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Les transformations contemporaines de la famille sont souvent expliquées par la montée de l’individualisme, sinon son épanouissement. Elles sont vues comme le résultat des relations entre des individus autonomes dotés d’une réflexivité supérieure à celle qui prévalait antérieurement. Réflexivité mise au service de l’exercice de la volonté individuelle ou conjugale dans une configuration sociétale où les limites semblent toujours plus susceptibles d’être repoussées. Ces transformations contemporaines de la famille vont pourtant de pair avec un encadrement juridique et des registres normatifs hétérogènes, toujours présents, sinon renforcés.

Les articles de ce numéro traite de l’un ou l’autre point de la législation de la famille en Belgique, en France ou au Québec. Leurs interrogations sont en continuité avec le numéro 5 de la revue, Évolution des normes juridiques et nouvelles formes de régulation de la famille : regards croisés sur le couple et l’enfant, sous la direction d’Alain Roy, qui date de 2006. Les textes de ce numéro-ci, eux aussi attachés à l’examen de mesures législatives innovantes, renvoient à plusieurs thèmes qui étaient alors informulés[2] cinq ans plus tôt, même si leur réalité était déjà actualisée. Cela illustre une des limites de la recherche en sciences humaines qui indique en même temps son horizon illimité : nous ne nous posons que les questions que nous sommes capables de formuler ici et aujourd’hui. On pense singulièrement à l’anonymat des donneurs de gamètes et à la gestation pour autrui.

L’effervescence législative au Québec (Roy, 2003; Tahon, 2010) ne se dément pas. Elle indique aussi combien sa législation peine à se présenter avec cohérence. Comme le montre l’article de Chantal Collard – « Pluriparentalité et pluriparenté : regard anthropologique sur le droit de l’adoption et de la procréation assistée au Québec » –, harmoniser des normes de l’adoption et celles de la procréation assistée reste un voeu à réaliser. L’avant-projet de loi sur l’adoption promet (il n’est pas encore approuvé) des avancées, notamment en matière de délégation de l’autorité parentale dans les familles recomposées qui vaut, à première vue, à la « parenté sociale » toujours en discussion en Belgique, comme l’expose Cathy Herbrand dans « L’impasse de la pluriparentalité au niveau légal : analyse du projet de « parenté sociale » en Belgique ». Cet avant-projet de loi québécois sur l’adoption est aussi limité à l’adoption nationale, alors que les enfants adoptés sont les plus nombreux, et de loin, en provenance de l’étranger. Françoise-Romaine Ouellette et Julie Saint-Pierre innovent en se penchant sur les liens entre les problématiques de la filiation, de la citoyenneté et de l’état civil dans leur article : « Parenté, citoyenneté et état civil des adoptés ».

Ouellette et Saint-Pierre suggèrent des éléments à intégrer à l’avant-projet de loi au Québec afin de concilier la reconnaissance des origines et le droit à la filiation. Dans son article « Variations sur un droit : la connaissance de ses origines en France. De l’accouchement sous X à l’assistance médicale à la procréation », Cécile Ensellem alimente la réflexion sur la situation française. L’accouchement sous X, peu répandu en dehors de la France, a été introduit dans le Code civil en 1993 pour diverses justifications : en plus de protéger le nouveau-né d’un abandon dans un endroit public ou d’un infanticide, il permet à une femme d’accoucher sans décliner son identité et aux aspirants à l’adoption nationale d’accéder à un bébé. En 2002, une loi crée le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP), destiné à faciliter les informations qui permettront à un enfant adopté, à la suite d’un accouchement sous X, d’accéder à ses origines. Ensellem interroge le passage sociétal de la reconnaissance de l’accouchement sous X comme un droit de la femme à la reconnaissance de l’importance, pour l’enfant, de ses « origines ». Le questionnement est d’autant plus stimulant que la France se cramponne en ce printemps 2011 à refuser la levée de l’anonymat des donneurs quand se présente l’assistance médicale à la procréation.

