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Introduction

Reconnue « grande cause nationale » en France 2007, la maladie d’Alzheimer est aujourd’hui une pathologie fortement médiatisée et investie par les pouvoirs publics. Laetitia Ngatcha-Ribert (auteur d’Alzheimer, la construction sociale d’une maladie, 2012) a bien montré comment la maladie d’Alzheimer est passée d’une catégorie savante et médicale à un usage familier dans l’ensemble des strates de la société. Des images sinistres de la maladie perdurent dans l’imaginaire collectif, elle apparaît comme une des façons les plus effrayantes de mourir : elle est une mort sociale, une mort sans cadavre. Elle est stigmatisante, parfois encore honteuse. Cette maladie est vue aussi comme un calvaire collectif, dans lequel le malade ferait souffrir son entourage et où l’aidant familial serait finalement la vraie victime. La maladie d’Alzheimer et autres maladies apparentées se sont inscrites à l’agenda politique dès 2001, avec la succession de trois Plans Alzheimer (de 2001 à 2012), jusqu’à l’actuel Plan maladies neuro-dégénératives (2015-2019). Si le développement de ces politiques s’est traduit par le déploiement de dispositifs d’accueil et d’hébergement des personnes malades et de soutien aux aidants familiaux, une grande partie de la prise en charge repose toujours sur les familles, d’autant que le recours aux services d’aide à domicile et les traitements thérapeutiques permettent de retarder l’entrée en institution des malades. Ces différents aspects font de la maladie d’Alzheimer et de sa prise en charge un objet riche pour le sociologue, par les perspectives qu’elle ouvre en termes d’étude des représentations sociales, des politiques publiques, des questions éthiques, ou encore du déploiement des solidarités familiales.

En prenant pour objet d’étude l’expérience des proches (conjoints et enfants) confrontés aux dilemmes de la prise en charge de la maladie d’Alzheimer (Miceli, 2013), cet article analyse l’épreuve relationnelle qu’elle peut représenter. Ce questionnement prend deux orientations complémentaires. Nous nous intéressons d’une part à la manière dont les relations se transforment avec l’évolution de la maladie, en particulier dans trois dilemmes courants de la prise en charge : l’exercice de la toilette et des soins corporels ; le recours aux structures d’accueil et d’hébergement et l’intervention dans la vie privée de la personne malade. D’autre part, nous éclairons la manière dont les proches (conjoints et enfants) se comportent face à ces dilemmes, en interrogeant le rôle de l’expérience relationnelle dans la définition de l’action de soin qui convient. Ces trois situations interpellent les proches tout particulièrement dans leurs habitudes relationnelles, mais aussi dans leur rapport aux normes et valeurs d’entraide familiale ainsi que dans leur expérience émotionnelle. Elles les confrontent à des dilemmes, dans le sens où ces différents registres d’obligations entrent en tension, voire en contradiction, plaçant alors les proches face à des choix parfois cornéliens.

Nous appréhendons ces enjeux relationnels au prisme des normes de comportements et habitudes relationnelles, que nous saisissons à travers l’idée d’un « code relationnel » (Miceli, 2013). Élaboré tout au long de l’histoire familiale, ce code encadre le contenu relationnel en définissant le permis, le prescrit et le proscrit : « C’est au cours de cette histoire familiale, et de l’histoire des relations personnelles qui la composent, que chacun intériorise des normes de comportement » (Weber, 2005 : 255). C’est d’ailleurs en ce sens que les anthropologues définissent la parenté comme un « système d’action » : « la parenté définit les règles de comportement interindividuel, qu’il s’agisse de droits et devoirs ou attitudes, déférence, familiarité, évitement, plaisanterie » (Weber, 2002 : 74). Mais ce qui vaut en période de « routine » peut être réinterrogé et renégocié en contexte de « crise » (Weber, 2010), comme celle provoquée par l’avancée des troubles liés à une maladie neurodégénérative. Or, certaines activités d’aide, en particulier celles que nous avons retenues, impliquent des situations extraordinaires, qui surviennent en dehors de tout ce que l’on s’imaginait pouvoir et devoir faire en tant que conjoint ou en tant qu’enfant. Au prisme de ce registre relationnel, il devient possible d’appréhender le caractère licite ou illicite des activités d’aide pour les proches et pour la personne malade, et de repérer les situations dans lesquelles le rôle d’aidant peut se concilier aisément avec celui de conjoint ou d’enfant – et celles pour lesquelles, au contraire, risque d’émerger un sentiment « d’infraction au rôle familial » (Miceli, 2013).

Méthodologie et cadre d’analyse

La recherche doctorale sur laquelle se fonde cette réflexion s’appuie sur l’analyse inductive d’une vingtaine de monographies de familles, réalisées à partir d’une cinquantaine d’entretiens semi-directifs enregistrés et intégralement retranscrits, pour la plupart individuels, auprès du conjoint et/ou d’enfants de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou de troubles assimilés (Alzheimer, DFT ou à corps de Lewy). Nous n’avons pas réalisé d’entretiens avec les personnes malades elles-mêmes, non par manque d’intérêt pour leur point de vue, mais parce que notre intérêt de recherche portait avant tout sur l’expérience des proches. Les entretiens ont pour la grande majorité été menés aux domiciles des enquêtés, à l’exception de deux entretiens réalisés à la cafétéria de la résidence de la personne malade. À l’issue de l’entretien avec le premier proche (généralement le conjoint lorsqu’il était encore en vie, sinon l’un des enfants) d’une personne malade, nous avons demandé à obtenir les coordonnées d’un autre proche, afin d’établir, de proche en proche, une monographie familiale, composée d’au moins deux personnes, et jusqu’à six personnes. Parfois, notre cheminement dans la fratrie a été écourté pour des raisons d’éloignement géographique, mais aussi de conflit familial conduisant à la rupture de tout contact (c’est notamment le cas de la famille Soyez[1] mentionnée dans cet article). En moyenne, quinze jours à un mois séparent deux entretiens au sein d’une même famille, à l’exception d’une famille (Rouget) pour laquelle un an s’est écoulé avant que nous puissions rencontrer la deuxième enquêtée (ce qui a permis de gagner un regard longitudinal sur la situation).

Considérant la préoccupation importante de l’État français concernant la maladie d’Alzheimer et sa prise en charge, nous avions posé une hypothèse reposant sur la place du contexte national et des systèmes d’État-providence. Les deux territoires nationaux sélectionnés pour cette enquête sont comparables du point de vue des profils démographiques et épidémiologiques, mais distincts par leur culture de l’État-providence et par le développement de leur système national de prise en charge de la dépendance au grand-âge[2]. Si du point de vue des institutions et des dispositifs mis en place, la France et l’Espagne sont donc différenciables, le contraste était nettement moins saisissant du point de vue des expériences individuelles que nous avons recueillies. C’est pourquoi cette perspective comparative n’est finalement pas commentée dans cette recherche.

L’accès au terrain s’est fait par l’intermédiaire d’une association de familles (AFAL Contigo Madrid), de structures d’accueil et d’hébergement d’une association (ADAR) et un Centre communal d’action sociale (CCAS) délivrant des services à domicile.

D’un côté, le matériau recueilli présente une diversité à plusieurs égards. Du point de vue des contextes nationaux, 7 monographies (soit 20 proches enquêtés) ont été réalisées en France dans la région lilloise, et 12 monographies (soit 31 proches) ont été menées en Espagne, dans la région madrilène. Dans notre corpus, les personnes malades prises en charge à domicile (5 sur 7 en France et 7 sur 12 en Espagne) sont plus nombreuses que celles ayant intégré un établissement d’hébergement spécialisé. Parmi l’ensemble des personnes malades, une dizaine fréquente ou a fréquenté un accueil de jour (3 en France et 7 en Espagne). En France, les monographies sont composées de 9 filles, 7 fils, 3 conjointes, 1 conjoint, et 1 sœur, en Espagne de 15 filles, 7 fils, 4 conjoints, 3 conjointes et 1 belle-fille. Ces enquêtés sont âgés de 31 à 83 ans. De l’autre côté, le matériau recueilli se caractérise par une forte homogénéité du point de vue du statut social des personnes enquêtées (classes moyennes et moyennes-supérieures) et de leur milieu de vie (plutôt urbain).

Cadre conceptuel

L’analyse inductive des discours des enquêtés sur leur implication dans la prise en charge (activités, décisions, difficultés, dépassements, enrichissements, vécu, etc.), facilitée par le logiciel N’Vivo, a permis non seulement de mettre en évidence la récurrence et la pertinence des trois situations dilemmatiques retenues, mais aussi de repérer puis d’affiner le modèle d’analyse.

