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La famille est plus spontanément associée à l’amour et aux enfants qu’à l’argent. Pourtant, les aspects financiers de la vie conjugale et de la prise en charge des enfants et des proches dépendants font régulièrement l’objet de débats publics en lien avec les programmes et politiques d’aide à la famille (coûts des services de garde, congés parentaux, pensions alimentaires, etc.). De plus, dans les familles d’aujourd’hui, l’enjeu de la conciliation des intérêts individuels et des impératifs de cohésion du groupe met bien en évidence l’impact que peuvent avoir les questions d’argent sur la dynamique des relations entre apparentés. Ainsi, la gestion de l’argent au sein des couples s’inscrit dans une tension entre, d’un côté, l’aspiration des conjoints à l’épanouissement affectif dans le cadre d’une union égalitaire et solidaire et, de l’autre, la valorisation de l’activité professionnelle de chacun, de son autonomie et de sa réussite personnelle. Instrument de contrôle ou de libération, l’argent peut permettre l’autonomie ou au contraire sceller un lien ; il peut aussi prendre valeur de référent identitaire (argent de famille, héritage) pour les générations qui se succèdent, ou servir de repoussoir à certains de leurs membres dans un contexte familial difficile (l’argent sale).

Les articles réunis dans le présent numéro explorent, sous divers angles, les usages sociaux de l’argent et le sens qu’on lui attribue dans le but de mieux comprendre les dynamiques familiales contemporaines. Les transformations sociodémographiques telles que l’allongement de la vie, l’augmentation des divorces, la diminution du nombre d’enfants par famille ainsi que les changements de normes et de valeurs ont eu de nombreuses incidences sur ces dynamiques familiales, qui se reflètent de diverses manières dans les rapports des individus à l’argent. Dans ce contexte général, commun à de nombreuses sociétés occidentales, le thème de l’argent dans la sphère domestique se révèle porteur d’analyses fertiles et inédites pour l’étude de la famille.

La circulation de l’argent dans la sphère domestique est l’une des dimensions les moins connues de la vie familiale actuelle. Si certains chercheurs se sont penchés sur les questions d’héritage (Muxel, 1996 ; Attias-Donfut, Segalen, Lapierre, 2002 ; Gotmann, 1988 ; etc.), de manière générale, les sociologues et les anthropologues se sont peu intéressés aux aspects financiers des relations familiales et de la conjugalité, bien qu’ils soient directement fonction des liens légaux et affectifs qui les tissent. Au Québec, la recherche sur le sujet est presque inexistante, malgré l’importance du champ d’étude de la famille ; le rapport à l’argent au sein de la famille est traité le plus souvent de manière secondaire, notamment aux travers d’études portant sur le don, l’échange et les réseaux de solidarités (Charbonneau et Godbout, 1996; Dandurand et Ouellette, 1992 ; Fortin et al., 1997). Ce phénomène est sans doute attribuable en partie à des traits culturels, dont l’importance d’une tradition catholique connotant très négativement la recherche du profit, ce qui a fait de l’argent un sujet relativement tabou jusqu’à récemment, en particulier dans le contexte domestique. Nous avons présentement une recherche en cours sur la gestion de l’argent au sein des couples après la naissance du premier enfant (Belleau, 2005a) et une autre portant sur les couples âgés de 50 à 65 ans (Belleau, 2005b). Des études comparatives entre le Québec et la France sont également en développement (Martial, 2005). Cependant, les articles présentés ici ont tous été écrits par des chercheurs de pays européens, où les travaux sur le thème de l’argent dans la famille commencent à se multiplier depuis quelques d’années.

Ces différents articles donnent accès à une meilleure compréhension de la circulation de l’argent dans la sphère domestique entre conjoints et ex-conjoints, entre germains ainsi qu’entre membres de générations différentes. Comme plusieurs l’indiquent, les transactions monétaires entre deux personnes reflètent leur degré d’égalité, leur niveau d’intimité et la nature de leur relation. Or, selon les pays, le poids des idéaux égalitaires et féministes, certains aspects du droit de la famille et l’influence de certaines traditions religieuses et culturelles modulent de diverses manières le rapport à l’argent dans la sphère domestique. Cela pourrait expliquer en partie certaines différences soulignées ci-dessous entre les situations françaises, suédoises et britanniques décrites ici. De telles comparaisons culturelles nécessiteraient toutefois d’être étayées davantage et systématisées. Nous nous attarderons simplement ici à mettre en relief certains points de convergence et de divergence entre les analyses proposées.

