Abstracts
Résumé
Plusieurs recherches ont porté sur les solidarités à l’égard des proches avec incapacités chez les familles de minorités ethnoculturelles. Ces recherches ont permis de constater une grande valorisation des solidarités familiales, une prestation importante de soins et un faible recours aux services chez ces familles. Toutefois, la plupart des recherches ont porté soit sur des groupes d’immigration ancienne, soit sur des groupes mixtes, ce qui ne permet pas de saisir les dynamiques chez les familles d’immigration récente. La présente étude porte sur 15 familles d’immigration récente prenant soin d’un proche avec incapacités. De l’analyse des entretiens, il ressort qu’il n’existe pas une seule norme univoque de solidarité familiale et que les familles connaissent de nombreuses contraintes qui limitent la capacité et la volonté des familles de prendre soin de ses membres avec incapacités.
Abstract
A number of research projects have focused on ethno-cultural minority families and the solidarity they demonstrate towards incapacitated relatives. Such research has shown the great importance they attach to family solidarity, the significant amount of care they provide, and their low level of dependency on outside sources. However, most of this research has targeted either long-established immigrant groups, or mixed groups, thus debarring any grasp of the dynamics that influence recent immigrant families. The present study looks at 15 recently immigrated families who look after an incapacitated relative. An analysis of interviews with them indicates that there is no one single standard of family solidarity and that these families experience many constraints that restrict both their ability and their desire to take care of their incapacitated relatives.
Article body
Introduction
L’augmentation du nombre d’immigrants dans les pays occidentaux, le vieillissement de cette population, au même titre que l’ensemble de la population, et l’arrivée successive de vagues de réfugiés à la santé précaire ont amené depuis les années 1990 plusieurs chercheurs, particulièrement dans le domaine de la gérontologie, à s’intéresser aux personnes immigrantes ayant des incapacités et à leurs sources de soutien, particulièrement la famille. Concernant ce dernier point, les débats se sont cristallisés autour de l’enjeu du rôle de la culture dans les stratégies de soins et de la place respective de la famille et des services dits « formels » (publics, communautaires ou privés) dans le soin aux personnes ayant des incapacités (Brotman, 2003).
Si les recherches indiquent que les familles, les femmes en particulier, assument au-delà de 75 % de l'aide et des soins aux personnes âgées (Garant et Bolduc, 1990), plusieurs études avancent que cette proportion serait encore plus élevée chez les familles des minorités culturelles (Connell et Gibson, 1997). Ces familles utiliseraient par ailleurs nettement moins les services publics, privés ou communautaires (Brotman, 2003; Samaoli et al., 2000; Strumpf et al., 2001). Plusieurs auteurs donnent une explication culturelle à ces tendances. Il existerait chez les familles issues de minorités culturelles un plus grand familialisme. Celui-ci se manifesterait par une grande valorisation des liens familiaux et de l'entraide, une certaine méfiance face à l'extérieur et une identité fondée sur la famille plutôt que sur l'individu (Luna et al., 1996). Ainsi, les personnes des minorités culturelles, surtout si elles sont d'immigration récente, vivraient davantage en familles étendues permettant ainsi la cohabitation de plusieurs générations (Kritz et al., 2000; Wilmoth, 2001). Ces familles valoriseraient la responsabilité familiale dans l'aide et les soins aux proches ayant des incapacités (Chiu et Yu, 2001; Clark et Huttlinger, 1998; Connell et Gibson, 1997; Pyke, 2000) et il en résulterait une grande réticence à recourir aux services publics ou privés, particulièrement en ce qui concerne l'hébergement en institution (Dillworth-Anderson et al., 1999; Samaoli et al., 2000). Ce plus grand familialisme aurait également un effet bénéfique sur les membres de la famille. Tout en offrant plus d'aide et de soins, le fardeau leur paraîtrait moins lourd et ils en ressentiraient moins de stress que les proches d’origine nord-américaine (Connell et Gibson, 1997 ; Janevic et Connell, 2001).
À cette interprétation culturaliste, des chercheurs ont opposé une argumentation qui met de l’avant des facteurs socio-économiques et structurels. Ainsi, la cohabitation intergénérationnelle serait bien plus liée à la précarité économique – résultant notamment des difficultés d’insertion des immigrants et de leur exclusion des systèmes de prestations sociales –, qu’au résultat d’un choix influencé par la culture (Angel et Angel, 1997; Angel et al., 2000; Glick, 1999). Par ailleurs, le faible recours aux services, et par conséquent l’implication accrue de la famille dans les soins, s’expliquerait plutôt par une accessibilité aux services restreinte par l’application des lois sur l'immigration (Angel et al., 2000; Glick, 1999; Kuo et Torres-Gil, 2001), par un statut d'immigrant illégal (Gelfand, 1989), par les contraintes linguistiques (Brotman, 2003) ainsi que par les rapports particulièrement compliqués entretenus entre les immigrants, les services et leurs intervenants (Fitzpatrick et Freed, 2000).
À cette critique de l’interprétation culturaliste qui tend à ignorer les dimensions socio-économiques et structurelles, s’est ajoutée une critique interne. En effet, certains chercheurs contestent la place et le rôle attribués aux normes culturelles. Ainsi, l'adhésion aux normes et aux identités culturelles ne serait pas toujours aussi évidente qu’il y paraît (Chiu et Yu, 2001; Peressini et Meintel, 1993), ce qui en amènerait plusieurs à sous-estimer grandement d'importantes variations intraculturelles (Kitano et al., 1997 ; Luna et al., 1996 ; Markides, 1998) de même que la grande instabilité des cultures (Friedemann, 1991). Cette adhésion relative aux normes et cette variabilité culturelle feraient en sorte que les familles des minorités culturelles des pays occidentaux ne seraient pas aussi « aidantes » que certains le soutiennent (Guberman et Maheu, 2004 ; Markides et Black, 1996). De même, Wong et ses collègues (2005) notent que des parents âgés d’origine chinoise et coréenne demandent très peu d'aide à leurs enfants, préférant recevoir une aide gouvernementale. Finalement, Chiu et Yu (2001) combinent les deux argumentations soulignant ainsi que les familles ne seraient pas en mesure d’actualiser les normes de solidarité à l’égard des parents âgés, ce qui les amènerait à s’en démarquer. La faible adhésion aux normes culturelles pourrait toutefois s’expliquer par un processus lent mais graduel d'acculturation conduisant inéluctablement les familles immigrantes de minorités culturelles à adopter les mêmes valeurs et les mêmes stratégies de cohabitation et de prestation de soins que les familles du pays d'accueil (voir par exemple Kritz et al., 2000 ; Wilmoth, 2001).
