souvent absents du domicile et qui n'a reçu aucune aide de leur part pour faire ses devoirs :

Samimé : J’arrivais à chaque fois à faire les devoirs qu’il fallait, on va dire. Je n’en avais pas énormément. Quand il fallait les faire, ben je les faisais. Je ne sais pas comment je les faisais, mais voilà, ça se faisait. Eum, ouais, voilà, c’est un petit peu. Sinon, ce qui m’a un petit peu déçue à l’école obligatoire, c’est que je cherche toujours cette, j’essaie toujours de comprendre comment on peut réviser quelque chose. Ça c’est mon défaut. Je n’ai jamais eu cette explication de comment réviser.

G : C’est-à-dire  ?

Samimé : Euh, on ne m’a jamais appris comment réviser un test, quelque chose comme ça. Donc je ne sais pas comment je suis arrivée jusque là, sans savoir réviser. C’est un petit peu ça.

(Samimé, 4e de médiamatique, P : mécanicien, M : vendeuse)

La maîtrise de certaines techniques d’apprentissage, de priorisation des tâches ou encore de regroupement de certaines matières selon leur connivence permet également une meilleure gestion du temps. À la lecture des entretiens, cela semble davantage concerner les filles ainsi que les apprentis dont les parents avaient un certain niveau d’étude. Forts de leur parcours formatif, ces derniers sont en mesure de transmettre à leurs enfants des stratégies d’apprentissage qui constituent des ressources précieuses tant dans la capacité à bien savoir s’organiser qu’à apprendre de manière efficace afin de garantir les chances de succès scolaire (Feyfant, 2011).

L’entrée en apprentissage constitue donc une épreuve à géométrie variable dont la difficulté apparaît accentuée pour les apprentis issus des filières scolaires les moins exigeantes et qui sont issus de milieux sociaux modestes. D’un côté du spectre se trouvent des jeunes qui tout au long de leur socialisation familiale ont été stimulés par de nombreuses activités extrascolaires leur apprenant au passage à jongler entre différents temps sociaux. Les parents de ces jeunes leur ont transmis toute une série de dispositions temporelles qui facilite leur gestion du temps et leur permet de conserver un emploi du temps à la fois chargé et varié. Pour ces jeunes, l’entrée en apprentissage apparaît comme moins difficile et même s’ils doivent faire l’impasse sur des activités qui leur tiennent à cœur, ils ne doivent pas renoncer à tout. De l’autre côté du spectre se situent des jeunes dont l’univers familial est plus casanier et dont les dispositions temporelles acquises au sein de la famille placent l’individu dans un rapport au temps court où l’anticipation n’est que rarement de mise et la capacité de développer des « stratégies temporelles » pour s’organiser au quotidien, moindres. Cela rappelle les étudiants issus de milieux populaires dépeints par Stéphane Beaud dans son article « Un temps élastique » (1997). Ces dispositions, cumulées dans bien des cas à des difficultés d’apprentissage plus marquées, les conduisent à renoncer davantage que les autres à des activités sur leur temps libre durant les premiers mois de la formation. De plus, la socialisation genrée de certaines pratiques en matière de gestion du temps constitue également une dimension supplémentaire qui en interaction avec les deux autres semble augmenter les chances de ne pas devoir tout arrêter pour se consacrer uniquement à sa formation. Qu’en est-il toutefois après ce moment inaugural passé  ? Les dispositions des uns et des autres se transforment-elles ou, au contraire, se consolident-elles  ?

Entre renforcement et infléchissement des dispositions temporelles en cours de formation

Une fois les premiers mois écoulés et les réaménagements nécessaires effectués autour de ce nouveau temps dominant, un « rythme » est retrouvé par la grande majorité des apprentis. La socialisation à une nouvelle culture temporelle (Grossin, 1996), d’ordre professionnel, commence. Ses effets amorcent ainsi un long processus d’interaction avec les dispositions préalables. Afin d’observer l’évolution de ces dernières au gré de la formation, les effectifs propres aux trois idéaux types en matière d’organisation du temps forgés à l’aide de l’ACM puis du clustering ont été mobilisés. Quand bien même d’importantes différences contextuelles nécessitent d’être vigilant quant à tout exercice comparatif, ces groupes ne vont par ailleurs pas sans faire écho à ceux construits par María-Eugenia Longo (2010), qui s’est penchée sur les rapports aux temps de jeunes argentins à l’issue de leur scolarité obligatoire.

