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Pour Bauman (2004 : 17), sociologue des mondes contemporains, qu’il a baptisés « liquides », « identity is the “loudest talk in town”, the burning issue on everybody’s mind and tongue ». Le concept est d’ailleurs beaucoup discuté dans la recherche sur les relations intimes interculturelles. Pourtant, si l’identité est souvent utilisée dans ce contexte, la compréhension qu’en ont les chercheurs peut varier amplement et mener ainsi à des résultats et interprétations bien différents.

Cet article s’intéresse aux constructions identitaires de couples dits interculturels à Hong Kong, une des régions administratives spéciales de la République populaire de Chine. L’aspect linguistique (utilisation et choix des langues partagées) est au centre de la problématique et sera illustré à partir des pratiques de trois couples hétérosexuels, conjoints de fait, interviewés à Hong Kong. Comme la plupart des études sur les couples interculturels (Cools, 2009 : 431), nous partirons de l’expérience des partenaires étrangers, immigrés à Hong Kong. Les données traitées dans cet article sont tirées d’une étude plus large faite à Hong Kong (23 couples dont l’un des partenaires venait d’Europe). Le choix des participants à l’étude présentée ici (une femme, deux hommes) est fondé sur le fait qu’ils sont tous de nationalité française et qu’ils partagent le français comme première langue[1]. Il n’y existe, à notre connaissance, aucune étude sur les couples interculturels vivant dans des pays non francophones et dont l’un des partenaires est français dans la littérature. Travaillant à partir d’une analyse du discours linguistique de ce qu’ils énoncent, nous tentons de comparer l’utilisation de certains éléments linguistiques utilisés par les participants (par exemple : les modalités, les pronoms, les marqueurs de subjectivité, etc., cf. Marnette, 2005 ; Dervin, 2008) pour construire des images de soi et de l’autre.

Pour Philippe (2008 : 117), les mixités conjugales ont des « visages multiples ». Le contexte et les individus que nous allons observer confirmeront cette affirmation et ne permettront donc pas de généraliser les relations interculturelles à Hong Kong. La thématique centrale, l’utilisation et le choix des langues, a été peu étudiée dans la littérature sur ces couples. Ainsi, pour Cools (2009 : 432), nous manquons de données sur la façon dont les couples interculturels communiquent en général. Les travaux de Piller (2002), de Gundacker (2010) ainsi que nos travaux sur l’utilisation de lingua franca (langues de contact entre locuteurs de langues différentes) chez des couples mixtes (Dervin, 2009) représentent des exceptions.

Dans cet article, il s’agira donc d’observer comment les partenaires construisent leurs identités. On s’intéressera également à l’influence des Autres sur ces constructions lorsqu’ils parlent des langues partagées par le couple. Nous examinerons aussi les attitudes qui traversent leurs discours à propos de ces divers éléments.

Le contexte de Hong Kong est révélateur à cet égard, car on y parle aussi bien le cantonais (un « dialecte » du chinois) que l’anglais et la population étrangère représenterait de 5 à 10 % (Statistics in Hong Kong, 2010[2]; nombre d’habitants à Hong Kong en 2010 : 7 millions, ibid.). Ville portuaire clé en Asie du Sud-Est, Hong Kong connait depuis longtemps les mariages internationaux et transfrontaliers (cross-border marriages, Lin et Ma, 2008 : 407). Il est néanmoins intéressant de noter qu’aucune statistique officielle concernant par exemple les couples « internationaux » n’a pu être identifiée auprès des autorités hongkongaises. De même, les recherches semblent se concentrer sur les mariages transfrontaliers, notamment avec la Chine ou les mariages de type « mail-order brides » (Kim, 2010), mais trop peu sur les mariages internationaux (cf. par ex. Burton, 1993).

1. Identité, langue et culture chez les couples interculturels

1.1. Un appel à changer d’orientation dans les recherches sur les couples interculturels

Cette citation du sociologue Maffesoli (2004 : 78) guidera notre cadre conceptuel : « L’on est bien confronté à une nouvelle dynamique sociétale ne pouvant plus s’analyser au travers des divers concepts essentialistes qui nous sont familiers. La labilité existentielle en appelle à une présentation phénoménologique qui soit, elle-même, souple, fluide, en mouvement. » L’utilisation du concept d’identité dans les études interculturelles a souvent été critiquée pour sa compréhension solide, réifiée et essentialiste à travers notamment les appartenances nationales ou culturelles (Abdallah-Pretceille, 2003 ; Dervin, 2012 ; Holliday, 2010). Cette approche exclut l’individu au profit d’éléments extérieurs qui gouvernent ses pensées, ses actes, etc. En outre, elle est souvent a-contextuelle, dans le sens où le contexte environnant (macro ou micro, par ex. le lieu précis d’interaction) est écarté dans les analyses. À l’inverse, certains chercheurs y ont recours dans une compréhension « molle », qui positionne l’individu au centre, mais ne prêtent nullement attention au caractère intersubjectif et contextualisé des rencontres (Brubaker, 2004 ; Howarth, 2002 : 17 ; Gillespie et Cornish, 2009 sur ce biais individualiste). Dans notre étude, les identités que nos participants façonnent se fondent sur un certain contexte d’interaction (les trois individus ont été rencontrés en dehors de toute institution, dans des cafés dans des malls à Hong Kong), un interlocuteur (l’auteur est un chercheur rattaché à une université finlandaise, dont le français est l’une de ses premières langues) et une langue qui est utilisée pour parler des couples (dans notre cas, le français, qui était la première langue des partenaires étrangers interviewés). Cela signifie que les politiques identitaires qui se développent lors des entretiens ne correspondent pas forcément à une certaine « Vérité » ni à des constructions identitaires antérieures et postérieures aux entretiens (Dervin, 2012).