Les recherches réalisées permettent difficilement de trancher le débat entre culture et structure. Pour la plupart, elles ne ciblent que les familles de minorités ethniques plutôt que les familles d’immigration récente. Ainsi, la majorité des études portent soit, comme au Québec, sur des groupes d’immigration plutôt ancienne – Italiens, Grecs, Portugais (Guberman et Maheu, 1997; Firbank, 2000) – soit, comme aux États-Unis, sur des groupes mixtes – latino-américains ou immigrants du sud-est asiatique (Angel et Angel, 1997; Angel et al., 2000 et Goodman, 1990 par exemple). On constate en corollaire que ces études n’abordent que brièvement la question des trajectoires migratoires et leurs effets sur les configurations de soin et sur le fonctionnement familial (Kitano et al., 1997; Sokolovsky, 1990).
Quelques recherches québécoises laissent pourtant entrevoir que la migration ne serait pas sans répercussion sur les structures, les dynamiques et l'entraide familiales. Vatz Laaroussi (2001) souligne que les différentes stratégies migratoires produisent des configurations de réseaux familiaux et d'entraide variées. La recherche de Meintel et al. (1985) montre, quant à elle, que la migration signifie, pour plusieurs immigrantes, une intensification du travail domestique dès lors que les réseaux d'entraide qui les soutenaient dans leur pays d'origine ne sont plus là. Sur un autre registre, Haldemann (1995) de même que Meintel et ses collègues (1985) soutiennent que le parrainage instaure pour sa part un lien de dépendance des parents à l'égard de ceux qui les ont parrainés. Cette situation pourrait pervertir la dynamique des solidarités familiales fondées sur une économie du don et du contre-don, laquelle se caractérise, entre autres, par sa gratuité, son retour différé et son fort contenu symbolique. Le parrainage n'est pas gratuit mais conditionnel; les personnes parrainées, souvent des parents âgés, deviennent dépendantes de leurs parrains. S'il y a précarité et perte d'emploi, les personnes parrainées deviennent des fardeaux, ce qui crée des tensions, voire des conflits (Haldemann, 1995 ; Meintel et al., 1985).
Malgré les pistes offertes par ces quelques études, l’ensemble des travaux recensés ne permet donc pas de saisir à quelles normes se réfèrent les familles d’immigration récente quand elles doivent prendre soin d’un proche handicapé et en quoi le contexte migratoire influence ces normes ou leur actualisation. Plus spécifiquement, en quoi l’immigration récente pose-t-elle des contraintes aux solidarités familiales à l’égard des proches ayant des incapacités?
Description de l’étude
Les résultats présentés ici proviennent d’une étude qui vise à analyser, chez des familles d’immigration récente, la structuration familiale des soins à un proche ayant des incapacités, à saisir les répercussions du contexte migratoire et d’insertion sur cette structuration et, enfin, à cerner les effets de la situation de soins sur l’insertion des membres des familles dans la société d’accueil.
Type d’étude
Cette recherche repose sur un devis d’étude de cas multiples à unités d'analyse imbriquées laissant une large place à l’induction (Yin, 1989). L’étude de cas est particulièrement recommandée quand le contexte ne peut être distingué ou fait partie de l’objet d’étude. Compte tenu de la nature inductive de cette étude de cas, nous nous sommes largement inspirés de l’approche de recherche inductive mise de l’avant par Glaser et Strauss (1967) : l’analyse par théorisation ancrée. Ainsi, la stratégie de recherche est fondée sur la méthode de comparaison constante, sur l’itération entre les différentes étapes de la recherche (cueillette du matériau, codification et conceptualisation, la rédaction des analyses). Dans cette optique de comparaison constante, soulignons que la présente étude reprend plusieurs questions d'une recherche menée précédemment par un des chercheurs du groupe auprès de familles québécoises francophones (Lavoie, 2000), ce qui a permis certaines comparaisons.
La cueillette du matériau a été principalement réalisée à partir d’entretiens semi-dirigés comprenant une dimension biographique. Sans être un récit de vie intégral, les entretiens ont permis néanmoins de saisir la rationalité de l’action de l’acteur qui, selon Schutz (1987), repose sur sa biographie. L’étude de cas et l’entretien semi-dirigé s’avèrent particulièrement appropriés à l’analyse des interactions complexes et de caractère systémique entre plusieurs acteurs familiaux.
Familles immigrantes ciblées et recrutement
Un ensemble de critères ont guidé la sélection des familles pour cette étude. D’abord, la personne ayant des incapacités devait avoir plus de 18 ans. L’incapacité pouvait provenir de problèmes de nature diverse tels qu’une maladie dégénérative, un problème de santé mentale, une déficience intellectuelle ou le grand âge. Au plan de la trajectoire migratoire, la personne ayant des incapacités ou la majorité des membres de la famille devait vivre au Québec depuis moins de 10 ans. Les familles à l’étude devaient provenir de pays non occidentaux, soient essentiellement de l’Amérique latine, de l’Afrique et de l’Asie. Enfin, les familles et les personnes avec incapacités devaient présenter différents statuts migratoires : réfugiés, indépendants et parrainés. Probablement dû à l’origine géographique des familles ciblées (pays du tiers-monde), peu d’immigrants indépendants ont pu être contactés, comme on le constatera ultérieurement.