La première figure idéale typique est celle de l’apprenti « planificateur[9] » (45,9 % de l’échantillon total). Elle regroupe des apprentis qui valorisent un emploi du temps bien organisé où l’improvisation, y compris sur le temps libre, n’est que peu appréciée. Largement plus que les autres, ces apprentis font usage de leur agenda. Ce n’est donc pas un hasard s’ils sont le groupe affirmant le mieux réussir à gérer son temps depuis le début de sa formation. Les filles sont significativement plus représentées (elles ont 1,9 fois plus de chances relatives que les garçons d’être représentées ici, p =0,013), à l’instar des apprentis effectuant leur formation en maturité professionnelle (ils ont 3,2 fois plus de chances relatives que ceux en CFC de faire partie de ce cluster, p =0,001). En revanche le type d’apprentissage, la nationalité, la filière scolaire suivie à l’école obligatoire, la catégorie socioprofessionnelle des parents, la voie (école ou entreprise) et enfin l’année de formation ne constituent guère des variables statistiquement explicatives[10].

Le deuxième regroupe les apprentis « ambivalents » (22,4 %). Ils déclarent moyennement aimer l’organisation, moyennement faire attention à mieux gérer leur emploi du temps depuis leur entrée en formation, avoir l’impression que leur emploi du temps est moyennement chargé et avoir un agenda, mais en faire peu usage. Difficiles à cerner à partir d’une lecture statistique, puisqu’aucune des variables mobilisées dans le modèle de régression n’est significative, les entretiens renseignent sur le fait que cette ambivalence découle d’une propension à osciller entre des journées parfois bien organisées et une grande flexibilité où les activités s’agencent en fonction des opportunités et des envies du moment. Cette ambivalence, qui se traduit par une importante fatigue (5 apprentis sur 6 appartenant à ce cluster ont fait état d’un état de fatigue avancé), est en effet la traduction pour certains d’une distance entre leur culture temporelle d’origine et la « culture temporelle helvétique » (les apprentis d’origine étrangère sont un peu plus représentés que ceux de nationalité suisse dans ce cluster, 27 % d’entre eux contre 21 %), mais aussi le symptôme de situations de vie spécifiques, comme une période dépressive.

Enfin, les apprentis « décontractés » (31,7 %) valorisent surtout l’improvisation et apparaissent peu enclins à organiser leur temps. Ce sont ceux qui font le plus faiblement attention à bien le gérer. Ils ne font d’ailleurs que très peu ou pas usage d’un agenda et affirment se contenter de retenir les informations de tête. Une régression logistique binaire indique que les apprentis de sexe masculin ont une chance relative 1,7 fois plus élevée que les apprenties de sexe féminin de faire partie de ce cluster (p =0,043). Le diplôme visé apparaît lui aussi statistiquement significatif (p =0,002). Les apprentis en CFC ont 3,3 fois plus de chances relatives que ceux en maturité professionnelle d’être représentés ici. Enfin, avec un seuil de significativité fixé à 10 %, les apprentis de nationalité suisse ont 1,9 fois plus de chances relatives que ceux de nationalité étrangère d’être catégorisés parmi les apprentis « décontractés » (p =0,056). Partant du principe que ces trois profils agrègent un certain nombre de dispositions temporelles, les apprentis planificateurs sont par exemple enclins à bien organiser leur temps et soucieux de faire des activités dans lesquelles ils n’ont pas l’impression du perdre leur temps tandis que les apprentis « décontractés » préfèrent prendre des décisions à la dernière minute et se soucient peu de rentabiliser leur temps, reste la question de savoir si l’effectif au sein de chaque groupe évolue au gré de l’apprentissage  ?