Depuis le début des années 2000, une autre approche de l’identité voit le jour, surtout en psychologie sociale, à travers le développement des études dites dialogiques (Linell, 2009 ; Hermans et Hermans-Konopka, 2010), en sciences du langage avec les théories de l’énonciation et la pragmatique (Marnette, 2005) et en anthropologie (Wikan, 2002 ; Bensa, 2010). Se positionnant dans des démarches théoriques et méthodologiques issues du constructionnisme social et du poststructuralisme (Piller, 2000 ; Pavlenko et Blackledge, 2004 ; Jackson, 2009), cette approche tente de mettre fin aux « malentendus » décrits supra, caractéristiques des approches de l’identité. Pour donner un exemple, en anthropologie, Bensa (2010 : 48) appelle le chercheur à travailler sur les « logiques » qui sont « politiques plutôt que structurales », car selon lui « tout est appris, réinterprété, réévalué. Nous n’avons accès qu’à ces processus de transformation ». Ainsi, l’étude qui suit se concentre uniquement sur des entretiens et ne tente en aucun cas de comparer les discours partagés dans d’autres situations, telles que des observations de recherche. Si l’identité est une construction, vouloir la comparer à d’autres situations de mise en scène discursive ne nous semblait pas vraiment pertinent (Marnette, 2005).

Dans le domaine de la communication interculturelle, les chercheurs proposent de ne plus s’intéresser, par exemple, à la manière dont les Finlandais communiquent entre eux ou avec des étrangers, dans leur propre langue ou dans une autre langue (Piller, 2000; Dervin, 2009). Au contraire, comme l’a proposé Piller (2000) : « it might be much more useful to ask how cultural and national identity is “done”, i.e. how it is constructed in ongoing interactions ». On observe donc comment les identités sont construites ou même coconstruites (car une identité prend forme par la rencontre avec un autre, même le chercheur) plutôt que de les décrire d’une manière objectivante et « solide ». Le terme « identification » a d’ailleurs été proposé pour souligner ces aspects processuels, mais il est souvent utilisé en guise de synonyme de l’identité dans son versant solide (Dervin, 2008).

L’interculturel est fréquemment considéré à travers les différences dites culturelles. Ainsi, dans la plupart des études sur les couples interculturels, notamment en psychologie et sociologie, la culture se place au centre des analyses, interprétations et explications proposées. Waldman et Rubalcava (2005 : 236), par exemple, exposent dans des termes clairement culturalistes (c.-à-d. que la culture explique tout phénomène) : « The mutual provision of affect attunement becomes more problematic and difficult in intercultural marraiages because culture plays such a significant role in the construction of emotion ». Ils démontrent cet argument en mentionnant la dichotomie classique, mais largement remise en question (McSweeney, 2002 ; Kumaravadivelu, 2008 ; Dervin, 2009), des modes de cognition et de perception individualistes et collectivistes (Waldman et Rubalcava, 2005 : 237). Ainsi, un couple sino-français serait enclin à de nombreux malentendus, les Chinois étant classés collectivistes et les Français individualistes dans ces discours scientifiques.

Ces visions réifiées, généralisantes, mais aussi d’un certain côté pathologisantes (Briedenbach et Nyíri, 2009 : 322) sont actuellement la cible de chercheurs qui y préfèrent une démarche herméneutique, intersubjective et contextualisée. À nouveau, selon Bensa (2010 : 79) « il n’y a pas de différence culturelle, il y a des différences d’histoire qui portent sur le type de ressources que les acteurs mobilisent ici et là-bas ».

Les couples mixtes représentent, selon Philippe (2008 : 114), « l’une des figures idéal-typiques des “antinomies de la modernité” », car les relations qui s’y créent vont au-delà des frontières qu’ont imposées la Modernité aux citoyens des différents pays (Bauman, 2004). Néanmoins, les chercheurs reconnaissent de plus en plus que cette Modernité se permute en post/hyper/surmodernité dont les caractéristiques principales sont le métissage, l’hybridité et les identités plurielles et instables (Aubert, 2004 ; Dervin, 2008). On est alors en droit de se demander si les recherches effectuées sur les couples interculturels qui ont adopté un cadre d’analyse moderne basé sur une compréhension solide, nationale et essentialiste des cultures, des identités, mais aussi des langues, n’ont pas construit elles-mêmes un objet, voire un fantasme. Quelques chercheurs n’hésitent pas d’ailleurs à questionner la subdivision couple inter et intraculturelle (exogamie/endogamie), qui leur parait souvent superficielle (Falicov, 1995 ; Piller, 2002).