Un total de 15 familles ont été recrutées auprès de différents types d’organismes. Huit familles ont été recrutées par des organismes communautaires ou religieux, quatre l’ont été par des établissements de santé et de services sociaux (trois CLSC[2] et une clinique externe d’un Centre hospitalier) alors que les trois dernières l’ont été par la technique de la boule de neige.
Comme l’étude porte sur la structuration familiale des soins en contexte d’immigration, nous souhaitions interviewer trois membres de chaque famille, dont la personne handicapée si elle était en mesure de répondre. Neuf des dix-sept personnes handicapées ont ainsi pu être interviewées; une seule a refusé[3]. Nous avons rencontré trois personnes dans cinq familles, deux dans huit autres, et une seule personne dans deux autres familles.
Il est important de noter que cette étude ne prétend pas généraliser à l’ensemble des populations immigrantes ses observations lesquelles reposent sur un nombre limité de familles. Toutefois, par leur hétérogénéité, ces familles constituent des exemples concrets et bien réels de la mosaïque que constituent les familles qui immigrent au Québec, et des défis que pose l’expérience de soin prodigués à un proche avec incapacités.
Description et analyse des entretiens
Lorsqu’une famille acceptait de participer à l’étude, un premier entretien avait lieu avec la personne contact. Cet entretien, d’une durée approximative d’une heure, servait essentiellement à établir le portrait de la famille en termes de composition (nom, âge, lien entre parents), de lieux de résidence, de trajectoire d’immigration des familles (causes ou motifs d’immigration, dates, pays de transit) et d’état de son insertion au plan linguistique, professionnel et social. Le répondant assumait ici un rôle d’informateur clé pour sa famille. Le second entretien, conduit auprès d’un maximum de trois membres par famille, portait quant à lui sur la structuration des soins. Après avoir établi le portrait des incapacités de la personne handicapée, l’entretien abordait les thèmes suivants : l’organisation familiale des soins, les raisons expliquant cette organisation, le recours aux aides extérieures à la famille, la comparaison avec la situation du pays d’origine et les répercussions du soin sur l’insertion linguistique, professionnelle, économique et sociale. La séquence de ces points pouvait évidemment varier d’un entretien à l’autre selon la direction prise par le répondant.
La grande majorité des répondants (22/33) ont été interviewés dans leur langue d’origine, à moins que ceux-ci n’aient été très à l’aise en français ou en anglais. Les entretiens ont été enregistrés et par la suite traduits en français ou en anglais, généralement par la personne qui a mené l’entretien.
L'analyse des entretiens s’est faite en fonction de deux grands axes : une analyse de type monographique (ou intra-cas) et une analyse thématique (ou inter-cas). Au plan de l’analyse intra-cas, les entretiens de la même famille ont d’abord été résumés afin de permettre une bonne compréhension de chacun de ces cas. Ces résumés ont mis en évidence l’homogénéité des discours à l’intérieur d’une même famille, ce qui rendait inutile la comparaison intrafamiliale de ces discours[4].
Trajectoires, statuts et configurations familiales
L’Amérique latine a fourni le plus grand nombre de familles à cette étude. Le tiers des familles recrutées proviennent de cette partie du monde. Quatre d’entre elles sont du Moyen-Orient. Enfin, deux familles sont originaires de chacune de ces trois régions : l’Afrique noire, l’Asie et le Maghreb. Si l’on compare l’origine des répondants à celle des immigrants établis au Québec depuis moins de dix ans et qui proviennent des régions du monde ciblées par cette étude (globalement, les pays du tiers-monde), nous pouvons constater une sous-représentation des immigrants asiatiques et une sur-représentation des immigrants latino-américains (MICC, 2005).
À l’exception de quelques réseaux familiaux où la grande majorité des membres a immigré simultanément au Québec, les autres familles ont pour leur part immigré progressivement. Ainsi, pour la majorité des familles, un membre ou quelques membres se sont d’abord installés ici pour ensuite être rejoints par les autres membres. Par ailleurs, un peu plus de la moitié des premiers membres des familles sous étude ont pu s’établir au Canada grâce au statut de réfugié. Il en a été de même pour les proches qui les ont rejoints. D’autres ont toutefois bénéficié d’un programme spécial facilitant l’immigration de personnes provenant d’un pays marqué par la guerre civile ou d’un permis ministériel. La majorité des membres de ces familles sont donc des réfugiés (tableau 1). Dans le tiers des cas, les premiers membres admis comme « indépendants » ou « réfugiés » ont parrainé leurs proches. Dans ce contexte, le parrainage constitue donc le principal statut migratoire. Enfin, probablement à cause de l’origine des familles, seules trois d’entre elles sont composés de membres dont la moitié ou plus ont été admis comme « immigrants indépendants ».
Le statut des personnes avec incapacités diffère quelque peu de celui de la majorité des membres de leur famille. Quatre personnes seulement ont obtenu un statut d’immigrant indépendant ou de réfugié; pour deux d’entre elles, la maladie s’est déclarée après leur arrivée. Il semble particulièrement difficile pour les personnes âgées d’obtenir un statut de réfugié. Le grand âge serait-il perçu par les services d’immigration comme un « facteur de protection » eu égard au risque de persécution? Pour la grande majorité donc, c’est le parrainage qui a été la voie d’admission au Canada. Soulignons néanmoins que le statut demeure précaire pour certains, comme cette mère âgée et son fils handicapé intellectuel qui n’ont qu’un permis de séjour attribué pour raisons humanitaires et renouvelable aux trois ans. Deux autres personnes handicapées n’ont aucun statut légal en sol canadien.