Le concept de dilemme traduit la rupture avec une situation de routine de la prise en charge, dans laquelle les aidants peuvent s’appuyer sur des habitudes et sur des repères spatio-temporels. Il renvoie par ces aspects au concept de crise mobilisé notamment par Weber (2010). Au-delà de la rupture d’équilibre, le concept de dilemme nous a permis de mettre l’accent sur les aspects décisionnels de la situation : l’individu se trouve alors dans une position délicate, « entre deux actions qu’il est impossible d’entreprendre à la fois » (Tappolet, 2004 : 529). Par ailleurs, la notion de dilemme traduit aussi l’expérience d’une frustration ou d’un regret, car, quelle que soit la manière dont l’individu le résout, il demeure en lui le sentiment de ne pas répondre à une autre obligation. Quoi qu’il fasse, l’individu « manquera semble-t-il à l’une de ses obligations » (ibid.).

Nous avons dégagé, par le dialogue entre le matériau empirique et l’ensemble des savoirs sociologiques disponibles sur l’aide familiale, trois registres à partir desquels les individus semblaient définir la situation et « l’action qui convient » (Thévenot, 1990). Ces registres renvoient aux principes[3] (sentiment de devoir, d’engagement moral, d’obligation de répondre à un besoin, de mettre à disposition ses ressources : disponibilité, compétence et argent), à l’expérience relationnelle (le code relationnel que nous envisageons dans cet article) et aux émotions (leur expression et leur traitement). Ces trois registres sont à penser en articulation. C’est cette articulation qui permet d’appréhender la manière dont les individus interprètent les situations et décident de la manière de résoudre les dilemmes : au nom de quoi et selon quelles modalités… faire ou faire-faire la toilette, recourir ou non aux structures d’accueil, intervenir ou non dans la vie privée du malade ? Notre approche s’inscrivant dans une perspective constructiviste, nous envisageons à la fois le poids des logiques normatives qui s’imposent aux individus (dans les trois registres : les normes d’obligation familiale, de comportements entre apparentés et de contrôle émotionnel), mais aussi le potentiel créatif, la capacité de négociation des individus qui renégocient ces contraintes, les aménagent ou les mettent à distance.

Notons bien que cette approche micro-sociologique ne revient pas à nier les aspects économiques ou macro-sociologiques des orientations données à la prise en charge des personnes malades : il faut notamment prendre en compte l’existence d’une offre de soins à domicile, des structures d’accueil et les ressources financières qui en permettent l’accès. Au contraire, nous visons à éclairer comment les proches intègrent ces aspects macro-sociologiques à leur expérience singulière, comment ils s’en saisissent – ou non – comme des principes d’interprétation et d’action. Ainsi, la disponibilité des ressources financières pour recourir aux services d’aide à domicile ou aux structures d’accueil et d’hébergement peut ne pas être mobilisée comme principe d’action par l’ensemble des proches. Certains feront primer, par exemple, la nature des besoins spécifiques de la personne malade (auxquels répondraient mieux les professionnels en établissement ou au contraire les proches en contexte domestique). C’est en cela que l’articulation des trois registres constitue un modèle d’analyse pertinent pour saisir l’implication différenciée des proches. Des variables sociologiques classiques peuvent ensuite s’articuler à ce modèle pour comprendre ce qui pousse certains à mobiliser davantage tels ou tels principes, et, au-delà, un registre plutôt qu’un autre. Les principes de compétences et de disponibilité sont par exemple très largement traversés par des rapports sociaux de sexe et de classe (Kergoat, 1982). Ainsi, il règne une présomption de compétence et de disponibilité féminine pour assurer ces activités domestiques et de soins aux personnes (même lorsque les femmes cumulent rôles professionnels et familiaux). On remarque également une tendance à la délégation du « sale boulot » des hommes vers les femmes, certes, mais aussi des femmes plus dotées socialement vers celles qui le sont moins[4].

Présentation des résultats

Nous allons maintenant présenter nos analyses portant sur la manière dont les enjeux relationnels et les enjeux de la prise en charge ont été négociés et conciliés par les proches que nous avons enquêtés. Bien que notre modèle vise à appréhender la pluralité des expériences des proches, nous avons mis en évidence une articulation des trois registres spécifique à chacun des trois dilemmes. Aussi, nous allons montrer qu’ils interpellent différemment les proches dans leur expérience relationnelle.

Nous verrons dans un premier temps que le dilemme de l’exercice de la toilette et des soins corporels apparaît principalement comme l’occasion d’affirmer (parfois de redéfinir) la nature de la relation familiale par rapport à la relation d’aide. Il donne particulièrement bien à voir comment les proches se comportent face au dilemme.

Dans un deuxième et troisième temps, nous montrerons que les deux autres dilemmes, touchant aux structures d’accueil et d’hébergement et à l’intervention dans la vie privée de la personne malade, apparaissent surtout comme un débat moral (entre autonomie et protection, par exemple) avec des incidences relationnelles. Ils rendent davantage compte de la manière dont les expériences relationnelles se transforment avec l’aggravation de la maladie.

Les soins corporels à l’épreuve de la relation familiale

Les soins corporels, et en particulier la toilette, constituent, comme l’alimentation, une activité de la vie quotidienne qui pose des difficultés croissantes au malade. Toutefois, contrairement à la préparation des repas, l’aide à la toilette confronte le malade et ses aidants à la nudité, à la découverte et à l’entretien d’une intimité qui était jusque-là cachée sous les vêtements, faisant l’objet d’une pudeur plus ou moins prononcée. Qu’elle soit quotidienne ou occasionnelle, l’aide à la toilette met à l’épreuve, ou du moins interroge, la relation conjugale ou filiale, oblige à une gestion de la pudeur et à l’invention d’une nouvelle expérience de l’intimité. La délégation à un autre proche, voire à un professionnel, se présente alors parfois comme un moyen de préserver l’intégrité de la relation. Cependant, cette délégation n’est pas toujours possible, notamment lorsqu’il s’agit de gérer un « accident » dans une relative urgence et de réaliser une toilette plus intime, ou encore à défaut d’opportunité de délégation. Dès lors, on peut considérer que tous les aidants sont potentiellement exposés à cette expérience de la toilette.

L’analyse des discours recueillis révèle que l’expérience de ce dilemme de l’intimité corporelle est avant tout marquée par le registre relationnel. Les enjeux relationnels semblent « filtrer » les expériences de chacun des proches rencontrés. Deux aspects méritent d’être distingués. D’une part, la nature du lien familial peut constituer un moteur pour l’implication dans cette activité d’aide. D’autre part, cette nouvelle intimité corporelle peut sembler tout à fait inappropriée à la relation conjugale ou filiale et constitue un frein à la réalisation de ces activités d’aide. Ces deux aspects révèlent bien combien la relation familiale oriente la prise en charge de la maladie d’Alzheimer. Prenons le temps de les développer.

Le moteur relationnel

La nature du lien, conjugal ou filial, peut apparaître comme un moteur de l’implication dans les soins corporels.

Pour les conjoints, une longue relation amoureuse et conjugale peut constituer une raison suffisante pour assister le malade dans ce type d’activité et dépasser les limites que l’on aurait pu penser être les siennes. Chose qu’illustrent très bien ces propos de Victor Bermejo (Espagne[5], conjoint, 70 ans, 4 enfants) : « Mille choses, mille choses pour lesquelles on se dit c’est impossible que j’aie fait ça et bien si, je les ai faites. Tu arrives à tout faire quoi que ce soit. Parce que c’est qu’on s’est connus à 17 ans ! ». Parfois, l’implication dans ces activités corporelles s’inscrit dans une certaine conception de la relation conjugale. L’aide apportée pour les soins corporels (et l’aide en général), n’est que le prolongement d’une relation de services caractérisant la relation. Ainsi témoigne la fille de Pierre Granelle (France, conjoint, 80 ans, 5 enfants) qui assure les soins corporels de son épouse, jusqu’à une entrée récente en Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD) : « Papa a toujours tout fait pour maman et… peut-être trop. Toujours, et moi je pense trop. Toujours tout faire pour lui faire plaisir. ». Quant aux enfants, il est rare que ce type d’intimité s’inscrive dans leurs habitudes relationnelles. Néanmoins, certaines figures rencontrées incarnent les « soignantes de carrière » (Pennec, 2002), comme Antonia Selen (Espagne, fille, 38 ans, célibataire, cohabitante de toujours) pour qui l’exercice de la toilette de sa mère s’inscrit justement dans une sorte d’habitude. Elle précise avoir toujours assisté sa mère dans ses soins personnels lorsque celle-ci s’en trouvait incapable. Aujourd’hui, elle lave sa mère tous les matins, alors même qu’une aide à domicile vient effectuer celle du soir : « Bon enfin c’est pas non plus… quand ma mère était malade, je l’ai toujours lavée[6], quand elle avait n’importe quelle maladie, c’est moi qui la lavais quoi. Mais bon, la toilette de ma mère ce n’est pas non plus si dramatique. »