Si la loi en France ne tolère pas non plus la gestation pour autrui au profit de couples hétérosexuels et gais, le texte de Martine Gross et Dominique Melh, « Homopaternités et gestation pour autrui » explore sa pratique par des hommes seuls ou en couple de même sexe. L’enquête a été menée en France en 2009 auprès de 39 hommes qui ont fait appel à une gestatrice. Une telle recherche, à ma connaissance, n’a pas été effectuée au Québec. Ce qui ne signifie pas que l’homopaternité n’y soit pas pratiquée, mais elle ne connaît pas de publicité. Soulignons qu’en France, le conjoint du gai ne peut aspirer à la reconnaissance de sa paternité. Jusqu’à présent, l’homopaternité peut prendre corps avec l’adoption par un homme seul en France, par un couple de gais au Québec, quand il s’agit d’adoption nationale. Une autre possibilité réside dans la « coparentalité » qui concerne un homme en couple (ou seul) et une femme en couple (ou seule) : l’enfant a un père et une mère et vit alternativement chez le couple gai et le couple lesbien. Jusqu’à présent, le statut du compagnon du père et celui de la compagne de la mère ne sont pas définis, à l’instar des hétérofamilles recomposées, en France et en Belgique. Formellement, cette formule n’est pas prévue au Québec.

Ce numéro compte encore deux articles. Celui de Fatiha Talahite étudie : « L’engendrement chez Luc Boltanski et Pierre Legendre. Lectures croisées », alors que celui de Julie Daigle, « Avortement au Canada : lecture boltanskienne d’un débat polarisé », explore les spécificités de l’avortement du Canada légalisé à la suite de décisions de la Cour suprême à la fin des années 1980 tandis qu’aucune loi ne l’encadre. Avec des techniques de plus en plus sophistiquées en matière de procréation, qui plus est assistée, le foetus, voire l’embryon, devient plus présent. L’absence d’une loi qui le balise incite des députés fédéraux à faire preuve d’imagination afin de restreindre plus ou moins directement ce qui est perçu comme un « droit » des femmes.

La reconnaissance du droit des femmes à la contraception et à l’avortement dans les années 1970 se déclinait dans « un enfant si je veux, quand je veux », qui signifiait alors, le plus souvent, « pas d’enfant si je ne veux pas, quand je ne veux pas ». Ce qui s’entendait sous le motif du « libre choix » dans le refus : un enfant n’avait la chance de naître que s’il était désiré. Rapidement ensuite commence à se concrétiser une autre formule : « un enfant, si je veux, même si je ne peux pas » qui justifie le recours de ce qu’on appelle d’abord les nouvelles de technologies de reproduction, puis l’assistance médicale à la reproduction ou la procréation médicalement assistée. On sait qu’au Québec, depuis 2002, est utilisée la formule « procréation assistée »; l’abandon de « médicalement » est alors destiné à légaliser de la sorte la procréation « artisanalement » assistée. Cette dernière concerne un donneur de sperme connu qui renonce à ce que soit établi un lien de filiation à l’enfant, qui résulte de son « apport de forces génétiques », comme dit le Code civil (art. 538.2). Cette renonciation silencieuse (elle n’est pas enregistrée) ouvre la possibilité à la conjointe de la femme qui accouche de l’enfant d’être inscrite comme mère à l’état civil. Toutefois, le donneur connu qui aurait donné son sperme lors d’une relation « classique » avec la future mère dispose d’une année à compter de la naissance de l’enfant pour réclamer son titre de père. Comme des professeurs de droit le soutiennent avec insistance, il s’agit d’une « exception importante au principe de l’instabilité de l’état civil d’une personne » (Moore, 2009, p. 271; voir aussi Malacket, Roy, 2008; Pratte, 2003).