Ces personnes présentent des incapacités et des problèmes de santé de nature variée. Dans certains cas, elles cumulent même plusieurs types de problèmes. Neuf personnes présentent des incapacités physiques résultant d’une maladie dégénérative (dystrophie musculaire, AVC), de traumatismes (fractures) ou du grand âge. Quatre personnes ont de graves problèmes visuels (cécité pour certaines) et quatre autres ont des problèmes de santé mentale (schizophrénie, dépression majeure récurrente). Deux présentent des déficiences intellectuelles alors qu’une personne était atteinte d’un cancer (cette personne est décédée en cours d’étude).
Les personnes ayant des incapacités se répartissent à peu près également entre les moins et les plus de 60 ans. Les moins de 60 ans (huit personnes) sont généralement soutenus soit par un parent, généralement leur mère, soit par des frères et des soeurs. Les plus de 60 ans (neuf personnes), sauf une exception, sont veufs et sont soutenus par au moins un enfant. Ces personnes peuvent toutefois compter sur des réseaux familiaux fort différents selon les trajectoires migratoires vécues.
En effet, si certaines familles semblent se caractériser par une volonté de reconstitution de la famille élargie dans leur nouveau pays, pour d’autres, la taille très restreinte du réseau ou le faible degré d’interaction laisse voir des réseaux plutôt fragmentés (tableau 2). En fait, nous pouvons lire dans ces configurations trois modèles, trois types dominants.
Un premier type de configuration familiale comptant pour un peu plus du tiers de l’échantillon (6/15) consiste en une reconstitution de la famille élargie. Après quelques années, la totalité de la famille - ou un pan important de celle-ci, soit plus d’une dizaine de membres - s’est installée à Montréal et ses environs. Par exemple, la migration de la famille 8 a débuté avec l’arrivée d’un fils à Montréal en 1982 comme immigrant indépendant. Ce dernier a graduellement parrainé sa mère et ses six frères et soeurs au cours des années 90. Au moment de l’entretien, cette famille comptait trois générations : la mère âgée de 70 ans, ses sept enfants (dont cinq sont mariés) et dix petits-enfants.
Pour d’autres familles (4/15), cette reconstitution familiale s’est plutôt limitée à la famille nucléaire, à laquelle se greffe parfois un ou deux membres de la famille élargie. Après quelques années aux États-Unis, un couple et leur enfant (F10) se sont installés au Canada grâce à l’obtention du statut de réfugié. Au moment de l’étude, ce couple avait deux enfants. La mère de la conjointe, parrainée par celle-ci, s’est installée définitivement chez sa fille en 2000. Cette fille a un frère qui vit à New York. Le réseau familial demeure à ce moment-là plutôt restreint.
Enfin, nous avons pu recenser un troisième modèle où les configurations familiales sont demeurées minimalistes. Ces réseaux familiaux sont ici qualifiés de fragmentés, soit en raison du petit nombre de personnes qui les composent, soit en raison de la faible intensité des liens qui les caractérisent. Deux de ces cinq familles sont d’ailleurs marquées par la monoparentalité ou le divorce, comme cette famille composée d’une femme, de sa fille et de sa mère diabétique, toutes admises comme réfugiées (F4).
Soulignons enfin qu’indépendamment des configurations familiales, toutes les familles rencontrées comptent encore des membres de leur famille élargie vivant à l’extérieur du Québec, soit dans le pays d’origine, soit dans un autre pays. Dans la majorité des cas, les liens avec ces membres sont épisodiques. La fréquence et l’intensité des liens dépendent en partie de l’étendue du réseau présent au Québec. Si la famille élargie s’est pratiquement reconstituée au Québec, les membres vivant ailleurs sont principalement des parents éloignés (cousins, tantes), alors que dans le cas des petits réseaux, ce sont souvent des frères et soeurs qui sont à l’extérieur.
Les statuts migratoires et surtout les configurations familiales plurielles impliquent que les solidarités familiales à l’égard de parents ayant des incapacités se déploient dans des contextes fort différents. On peut penser qu’ils influenceront les normes de solidarité familiale auxquelles les familles se réfèrent et la possibilité qu’ont les familles d’actualiser ces normes.
La solidarité familiale, une valeur omniprésente mais quelque peu sélective
Il est peu surprenant de constater dans la plupart des familles rencontrées un fort sentiment de solidarité et de responsabilité familiale. L’ensemble des écrits sur le sujet en font également état chez les populations dites « occidentales » (Guberman et al., 2006 ; Lowenstein et Ogg, 2003). Comme l’explique cet homme qui aide sa cousine à prendre soin de son fils lourdement handicapé, on se doit d’aider les proches quand ils vivent des problèmes, car on est responsable d’eux :
Bon, de mon côté j’ai une certaine responsabilité face à lui, face à elle aussi. Une partie de ma responsabilité est de lui permettre à elle de sortir un peu avec une amie ou faire des courses, si elle doit sortir il reste seul. Je me suis senti responsable de lui lorsqu’elle était au [pays d’origine] ou quand elle sort 2 ou 3 heures faire des courses. J’aime bien être avec lui pour ne pas qu’il se sente seul, pour qu’il se sente appuyé… J’aime bien avoir ce genre de … je ne sais pas si on peut dire seulement responsabilité mais aussi ce genre de rapprochement de la famille, c’est un soutien inconditionnel. (F5)
Une soeur (F8) présente cette solidarité comme une marque de fraternité, comme un véritable pacte que personne n’osera enfreindre :
… entre nous il y a une fraternité et une solidarité importantes. Nous on se base sur cela, c’est un pacte que personne d’entre nous n’osera enfreindre. Nous resterons accrochés à cette fraternité elle nous lie pour toujours.
Cette responsabilité est encore plus prononcée lorsque la personne handicapée est un enfant, ce que les autres enfants acceptent comme l’indique cette soeur dont le frère est atteint de schizophrénie :
… ma mère tient à le garder à la maison, c’est son fils et elle ne veut pas non plus laisser quelqu’un d’autre s’en occuper. Et d’un autre côté, en plus de ma mère, nous ses frères et soeurs on ne peut le laisser tomber. Personnellement, je crois aussi qu’elle doit penser au bien de son fils, je le lui rappelle fréquemment : son bien est plus important que tout, elle et moi inclusivement.