La relation conjugale ou filiale peut donc apparaître comme un moteur à l’implication dans les activités d’aide corporelle. Notons cependant que ces relations familiales sont particulières et qu’elles présentent des caractéristiques identifiées comme spécifiquement motrices d’une forte implication générale dans l’aide (Gadrey et Miceli 2006). D’une part, un sentiment d’engagement conjugal particulièrement puissant, poussant au dépassement des hésitations et réticences relatives à la métamorphose de l’intimité conjugale, désormais définie avec une finalité de soin. D’autre part, une longue cohabitation de la mère et de sa fille célibataire, offrant de nombreuses occasions antérieures de découvrir ces aspects de la relation d’aide et de les inscrire progressivement dans le cadre ordinaire de la relation favorise également l’implication dans ces soins corporels. Ces éléments témoignent d’une relation familiale particulièrement dense en termes d’échanges et de services en temps ordinaire, que le contexte de maladie d’Alzheimer vient approfondir en y incluant, notamment, ces aides à la toilette et aux soins corporels[7].

Pour autant, le lien familial n’apparaît pas toujours aussi favorable à l’implication dans les activités d’aide corporelles. La plupart du temps, être le conjoint ou l’enfant constitue plutôt un frein à cette implication, envisagée alors sous le mode d’une « infraction » au code relationnel, générant toute une série d’émotions.

Travail émotionnel et « infraction » au code relationnel

Le statut d’enfant ou de conjoint constitue souvent un frein à l’exercice de la toilette, du point de vue du malade ou de celui de l’aidant lui-même. La place de ce type de pratique dans le contenu de la relation filiale ou conjugale est ainsi parfois clairement interrogée. La fille de Pierre Granelle, citée plus haut, s’interroge : « Est-ce que c’est à un mari de faire la toilette de sa femme, ou à une fille de faire la toilette de sa maman ? À quel point on doit faire ça euh… Oui ce serait plutôt aux professionnels. ». Du point de vue des conjoints, certains se font un point d’honneur à ne pas laisser la relation d’aide et en particulier les soins corporels imprégner et « subvertir » leur relation conjugale. Ainsi témoigne Michèle Rouget (France, compagne « non cohabitante »[8], 55 ans, sans enfant) qui a toujours catégoriquement refusé d’assister son compagnon dans ce type d’activités, pour se contenter d’un rôle de surveillance :

Michèle : Non, je, je faisais en sorte de m’en occuper le moins possible. Je disais « bon ben allez, tu vas faire ta toilette maintenant », je regardais pas euh. Le gant de toilette restait sec, on se dit bon euh… bon, […] Je voulais pas… je voulais pas voir. J’voulais pas… faire fonction de ça. […] Non je, je voulais pas lui donner la douche ou… Pamela : Dans quel euh… but enfin… C’était plus pour préserver ou parce que vous n’aimiez pas ?Michèle : Pour préserver l’un et l’autre. Parce que moi j’ai toujours considéré… Ces gens, ces mères, ces parents qui ne veulent pas se laisser aider par d’autres personnes que leurs enfants… ce qui gâche la relation je trouve parce que… on n’a pas à avoir ce genre de relation-là… y’a des gens qui sont payés pour ça… et, et le fait de payer j’dis, ça garde à la personne sa dignité, ces gens-là ont, ont pour fonction de faire ça, et, moi j’trouve que ça gâche la relation amoureuse ou de couple ou de… de mère à fille enfin….

Par ailleurs, il faut également prendre en compte la réticence et la résistance de la personne malade, non seulement perturbée par cette nouvelle intimité conjugale, trop inhabituelle, mais également plus agitée lors des soins corporels en raison de la maladie. Victor Bermejo (déjà cité plus haut) poursuit ainsi : « Ben, la laver, parce que moi à la limite je voulais la laver mais elle ne me laissait pas faire. » Pour les enfants, le rapport à la nudité parentale constitue généralement une nouveauté, particulièrement troublante lorsqu’il s’agit d’établir un contact tactile dans le cadre d’une toilette ou de la mise en place de protections pour l’incontinence. Le registre relationnel, à travers les habitudes filiales et conjugales, constitue ainsi fréquemment un obstacle, ou du moins un frein à la procuration d’une aide à la toilette.

Dans certains cas, le cadre relationnel se manifeste au travers d’habitudes ou au contraire d’interdits, tout au moins d’un « impensé relationnel ». C’est ce filtre qui peut amener les proches à préférer déléguer ces activités d’aide à un professionnel, souvent dans le but de préserver une relation conjugale ou filiale. Plutôt que faire la toilette, nombreux sont ceux qui préfèrent faire-faire (Kaufmann, 1995). Cependant, la délégation n’est pas toujours possible, soit en raison d’un accès (financier ou pratique) limité aux services professionnels ou de défaut d’opportunité de délégation à des proches (Petite, 2005), soit lors de situations ponctuelles ou accidentelles (incontinence). Ainsi, les proches sont parfois invités à réaliser des « compromis » au registre relationnel – à faire la toilette en dépit de leurs réticences relationnelles (ou de celles du malade). Ce « travail relationnel », qui renvoie au deuxième volet de notre questionnement sur la manière dont la prise en charge transforme les relations familiales, s’accompagne également d’une expérience émotionnelle spécifique, d’autant plus que l’accès au corps de l’autre stimule l’ensemble des sens ou presque. Il nous semble important de comprendre ces processus émotionnels pour mieux saisir en quoi cette nouvelle intimité corporelle éprouve les relations familiales.

Pour plus de clarté précisons en deux points ce que nous entendons par « émotions ». Tout d’abord, nous envisageons la dimension émotionnelle au-delà de la dimension affective, souvent étudiée dans les approches sociologiques de la relation d’aide familiale. L’amour et l’affection y apparaissent comme des logiques d’implication auprès des parents âgés devenus dépendants (Lavoie, 2000 ; Pennec, 2002 ; Clément et al., 2005). Si elle permet de comprendre l’implication globale des proches, cette dimension affective ne permet pas à elle seule de penser l’implication dans des activités spécifiques. Nous nous intéressons aux émotions et sentiments[9] comme la joie, la peur, la tristesse, la colère, l’angoisse, la gêne, le dégoût, l’apaisement. Nous les distinguerons en fonction de leur expérience subjective : une émotion est dite à valence positive lorsqu’elle est vécue comme agréable et satisfait aux préférences personnelles, et à valence négative dans le cas contraire. Deuxièmement, nous voulons souligner la portée heuristique des émotions dans l’interprétation sociologique des phénomènes sociaux. Nous nous retrouvons dans l’approche de P. Livet (2002) et dans son concept du processus de révision, dont on peut retenir les deux idées maîtresses. La première est que l’univers émotionnel de l’individu, fondé sur ses « cadres de références (ses croyances) et ses préférences personnelles » (Livet, 2002 : 264), interagit et réagit face « au monde ». Selon Livet, l’émotion [négative] « manifeste toujours […] que ces préférences qui sont en désaccord avec la réalité sont cependant bien enracinées et qu’elles sont pour nous des valeurs réelles » (ibid.). En ce sens, les émotions reflètent, voire expriment les valeurs des individus. Le deuxième élément central de son approche est que l’expérience d’une « distorsion entre le monde et nos attentes » suscite une émotion qui engendre à son tour le besoin d’une « révision » de nos croyances et de nos préférences : « Le guide de la révision de nos croyances et de nos préférences c’est la hiérarchie de nos préférences – préférences épistémiques pour les croyances, et, au sens classique, préférences liées à nos désirs. » (Livet, 2002 : 263).