Aussi importante que soit la volonté dans les arrangements de la loi, elle se bute à l’incarnation du désir d’enfant. Si les couples hétérosexuels et lesbiens ou les femmes seules peuvent dépasser la stérilité (médicale ou « sociale ») pour réaliser leur « projet parental », y compris un projet parental individuel au Québec, du corps sexué intervient pour le combler. Ce qui constitue une des distinctions entre adoption et procréation assistée. L’adhésion à l’adoption d’un enfant est étrangère à un lien corporel avec un[3] ou deux parents, contrairement à ce qui se produit dans l’une des formules de procréation assistée, choisie pour pérenniser la marque génétique d’au moins un des parents. La tendance à la levée consensuelle de l’anonymat de l’enfant adopté et des parents d’origine se distingue de la fabrication de l’anonymat des donneurs de gamètes ou d’embryons. Si la Belgique offre le « double guichet » (oui ou non de la levée de l’anonymat selon la demande du donneur au moment du don), la France et le Québec choisissent l’anonymat. Et sans débat au Québec malgré l’Avis de la Commission de l’éthique de la science et de la technique – CEST (voir Collard dans ce numéro; Cadoret, 2010; Tahon, 2010), contrairement à ce qui se passe en France (Delaisi de Parseval, 2008; Melh, 2008; Théry, 2010) où le refus de la levée de l’anonymat reste pourtant majoritaire parmi les parlementaires.

Malgré des conséquences du démariage[4] (Théry, 1996, 2007, 2010), le mariage persisterait à remplir son effet, ne serait-ce qu’a contrario. Si les États civilistes en sont encore à rechercher la cohérence de leur législation quant à l’arrivée des nouveaux venus dans la communauté des citoyens, le refus de reconnaître le mariage des couples de même sexe, comme c’est le cas en France, freine toute avancée socioanthropologique en matière de procréation assistée (levée de l’anonymat des donneurs; état civil français d’enfants « portés » par des gestatrices étrangères), comme on l’observe en ce printemps 2011. Mais même plus ouverts, les États se heurtent à des difficultés d’harmonisation, comme l’illustre la « paternité sociale » en Belgique analysée par Herbrand dans ce numéro. L’expression même de « parenté sociale », souvent synonyme de pluriparentalité pour des parlementaires belges, indique qu’elle recouvre des solutions diverses apportées à des occurrences autres : recomposition familiale hétérosexuelle (Marquet, 2010) ou adoption de la part d’un conjoint dans un mariage de même sexe.

La reconnaissance du mariage des couples de même sexe constitue sans doute une condition nécessaire pour l’évolution universaliste[5] des normes juridiques de la famille contemporaine, mais il ne s’agit pas d’une condition suffisante pour remplir cet objectif. Le Québec a été à l’avant-garde pour légaliser la procréation par insémination avec donneur de sperme pour les couples lesbiens et pour les femmes seules. En instituant l’union civile et en instaurant de nouvelles règles de filiation, la loi 84 adoptée en 2002 a garanti à la conjointe de la femme qui accouche d’être mère de l’enfant qui résulte de l’apport d’un don de sperme anonyme ou connu (procréation artisanalement assistée). Cette nouvelle règle de filiation (bimaternité par la naissance ou par l’origine) n’est pas ouverte aux couples gais ni aux hommes seuls. Ceux-ci doivent faire appel à une gestatrice qui donne ses ovocytes ou non (dans ce cas, l’enfant résulte d’une fécondation in vitro d’un ovocyte donné par une deuxième femme et d’un spermatozoïde de son père). Au Québec, le recours à la mère porteuse n’est pas légalisé. Plus précisément, tout contrat impliquant le recours à une mère porteuse est frappé de nullité. Cette formulation se veut dissuasive. Elle n’a « pour effet que d’empêcher les parties à ces conventions d’en réclamer l’exécution en justice » (Joyal, 2009, p. 369). Jusqu’à présent, quelques rares d’entre elles sont des mères d’intention qui obtiennent ou non l’adoption de l’enfant résultant du don de sperme du père de l’enfant et de la gestation d’une femme qui a donné ou non son ovocyte (voir Bureau et Guilhermont, 2010).