Les articles présentés s’appuient sur diverses approches théoriques qui mettent l’accent tantôt sur la famille en tant que réseau d’échanges, tantôt sur les dynamiques interindividuelles au sein des familles. Ces deux perspectives, si elles sont davantage complémentaires que contradictoires, mettent néanmoins en relief des aspects différents des relations familiales. En effet, des contributions françaises sur le thème de l’argent se dégage une définition de la famille vue comme un réseau de solidarité, d’échange et de soutien. Simone Pennec, par exemple, aborde les questions financières soulevées dans le contexte de l’aide apportée à des parents âgés par leurs enfants, en lien avec la problématique de l’articulation des solidarités publiques et privées. Elle tente de dégager ce qu’induit dans les rapports familiaux répondant habituellement à une logique explicite de gratuité et de partage des responsabilités au sein de la fratrie, le paiement par l’État des services donnés par un enfant à son parent âgé. Pour sa part, Jean-Hugues Déchaux fait ressortir la difficile conciliation des échanges monétaires entre proches et les règles de conduite entre germains, qui s’appuient sur l’idéal familial de solidarité et de partage en regard des questions financières. De son analyse des rapports entre frères et soeurs mais également entre générations, émergent la dimension morale que prend l’argent dans la sphère domestique, ainsi que les « parades » et autres stratagèmes dont usent les acteurs pour éviter de corrompre les relations familiales. Le texte d’Agnès Martial présente également la famille comme un réseau d’échange, où l’argent contribue à lier plusieurs adultes autour de l’entretien de l’enfant suite à un divorce.

Les dynamiques interpersonnelles et particulièrement les rapports de genre sont au coeur des contributions provenant de la Suède et du Royaume-Uni. En effet, la famille y est abordée sous l’angle des relations entre individus et plus particulièrement sous celui de la conjugalité. Nyman et Evertsson s’intéressent, par exemple, à la gestion de l’argent au sein des couples et remettent en question l’utilisation du concept de négociation dans les études sur le sujet. En effet, si l’on peut parler parfois de négociation implicite, le plus souvent l’organisation financière que met en place un couple, comme la manière dont il partage les tâches domestiques, lui paraît tout à fait « naturelle» ou allant de soi et ne fait donc pas nécessairement l’objet d’une mise en question explicite en vue d’en arriver à un accord. Il importe donc de tenir compte des rapports de pouvoir entre hommes et femmes et des inégalités au sein des ménages. Ces auteurs proposent une approche d’investigation qui met l’accent sur le processus de mise en couple au cours duquel les rapports de genre et les représentations sociales de ce qu’est un couple exercent une influence importante sur la manière d’organiser la gestion de l’argent et la vie en commun. Jan Pahl traite, quant à elle, des transformations de la famille que nous révèlent les nouveaux modes de gestion de l’argent. S’attardant particulièrement aux couples mariés, elle souligne le fait que si les normes et valeurs contemporaines tendent vers une plus grande égalité des conjoints, cette démocratisation n’est pas nécessairement favorisée par la tendance qui l’accompagne de gérer séparément les avoirs au sein des couples. En effet, en raison des différences de genre dans les manières de dépenser, il semble que cette individualisation des finances risque paradoxalement d’avoir l’effet contraire, soit celui d’accroître les inégalités entre hommes et femmes au sein des familles.