Dans l’exercice professionnel des soins, les émotions ont longtemps été déniées et dénoncées comme perturbant la relation de soin, avant d’être considérées et valorisées comme dimension propre du métier de soignant. Depuis les travaux de Hochschild (1979, 1983), elles sont appréhendées en termes de « travail émotionnel » (Drulhe, 2000 ; Mercadier, 2002). Mais peu de travaux se sont intéressés à la dimension émotionnelle de la relation de soin profane, alors même que les proches sont également confrontés à des émotions complexes, et s’efforcent de les gérer au mieux. C’est pourquoi nous avons proposé d’appréhender ce « travail émotionnel profane » pour saisir : les stratégies de distanciation ou les efforts de confrontation des proches aux situations sources d’émotions négatives intenses ; la production d’émotions positives ; le travail d’anticipation, d’évitement et de gestion des émotions négatives de la personne malade (Miceli, 2013). Voyons ce qu’il en est de ce travail émotionnel concernant les enjeux relationnels de l’exercice des soins corporels.

Les analyses du matériau recueilli montrent que les émotions relatives à l’exercice de soins corporels sont généralement à valence négative, comme la gêne ou le dégoût lié à la nouvelle forme d’intimité avec le corps du proche malade et à l’exposition sensorielle à celui-ci. Ils suscitent a priori davantage la réticence et le recul plutôt que l’attrait (bien que, on l’a vu avec Victoria Selen, cette activité a pour certains quelque chose d’ordinaire, ne produisant donc pas cette gêne[10]). Mais l’on repère également des émotions positives : dans l’instant de détente et de bien-être savouré par le malade, dans la complicité, la satisfaction partagée d’avoir, ensemble, bravé les difficultés (motrices, cognitives, relationnelles, émotionnelles) liées à la toilette. Que font les proches de ces émotions dans ces situations ? Quelle place leur attribuent-ils dans leur expérience et dans la manière dont ils appréhendent l’aide à la toilette ? Nous distinguerons deux attitudes vis-à-vis de ces émotions, selon qu’elles sont d’emblée contenues, la relation d’aide étant considérée comme prioritaire, ou qu’elles sont, au contraire, très prégnantes.

Accoutumance et stratégies de distanciation émotionnelle

Dans les situations où les émotions marquent de manière ténue l’expérience, étant reléguées au second plan, nous avons repéré deux cas de figure : l’accoutumance et les stratégies de mise à distance. Dans le premier, la force de l’habitude inscrit ce type d’aide dans une temporalité étendue et permet une progressive atténuation des émotions de l’aidant (et, a fortiori, de celles du malade). D’extraordinaire, l’exercice de la toilette d’un proche devient progressivement une activité d’aide relativement ordinaire. Dans la sphère professionnelle des soins, l’effet du temps et de l’accoutumance est explicitement pris en compte, notamment dans le processus de socialisation des étudiants en médecine (Fox, 1988). En revanche, la question de l’accoutumance, comme celle, plus large, des émotions dans la relation de soins profane, est peu abordée dans les approches sociologiques de l’aide aux proches en situation de dépendance. On peut néanmoins l’appréhender en termes de temps de « crise » et de « routine » (Weber, 2010) pour souligner comment parfois « la crise se “routinise” » (Béliard, 2010 : 27).

Dans le second cas de figure, les proches ont mis en œuvre des stratégies de dépassement et de distanciation des émotions, soit de manière concrète, soit de manière plus symbolique. Dans son analyse du travail émotionnel des soignants professionnels, Drulhe déclinait les façons de limiter l’exposition sensorielle :

« La « bonne distance » pour que les organes des sens reçoivent une moindre sollicitation de ces corps souffrants : mettre des gants ou prendre des pinces pour « protéger » le toucher, savoir prendre un regard fuyant et acquérir le sens du regard clinique, retenir sa respiration et accélérer les gestes tout en gardant la même dextérité pour tenir tête aux odeurs les plus bouleversantes, parler à la personne dont on fait la toilette pour diminuer la gêne. » (2000 : 24)

Comme les professionnels, les proches sont confrontés à des épisodes émotionnels intenses, et l’on peut repérer comment eux aussi mettent en œuvre des stratégies de distanciation émotionnelle afin de maintenir le cap de l’aide et des soins. Ces stratégies passent en particulier par une limitation du contact sensoriel, ce qu’illustre parfaitement l’un des témoignages recueillis. Fabien Rolin (France, fils, 38 ans, célibataire) limite l’intimité corporelle, en restant d’abord derrière la porte et en guidant vocalement, puis via le bras de sa mère, mais sans jamais prendre le gant directement. Il trouve là le moyen de concilier l’aide à la toilette, tout en préservant sa définition de l’intégrité relationnelle et émotionnelle : « Je restais dehors et [je lui disais] “ben prends ton gant de toilette” […] le gant de toilette, hormis pour le dos, je l’ai jamais pris. Là euh, je lui laisse le gant de toilette et je dirige son bras. »

Des stratégies plus symboliques ont été repérées dans la sphère professionnelle, que nous pouvons également observer chez les proches : l’accent mis sur la dimension médicale, l’humour ou le jeu, par exemple. Ainsi, la médicalisation des gestes liés à la toilette, en particulier pour les proches qui sont amenés à accompagner l’hygiène intime apparaît comme une tentative d’investir pleinement le rôle d’aidant au-delà du rôle d’enfant. Investir le rôle d’aidant « devant » celui d’enfant permet d’une certaine manière « de recadrer, de rendre acceptable tout soin susceptible d’être gênant, voire difficile » (Mercadier, 2008 : 251). À ce titre, les propos de Patrick Denis (France, fils, 55 ans, célibataire, cohabitant de toujours) sont intéressants, car ils expriment une hésitation à l’égard du statut d’enfant dans cette relation de soin, qui souligne, en même temps, l’existence d’une sorte de frontière entre le rôle d’aidant et le rôle d’enfant et son caractère ténu et flou. Précisons que ces propos font suite à l’évocation de l’aide à l’élimination et au dégagement des matières fécales de sa mère[11] :

Patrick: Et là on la met sur la chaise. On met un mini lavement, un petit truc pour dire de… Et puis bon on va chercher ce qu’il faut avec les doigts. […]Pamela : Donc ça représente quoi pour vous ?Patrick: Non ben j’ai pris ça d’une manière médicale, faut oublier la personne que c’est, non faut savoir que c’est sa mère donc au contraire on fait peut-être plus attention.

La stratégie de Patrick ressemble à une timide tentative de « conversion » du parent malade en « patient », telle que l’observait Albert (1990 : 32) : « En insistant sur la maladie du parent, il est redéfini comme un patient. De cette manière, la rupture de la relation parent-enfant est encore contournée par la redéfinition des rôles. »

L’humour et le recours au jeu apparaissent également comme des stratégies symboliques pour atténuer la gêne mutuelle. Le jeu est un moyen efficace de dépasser les réticences du parent à se faire aider par son enfant dans ses toilettes, même les plus intimes. En outre, cette stratégie permet non seulement d’atténuer les émotions négatives, mais aussi de faire surgir des émotions positives : les rires et le plaisir de partager un instant de complicité particulière surgissent alors là où, peut-être, on ne les attendait pas.

Les émotions au premier plan

Dans d’autres situations, les émotions apparaissent de manière très prégnante dans l’expérience de l’aide à la toilette du malade[12]. Pour autant, cette intensité émotionnelle débouche sur des situations bien différentes. Nous évoquerons deux cas de figure concernant l’expérience émotionnelle des proches.

Dans le premier cas de figure, les émotions négatives associées à cette intimité sont trop fortes et les réticences semblent impossibles à dépasser. L’aide à la toilette demeure une épreuve à laquelle ces proches ne se confrontent qu’en cas d’extrême nécessité. Nous pensons avec Livet (2002 : 264) que la prégnance et la persistance de l’émotion manifestent la force des préférences personnelles et relationnelles auxquelles celle-ci renvoie. Ainsi, le dépassement qui peut parfois être opéré, en cas d’urgence et d’absence d’une option de délégation immédiate, ne peut être pérennisé. Au-delà, la seule perspective de cette situation suffit à susciter de l’inquiétude. C’est notamment le cas de Clara Bermejo (Espagne, fille, 41 ans, mariée, 2 enfants), qui a du mal à mettre en mots ses émotions, mais insiste pour souligner que la situation est émotionnellement très difficile, et ne peut être acceptée que par l’obligation de répondre à l’expression criante d’un besoin de propreté, obligation à laquelle elle ne peut se soustraire. À noter que cette activité fut habituellement prise en charge par sa sœur (nous y reviendrons), pendant environ 4 ans, jusqu’à l’entrée récente de leur mère en institution :

Clara : Moi aussi ça m’est arrivé hein, je l’ai fait quand j’ai dû le faire.Pamela : C’était difficile ?Clara : Je n’avais pas le choix, parce que mon père devait aller voir le médecin, et donc j’étais à la maison avec ma mère et elle avait dû faire caca et donc je devais la laver parce que mon père n’était pas là, et pour moi ça, ça m’a demandé... pouh !Pamela : De la voir toute nue et tout ?Clara : Non, toute nue non, mais de la nettoyer, c’est que je ne sais pas comment te l’expliquer. Je ne sais pas comment t’expliquer. Ça me faisait quelque chose, mais je ne trouve pas le mot, ça me faisait « ça », mais je ne sais pas ce que ça me faisait, mais ça me faisait quelque chose.