Bien que l’étude ne soit pas longitudinale, limite qu’il s’agit de mentionner et qui suppose un certain nombre de précautions quant à l’interprétation des résultats, force est de constater que la variation des effectifs entre chaque année reste modérée (excepté chez les ASSC « planificateurs » entre la première et la deuxième année).

Fig. 2

Tableau 2 : évolution annuelle des effectifs selon le cluster relatif à l’organisation du temps

Tableau 2 : évolution annuelle des effectifs selon le cluster relatif à l’organisation du temps

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En regard de ces résultats, il apparaît que les dispositions temporelles tendent plutôt à se renforcer. Les effectifs ne varient que peu d’un profil à l’autre, soulignant la force des dispositions temporelles et la faible capacité de l’apprentissage à les transformer de manière significative. Les entretiens vont en effet dans ce sens. Thomas, en 4e année de médiamatique, issu d’un milieu social favorisé et élevé dans une famille accordant beaucoup d’importance à vivre paisiblement et à partager des moments en famille, maintient globalement une posture « décontractée » tout au long de sa formation professionnelle  :

Je me dis que, enfin, après avoir lu pas mal de trucs sur le temps présent et des trucs comme ça, je remarque que vraiment la meilleure manière de vivre sa vie c’est vraiment de la vivre à l’instant et de ne pas forcément toujours imaginer ce qu’il y a devant. […] Rien qu’à l’époque, j’étais comme ça, même sans réfléchir de cette manière-là. C’est juste que pour moi, je n’ai pas envie en fait, je n’ai pas envie d’imaginer ce qu’est demain parce que ça sera toujours plus. Toujours plus de boulot, toujours plus devoir prévoir, toujours plus devoir du travail et tout. Donc c’est déprimant, en fait, je remarque. (Thomas, 4e de médiamatique, P : ergothérapeute, M : médecin)

Du côté des « planificateurs », tous les apprentis, excepté une personne, ont souligné que leur propension à organiser leur emploi du temps avait eu tendance à s’accentuer durant leur formation professionnelle. Jasmine, dont les deux parents sont décrits comme stricts, très organisés, soucieux de l’avenir de leurs enfants et qui lui a appris à anticiper et à toujours veiller à s’aménager plusieurs options pour ne pas se retrouver prise au dépourvu en cas de déconvenue, donne bien à voir cette évolution :

G : C’est à quel moment que tu as développé cette conscience d’optimiser justement tous ces petits temps comme ça  ?

Jasmine : Alors je pense, je pense que c’est avec mon apprentissage en fait. De ce que je me souviens, en fait déjà, fin, début de neuvième année [dernière année de la scolarité obligatoire ], je faisais des listes pour tout. […] Et puis en plus ça s’est accentué avec mon apprentissage. Je me disais ben voilà, aujourd’hui je fais un coupé[11], pendant le coupé je peux aller faire des courses, je peux aider ma mère, je peux faire un peu de sport, je peux, je sais pas, ranger ma chambre, je peux. Du coup, je me faisais des listes encore pires (petits rires), encore plus longues. […] J’arrivais pas à passer une journée sans faire ma liste, quoi. Je me disais, mais même le dimanche, j’étais là, mais. Du coup, des fois, je me dis : bon maintenant aujourd’hui, je fais rien du tout. Il n’y a pas de liste, il n’y a rien. Je prends du temps pour moi. Mais c’est vrai que, il se trouve que je suis beaucoup plus organisée, je n’oublie rien, euh, enfin voilà parce que quand je ne faisais pas ça, euh, ben il y avait mes parents qui étaient derrière moi donc ils me rappelaient pas mal de choses, mais maintenant, enfin depuis que j’ai commencé mon apprentissage euh, mes parents, ils me laissent gérer, quoi.