1.2. Langues et identité : choix et utilisation des langues chez les couples interculturels

Le choix des langues de communication dans un couple interculturel est un processus complexe. Piller (2002) note qu’une représentation sur ce choix semble persister dans les sociétés contemporaines : ce serait en effet la langue majoritaire, c’est-à-dire la langue du « territoire » où se trouve le couple qui dominerait. En fait, les différentes études sur cette question démontrent que c’est rarement le cas (cf. nos données infra). Il y aurait à nouveau derrière cette idée un biais « moderne » où tel territoire (pays) se rapporterait forcément à telle langue et vice versa. Tout comme la culture est une construction et une négociation permanente, le choix et l’utilisation des langues chez les couples interculturels varient, sont contestés, retravaillés, etc. (Piller, 2002).

Dans une étude un peu datée intitulée Changement de langue dans le couple et la famille, mais toujours valable pour les recherches et la doxa sur les couples interculturels, Siguan (1980) a pu déterminer cinq facteurs dans le choix des langues : territoire (langue majoritaire dans l’espace géographique habité), diglossie (si présence de deux langues dont l’une est plus prestigieuse), loyauté (choix d’une langue moins prestigieuse par solidarité), langue de l’homme et langue de la femme (la langue du partenaire masculin est souvent privilégiée), facteurs individuels. Piller (2002 : 100), elle, montre que ce qu’elle nomme le « language desire » en anglais, ou le désir de parler une autre langue et de devenir une autre personne dans cette langue, joue souvent un rôle important dans le choix des langues des couples interculturels. Elle explique aussi que la langue utilisée peut aussi dépendre du lieu de rencontre, de l’habitude, mais aussi de ce qu’elle nomme l’acte de compensation (le couple a emménagé dans le pays de l’épouse, ils décident donc de parler la langue du mari pour compenser, Piller, 2000).

La présente étude part d’un contexte d’utilisation de l’anglais lingua franca au sein de couples interculturels à Hong Kong. Même si aucune donnée officielle n’est disponible sur les couples partageant une lingua franca à Hong Kong ou ailleurs (les lingua franca sont souvent « invisibles »), il est clair que la « globalisation accélérée » que nous vivons actuellement (Pieterse, 2004) ne peut que contribuer à leurs proliférations. Dans un grand nombre de cas, les partenaires ont recours à une langue dite internationale ou « grande » (Alao et al., 2008) telle que l’anglais, l’espagnol ou le français. L’utilisation de « petites » langues est plus rare (Alao et al., 2002). Cette langue partagée, la lingua franca, n’est pas dans la plupart des cas la ou les langues « locales ».

Dans son étude sur les couples interculturels en Autriche, Julia Gundacker (2010) examine les motivations, avantages et désavantages de l’utilisation de l’anglais lingua franca. Elle explique, entre autres, que l’anglais lingua franca permet aux couples de communiquer d’une manière neutre, équilibrée, parfois simplifiée. D’autre part, selon le niveau de compétences linguistiques des partenaires, l’anglais lingua franca peut limiter les sujets de conversation, restreindre l’expression des émotions et empêcher l’apprentissage de la langue de l’autre. Nos recherches (Dervin, 2009, 2012) soulignent que le choix d’utiliser une lingua franca poserait des conditions spéciales aux couples interculturels, notamment en termes de constructions identitaires de chaque partenaire, du couple et de leurs environnements. Ce choix a aussi une influence sur les relations établies entre les membres du couple. Ainsi, on peut émettre l’hypothèse que la hiérarchie linguistique qui s’établit souvent entre le « natif » et le « non-natif » de l’anglais est moins marquée. En outre, aucun des partenaires ne peut revendiquer la « culture » de l’anglais comme étant la sienne – et ainsi « dominer » l’Autre à travers des discours d’autorité sur celle-ci (par exemple : ma culture étant américaine, je sais mieux que toi comment me comporter quand je parle anglais).

2. Constructions identitaires de couples interculturels partageant l’anglais lingua franca à Hong Kong

2.1. À propos des participants

L’étude qui suit est fondée sur deux entretiens individuels et un entretien avec les deux partenaires d’un couple interculturel. Ces entretiens ont été enregistrés à Hong Kong et font partie d’un corpus plus large d’entretiens et de groupes de discussion sur les couples interculturels partageant une lingua franca dans ce contexte. Rappelons ici que les partenaires étrangers choisis pour cet article sont tous de nationalité française et qu’ils ont le français comme première langue. Les couples ont été contactés par la méthode de l’échantillonnage boule de neige (Snowball sampling, Frey et al. 2000) ; la plupart du temps, l’accès à un seul partenaire a été possible. L’ensemble des 23 couples rencontrés avaient une position socioéconomique stable – ce qui ne veut pas dire que cela est caractéristique de tous les couples interculturels à Hong Kong. Les trois partenaires français interviewés ici étaient enseignants de français langue étrangère depuis plusieurs années en Asie, titulaires d’un master. Ils semblaient tous partager un attrait pour Hong Kong et la Chine.