Toutefois, les membres de la famille engagés dans les soins ont pour la plupart des enfants mineurs à leur charge, particulièrement lorsque la personne dont ils prennent soin est un parent âgé. Se pose alors ce que Lavoie (2000) appelait « la question de l’allégeance » : peut-on négliger les enfants pour prendre soin de parents âgés? Il semble exister dans les familles rencontrées un principe d’allégeance aux descendants : on ne peut négliger les enfants pour prendre soin des ascendants. Ainsi, une mère (F3) refuse de trop solliciter son fils dont les enfants sont adolescents :
Mon fils était prêt à m’aider, mais quand je vois le tourbillon dans lequel il est, c’est difficile. Lui aussi, il doit beaucoup donner. Il a des adolescents, et les adolescents coûtent cher. Ils sont à sa charge.
Deux filles (F9 et F12) nous disent limiter l’aide financière et la présence auprès de leur mère et de leur soeur afin de répondre aux besoins de leurs propres enfants.
À cette allégeance aux descendants s’ajoute l’allégeance au conjoint. En effet, dans quelques familles, l’arrivée d’un conjoint semble de nature à limiter la capacité des filles à prendre soin d’un membre de leur famille. Une femme âgée (F7) était soutenue par sa petite-fille dans son pays d’origine jusqu’à ce que celle-ci se marie et la quitte, ce qui a joué dans sa décision de s’établir à Montréal. Une jeune femme (F8) doit bientôt épouser un homme qui arrive de son pays d’origine. Elle s’inquiète pour sa mère et son frère, car elle n’est pas certaine que son conjoint sera très ouvert à cet engagement important dans le soin de son frère et l’aide à sa mère :
… et puis j’ai mon mari (qui doit arriver du pays d’origine). On ne sait jamais ce qui peut lui arriver lui aussi /…/ si tu lui dis : « Je dois aider ma mère », il te dira : « Pourquoi tu t’es mariée alors si tu veux aider ta mère? À la longue reste donc avec elle! »
On peut penser que ce futur époux, qui arrive de l’extérieur et qui ne connaît que fort peu la famille de cette femme, sera moins réceptif aux besoins de sa belle-famille que s’il la connaissait et la fréquentait depuis quelques années. Sur cette question d’allégeance au conjoint, deux filles (F2) ont indiqué ne pas vouloir se marier afin de poursuivre leur aide à leur frère handicapé intellectuellement et à leurs parents. Une fois de plus, l’arrivée d’un conjoint est perçue comme un frein possible à l’engagement auprès de sa propre famille.
La norme de solidarité et de responsabilité familiale est donc loin d’être univoque. En fait, on est plutôt en présence de normes qui, selon la position familiale du membre présentant certaines formes de dépendance, encourageront ou limiteront l’engagement auprès de ce membre. Dans ce jeu de négociations entre diverses normes, les plus âgés semblent perdants. D’autres contraintes, liées au contexte migratoire, limitent par ailleurs l’effet de ces normes dans l’engagement des familles auprès des membres malades ou avec incapacités.
Les contraintes aux solidarités familiales
Bien que la très grande majorité des personnes rencontrées valorisent grandement la solidarité familiale et qu’elles soulignent l’importance des soins prodigués par les membres de la famille, différents facteurs limitent les possibilités réelles ou la volonté de prendre soin des membres de la famille qui ont des incapacités ou même de leur rendre service. Voici ce qu’une femme âgée qui prend soin de son fils schizophrène (F8), dit de l’aide qu’elle demande et qu’elle reçoit de ses enfants, particulièrement d’un fils :
… d’eux-mêmes oui, c’est très rare que je me fâche, mais je n’exagère jamais, et eux ils savent très bien que leur aide est nécessaire. Ce sont mes enfants, ils sont en quelque sorte responsables de moi, de nous. Mais l’essentiel il n’y a pas d’exagération dans nos relations. Par exemple, mon fils celui qui a cinq enfants, il travaille tout seul il ne gagne pas beaucoup pour les charges qu’il a.
Bien que les enfants de cette femme se sentent responsables d’elle et de leur frère, elle se fait un devoir de ne pas exagérer, notamment en prenant en considération le contexte dans lequel vivent ses enfants : ils ont eux-mêmes des enfants, gagnent peu et doivent travailler puisqu’ils sont parrainés par un frère qui est responsable de leur autonomie économique face à l’État. Outre la priorité accordée aux descendants (« celui qui a cinq enfants »), on retrouve dans ce court témoignage plusieurs des contraintes aux solidarités rencontrées dans les familles ayant participé à cette étude.
La taille et les ressources des familles
En tout premier lieu vient la taille du réseau familial et l’importance de ses ressources. Il a précédemment été indiqué qu’à la suite de la migration, certains réseaux familiaux sont fragmentés, parfois très réduits. Dans certains cas, ils se limitent à une fille et à une petite-fille adolescente, à une mère et son cousin, ou à une soeur et son conjoint. Ces petits réseaux ont une capacité limitée d’offrir des soins. « Prendre soin » repose alors sur les épaules d’une seule personne qui doit en subir les répercussions importantes tant au plan de la vie sociale et professionnelle qu’au plan de la santé. Ainsi, une mère (F5) ne peut faire faire des exercices à son fils car elle a développé des problèmes ostéo-articulaires à la suite des soins qu’elle lui a prodigués. De plus, ces petits réseaux recèlent des ressources limitées. L’absence de reconnaissance des diplômes, la déclassification professionnelle qui en résulte de même que la faible maîtrise de l’anglais ou du français font problème au plan professionnel chez plusieurs des sujets rencontrés. Il en résulte des moyens financiers limités pour assumer le soutien économique requis par les parents sans revenu comme dans le cas de deux familles (F7 et F11). L’achat de certaines fournitures telles que les couches d’incontinence pose des problèmes à une autre famille (F10), sans parler de la location d’un logement adapté à une personne handicapée (F1 et F12). Enfin, plusieurs membres des familles ne parlent que très peu l’anglais ou le français et n’ont qu’une connaissance très limitée des services et de leurs droits. Par conséquent, leur capacité à mobiliser les services professionnels requis par leur proche avec incapacités s’en trouve réduite d’autant.