(Jasmine, apprentissage d’ASSC terminé depuis une année, P : biologiste, M : infirmière)

Ce renforcement témoigne d’une accointance entre les dispositions temporelles de ces apprentis et le dispositif de formation ainsi que les attentes des enseignants en école professionnelle et des formateurs en entreprise. En effet, quelle que soit la formation, l’accent est mis sur la capacité à bien savoir gérer son temps, ceci afin de former des employés efficaces et rentables. Plus largement, il est apparu que les apprentis rencontrés en entretien qui avaient témoigné d’importantes transformations dans leurs temporalités (deux parmi les « ambivalents » et deux également parmi les « décontractés ») s’étaient orientés vers des pratiques temporelles propres aux apprentis « planificateurs ». À ce contingent, il faut encore rajouter ceux (n =4) qui sont apparus dans le premier cluster, mais dont les entretiens ont mis en évidence que ce processus s’était déjà opéré en amont de la passation du questionnaire pour certains, ou alors était en cours. À cet égard, les réponses au questionnaire peuvent être interprétées comme le reflet d’une socialisation anticipatrice où les individus tendent à adopter dans leurs discours et leurs pratiques les normes et valeurs du groupe de référence qu’ils désirent intégrer (Merton, 1997 [1957]). Deux questions demeurent : ces apprentis partagent-ils des caractéristiques communes  ? Et comment expliquer ces changements  ?

Ces apprentis n’ont de fait que peu de choses en commun. Certains sont passés par la filière scolaire la plus exigeante, d’autres par la moins exigeante. Certains ont des parents professeurs d’université, d’autres des parents paysagistes qui n’ont pas étudié au-delà de l’école primaire. Certains ont des parents de nationalité suisse, d’autres sont issus de l’immigration. Cependant, la majorité de ces apprentis (5 sur 8) ont rapporté avoir eu des parents soucieux de les inscrire à de nombreuses activités extrascolaires durant leur enfance. Comme nous l’avons vu en première partie, un emploi du temps varié et structuré entretient un lien avec la capacité à savoir l’organiser et à faire face aux changements qui l’impactent. Si ces changements peuvent être déstabilisants en début de formation, ces apprentis témoignent dans un deuxième temps d’une meilleure capacité à redéfinir leur emploi du temps en vue de faire face aux contraintes temporelles liées à leur apprentissage.

Concernant les raisons à ces changements, les entretiens donnent à voir que la rencontre de limites concrètes dans leur gestion du temps (notamment pour réussir à dégager du temps libre), l’éclaircissement de leur futur professionnel, la confrontation à la « réalité professionnelle » et aux responsabilités croissantes qui en découlent ou encore les importantes transformations identitaires qui caractérisent cette temporalité de vie sont autant de facteurs au principe de ces changements. Léo, apprenti en médiamatique dont la culture temporelle familiale est décrite comme polychrone, au sens où les individus ne font que peu preuve d’anticipation, s’adaptent aux situations et s’engagent dans plusieurs activités à la fois (Hall, 1992), et dont les activités extrascolaires se limitaient à jouer aux jeux vidéo, illustre comment le cumul de certains de ces facteurs l’a progressivement amené à changer :

À l’école obligatoire, 7e, 8e, 9e, j’arrivais tout le temps en retard. Après, quand j’arrivais au CPNV (Centre professionnel du Nord vaudois), j’ai commencé à diminuer un petit peu parce que je me suis dit c’est nouveau, c’est un truc que je peux me faire virer donc je vais essayer de, de faire les choses correctement et puis, première année, ça allait. Deuxième année, on commence à arriver encore en retard, en troisième en avance, en revanche. Jusqu’à ce qu’une fois, on m’a mis un contrat de comportement à cause de ces retards et ils m’ont dit : la prochaine fois que tu arrives en retard, ce ne sera plus un contrat de comportement, mais la porte, quoi. […] Ben en fait, je savais déjà à l’avance que j’avais une application [il parle de son téléphone portable], un calendrier, des notes, des tâches. Maintenant, il y a des rappels. Mais en fait, toutes ces applications, j’ai commencé à les utiliser pendant le stage. Donc j’ai commencé à noter tout ce que je faisais, même les tâches que je devais faire au boulot, pour pas que je les oublie. Je les notais dans l’application rappel, je crois. Je faisais des petits dossiers. Depuis ce jour, c’est impressionnant, ben l’organisation que j’ai eue. Enfin depuis ce jour, depuis cette période. […] L’organisation, ça s’est amélioré à mort, quoi. Et puis ça m’aide. Même, il y a certaines personnes de ma classe qui ont eu le même déclic que moi. »