Les entretiens semi-guidés ont été effectués dans des conditions relativement similaires en français (couples 1 et 2) et en français et anglais (couple 3, la femme hongkongaise s’exprimait en anglais, mais comprenait le français). Lors des entretiens, nous avons tenté de nous effacer le plus possible pour laisser parler les participants. Nous sommes toutefois conscient du fait que notre présence et que les représentations que nos participants ont attachées à cette présence ont eu une influence sur les discours construits. Nous tenterons lors de l’analyse de souligner ces influences potentielles, qui resteront bien sûr des hypothèses.

2.1.1 Quelques mots sur chaque participant

(Couple 1) Sophie (pseudonyme) vivait depuis 2 ans à Hong Kong au moment de l’entretien, où elle enseignait une langue étrangère. Elle a vécu dans d’autres pays asiatiques et affirmait parler, en plus du français et de l’anglais, le mandarin et le cantonais. Sa rencontre avec son copain hongkongais datait d’un an et demi, ils partageaient le même appartement. L’anglais, le français et le cantonais étaient leurs langues de contact.

(Couple 2) Le deuxième partenaire de l’étude, Alain (pseudonyme), s’était installé à Hong Kong il y avait plus de 10 ans. La relation avec sa partenaire hongkongaise était la deuxième relation intime depuis son arrivée. Comme le couple 1, ils parlaient ensemble l’anglais (présentée comme langue majoritaire), mais aussi le cantonais, le français et le mandarin. Au moment de l’étude, ce couple vivait ensemble depuis 4 ans.

(Couple 3) Le troisième couple était composé de Jean et Charlotte (pseudonymes). Jean habitait à Hong Kong depuis plus de 15 ans. Il vivait avec Charlotte depuis 10 ans au moment de l’entretien. Jean et Charlotte parlaient anglais (présentée aussi comme langue majoritaire), français et cantonais. Charlotte était enseignante dans une école primaire « anglaise » à Hong Kong.

Aucun des couples n’avait d’enfants au moment de la recherche.

Comme nous l’affirmions en introduction, l’anglais est aussi une langue officielle à Hong Kong, qui est largement pratiquée dans des contextes éducatifs, politiques, quotidiens par la population hongkongaise. On peut alors se demander si la catégorie anglais lingua franca s’applique à l’interaction au sein de nos couples. La question est difficile, car pour y répondre, il faudrait passer par deux concepts « opposés » qui sont remis en question en linguistique : le locuteur natif et le non natif (Davies, 2001 ; Dervin et Badrinathan, 2011). Le problème posé par ces notions est que l’identité native ou non native n’est ni naturelle ni juridique. En effet, par exemple lors de séjours dans des contextes dits postcoloniaux, nous avons pu remarquer que certains locuteurs locaux de l’anglais qui utilisent la langue au quotidien se disent natifs de cette langue – alors que pour un « Européen », leur anglais pourrait sonner et paraitre « non natif ». Parmi les individus interrogés pour cette étude, la plupart ont affirmé que l’anglais des partenaires hongkongais n’était pas « parfait » (Sophie), une « preuve que ce n’est pas sa langue » (Alain). Charlotte, elle, considère que l’anglais est sa deuxième langue. Partant de ces discours « identifiants », qui ne posent aucune réalité, nous considérons que nos couples ont recours à l’anglais lingua franca. Si nous avions pu interroger les partenaires des deux premiers couples, nous aurions peut-être classé ces couples différemment. Souvent, le chercheur doit faire face à ce problème, mais, comme nous venons de le faire, il est important de le préciser, et donc de souligner les éventuels biais de l’étude. En tout cas, comme nous nous situons dans une approche constructionniste de l’identité, nous ne cherchons pas à dépeindre une réalité sociale, mais à analyser comment celle-ci se construit à travers le discours. Pour Bauman (2004), il s’agirait de s’engager alors dans une activité de « résolution de la quadrature du cercle » (« square the circle »)…

2.2. Choix des langues et caractéristiques

2.2.1. Compartimentalisation des langues

Pour commencer, nous portons un regard sur les langues que les partenaires des trois couples disent partager au quotidien. L’anglais est la langue majoritaire pour tous, sur laquelle se greffent aussi le français et le cantonais. Il semble d’ailleurs que chacune de ces langues remplit un rôle bien spécifique dans la relation et qu’elles sont donc compartimentalisées. Il ne semble pas y avoir eu de modifications de ces rôles dans l’histoire des trois couples. Comme nous le verrons, les participants partagent des souhaits de changements uniquement.