Le terme « homopaternité » proposé par Gross et Melh – on pourrait aussi forger « homomaternité » – ne dénie pas l’intervention de la différence des sexes à l’oeuvre dans la fabrication d’un enfant. Le recours de gais, seuls ou en couple, à la gestation pour autrui implique pourtant une démarche plus complexe que celle symétrique de l’insémination avec donneur (IAD) pour les lesbiennes, seules ou en couple. Alors que l’IAD ne concerne qu’un individu, la gestation pour autrui renvoie, de plus en plus, à deux femmes : une mère génétique et une mère gestatrice. Ce cas est intéressant en ce qu’il fait apparaître qu’il n’y a de mère « complète » que s’il y a une mère d’intention, tel qu’on peut le voir dans un couple hétérosexuel. Une mère d’intention ne prétend sa complétude de n’être ni génétique ni gestatrice. Sans la médiation de la mère d’intention, hétérosexuelle, les donneuses d’ovocyte et les gestatrices ne sont pas des mères, mais des femmes aux yeux des gais. Ils ne forgeraient pas la figure de mère – comme dans les couples hétérosexuels et comme dans les couples lesbiens –, mais celle de soeur : « C’est plus qu’une amie pour nous, c’est une soeur », dit Max dans l’article. Ils dédramatiseraient l’abandon, puisque le don est partagé, fragmenté, entre deux femmes qui ne sont pas mères.

La reconnaissance du mariage de même sexe, là où il est admis, s’est imposée grâce à l’argument selon lequel désormais la procréation n’était plus le but du mariage. Il n’en demeure pas moins que, si procréation il y a, elle fait appel à un dispositif plus complexe pour deux hommes que pour deux femmes, alors que la stérilité dans les couples hétérosexuels exige une solution plus lourde pour les femmes que pour les hommes. Si l’intervention d’un donneur de sperme peut aisément être anonymisée, celle d’une donneuse d’ovocyte l’est beaucoup moins, ne serait-ce qu’en raison de sa rareté (voir l’Avis de la CEST au Québec), et la gestatrice pour autrui est jusqu’ici connue. La question de la levée de l’anonymat concerne essentiellement les donneurs (masculins). Se pourrait-il que les entrelacs de la représentation de la maternité dessinent un nouveau motif? La déliaison entre femme et mère qui a présidé à l’émergence de la citoyenneté des femmes dans le troisième tiers du XXe siècle (Tahon, 2008) subirait-elle un autre avatar?

La procréation assistée en instaurant les femmes en tant que « receveuses[6] », quelle que soit l’occurrence de traitement de l’infertilité, a l’avantage de tendre à rompre avec le fantasme de la fusion du foetus et de la femme qui le porte (voir Bessis, 2007; Rouch, 1987, 2005, 2011). Fusion mythique du « faire un » qui, au Canada et ailleurs, justifie l’avortement : jusqu’à sa naissance, le foetus n’a pas d’existence, puisqu’il ne fait qu’un avec elle. Ce qui jusqu’à présent justifie la position majoritaire des juges de la Cour suprême. Des juges minoritaires la discutent de plus en plus (Daigle, 2010) et, chaque jour, cette vision est battue en brèche non seulement par la technologie médicale (échographie), mais encore par l’existence même des cliniques de fertilité qui accordent une extrême attention à l’embryon in vitro à transplanter. La liberté de l’avortement mérite d’être défendue en tenant compte des modifications que l’on peut enregistrer dans l’engendrement. Irène Théry (2010, p. 126) propose « d’employer le terme d’engendrement plutôt que celui de procréation, pour bien indiquer que l’engendrement humain n’est pas réductible à un ensemble d’actes biologiques, mais qu’il inclut une dimension signifiante témoignant du fait qu’il est toujours inscrit dans un contexte : celui d’un monde humain ». L’article de Fatiha Thalahite consacré à l’engendrement selon la lecture de Boltanski et de Legendre offre la possibilité de creuser ce questionnement.