Dans l’autre cas de figure, les émotions sont très présentes aussi, mais n’empêchent pas l’implication dans l’aide à la toilette. Comme les approches du travail émotionnel des soignants professionnels l’ont montré (Drulhe, 2000 ; Mercadier, 2002), il faut prendre en compte et gérer les émotions du soignant, mais aussi celles de la personne malade : canaliser ses émotions négatives et en produire des positives. D’une part, il s’agit d’identifier ce qui suscite son appréhension ou sa résistance, et envisager en conséquence les modalités d’intervention les moins anxiogènes : préfère-t-elle la douche ou le bain, l’intervention d’un proche ou d’un professionnel, d’un homme ou d’une femme ? D’autre part, la toilette est envisagée par certains proches comme une occasion de susciter des émotions positives. Cette activité peut même nourrir la relation conjugale ou filiale et promouvoir une certaine complicité. Ainsi, Caroline Bermejo (Espagne, fille, 33 ans, en couple), qui souligne réussir plus facilement que son père à faire accepter cette activité à sa mère, répondant à une certaine « élection » de sa part, parvient même à en faire une opportunité de bien-être et d’apaisement. Elle raconte qu’il lui est arrivé d’inviter ses parents à dîner en vue de mettre à profit sa baignoire de thalassothérapie (même si l’accès de sa mère y a été compliqué) :

C’est vrai qu’elle ne se laissait pas faire avec mon père. Non avec mon père elle ne voulait pas se laver hein, avec moi non ça allait. Non, moi elle me laissait faire, elle me laissait lui couper les ongles aussi, ceux des pieds aussi, je l’épilais, sans aucun problème. […] Comme elle aimait l’eau, je dis, bon c’est tout, on remplit la baignoire et on la met, mais bon bien sûr, une baignoire comme ça, vas-y pour la rentrer ! Je me suis mise dedans, je la guidais avec mes bras, ma sœur l’a soulevée et ensuite, « assieds-toi », une heure, « assieds-toi », « assieds-toi », « assieds-toi », jusqu’à ce qu’elle s’assied, et une fois qu’elle était assise je lui ai mis les petits jets d’eau, et elle était super relaxée avec les jets, elle aimait ça, ce qui se passe c’est que ça prenait un temps fou !

L’entrée en institution comme nouvelle expérience de la relation conjugale ou filiale

Précisons d’emblée que nous appréhendons le recours aux structures d’accueil du point de vue de la délégation à des professionnels et dans des structures spécifiques. Nous interrogeons les enjeux d’y confier son proche malade : pour un jour, une semaine, ou pour toujours. Conseillés par le corps médical, encouragés par leur entourage, les proches décident parfois de recourir aux structures d’accueil ou d’hébergement : certains le vivent plutôt mal, voire très mal, ils changent d’avis, on « ne les y reprendra plus… à moins que ». D’autres le vivent plutôt bien, découvrant une nouvelle façon d’être ensemble, ou investissant de nouvelles activités sociales et amicales ; ils progressent dans leur expérience du recours, depuis l’accueil de jour, jusqu’à envisager l’entrée définitive en EHPAD. Ces délégations ponctuelles ou définitives les invitent à réinventer la relation conjugale ou filiale (rythmes différents, apprivoisement de la solitude, redécouverte de nouveaux territoires pratiques ou symboliques à partager). Elles suscitent des émotions de soulagement et de quiétude, mais aussi de peine ou d’angoisse. Cette décision supporte des représentations ambivalentes marquées par une tension fondamentale entre deux principes : celui de répondre aux besoins et celui de l’obligation morale. D’un côté, le sentiment de répondre de manière appropriée à des besoins spécifiques (ceux de la personne malade ou ceux de l’aidant principal, épuisé) par cette délégation à des professionnels formés à la prise en charge de la maladie d’Alzheimer, et dans un établissement spécifiquement conçu et équipé à cette fin[13]. De l’autre, le sentiment d’abandonner le malade à son sort, de faire défaut, de manquer à son devoir, voire à un engagement solennel – ce à quoi s’ajoute souvent le doute quant à savoir si l’on a pris la bonne décision.

Au-delà de cette confrontation de principes, le recours aux structures d’hébergement a aussi des répercussions différenciées sur l’expérience de la relation conjugale ou filiale. Souvent, il s’agit d’un événement déstabilisant, difficile, éprouvant. En effet, si la décision de « placer » son conjoint est mûrement réfléchie et anticipée – en raison des longs délais qu’imposent les listes d’attente – la séparation qu’elle induit demeure une épreuve difficile. Toutefois, l’entrée en institution n’est pas un événement homogène, qui serait toujours vécu sous le seul ton de la tristesse ou du désarroi. Certaines expériences conjugales ou filiales sont vécues de manière moins difficile que d’autres, voire de manière positive. De fait, de la même façon que l’aide peut être vécue à la fois de manière positive et négative (Caradec, 2009 ; Rigaux, 2009), l’expérience subjective de l’entrée en institution du malade peut comprendre des aspects positifs et même des satisfactions. Enfin, l’entrée en institution ne signifie pas l’interruption de l’aide ou du soutien, tant affectif qu’instrumental. Envisageons ces trois expériences que sont la séparation, le renouvellement ou encore le maintien de la relation.

La difficulté à rompre « l’être ensemble »

Le principal défi, sur le plan relationnel, du recours aux structures d’hébergement est certainement la séparation entre le proche et la personne malade. Du point de vue de nombreux conjoints, il est alors difficile de faire avec cette absence, de manière assez analogue à l’expérience du veuvage. Le témoignage de Pierre Granelle, déjà cité plus haut, est très éclairant sur l’importance de l’être ensemble. Il explique que depuis que son épouse a intégré un EHPAD de manière définitive, il ressent un grand vide dans sa maison. C’est tout particulièrement le cas dans certains lieux, comme le lit et le canapé, deux territoires partagés qui symbolisent une forte proximité physique. Ce d’autant plus que son épouse avait pris l’habitude de lui demander de rester dans le canapé à côté d’elle, des heures durant :

Quand j’étais dans le canapé, elle me demandait de lui tenir la main, alors depuis, si je me mets dans le canapé pour regarder la télévision et que je m’assoupis, quand je me réveille [tend la main pour mimer qu’il cherche la sienne], et j’dis « c’est vrai elle est pas là », et dans le lit c’est pareil, je me réveille et elle est pas là. Ah… « il va bien falloir mon garçon que tu apprennes à vivre tout seul ». Et je ne l’avais pas du tout ressenti pour le séjour de trois semaines. […] C’est totalement différent. C’est cette solitude y’a pas d’autres mots, entre guillemets parce que je suis quand même bien entouré, mais cette idée de dire « ça y est je suis seul, et c’est définitif ».

Gestes mécaniques et sentiments de vide témoignent de la consistance du registre relationnel dans l’expérience de l’aide et des décisions tenant au lieu de vie du malade. En lien étroit avec l’expérience émotionnelle de l’aidant, les séjours du malade en institution (provisoires ou définitifs), bien que préparés et anticipés, apparaissent souvent comme des événements d’une brutalité extrême, auxquels les proches ne se sentent jamais suffisamment préparés. Dans cette idée, les filles de Pierre Granelle avaient envisagé le séjour provisoire de trois semaines (qui s’est tenu un an avant) non seulement comme un temps de répit pour leur père, mais aussi comme une expérience préparatoire à la séparation de son épouse lorsqu’elle intégrerait, plus tard, un EHPAD. Ce séjour temporaire constituait à leurs yeux une phase d’apprentissage, d’adaptation au progressif détachement de son épouse, qui avait créé de nouveaux liens avec d’autres résidents :

Sophie Granelle : On s’est dit « il faudrait aussi qu’il vive des périodes où il est seul quoi », c’est une adaptation aussi. […] Oui c’est surtout lui pour qui ça se passait pas bien quoi. Parce que même une fois où ma mère lui a dit « oui mais je voudrais aller avec le groupe faire je sais pas quoi », ben il a eu, il a été interpellé quand même et il a eu les boules quand même parce qu’il se dit « tient, elle veut pas rester avec moi ». Elle voulait être avec lui mais aussi aller avec les autres. Il était interloqué quoi. Pamela : Il a peur qu’elle se détache ? Sophie : Je dirais pas que c’est une peur, je dirais qu’il est peiné, ben il a fait toute sa vie avec.