En tout, les relations qu’ont les interviewés avec ces langues divergent, surtout chez Sophie, qui souhaite clairement se concentrer sur les deux langues premières du couple, le français et le cantonais. Même si l’anglais est omniprésent dans son couple, elle dit y pratiquer un usage « discipliné » du cantonais. Lorsque Sophie décrit son quotidien linguistique avec son partenaire, elle se réjouit du fait que ce dernier apprend le français :

Sophie n’explique pas vraiment pourquoi elle veut que cette langue disparaisse. On peut émettre l’hypothèse qu’elle préfèrerait que son couple ait recours à leurs langues premières (hypothèse vérifiée dans d’autres contextes similaires, cf. Dervin, 2011).

Il apparait clairement ici qu’il y a compartimentalisation : l’anglais sert à la communication indirecte, mais est évité en face à face. On notera l’expression d’obligation qui revient souvent dans son discours, « faut forcer », et qui semble représenter une force extérieure qui l’oblige à « se libérer » de l’anglais.

Sophie précise également, lors de l’entretien, comment l’utilisation et le choix des langues se déroulent et sont négociés dans les lieux publics :

Le lieu public représente un espace où les identités sont construites sans pouvoir toujours contrôler les résultats (Goffman, 1963). Dans sa réponse, Sophie semble dire qu’elle souhaite construire une identité « autre » (cantonaise), entre autres au restaurant, ou en essayant d’utiliser le cantonais. L’exemple du restaurant est significatif dans ce sens, car c’est là où son identité d’étrangère et de locutrice non native de la langue locale peut ressortir le plus facilement (personne ne la connait, ne sait qu’elle parle cantonais, mais elle est « blanche », donc on peut penser facilement qu’elle ne parle pas le cantonais).

Le choix des langues, comme pour Sophie, semble aussi compartimentalisé chez les autres couples interviewés, c.-à-d. que chaque langue a un rôle et un contexte d’utilisation afférents. Néanmoins, le rapport distant à l’anglais ne se retrouve pas dans ce qu’ils expriment. Lorsqu’Alain décrit les langues qu’il pratique au quotidien, à l’inverse de Sophie, il donne l’image d’un caméléon linguistique qui s’adapte sans trop de problèmes aux contextes d’interaction :

Par son travail, il pratique donc le français, mais aussi l’anglais. Avec sa partenaire, trois langues sont utilisées. L’exemple d’utilisation du cantonais qu’il propose est similaire à celui donné par Sophie : un lieu public, le restaurant. Ce serait donc pour les deux participants un des lieux privilégiés pour marquer une identité linguistique multiple, une identité « autre » du couple, qui leur permettrait de se rapprocher des autres, voire d’être comme eux.

Enfin, le troisième couple partage des pratiques similaires au deuxième, avec l’anglais qui domine.

Aucun contexte précis d’utilisation n’est mentionné dans l’entretien, à l’inverse des autres couples. D’après Jean, c’est surtout lui qui essaie de proposer les situations d’interaction en cantonais… pour pratiquer. C’est le seul partenaire de tous les couples qui commente d’ailleurs ses propres compétences en cantonais : « je sais un peu mes limites lexicales ».

2.2.2. Caractéristiques des langues partagées : usage de l’alternance codique et du mélange

D’après Auer et Eastman (2010 : 84), les recherches sur les phénomènes d’alternance codique et de mélanges se développent depuis une trentaine d’années, en même temps que la « globalisation accélérée » et la multiplication des contacts de langues se sont confirmées. Définis, entre autres, comme « the juxtaposition within the same speech exchange of passages of speech belonging to two different grammatical systems or subsystems » (Gumperz, 1982 : 59), ces phénomènes peuvent être étudiés de différents points de vue (Auer et Eastman, 2010). Ici nous retenons leur intérêt pour les constructions identitaires.

Rappelons d’abord que dans le contexte de recherche, Hong Kong, l’alternance et le mélange sont très couramment pratiqués entre le cantonais et l’anglais (voire le mandarin, cf. Bolton et Yang, 2008 ; Sung, 2010). Dans nos études antérieures sur les couples partageant une lingua franca (Dervin, 2009, 2011), nous avons aussi souligné l’omniprésence de cette pratique dans un couple finno-africain (français, finnois, wolof), un couple finno-tunisien (suédois, finnois, arabe, anglais, français) et un couple finno-ivoirien (suédois, finnois, arabe, anglais, « pidgin english »).

De même, les trois couples de cette étude rapportent mélanger et alterner entre trois langues (voire quatre avec le mandarin pour le couple 2). Alain explique que son couple a recours à des expressions en français :

Le recours à ces expressions en français (des automatismes?) ont un rôle à jouer dans l’identité du couple, dans la relation qui se construit, comme le démontrerait la dernière remarque d’Alain : en insérant une expression d’une langue de l’un ou l’autre, les partenaires signalent à l’autre qu’ils deviennent/souhaitent devenir les « mêmes », qu’une partie d’eux s’aligne sur l’identité de l’autre. Cela pourrait signaler aussi une « ouverture » à l’autre.