(Léo, 4e de médiamatique, P : étancheur, M : au foyer)

Plus largement, c’est toute la question des compétences temporelles développées durant la formation professionnelle, et qui sont dans une certaine mesure propres à chaque métier, qui est soulignée ici. Si les deux formations conduisent à en acquérir toute une série[12], la formation d’ASSC se caractérise par une socialisation très fine à ce type de compétences. En effet, les apprentis doivent en développer un large rayon afin de réussir, dans des contextes marqués par des cadres temporels particulièrement contraignants, à concilier les dimensions chronologique et kairologique du temps et ainsi préserver une éthique de travail qui engage une empathie de leur part à l’égard de leurs patients, éthique qui s’inscrit plus largement dans les activités de care (Ruiz, 2017). Il se pourrait alors que cette socialisation à des compétences temporelles genrées propre à l’apprentissage d’un métier relatif aux soins puisse expliquer l’augmentation progressive de la proportion de garçons au sein du premier cluster (passant de 37,5 % d’entre eux en 1re année à 42 % en dernière année), alors que ce taux baisse au contraire très fortement chez les garçons médiamaticiens (passant de 46 % d’entre eux en 1re année à 17,9 % en dernière année).

De plus, et d’après les entretiens, ces compétences, qui pour une bonne part d’entre elles ne peuvent encore être envisagées comme des dispositions en raison de leur récente acquisition, ne sont que peu transférées en dehors de leur apprentissage. De fait, ce sont surtout les apprentis qui témoignaient déjà de certaines dispositions organisationnelles, à l’instar de Jasmine, et qui sont apparus les plus susceptibles de les remobiliser en dehors de leur formation :

J’ai dû commencer à m’organiser quand même vachement plus et puis du coup, du fait d’avoir fait cet apprentissage et puis de le faire au travail, je le faisais aussi dans ma vie de tous les jours.

(Jasmine, apprentissage d’assistante en soins et santé communautaire terminé depuis une année, P : biologiste, M : infirmière)

Plus largement, ce manque de transfert met en évidence la présence d’identités sociales multiples auxquelles sont rattachées différentes manières de parler, d’agir, de sentir ou encore de penser qui se déploient selon les contextes (Lahire, 2011). Si le fait d’apparaître comme organisé, ponctuel, ou encore capable d’anticipation participe à fonder une image de soi en tant qu’apprenti sérieux et compétent sur le lieu de travail, l’improvisation, la valorisation des situations d’urgence ou toute autre posture mettant à distance la « rigidité temporelle », souvent associée « aux adultes », participent à (ré)affirmer son appartenance à la « jeunesse ». D’ailleurs, la quasi-totalité des apprentis rencontrés en entretien (excepté quatre, toutes des filles, appartenant au groupe des « planificateurs ») a valorisé le fait de prendre les choses comme elles venaient, de composer selon les envies du moment, de ne pas se stresser ou encore de ne pas se prendre trop au sérieux. En parlant de leurs temporalités, ils se présentent comme des individus décontractés, ouverts aux opportunités et capables de s’adapter aux aléas du quotidien. Ce jeu rhétorique a notamment pour enjeu d’apparaître « cool », attitude caractérisant les individus qui cherchent à avoir l’air détachés des convenances et des contraintes sociales (Barth et Muller, 2008). Si le fait d’être « cool » n’est pas spécifiquement l’apanage de la jeunesse, c’est là une attitude qui est particulièrement prégnante à cette période. C’est parce que l’attitude « cool » renvoie à l’expression d’une certaine liberté qu’elle apparaît hypertrophiée à cette période de vie. La décontraction et la disponibilité affichées par de nombreux jeunes constituent alors un moyen de se distinguer des autres âges de la vie. C'est une manière pour eux de signifier qu’ils ne sont pas encore stabilisés dans certains rôles sociaux, qu’ils ont encore une grande liberté de mouvement et que l’espace des possibles leur est encore relativement ouvert.