L’être ensemble n’est pas le seul apanage des couples conjugaux, il caractérise également l’expérience de la cohabitation des « couples filiaux ». Au regard des habitudes relationnelles, la cohabitation apparaît comme un élément qui tend à rapprocher les expériences conjugales et filiales. Comme certains conjoints, certains enfants cohabitants vivent très mal l’idée ou la réalité de l’entrée en institution de leur proche malade en ce qu’elle interroge la relation et l’organisation quotidienne. La cohabitation installe des habitudes qui s’inscrivent dans les gestes, mais aussi dans l’espace, dans des pièces ou des meubles qui symbolisent le quotidien partagé (Caradec, 2004). L’entrée en institution du parent ou du conjoint malade rompt ce quotidien presque routinier, et il ne reste qu’à inventer une nouvelle façon d’expérimenter la relation conjugale ou filiale.

La relation renouvelée en institution : pour le meilleur et pour le pire

Le recours aux structures d’accueil, et à plus forte raison l’entrée définitive du malade en institution, modifie le cadre contextuel des relations filiales et conjugales[14] : parce que le malade ne vit plus à la maison tous les jours, ou toute la journée, et parce que son entourage est différent, à la fois du point de vue des personnes et du point de vue de l’espace.

Certains proches expriment la satisfaction que leur relation avec leur parent ou conjoint puisse désormais se centrer sur des aspects positifs et agréables, donnant un nouvel élan à leurs relations, ce, même lorsque l’entrée en institution a été très difficile à vivre : « Maintenant, on peut profiter d’elle, maintenant mon père peut profiter d’elle, d’une manière différente. » Par ces propos, Tristan Angeles (Espagne, fils, 53 ans, marié, 2 enfants) souligne combien l’entrée en institution a ouvert la possibilité d’une nouvelle relation filiale et a même apporté un « plus » dans leur relation. Devenue moins pesante en termes de tracasseries quotidiennes, la situation apparaît plus satisfaisante sur le plan relationnel :

Enfin aussi pour maintenir la relation avec elle, euh… […] Et c’est vrai qu’à la maison avec mon père c’était plus difficile parce que… et bien, c’était plus difficile d’aller là-bas, l’environnement était plus difficile, à la maison pour la déplacer, pour, et ici c’est plus facile d’être avec elle. […] Mon objectif c’est essayer de couvrir la partie affective de la famille.

Nous venons de voir comment le recours aux structures d’accueil et d’hébergement interroge et remodèle parfois la relation familiale, dans son contenu pratique et symbolique. On peut également s’intéresser à la manière dont la relation familiale oriente la prise en charge, même lorsqu’elle ne se déroule plus à domicile. C’est ce que le point suivant éclaire, à travers le maintien de certains aspects de la relation d’aide dans l’institution.

Maintenir des aspects de la relation en institution

Lorsque le malade est hébergé dans une résidence ou un EHPAD, plusieurs proches maintiennent quelques activités qu’ils assumaient auparavant à domicile dans le cadre de la « relation d’aide ». Les guillemets soulignent la difficulté qu’il peut y avoir à identifier et définir ce qui relève d’une relation d’aide et ce qui s’inscrit, de manière plus ordinaire, dans une relation familiale dont certains leviers relèvent notamment de rapports sociaux de sexe. La répartition des activités domestiques et des services que l’on se rend au sein du couple s’inscrit dans ce registre relationnel, et interroge les contours flous et incertains de ce que l’on nomme « relation d’aide » : « cohabiter avec une personne très dépendante, est-ce l’aider ? » (Weber, 2011 : 32).

Certains proches prolongent l’activité liée au repas, d’autres les soins d’ordre esthétiques. Dans la famille Bermejo, chacun a « importé » une activité significative : l’époux et l’une des filles tiennent à s’occuper de donner les repas, tandis que l’autre fille s’occupe de la pédicure et manucure :

Carolina : Je me suis vraiment beaucoup impliquée avec ma mère, ma sœur s’est énormément impliquée avec ma mère, et puis à un moment donné, tu ne peux plus le faire, tu n’as pas les moyens. Alors tu la mets dans une résidence, mais en continuant de t’impliquer autant. La seule chose c’est qu’au lieu de venir à la maison, tu vas à la résidence […] tu lui donnes à manger, tu lui donnes les médicaments, tu lui fais des bisous, tu la laisses quasiment endormie, et tu rentres contente chez toi.

La proposition originale d’un des conjoints rencontrés mérite d’être évoquée ici. Juan Vulio (Espagne, conjoint, 62 ans, marié, 3 enfants) envisage d’accompagner son épouse malade dans une résidence, et d’en faire leur nouveau « chez-soi » (Mallon, 2004). Alors qu’il n’a absolument pas le profil de la clientèle de ces résidences, ce compromis lui permettrait non seulement de poursuivre leur vie conjugale, mais aussi de veiller sur son épouse et de « surveiller » le travail des professionnels : « J’aimerais bien qu’ils nous accueillent tous les deux, pour qu’ils la soignent elle, […] pour qu’ils s’occupent d’elle, et moi pour que je contrôle comment ils s’en occupent. ».

Intervenir dans la vie privée du malade : entre continuité et rupture relationnelle

L’intervention dans la vie privée du malade, depuis la décision de mettre un terme à la conduite automobile jusqu’à la gestion du budget ou du patrimoine, en passant par l’intervention dans sa vie affective, voire amoureuse, constitue une situation dilemmatique. Ces décisions pour autrui interrogent – du point de vue des proches – la frontière parfois ténue entre le souci de protection et le risque d’ingérence. Ce thème de recherche, qui renvoie à la « décision pour autrui », occupe une place croissante dans les travaux sociologiques sur la prise en charge des personnes vulnérables, en particulier lorsqu’elles sont atteintes de démence ou en situation de handicap mental. La perte de la capacité à décider, à déterminer ce qui est bon ou mauvais pour soi apparaît comme une dimension prégnante des représentations sociales liées à la maladie d’Alzheimer (Scodellaro, 2008). C’est cette « disqualification sociale » (Amyot et Villez, 2001 : 138), commune dans le milieu médical[15], que dénonce Rigaux (2011 : 110) : « le danger d’une disqualification surajoutée à la démence elle-même » est portée par l’idée selon laquelle l’avancée de la démence réduirait la compétence à décider. À cet égard, les travaux de Gzil (2009) et ses éclairages philosophiques autour des trois dimensions de l’autonomie (fonctionnelle, morale et sociale) permettent de dépasser cette présomption d’incompétence décisionnelle quasi mécanique.

Au-delà de ces aspects, intervenir dans la vie de son parent ou de son conjoint n’est pas une expérience anodine au regard des relations familiales. Nous dégagerons trois cas de figure. Dans les deux premiers cas, on observe une certaine continuité entre le rôle décisionnel, voire interventionniste, et l’histoire conjugale ou filiale : selon que la relation légitime l’intervention, ou au contraire la discrédite et empêche toute influence dans les décisions effectives. Ces cas renvoient au premier volet de notre questionnement : en quoi la relation familiale oriente-t-elle la relation d’aide ? Dans un troisième cas, les proches sont placés dans une situation inédite, marquant une rupture dans les habitudes ou les repères relationnels jusque-là négociés. Il renvoie au second volet du questionnement : comment les relations se transforment-elles avec l’aggravation de la maladie ?

La relation comme source de la légitimité, voire d’autorité

La relation familiale constitue pour certains proches une sorte de « laissez-passer » facilitant leur intervention et la mise en œuvre de leurs décisions concernant la vie du malade. Bercot soulignait dans une perspective proche que « le partage des rôles et les modalités de relation, assez paternalistes, conviennent relativement bien à la prise en charge de la maladie, ils s’accentuent » (2003 : 61). Ce pouvoir décisionnaire, acquis par un exercice particulier de la relation filiale, se retrouve parfois conforté, confirmé par un mandat de curatelle ou de tutelle.