Pour Sophie, l’alternance des langues ou le mélange se basent avant tout sur le cantonais et l’anglais (alors que cette langue n’est pas « voulue dans notre relation » (cf. supra).

Le rôle de ces insertions n’est pas le même que pour Alain. À Hong Kong, selon Kirkpatrick et Moody (2009), la population aurait recours au quotidien à ce qu’ils nomment un « singlish » qui se base sur l’anglais « standard » et de nombreux éléments issus du cantonais : par exemple l’ajout de -lah (啦) à la fin des phrases, pour en copier la prosodie (cf. Ng, 2009). Ce que Sophie présente comme étant l’alternance dans la langue que le couple construit relève en fait d’une copie d’un phénomène largement utilisé à Hong Kong. Dans un sens, en plus d’être plus « cool » et « relax », peut-être recherchent-ils l’authenticité (faire comme les autres, les « vrais » locuteurs du cantonais) dans cette pratique?

Chez le troisième couple, d’ailleurs, la normalité de ces phénomènes à Hong Kong est mentionnée comme justification de la pratique d’alternance dans le couple :

Mais à l’inverse du couple 1 (cf. extrait 6), les deux autres couples semblent utiliser les alternances linguistiques pour marquer leurs identifications, non dans une visée d’authenticité.

Le couple 3 précise et démontre que les alternances leur sont bénéfiques dans certains contextes et qu’elles jouent donc un rôle stratégique clair (sur les stratégies liées aux alternances codiques, cf. Jonsson, 2009). Jean donne un exemple lié à notre propre rencontre. Avant de faire l’entretien, nous nous étions retrouvés chez une amie commune :

L’extrait suivant dévoile aussi une autre utilisation stratégique des langues partagées lors de leurs séjours en France :

Alain utilise une métaphore intéressante pour expliquer ces stratégies, le retour aux alternances permet de créer une « bulle » autour du couple :

Il semblerait donc que les couples 2 et 3 s’opposent légèrement au couple 1. En effet, ce dernier semble avoir recours à l’alternance des langues pour marquer une identité de « Même » (on parle cantonais, on sait utiliser les alternances comme les autres) alors que les couples 2 et 3 y ont recours parfois pour marquer leur différence et pouvoir ainsi vivre leur relation, leur identité de couple, « entre eux » (la bulle).

2.3. Regards sur soi, l’autre et le couple

Cette section examine comment les individus interviewés parlent et construisent le couple interculturel. Les deux extraits suivants permettront de révéler deux idées centrales sur les couples interculturels en général que les interviewés remettent en question et qui nous renseignent sur la façon dont eux voient ces couples. Ces extraits sont issus de l’entretien des couples 2 et 3.

Au début de l’entretien, Alain répond à la question « Comment vivez-vous le fait de partager l’anglais lingua franca avec votre partenaire? » en réagissant face à son propre discours :

Alain utilise donc le mot problème quand il introduit lui-même la thématique de la lingua franca. Nous l’interrogeons alors sur l’emploi de ce mot, lui suggérant ainsi que son utilisation est intéressante et peut-être révélatrice d’un potentiel obstacle (influence du chercheur). Sa réaction montre qu’il réfléchit sur l’utilisation du mot, mais qu’en fait, il l’aurait utilisé par automatisme. Le mot lui vient, mais il ne veut pas dire problème. Cette réaction est intéressante, car en général, les couples interculturels sont souvent perçus comme ayant des problèmes, des difficultés notamment en liaison avec les différences culturelles, mais aussi linguistiques. D’ailleurs, nous avons expliqué plus haut que les chercheurs eux-mêmes ont beaucoup travaillé sur les difficultés rencontrées par ces couples, les échecs, etc. Est-il influencé par cette doxa ici?

Ceci nous mène au deuxième extrait issu de l’entretien du troisième couple. Dans ce qui suit, Jean s’interroge sur le partage d’une éventuelle langue secrète entre lui et sa compagne :

D’après lui, toute relation intime, tous les couples (qu’ils partagent une première langue ou non) créent un « langage personnel ». Cela signifie-t-il que selon lui la dichotomie couple interculturel-intraculturel n’a pas de valeur? Nous explorerons davantage cette problématique dans ce qui suit, en nous interrogeant sur la façon dont les différences « culturelles » mais aussi linguistiques sont perçues par les répondants.

2.3.1. Vision culturaliste des couples?

Les cultures posent-elles un problème dans les couples étudiés? À cette question, chaque couple semble répondre négativement, avec plus ou moins de cohérence ou de précision.

Pour Sophie, la question est « un faux problème » :

Dans la réponse d’Alain, il y a en quelque sorte une légère contradiction :

Même si le mot culture n’est pas repris (il parle de « manières » au début, puis « habitudes quotidiennes »), l’image qu’il donne du couple pourrait en quelque sorte être classée comme étant différentialiste – mais pas forcément culturaliste, car il ne va pas jusqu’au bout dans le discours sur les différences culturelles. Dans la suite de l’entretien, nous lui avons demandé si parfois ils se manipulaient l’un et l’autre par le biais de leurs appartenances culturelles. Dans leurs études sur les couples interculturels mexico-américains, Molina et al. (2004 : 140) ont noté l’omniprésence de ce qu’elles nomment un « cultural camouflage » dans lequel les partenaires ont recours à un stéréotype pour justifier une habitude, manière de faire, de penser, etc. Elles donnent l’exemple suivant : « Hey Honey, sorry I am late, but I am Latino ».