Le travail et la survie
Les besoins économiques constituent parfois un autre frein important aux solidarités familiales. Dans certains cas, le travail est une nécessité, comme dans cette famille où une femme âgée, qui a obtenu le statut de réfugiée, a parrainé son fils et ses enfants afin qu’ils puissent immigrer au Québec (F6). Cette femme souffre maintenant de problèmes ostéo-articulaires qui l’empêchent de travailler. Son fils et sa femme ne peuvent toutefois cesser de travailler pour prendre soin d’elle car elle serait incapable d’assumer leur subsistance, ce dont elle est responsable :
Alors, compte tenu de mon état de santé, mes enfants m'envoient mes petits-enfants afin qu'ils puissent m'aider, mon fils travaille et sa femme aussi parce que pour nourrir sa famille, s'ils ne travaillent pas, il n'est pas dans le bien-être social et sa femme non plus, ils n'auront pas de quoi nourrir sa famille. C'est pour cela, ils m'envoient leur fille qui a 22 ans pour m'aider, car j'ai le problème de l'arthrose.
La nécessité de travailler varie selon le lien familial et selon le genre. Ainsi, dans six familles, un membre abandonne le travail afin de prendre soin de son proche. Cinq d’entre eux sont des femmes, soit la mère ou la conjointe de la personne qui a des incapacités. Par ailleurs, deux filles abandonnent un emploi à temps plein pour en prendre un à temps partiel ou pour un travail à domicile afin d’accorder plus de temps à leur mère. Le besoin de travailler et de gagner sa vie semble donc avoir un genre, puisque les femmes négocient davantage d’accommodements, sans doute en raison des rôles sexués. Seule exception à cette règle de genre, un fils cadet (F11) a abandonné son travail pour prendre soin de sa mère.
La nécessité d’un apport économique à la famille semble donc s’imposer davantage aux hommes, mais demeure important pour certaines femmes également, comme en fait foi ce témoignage d’une femme à propos de sa soeur malade et du fils de cette dernière (F3) :
Moi j’étais incapable d’aller chez elle. J’ai passé une première nuit avec elle, mais je n’étais pas en mesure avec le travail de pouvoir par exemple y aller chaque jour.
Int.
Tu dis que tu n’avais pas les moyens d’être tout le temps avec elle. Son fils, lui?
Rép.
Non. Non plus parce qu’il travaille. Il travaille très dur et il habite assez loin de chez elle. C’est sûr qu’il va la voir de temps en temps, mais pas plus que ça, parce qu’il travaille énormément. Sa femme aussi travaille. Ils ont une maison. Ils ont des enfants.
Tant pour le fils que pour cette soeur, le travail constitue une contrainte importante au soin apporté à leur proche. Soulignons qu’ils sont tous deux professionnels et qu’ils détiennent une formation universitaire. Par ailleurs, le fils a deux enfants à charge. La présence de ces derniers semble donc renforcer le besoin de travailler, interagissant ainsi avec l’allégeance aux descendants comme inhibiteur de l’engagement dans les soins. On retrouve exactement la même dynamique dans deux autres familles (F9 et F12). Dans la seconde, la fille tient ce discours :
Moi, je ne pouvais pas quitter mon travail, donc c’est une de mes amies, qui est comme de la famille, elle venait à l’hôpital pour accompagner mes parents. …
Il faut le reconnaître, (mes filles) ont aidé dans la mesure où elles pouvaient le faire. Toutes sont aux études et travaillent. L’aînée a déjà son appartement. Elle étudie et travaille. Dès qu’elles avaient un moment libre, elles allaient la voir à l’hôpital ou à l’appartement. Elles faisaient la même chose que quand on était en (pays d’origine), jaser, manger. L’aînée était ici quand la fille de l’organisme X venait faire le ménage et ensuite elle allait à (l’hôpital). Il n’a jamais été question qu’elles abandonnent les études ou le travail pour s’occuper de la grand-mère.
Comme l’indiquaient Finch et Mason (1993) dans leur recherche sur la négociation des responsabilités familiales, il semble que le travail ne constitue pas pour tous les membres de la famille une raison légitime d’échapper aux responsabilités liées aux solidarités familiales. Les différents positionnements aux plans familial (lien, présence d’enfants à charge) et professionnel (statut) impliquent que le travail est plus ou moins considéré comme une obligation prioritaire. Cela dit, les politiques d’immigration pèsent lourdement sur ces « négociations » et ces « marges de manoeuvre » puisqu’elles font en sorte que le besoin de survie transforme le travail en nécessité absolue pour certains.