Pour autant, si cette capacité à décider pour autrui a gagné une légitimité d’ordre relationnel et même juridique, il arrive qu’elle soit remise en cause par d’autres proches, qui la contestent. Cela arrive lorsqu’un ensemble de décisions, pourtant validées ou acceptées par le ou les parents, ne semblent pas ou plus servir leurs intérêts. Ceci pose la question du consentement (Marzano, 2006), et de la frontière ténue entre l’autonomie et la soumission à une autorité, fût-elle une autorité affective (Lacour, 2007). Le cas de la famille Soyez illustre ce propos. Les deux sœurs, Jeanne et Danièle, dénoncent la manière dont leur frère Jean-Pierre[16] semble avoir profité d’un ascendant particulier pour imposer une décision d’entrée en EHPAD a priori prématurée pour leurs deux parents. Notons qu’en tant que curateur, il double son autorité affective d’un pouvoir de représentation légale :

Jeanne : Mon frère euh… qui était à ce moment-là curateur, avait plus ou moins poussé ma mère à nous dire qu’elle voulait aller en maison de retraite, et parce que c’était son préféré, tout ce qu’il disait c’était parole d’évangile, donc à nous, les filles, elle avait dit que c’était elle qui voulait y aller, bon, et puis après euh… Danièle : Et ma mère elle est influençable, et quand mon frère parlait, c’est pareil il avait toujours raison aussi.

Quand la relation discrédite la volonté d’intervenir

Pour d’autres, la relation peut limiter ou compromettre l’intervention dans la vie privée du proche. Certains enfants expriment le sentiment qu’une relation filiale plutôt distante handicape leur capacité à donner leur avis et à se faire entendre. Ils ont le sentiment que leur point de vue, dès lors qu’il vient contrarier les projets du parent malade ou d’un autre proche, est automatiquement dénigré ou jugé inapproprié, dans le prolongement d’une mise à l’écart dont ils auraient pâti « depuis toujours ». C’est le cas de Victoria Caballero (Espagne, fille, 48 ans, divorcée, 2 enfants), qui tente de s’interposer entre sa mère et un homme qui s’est récemment installé chez elle. Victoria ne comprend pas que celui-ci, pourtant informé et conscient de la maladie de sa mère, se dise prêt à s’impliquer auprès d’elle, et elle doute dès lors de ses bonnes intentions, d’autant que de « mauvaises rumeurs » courent à son sujet. De l’autre côté, son frère Luis estime que son implication est plutôt la bienvenue, assurant une présence et un soutien quotidien pour leur mère, ceci leur permettant, entre autres choses, « de faire des économies » relatives à l’intervention de professionnels de service à domicile. Il admet néanmoins que ses motivations affectives sont surprenantes, et qu’il faut rester vigilant. Victoria est plus radicale, et souhaite éloigner cet homme, faire en sorte qu’il quitte définitivement le domicile de sa mère ; elle fonde cette décision sur des principes de protection de l’intégrité – à la fois émotionnelle, physique et financière – de leur mère, remettant en cause ses capacités de discernement. Elle regrette que son avis et ses propositions de changement ne soient pas prises en compte, ni même au sérieux, en raison de sa relation compliquée, voire conflictuelle avec sa mère, comme si cela l’empêchait d’envisager la situation de manière raisonnée et objective.

La relation redéfinie par la question de l’intervention

Les différentes modalités d’intervention dans la vie privée de la personne malade interrogent et parfois transforment les rôles conjugaux et filiaux. Ceux-ci s’élaborent au cours de l’histoire relationnelle et de la biographie familiale, mais se fondent également sur des représentations sociales. Les rôles conjugaux s’appuient notamment sur des représentations sexuées des activités et des comportements masculins et féminins. Les couples plus âgés se retrouvant dans des « façons de faire couple » plus traditionnelles (Kellerhals et al., 2004), marquées par une forte répartition des territoires (privé/public, mais aussi au sein du logement) et des activités, conduisant à une complémentarité des rôles masculins et féminins. Ces situations peuvent notamment remettre en cause une répartition sexuée des rôles conjugaux (Bercot, 2003). Le malade cédant petit à petit certaines activités, les rôles se renégocient et la relation se réinvente au quotidien : on peut penser à la conduite automobile ou à la gestion des papiers administratifs, plus souvent masculine que féminine dans les générations de septuagénaires et au-delà. Lorsque c’est l’homme qui est malade, son épouse peut progressivement être amenée à conduire à sa place, à gérer des papiers importants à sa place. Elle investit alors davantage la sphère décisionnelle jusque-là occupée par son conjoint. Lorsque c’est la femme qui est malade, son conjoint est généralement davantage amené à investir le territoire domestique (ou à trouver des alternatives, par exemple à travers les services d’aide à domicile). Du point de vue des enfants, l’intervention dans la vie privée d’un parent interroge également les rôles respectifs. C’est en ce sens que de nombreux travaux sociologiques rapportent l’expérience d’un sentiment d’inversion symbolique des rôles[17]. Ce sentiment de « violation » de l’identité et de l’autorité parentale semble parfois trop dur à vivre, à tel point que certains aidants reportent au maximum leur intervention dans la vie de leur parent. Dans son étude portant sur les filles impliquées auprès de leur mère atteinte de la maladie d’Alzheimer, Abel notait que ce sentiment de « déshonorer » (1990 : 197) leur mère leur était insupportable et provoquait une très grande anxiété chez elles.

Au-delà des aspects matériels, il arrive que les proches soient amenés à veiller aux relations amicales, affectives ou même amoureuses de la personne malade, et, parfois, à intervenir pour les recadrer. Nous l’avons vu plus haut avec le point de vue de Victoria Caballero sur l’homme qui partage depuis peu la vie quotidienne de sa mère. C’est probablement lorsqu’il est question d’intervenir dans la vie affective d’un conjoint que la relation familiale est le plus durement mise à l’épreuve et qu’elle subit ses plus profonds bouleversements. Une des situations rencontrées rend particulièrement compte de la manière dont la maladie peut mettre la relation conjugale à l’épreuve, et de la profondeur du travail émotionnel et relationnel réalisé à cet égard. Michèle Rouget (France, compagne non cohabitante, 55 ans, sans enfant) est la compagne de Paul Clémant depuis plus de vingt ans, mais leur relation a toujours eu un caractère illégitime, car Paul était prêtre. Ils n’ont donc jamais vécu ensemble : ils vivaient à 200 km l’un de l’autre (lui à Paris, elle à Lille). Pour autant, ils entretenaient une vraie relation de couple, sous le mode du living apart together (Levin, 2004) qui caractérise les couples entretenant une vie intime sans cohabiter. Suite à l’aggravation de la maladie, Paul intègre un EHPAD dans la région lilloise. Il y rencontre Lisette, une autre résidente, avec laquelle il va rapidement entretenir une relation investie de significations amoureuses. Ils passent tout leur temps ensemble, se montrent tendres l’un vers l’autre, promènent leur chien imaginaire, font des projets. L’équipe soignante en informe rapidement Michèle – et est agréablement surprise par sa réaction, tout comme la sœur de Paul. En effet, Michèle estime que la maladie a plongé Paul « dans un autre monde », un monde dans lequel leur propre relation conjugale perd peu à peu de son sens. Elle insiste pour privilégier le bonheur de Paul – et même de Lisette –, et refuse que l’on intervienne pour les séparer, quitte à ce que cette situation débouche sur l’invention d’une nouvelle forme de relation conjugale qui interroge la valeur de la propre relation conjugale. Certaines situations vécues par les deux amoureux déstabilisent parfois davantage la sœur de Paul, qui s’interroge alors sur l’expérience de Michèle. Elle se demande comment Michèle peut parvenir, seule, à maintenir le lien : « C’est vrai que c’est dur de se re-projeter sur quelqu’un qui vit dans un monde à part. Donc comment arriver à garder le lien avec lui ? »

Or, cette relation entre Paul et Lisette a des répercussions étonnamment plutôt positives sur la relation conjugale avec Michèle. Peu avant d’être informée de la situation entre Paul et Lisette, Michèle avait été interpelée par la réminiscence de comportements et de gestes affectueux de la part de Paul, qu’il n’avait pourtant plus eu à son égard depuis longtemps. Il semblerait que sa récente idylle avec Lisette les ait réactivés. On ne sait pas ce que Michèle a pu éprouver à l’égard de ces gestes jusque-là oubliés, ni ce qu’ils sont advenus avec le temps, mais l’on peut s’imaginer que ce fut une agréable surprise pour elle. Ainsi, la décision de Michèle de ne pas intervenir dans la vie amoureuse de Paul a profondément transformé leur relation conjugale, l’actualisant à travers les gestes tendres tout en bouleversant son sens et sa consistance. Précisons que quelques mois plus tard, nous retrouvons Michèle de manière informelle. Elle nous précise alors que la relation entre Pierre et Lisette était progressivement devenue « trop envahissante » et trop exclusive, selon l’équipe soignante, qui estimait que Pierre aurait parfois aimé participer aux activités proposées par l’établissement, alors que Lisette préférait qu’il reste avec elle. Sur ces motifs, Michèle a autorisé l’équipe à les séparer progressivement.