Voici la réaction d’Alain :

Sa réponse marque une compréhension « ouverte », non réifiante des relations interculturelles et de la place de la « culture ». Il est conscient non seulement de ce qu’est un « cultural camouflage » (cf. le discours direct chez moi on fait pas comme ça), mais aussi des dangers potentiels de ce phénomène (« c’est pas comme ça qu’on va faire vivre un couple »).

Pour le couple 3, cette façon de concevoir les identités, et donc le rapport du soi à l’autre « radical » (c.-à-d. l’étranger), est claire dès le début. Jean construit un discours qui semble tout à fait cohérent et réaliste sur ce point, qu’il baptise l’échappatoire :

Pour ce couple, ces différences génériques, a-contextuelles, « imaginées » et « imaginaires » (Abdallah-Pretceille, 2003) sont utilisées de façon humoristique :

On notera pour clore cette section que les discours partagés entre l’interviewer et les participants sont des positionnements. Dans d’autres contextes, avec d’autres interlocuteurs, ces métadiscours sur la culture auraient pu diverger.

2.3.2. Visions de l’avenir linguistique du couple

Si la culture ne semble pas être un problème pour les trois couples, quand la question de l’avenir du couple est posée, les participants font émerger un certain nombre d’attitudes positives comme négatives sur la langue « bouée », l’anglais, et son avenir dans la relation.

Pour le couple 1, c’est la thématique des enfants qui renforce ce que nous soulignions plus haut : l’anglais doit disparaître de la relation.

Les arguments principaux présentés par Sophie sont de permettre et faciliter la communication avec la famille (les grands-parents hongkongais ne parlent qu’une seule langue), mais aussi « l’apprentissage » de la « culture » représentée par les deux langues. Ce dernier argument contient la seule mention du mot culture dans tout l’entretien (cf. section précédente).

Les autres couples ne parlent pas des enfants. Alain, lui, ne rejette pas l’anglais dans l’avenir du couple, mais souhaite améliorer son cantonais, sans affirmer qu’il voudrait que cette langue devienne la langue majoritaire du couple. Le couple 3, lui, veut bien apprendre la langue de l’un et l’autre, sans toutefois faire disparaître l’anglais. Charlotte explique que l’anglais représente leur force commune :

Le « language desire », ou l’envie d’apprendre la langue de l’autre, voire une certaine attirance vers celle-ci, noté par Ingrid Piller (1.2.) se fait ressentir chez tous les participants.

2.4. Regards des autres

Les couples interculturels, exogames, symbolisent des relations intimes qui intriguent et interrogent toujours nos sociétés (Piller, 2002). Pour la doxa, mais aussi dans l’entourage des couples, l’exogamie n’est pas toujours acceptée, voire acceptable. Dans ce qui suit, nous cherchons à voir comment le couple est perçu par les autres, et comment ces derniers parlent du couple. Nous examinons les groupes d’individus, les amis, les connaissances et la famille dont parlent les interviewés.

Lors de l’entretien, Sophie parle de son apprentissage du cantonais : selon de nombreux individus qu’elle a rencontrés, elle ne pourra pas l’apprendre correctement et donc utiliser cette langue. Elle rejette clairement cette idée à plusieurs reprises durant l’entretien. Elle indique que l’une de ses motivations pour apprendre le cantonais et le pratiquer avec son partenaire est en fait de combattre ces arguments. Elle explique :

Jean mentionne également la même attitude dans cet extrait :

Plus loin dans l’entretien, Sophie reprend un autre discours imaginaire d’un « local » pour soutenir davantage cet argument :

Il est donc clair que pour Sophie l’abandon de l’anglais souhaité et son obsession à vouloir parler cantonais sont liés aux regards négatifs que semblent lui renvoyer ceux qu’elle rencontre ou la société hongkongaise « imaginée ». Nous notions précédemment son utilisation répétée de la forme « il faut… » pour appuyer son envie d’apprendre et d’utiliser le cantonais. Les voix présentées plus haut se cachent peut-être derrière ce phénomène.

Alain, de son côté, ne semble pas atteint par ce « problème ». Lorsque nous lui avons demandé comment les Hongkongais réagissent quand il parle cantonais, il répond :

Ces remarques sont difficilement comparables à celles des autres participants. En effet, les perceptions présentées ne peuvent s’expliquer sans pouvoir connaître le niveau des compétences linguistiques des participants en cantonais – ce que nous n’avons pas pu faire. En tout, il semble que parmi les trois partenaires, Alain pratique le plus le cantonais. Selon l’assurance, la prononciation, etc. que l’on a dans une langue, l’interlocuteur, surtout s’il est natif, prendra la décision de continuer dans sa langue ou dans une autre pour communiquer. En tout cas, Alain, lui, ne mentionne en aucun cas l’attitude des locaux présentée par les deux autres interviewés.