« Ne pas abuser », « ne pas dépendre » et la recherche d’autonomie
Nous avons précédemment souligné la forte valorisation des solidarités familiales présentes dans les familles rencontrées lors de cette étude. Toutefois, dans quelques familles, cette forte valorisation n’est pas sans s’accompagner de certains bémols. Revenons sur le cas de la famille (F8) dont il a été question plus haut. La soeur de l’homme atteint de schizophrénie parle de la fraternité, du pacte qui lie les membres de la famille. Sa mère considère toutefois que la responsabilité de ses enfants ne doit pas mener à des exagérations de sa part. Elle doit, dans ses demandes (quoiqu’elle en formule très peu, préférant un engagement spontané de ses enfants) tenir compte de leur situation et de leurs responsabilités. Il est donc important pour cette mère de ne pas exagérer, de ne pas abuser des solidarités familiales, d’autant plus que ses enfants, comme elle l’indique, vivent dans une certaine précarité (elle donne l’exemple de son fils). Donc, si la précarité économique des familles immigrantes est de nature à renforcer les solidarités, à les rendre nécessaires, elle oblige également les bénéficiaires à ne pas exagérer leurs demandes. De façon quelque peu paradoxale, elle impose aux membres de la famille un devoir d’autonomie par la même occasion. Aussi, cette mère âgée entrevoit avec un grand soulagement la fin de la période de parrainage qui lui garantira l’autonomie financière dont elle n’a pu bénéficier depuis son arrivée au Canada. On observe ainsi chez cette femme ce désir d’autonomie, au moins sur le plan financier, que peut lui procurer l’État. Toutefois, l’autonomie ne tient pas que de l’injonction, de l’obligation. Pour cette soeur (F8), l’autonomie est une composante fort valorisée de l’identité familiale :
Et encore, je pense qu’elle (sa soeur) est capable de sortir de tout ça. Je l’espère pour elle parce qu’elle est combative, dynamique, autonome, elle n’aime pas du tout dépendre des autres. Je pense qu’on est tous un peu comme ça dans la famille. Même si on a une solidarité, on est très autonome aussi.
La valorisation de l’autonomie a pour corollaire la recherche d’intimité. Dans six des quinze familles rencontrées, les personnes âgées ne vivent pas avec leurs enfants adultes, à la grande satisfaction de tous. On apprécie surtout l’intimité qu’elle procure à chacun. Ainsi, dans la famille 1, une fille nous indique que sa mère âgée et son frère handicapé n’ont plus à subir la vie trépidante et la musique de ses deux fils adolescents depuis qu’ils ont leur propre appartement. Si quelques familles valorisent la cohabitation, notamment la famille 2, pour d’autres, elle semble plutôt s’imposer. Ainsi, dans une famille, la mère âgée souhaite ardemment bénéficier des revenus nécessaires pour déménager de chez son fils avec lequel elle s’entend fort peu (F7). Dans une autre famille (F11), l’AVC qui laisse la mère âgée gravement handicapée l’oblige à quitter son appartement et à déménager chez son fils cadet. Contrairement à ce qu’indiquent les analyses de type culturaliste, non seulement la cohabitation est peu valorisée par les familles rencontrées ici, mais dans plusieurs cas, elle s’explique davantage par la précarité économique, subséquente à la migration, ou par l’incapacité de la personne handicapée à vivre seule.
Les conflits, la distance et le refus d’assumer le fardeau
Les différentes migrations qui se produisent dans une famille au cours des années peuvent également influencer les solidarités et atténuer les liens entre les membres d’une fratrie. Ainsi, dans trois familles (F3, F13 et F15), des soeurs aînées ont quitté le pays d’origine alors que leurs cadettes étaient encore jeunes. Elles se retrouvent au Québec parfois presque par hasard. Dans deux de ces cas, ces soeurs se connaissent somme toute peu et, tout en étant prêtes à se donner des coups de pouce, préfèrent limiter leurs demandes auprès de leurs soeurs respectives, faisant plutôt appel à des amies. Par ailleurs, ces femmes semblent moins enclines à accepter les contrecoups des soins qu’elles pourraient apporter à leurs soeurs, comme en fait foi le témoignage de cette femme (F13) qui, comme les précédentes, a peu connu sa soeur cadette avant qu’elle ne s’installe à Montréal :
Lorsqu’elle a eu son enfant, elle est venue me dire qu’elle voulait se séparer de son mari, elle trouvait qu’il n’était pas assez affectueux, qu’il ne la comprenait pas. Ils ne parlaient pas la même langue, il lui disait des choses et elle ne comprenait pas alors on peut imaginer les complications. Quand elle m’a raconté tout ça je lui ai dit : « Je t’avais avertie de tout ça, maintenant que tu as ton bébé, je ne veux pas que tu viennes te plaindre! », parce que je connais son caractère. Ce n’est pas une personne bien courageuse et je ne voulais pas qu’elle jette son fardeau sur moi. Je lui ai dit : « Prends ta décision toute seule, il y a plein d’endroits ici pour les personnes qui ont des problèmes conjugaux et où tu peux aller demander de l’aide. Je ne veux pas que tu viennes me demander conseil, que tu te sépares et ensuite que tu me dises que c’est de ma faute! Tu dois prendre toi-même cette décision ou demander de l’aide dans un de ces endroits. »
Dans ce cas, la distance a clairement contribué à limiter le sentiment de responsabilité et l’engagement envers la soeur, laissant une place prédominante à une allégeance personnelle et à une allégeance aux enfants : « Moi j’ai fait ma vie, j’ai mes enfants, j’ai ma place… ».
Dans ces trois exemples, la distance affective créée par certaines migrations semble limiter l’assistance ou même la rendre conditionnelle. Sans complètement désolidariser les soeurs, leur engagement est plus mitigé que celui manifesté par des frères et des soeurs d’autres familles (F2 et F8 par exemple). Cela met en lumière le rôle structurant de l’affection dans la définition des obligations envers les membres de la famille. En l’absence d’affection et d’affinité, les solidarités deviennent plus incertaines. Ce rôle marqué de l’affection dans la définition des responsabilités familiales est généralement associé à la modernité et assez peu aux familles immigrantes (Clément et Lavoie, 2001; Clément et al., 2005).
Conclusion : contradictions et incertitudes
Un très grand nombre d’écrits ont analysé les solidarités familiales chez les minorités ethnoculturelles. Ces écrits ont généralement abordé ces solidarités sous un angle culturel (Connell et Gibson, 1997 pour une recension). On a alors utilisé le terme « familialisme » pour saisir les principales caractéristiques de ces solidarités. Le « nous » familial primerait sur le « je » dans l’identité des membres de la famille. On assisterait à une forte valorisation des liens familiaux et la proximité entre les membres, voire leur cohabitation. Les solidarités y seraient particulièrement actives et revêtiraient un caractère prescriptif marqué. Elles y seraient donc non négociables et inconditionnelles. Enfin, les parents âgés, détenteurs du pouvoir, seraient les principaux bénéficiaires de ces solidarités (Johnson, 1995).