En dépit de ces angles d’approche différents de la famille et des transactions financières qui en découlent, certains points communs traversent l’ensemble des situations décrites dans ce numéro. On constate, par exemple, que l’argent est souvent une source de conflits, tant dans les relations entre conjoints et entre parents et enfants qu’au sein des fratries. Ce phénomène révèle en creux le fait que l’argent, en plus d’être inscrit au coeur des activités de la vie quotidienne, est aussi appelé à témoigner du respect ou de la transgression d’un idéal de solidarité et d’entraide propre aux relations familiales. L’argent, au travers de sa circulation mais aussi des conflits qu’il engendre, assigne à chacun sa place dans la famille comme plus largement dans la société. Afin d’éviter les tensions entre proches, les familles parlent généralement très peu d’argent. Elles cherchent à tenir les logiques comptables à distance de la sphère domestique. Dans leurs articles respectifs, Déchaux et Martial notent l’effort investi par chacun pour limiter les motifs d’échanges monétaires et donc l’émergence ou la mise à nu des conflits intrafamiliaux. Déchaux pointe à juste titre le « désintéressement de façade » qui « ne coïncide pas avec la réalité vécue » entre germains et entre parents et enfants. Les inégalités, si elles ne font pas l’objet de négociations ou de discussions, sont néanmoins ressenties et exprimées comme telles dans les entretiens recueillis au cours des recherches. Dans toutes ces relations, les questions d’argent conduisent à des évaluations croisées qui sont le plus souvent associées au jugement moral des uns et des autres.

Dans son analyse des transactions monétaires, Zelizer fait une critique de cette idée très ancienne et répandue que l’argent corrompt et dénature les relations entre les individus. Cette chercheure propose une lecture des rapports sociaux servant de support aux transactions à partir du concept de circuits à l’intérieur desquels se trouvent à la fois des liens sociaux intimes et des rapports impersonnels. La pertinence de cette approche comme cadre théorique repose en bonne partie sur le fait qu’elle permet de sortir de la dichotomie qui oppose, d’un côté, l’argent perçu comme agent corrupteur, rationnel et impersonnel et, de l’autre, les relations humaines fondées sur l’affection, l’amour et la dévotion qui caractériseraient les familles. Elle permet aussi de mieux comprendre les interactions entre la famille et la sphère publique. Par exemple, dans le contexte des soins à domicile ou de l’aide qu’apportent les enfants à leurs parents, Zelizer montre que la présence de transactions monétaires parfois imposées par l’État entre l’aidant et l’aidé n’a pas nécessairement pour conséquence de déshumaniser la relation. Ce type de circuit que l’on retrouve dans la sphère domestique se distingue néanmoins des circuits qui caractérisent les corporations, car il laisse une plus large part aux relations intimes, à la réciprocité qui s’inscrit dans la durée, à des activités coordonnées ainsi qu’à une vision commune.

L’article de Pennec, qui porte également sur cette interface entre les obligations filiales et les mesures publiques dans le cadre du soutien aux ascendants âgés, va d’ailleurs dans le même sens. Elle s’attarde aux effets des mesures telles que la rémunération par l’État d’un proche aidant apparenté, effets qui peuvent être à la fois bénéfiques et pervers. Enfin, Pahl, dans son article, montre pour sa part l’influence des marchés financiers sur la gestion de l’argent dans les familles. Les services financiers sont conçus en fonction de consommateurs individuels atomisés, et non de couples ou d’unités familiales de consommation. De plus, certaines formes d’argent (cartes de crédit, de guichet, etc.) qui tendent de plus en plus à remplacer la manipulation de monnaie ou de chèques bancaires, influencent aussi la gestion de l’argent dans la sphère domestique dans le sens d’une gestion de plus en plus individuelle, séparée. Cette influence s’exerce maintenant très fortement sur les adolescents et jeunes adultes qui se voient de plus en plus incités à consommer à crédit et qui subissent ainsi nombreux une véritable pression à l’endettement, comme en témoigne l’article complémentaire de ce numéro sur les jeunes et le crédit, signé par Marie J. Lachance, Pierre Beaudoin et Jean Robitaille.