Conclusion

Globalement, il apparaît dans le contexte étudié que les dispositions temporelles acquises préalablement à l’apprentissage ont une influence importante sur la capacité d’organiser le temps. Les apprentis dont les parents ont été décrits comme porteurs de dispositions organisationnelles temporelles développées tendent à l’être aussi. Il en va de même pour ceux dont le temps extrascolaire a davantage été investi, les socialisant à la nécessité de jongler entre diverses activités, à expérimenter des temporalités plus variées et à apprendre à organiser leur travail scolaire de sorte à pouvoir l’articuler avec ces activités. Une relation entre genre et temporalités est également apparue. Les filles présentent une efficacité plus marquée que les garçons dans la gestion de leur temps. Ces dispositions vont généralement de pair avec de bons parcours scolaires. D’ailleurs, les apprentis en maturité professionnelle sont plus que les autres des apprentis « planificateurs », accordant de l’importance à bien gérer leur temps. Ils doivent moins que les autres renoncer à des activités sur leur temps libre qui leur tiennent à cœur, leur permettant ainsi de garder un emploi du temps varié, sinon équilibré entre temps de formation et temps des loisirs, équilibre qui comme le mentionne Roger Sue (2006) joue positivement sur la cohérence et l’interconnexion des apprentissages. Cette situation ne va pas d’ailleurs pas sans rappeler l’« effet Matthieu » mis en avant par Robert K. Merton (1968), soulignant l’accumulation des avantages pour ceux qui occupent déjà des places favorables.

En outre, ces dispositions marquent peu de transformations durant l’apprentissage. Elles ont davantage tendance à se renforcer qu’à se modifier sensiblement. Ce constat est surtout vrai pour les jeunes qui présentent à l’entrée en formation des dispositions déjà bien développées en matière de gestion du temps. Les entretiens révèlent en effet la forte inertie de ces dispositions et la durée importante que leur transformation nécessite. Ce n’est pas parce que certains ajustements sont effectués en début de formation que ces résolutions perdurent. Et c’est souvent à la conjonction de différents facteurs, dont la répétition joue un rôle certain, que les changements s’opèrent. De plus, même si les formations conduisent les appentis à acquérir toute une série de compétences temporelles, la temporalité de l’apprentissage n’apparaît pas assez longue pour considérer qu’elles se muent en dispositions. Enfin, ces compétences organisationnelles ne sont que peu transférées en dehors de l’espace professionnel puisqu’elles ne participent pas des temporalités valorisées au sein de la jeunesse.

Enfin, force est de mentionner que le rôle de la famille est difficile à isoler. Même si cette dernière apparaît bien comme un espace important de socialisation au temps, processus à la fois largement influencé par l’acquisition d’un certain habitus et par un travail conscient de la part de certains parents visant à outiller leurs enfants en matière de gestion du temps, certains entretiens ont toutefois révélé qu’elle ne constituait pas le seul espace de socialisation capable de forger des dispositions temporelles. La pratique de certaines activités sur le temps libre y contribue également. Il apparaît cependant que cette pratique doit être suffisamment intense pour produire des effets. C’est le cas par exemple d’Hugo, apprenti en 3e année d’ASSC qui a pratiqué durant toute sa scolarité obligatoire un sport à haut niveau, impliquant trois à quatre entraînements plus un match par semaine, et qui a développé dans ce contexte-là une capacité à mettre à profit tous les petits « temps morts » pour faire ses devoirs et réviser ses tests. C’est fort de cette disposition qu’il relate pouvoir aisément gérer son temps au sein de son entreprise formatrice.