Discussion

Nous pouvons à présent tirer quelques observations sur la manière dont les enjeux relationnels se déclinent dans chacun des trois dilemmes en fonction des caractéristiques générales des proches enquêtés, comme le statut familial, leur genre et la présence de professionnels.

Concernant l’implication dans les soins corporels, le statut d’enfant agit rarement comme moteur. Lorsque c’est le cas, on peut noter que le profil de l’enfant correspond à différents égards au profil des « soignants familiaux de carrière » (Pennec, 2002) : célibat et cohabitation de toujours, plus souvent des femmes que des hommes (Gadrey et Miceli, 2006). Globalement, le fait d’être le conjoint ou l’enfant génère souvent des réserves, voire de fortes réticences, que l’organisation d’une délégation régulière à des professionnels de l’aide à domicile permet de satisfaire. Elle n’est cependant pas toujours possible, ne serait-ce qu’en dehors des horaires préalablement négociés. De manière générale, les conjoints parlent moins de leurs réticences au cours de l’entretien, on peut supposer qu’ils les dépassent plus rapidement ou plus facilement que les enfants. Ils se fondent sur la longue histoire conjugale et sur l’engagement solennel du mariage, tandis que les seconds semblent s’appuyer surtout sur la mobilisation de principes (devoir filial, sentiment de réciprocité ou de devoir répondre à un besoin lorsqu’il est identifié, etc.). Les enfants évoquent davantage que les conjoints la question de la pénibilité émotionnelle, notamment la gêne suscitée par cette intimité corporelle inédite au sein de la relation filiale. Ces derniers témoignent des nombreuses stratégies pratiques et symboliques mises en œuvre afin de limiter l’exposition émotionnelle et sensorielle, pour soi, mais aussi pour la personne malade. Par ailleurs, les hommes délèguent davantage les soins corporels que les femmes, en particulier parmi les enfants (ce qui est confirmé par l’étude statistique de Petite et Weber (2006). Le sexe de la personne malade fait aussi une différence : lorsqu’il s’agit d’un homme, la toilette, surtout la toilette intime, semble être plus facilement prise en charge par un fils (voire un beau-fils) que par une fille.

D’un point de vue relationnel, le recours aux structures d’accueil et d’hébergement est vécu de manière spécifique selon le statut familial et en cas de cohabitation. Dans le cas des conjoints, l’entrée en institution éprouve la relation conjugale par l’expérience de la séparation, par la perte du vivre ensemble qui structurait les échanges quotidiens entre les époux. Ce type d’expérience se retrouve également chez les enfants cohabitants dans notre échantillon, qui mentionnent eux aussi cette expérience de l’absence. De manière générale, notre matériau révèle que les enfants parviennent plus facilement que les conjoints à identifier les aspects positifs de l’entrée en EHPAD sur leur relation, certains jusqu’au point de retrouver une relation plus signifiante. Cet aspect de la relation renouvelée et retrouvée apparaît plus fréquemment dans le corpus espagnol que français, mais c’est une piste qui reste à tester et vérifier sur un matériau plus dense. Le maintien des aspects de la relation d’aide semble davantage caractéristique de l’expérience des enfants et des femmes, tandis que les conjoints et les hommes insistent plus sur la question du contrôle et de la surveillance de la qualité des soins reçus par la personne malade.

La question de savoir s’il est nécessaire et légitime d’intervenir dans la vie privée de la personne malade suscite souvent des controverses au sein de la famille, en particulier au sein de la fratrie. Dans plusieurs familles enquêtées, et en cohérence avec les travaux de Pennec (2002, 2006), la répartition des pouvoirs décisionnels s’appuie sur un droit d’aînesse, décliné de manière différenciée entre fils et filles. Si « l’aînéité » (Pennec, 2002 : 134) place surtout les filles en position de « soutien familial de longue date », elle assigne davantage les fils à des rôles de gestion du patrimoine et de décision, les désigne comme tuteur et curateur des parents. Cette répartition s’appuie également sur les représentations sexuées des compétences associées à ces rôles : compétences féminines orientées vers la prise en charge du domestique et des personnes d’un côté, compétences masculines privilégiant les relations extérieures et les questions matérielles de l’autre. La question du genre traverse également la dimension relationnelle et le rapport aux émotions versus la raison. Certaines fratries mixtes de notre matériau, en désaccord sur les questions décisionnelles, ont fait apparaître un clivage entre frères et sœurs : le frère se disant plus légitime parce que plus objectif, moins émotif que sa sœur ; la sœur se disant plus juste dans sa décision parce que plus attentive aux émotions et à l’expérience de son/ses parents.

Limites de l’étude

Malgré la richesse du matériau, deux limites peuvent être soulignées, et des prolongements proposés.

L’une des principales limites de cette étude réside dans l’homogénéité sociale de la population enquêtée. Cette homogénéité est probablement le résultat des voies d’accès au terrain et des zones géographiques investies, surtout en Espagne où les familles enquêtées sont en moyenne un peu plus aisées qu’en France. À cet égard, les travaux de S. Billaud (2010) sur la gestion du partage anticipé de l’héritage dans les familles populaires sont remarquables. Ils inspirent le prolongement de notre recherche dans une perspective engageant davantage la question de la position sociale et de la manière dont les rapports sociaux de classe se jouent entre les proches lorsqu’ils sont confrontés à ces dilemmes de la prise en charge de la maladie d’Alzheimer.

Une autre limite tient à la comparaison internationale, qui aurait nécessité un matériau plus dense pour permettre d’en tirer des analyses plus poussées.

Conclusion

À travers le titre de cet article, « l’épreuve relationnelle de la maladie d’Alzheimer », nous avons souhaité insister sur la double orientation de notre questionnement : comprendre non seulement en quoi la maladie d’Alzheimer éprouve et transforme les relations familiales, mais aussi montrer comment les relations familiales éprouvent et orientent la prise en charge de la maladie d’Alzheimer. Pour étudier ces enjeux relationnels, nous avons retenu trois situations spécifiques envisagées comme des dilemmes en ce qu’elles cristallisent les difficultés vécues par les proches au regard des personnes malades.

Ces trois dilemmes mettent en évidence combien le sens donné à la relation familiale oriente la relation d’aide. Le sens renvoie non seulement à la direction que les proches préfèrent donner à leur relation conjugale ou filiale, mais aussi à sa dimension signifiante, au sens qu’ils attribuent à ses possibles aménagements et négociations.

Le premier dilemme envisagé, portant sur l’exercice de la toilette et des soins corporels, rend particulièrement bien compte de cette double dynamique. D’une part, il éclaire en quoi et pourquoi la relation conjugale ou filiale peut être motrice de l’implication dans ces soins, ou au contraire la limiter et la compromettre. D’autre part, il interroge la manière dont les proches s’y prennent pour faire avec leurs réticences, pour trouver des arrangements pratiques et symboliques, dépasser les difficultés, réviser leurs préférences personnelles.

Les deux autres dilemmes interrogent les relations familiales de manière indirecte, en ce qu’ils se posent aux proches d’abord en termes moraux, et renvoient aux enjeux relationnels en conséquence. En effet, lorsque les proches témoignent de leur décision de recourir aux structures d’accueil et d’hébergement, on repère d’un côté de forts sentiments d’obligation morale (exprimés en creux par des sentiments de culpabilité, parfois de lâcheté), de l’autre une logique de délégation optimisant la prise en charge de la personne malade grâce à un ensemble de disponibilités et de compétences (relationnelles, techniques, médicales et architecturales) présentes en établissement. La délégation effective a pour effet de transformer l’expérience de la relation conjugale et filiale : plus difficilement lorsque l’accent est mis sur la séparation et la solitude, plus agréablement lorsqu’elle est réinvestie et renouvelée. En outre, lorsque les proches s’expriment sur leur décision d’intervenir dans la vie privée de la personne malade – ce qui se traduit par une privation de liberté sur les plans matériels ou affectifs –, ils décrivent cette décision comme une question de principes avant tout. Il s’agit de définir et de mesurer les capacités d’autonomie d’un côté et le besoin de protection de l’autre. Cette intervention est fortement contextualisée par l’expérience relationnelle, soit parce que le type de relations conjugales ou filiales légitime ou, au contraire, discrédite la décision d’intervention ; soit parce que cette dernière tend à redéfinir ou aménager la relation et son contenu.