Nous interrogeons maintenant les réactions des amis et de la famille des interviewés à propos des choix linguistiques des couples. Selon Sophie, à part les « voix » environnantes de la société hongkongaise mentionnées auparavant, ses amis, connaissances et parents ne commentent pas leur situation. Quant à Jean, il avoue à plusieurs reprises qu’il est déçu de son cantonais, car il vit dans le pays depuis plus de 15 ans et qu’il en perd parfois la face quand il l’explique en France. Il va même jusqu’à dire qu’il en a « honte ». Il ne précise pas à qui il s’adresse dans ce qui suit (« quand on ») :

Jean et Charlotte ne précisent d’ailleurs pas si cette situation a causé ou non des problèmes à leurs parents. En tout cas, étant capables de tenir des conversations simples dans les deux langues (français et cantonais), cela leur permet tout de même d’interagir :

La famille d’Alain a vécu à l’étranger et parle assez bien anglais, ce qui facilite les rapports avec sa partenaire. Alain a vécu lui-même depuis très longtemps à l’étranger et il a eu plusieurs partenaires étrangères : « C’est pas une situation qui les étonne plus que ça, je pense qu’ils sont assez familiers avec ça. » À l’inverse, la famille de sa partenaire ne parle pas anglais, mais cela ne semble pas leur poser de problèmes. Il explique :

Conclusion

Trois couples interculturels établis à Hong Kong étaient au centre de cette étude. Nous avons pu noter des différences et similarités dans les façons de construire les identités en relation aux langues, et surtout à la lingua franca, qui forme le noyau interactif de ces couples. Comme notre approche se situe dans un paradigme construtionniste, les résultats que nous proposons ne sont ni généralisables – n’oublions pas que dans une situation d’entretien, les participants (tout comme l’interviewer) se mettent en scène, et donc cocréent des images, des discours, etc. Ces résultats peuvent toutefois nous informer sur certaines doxas ou idées généralisées sur ce que représente un couple interculturel.

Un élément important dans l’étude est symbolisé par son contexte : Hong Kong. Effectivement, cette ville est en grande partie bilingue (anglais/cantonais), ce qui influence le choix et l’utilisation des langues. Cela se reflète notamment dans les pratiques de compartimentalisation, d’alternances codiques et de mélanges des participants.

Pour Sophie (qui a vécu le moins longtemps sur l’île de Hong Kong), l’apprentissage du cantonais en réaction aux attitudes qu’elle présente comme étant de « rejet » de la population locale, sur lesquelles elle insiste largement dans l’entretien, est primordial. Son rejet de l’anglais – rejet non négatif, néanmoins – semble aussi lié à ce phénomène. L’identité du couple qu’elle souhaite créer est bilingue (français/cantonais), sans « troisième invité » (pour la citer). Pour les autres partenaires interviewés, le plurilinguisme qui caractérise la communication dans leur couple, greffé en quelque sorte sur l’anglais, semble être accepté. Eux aussi aimeraient parler couramment la langue de l’autre. Jean, du couple 3, exprime une certaine honte face à ses faibles compétences en cantonais après avoir vécu à Hong Kong plus de 15 ans. Toutefois, sa femme et lui ne souhaitent pas se débarrasser de l’anglais. De même pour Alain, qui justifie cet argument en rappelant que l’anglais est omniprésent à Hong Kong. Comme nous avons pu le voir dans la dernière partie de l’analyse, la famille et les amis/connaissances n’ont pas d’influence marquée sur leurs constructions identitaires en tant que couples partageant une langue véhiculaire.

Pour finir, revenons sur l’un des aspects de l’identité assez étonnant dans cette recherche : le rejet du culturalisme (ou la « culture » comme explication de tout, Abdallah-Pretceille, 2003; Breidenbach et Nyíri, 2009). Comme nous l’affirmions dans la première partie de l’étude, la culture, dans son sens générique et vide, est souvent présentée comme variable explicative soit par les couples et leurs familles, soit par les chercheurs eux-mêmes. Les trois partenaires des couples interviewés à Hong Kong semblent partager un discours tout à fait différent sur ces aspects. En effet, ils semblent s’orienter vers une approche plus intersubjective, contextualisée et herméneutique des rapports interculturels. En quelque sorte, ils sont aussi d’avis que l’interculturel en tant que rapports coconstructifs devrait être traité « sans culture » (Dervin, 2012). Notre influence en tant que chercheur engagé contre le culturalisme et le fait notamment que nous tentions d’éviter des mots ou concepts liés à l’interculturel marqués idéologiquement lors des entretiens pourraient expliquer en partie cet aspect. Il serait intéressant dans une autre étude de voir si les couples interrogés tiendraient des discours différents sur les langues et la « culture » si le point central des entretiens devenait l’interculturel plutôt que l’utilisation des lingua franca.