Plusieurs auteurs soulignent, par ailleurs, l’importance d’étudier la gestion de l’argent au sein des familles d’un point de vue diachronique. Jusqu’à récemment, les différentes manières de prendre en charge l’administration des revenus, des dépenses et de l’épargne dans un couple étaient peu nombreuses et s’appuyaient sur des notions partagées, relativement répandues voire encadrées juridiquement par les lois du mariage, qui faisaient des familles des unités économiques. Or, depuis quelques décennies, sous l’impulsion du féminisme qui a remis en question les inégalités entre les genres dans la sphère domestique, du travail salarié des femmes et de la fragilisation des unions conjugales notamment, la gestion de l’argent au sein des familles a pris de multiples configurations. Dans cette perspective, il apparaît clairement qu’une lecture uniquement synchronique des manières d’organiser l’argent ne peut être satisfaisante pour éclairer adéquatement les réalités familiales.

Les textes présentés ici révèlent que les modes de gestion de l’argent ont accompagné les transformations de la famille et qu’en plus d’avoir évolué d’un point de vue historique, ces modes de gestion se transforment au cours des années de vie conjugale et familiale. Nyman et Evertsson, par exemple, montrent dans quelle mesure l’organisation des finances est révélateur d’un moment charnière de la vie familiale, soit la « mise en couple » des jeunes adultes. Martial témoigne quant à elle des phases de négociation et de réaménagement qui surviennent suite à une rupture conjugale, mais aussi lors de la constitution de nouveaux ménages suite à l’arrivée de nouveaux partenaires et d’enfants. Pennec, enfin, montre comment certaines mesures étatiques visant à favoriser le soutien des personnes en perte d’autonomie, par les nombreuses démarches administratives qu’elles requièrent, ont pour effet d’entraîner dans plusieurs familles un transfert d’autorité et de gestion de l’argent et des biens vers les enfants de la personne aidée.

Il ressort de l’ensemble de ces contributions que le sens donné à l’argent au sein des familles est socialement construit en fonction de cet espace social spécifique, mais aussi en fonction du genre et de l’appartenance de classe de ceux et celles qui le manipulent. L’argent infiltre profondément les relations entre les conjoints, entre les générations et au sein des fratries, comme le révèle également la création de catégories d’argent spécifiques qui permettent d’établir des distinctions et des nuances dans les usages et le sens qu’on lui donne. Comme le soulignait Zelizer dans son ouvrage The Social Meaning of Money, quelques auteurs signalent de nouvelles catégories d’argent qui sont autant de formes de contrôle permettant de gérer des relations potentiellement conflictuelles. Un exemple de ce phénomène nous est donné par Agnès Martial, qui montre comment « l’argent de poche » demandé par un enfant à son parent divorcé qui refuse de payer une pension alimentaire à l’autre parent, prend un sens particulier. Il peut devenir une manière de contourner la pression qu’exerce l’un des parents sur son ex-conjoint. Pennec souligne également les distinctions établies par les familles des personnes aidées entre les différentes catégories de biens qu’ils doivent gérer. Ainsi, les revenus de retraite ou d’allocation d’une personne âgée sont considérés par ses enfants comme devant être dépensés de manière à lui assurer une bonne qualité de vie au quotidien. Par contre, l’épargne, les biens et les héritages accumulés par le couple d’ascendants au cours de sa vie sont perçus comme devant être utilisés conformément aux volontés perçues ou clairement exprimées par le parent lui-même.

Soulignons, en conclusion, certaines pistes de recherche qui se dégagent des diverses contributions et qui mériteraient d’être approfondies dans ce champ d’étude. Par exemple, plusieurs ont noté des distinctions importantes dans la manière de gérer l’argent selon le statut matrimonial et le mode de vie (union de fait, mariage, recomposition familiale, etc.). À ce jour, toutefois, peu d’études ont traité de ces questions qui sont au coeur des transformations de l’institution familiale. Les modifications qui surviennent dans la gestion financière au cours du cycle de vie familiale (naissances, départ des enfants, retraite, etc.) ont également été très peu abordées jusqu’ici. Les lois et mesures fiscales qui encadrent la vie familiale ainsi que les représentations sociales que s’en font les individus ont aussi une influence déterminante sur les modes de vie et demanderaient à être explorées en profondeur. Enfin, notons la richesse des comparaisons culturelles autour du thème de l’argent et la famille, qui permettraient d’éclairer sous un nouvel angle les transformations familiales contemporaines.