Dans le cadre de cette étude, nous avons été à même de constater la vitalité et la valorisation des solidarités familiales chez les familles immigrantes rencontrées, notamment à l’égard des membres de la famille qui ont des incapacités. La quantité de soins et d’aides prodigués tout autant que le grand nombre de personnes parrainées par un enfant ou par un membre de la fratrie en soulignent l’importance. Cette valorisation trouve évidemment écho dans le discours des personnes rencontrées qui nous ont parlé de responsabilité, de soutien inconditionnel et de fraternité pour décrire leur engagement auprès de leurs proches. On peut penser que le contexte migratoire et la présence d’incapacités renforcent ce besoin et ce devoir de solidarité alors que certains membres de la famille vivent un état de précarité. Ce contexte serait donc propice à l’actualisation du familialisme des populations immigrantes.
Toutefois, les dynamiques instaurées par le contexte migratoire nous apparaissent bien plus complexes que la vision quelque peu stéréotypée de ces familles, vision véhiculée dans le savoir commun et reprise par certains professionnels et chercheurs. En fait, la migration nous semble être à l’origine de pressions contradictoires sur les solidarités familiales. S’il y a effectivement un grand besoin de solidarité avec la situation de vulnérabilité, la migration a aussi pour effet de fragiliser les familles et leurs solidarités, notamment à cause de son rôle dans la précarisation des membres de la famille.
Dans le cadre de cette étude, nous avons rencontré plusieurs familles fragmentées, particulièrement chez les personnes réfugiées. Dans ces situations, des membres de la famille sont souvent décédés ou ont disparus dans le pays d’origine; seule une fraction du réseau s’installe alors au Québec. Par ailleurs, les migrations successives des membres d’une famille créeraient des distances entre ceux-ci et réduiraient leur allégeance mutuelle. L’arrivée de nouveaux conjoints, choisis dans le pays d’origine et qui ne connaissent que très peu leur belle-famille, aurait le même effet. La précarité de plusieurs membres de la famille et le risque de dépendance qu’entraîne le parrainage accentue l’obligation de travailler pour assurer sa subsistance sans menacer celle des parrains, ce qui réduit la disponibilité et restreint les ressources permettant de prendre soin d’un proche handicapé. Ce risque de dépendance envers un parrain, lui-même en situation précaire, induit un devoir d’autonomie ou, tout au moins, une obligation de ne pas abuser des solidarités. Les familles immigrantes doivent donc négocier entre différentes injonctions et contraintes; les solidarités en contexte d’immigration récente tiennent donc davantage du bricolage que de la prescription stricte.
Aurait-on tout dit et conclu définitivement en soulignant le caractère idiosyncrasique de ces solidarités bricolées? Cela nous apparaît insuffisant. Il faut se pencher sur certaines contraintes, sur certaines forces et sur certaines lignes de conduite identifiées dans cette analyse. Sans que cela soit aussi marqué que dans les familles québécoises et occidentales (Clément et al., 2005; Clément et Lavoie, 2001; Lavoie, 2000), la place de l’affection, le désir d’intimité et la recherche d’autonomie associée au refus de dépendre de la famille renvoient toutes aux caractéristiques des rapports familiaux dits « post-modernes ». Ces liens s’inscrivent dans une logique de « relation pure » (Giddens, 1991) où ceux-ci s’affranchissent des injonctions liées au statut familial. Les échanges qui sous-tendent ces liens relèvent quant à eux du don « moderne », libre (Godbout, 1992). Le don est dès lors fondé sur l’appréciation de la relation à l’autre, sur l’affection éprouvée. Donner et rendre tient alors de l’obligation que l’on choisi d’assumer à l’égard de l’autre, conciliant ainsi obligation et autonomie (Lavoie, 2000). On retrouve dans le témoignage de certaines familles immigrantes l’émergence de ces forces.
Assisterait-on à une « modernisation » des solidarités imposée par la migration, à une acculturation rapide de certaines familles d’immigration récente ou à un mouvement de « modernisation » des solidarités familiales qui toucherait les pays dits du tiers-monde? Aboderin (2004, 2005) retient la troisième hypothèse. Elle relève en effet une rapide « modernisation » des solidarités familiales à l’égard des parents âgés handicapés en Afrique de l’Ouest, alors que ces solidarités seraient davantage fondées sur les affinités, sur l’appréciation de la relation au parent. Ce mouvement semble bien émerger chez les familles d’immigration récente rencontrées.
Ces observations, que nous ne prétendons pas représentatives de l’ensemble des familles immigrantes, devraient amener à nuancer les attentes à l’égard des familles immigrantes qui ont à prendre soin de proches ayant des incapacités. Non seulement ces familles présentent-elles des contingences dans leur capacité et leur volonté de prendre soin, mais elles ont à assumer des responsabilités de soin multiples. Par ailleurs, les valeurs et les normes de responsabilité auxquelles elles réfèrent peuvent donner diverses directions à leurs pratiques et ne sont pas dépourvues d’un certain « modernisme », qui rendent précisément ces solidarités moins certaines.
Appendices
Notes
-
[1]
Cet article est basé sur un projet de recherche subventionné par le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC).
-
[2]
Centre local de services communautaires
-
[3]
Deux des 15 familles rencontrées comptent deux personnes avec incapacités.
-
[4]
Nous aurions peut-être trouvé des discours contradictoires dans deux familles marquées par une grande distance, sinon des tensions, entre les membres de la fratrie. Toutefois, dans ces deux familles, nous n’avons pu rencontrer qu’une seule personne, l’autre personne ciblée ayant refusé de participer. Ce refus était peut-être motivé par la volonté de ne pas étaler ces divergences au grand jour.
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