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Selon Muxel (1995, 1996), la mémoire familiale circonscrit un ensemble de représentations, d’échanges et de relations portés par des acteurs fixés dans des espaces ou dans des lieux. Cette mémoire familiale, ancrée dans le souvenir de décors, d’images, de sensations peut rester du domaine de l’expérience intime, privée de celui qui se souvient, mais elle peut aussi participer à des dynamiques collectives qui touchent la famille tout entière. Ces souvenirs familiaux reconstruits et remémorés viendront alors renforcer la cohésion du Nous familial, les appartenances individuelles à ce groupe et se transmettre sur plusieurs générations créant parfois une légende familiale et transportant un patrimoine de représentations, d’histoires et de relations. La mémoire familiale joue ainsi un rôle d’articulation et de coconstruction entre l’identité individuelle et l’identité familiale de groupe, mais plus encore, au travers de ses fonctions de transmission, de revivification du passé, de conscientisation d’une trajectoire et d’un temps parcourus, elle ouvre un nouvel espace entre l’individu et le social, entre l’intime, le privé, le collectif et le public.

En effet, la mémoire familiale (Le Wita, 1985), pour se transmettre et pour se dire, s’ancre dans et se réfère constamment à des événements historiques, politiques et sociaux qui dépassent les familles et les individus. Plus encore, le récit de cette mémoire évolue et se réactualise sans cesse, intégrant de nouvelles références sociohistoriques et façonnant ainsi une mémoire collective à l’articulation conjoncturelle des mémoires familiales et de leur expression. Ainsi, dans sa reconstruction temporelle et dans l’intégration des nouveaux repères sociohistoriques et politiques la mémoire familiale sort des murs de la famille non seulement en ce qui concerne son contenu, mais aussi son récit, que celui-ci s’effectue oralement, au travers de supports écrits, avec l’aide d’un praticien ou par d’autres médias dont, de manière privilégiée aujourd’hui, les nouvelles technologies de communication (par exemple Internet). C’est dans cet espace entre individu, famille et social que se dessinent des usages inédits de la mémoire familiale, usages thérapeutiques, sociaux et politiques qui visent le soin des individus, le traitement des familles, la réparation des souffrances et des brisures infligées tant par les familles elles-mêmes que par les contextes sociaux et historiques. Reconstruire l’identité personnelle et sa continuité après des pertes majeures, aider au développement de soi dans des situations d’adversité, retrouver un équilibre lors d’une crise, favoriser la résilience après un traumatisme, redonner du sens à des trajectoires fortement marquées par des événements extérieurs, fournir des ancrages à des parcours de désaffiliation et d’exclusion et, finalement, inscrire le sujet individuel dans l’histoire sociale et collective, tels sont les usages sociaux de réparation portés par la mémoire familiale, et que nous aborderons dans ce texte. Pour ce faire, par le biais d’une revue de littérature, nous dresserons un panorama de ces usages au travers de trois fonctions spécifiques : les usages thérapeutiques de la mémoire familiale, ses usages sociaux et ceux que nous qualifions de sociopolitiques. Pour chacune de ces catégories, à partir de nombreuses illustrations tirées de la pratique sociale ou thérapeutique, de la recherche en sciences sociales et de l’analyse des processus sociaux, nous nous attarderons à définir le type de réparation en jeu et ses acteurs ainsi que les stratégies et processus mobilisés pour y parvenir. Nous réfléchirons aussi sur les enjeux soulevés par cette fonction de la mémoire familiale et aborderons les limites et les effets pervers de ce type d’usage pour conclure par un questionnement d’ensemble sur les frontières entre l’individuel, le familial et le social.

Tout au long de ce texte, nous identifierons des enjeux portant sur la mémoire familiale et ses usages sociaux. Nous soulèverons ainsi des questions sur les processus de construction et d’expression de la mémoire familiale, sur la distribution et les échanges entre mémoire individuelle et mémoire familiale, sur la pondération différenciée des références à l’espace et au temps, sur l’imaginaire familial, les mythes familiaux, le roman familial, la légende familiale, très souvent associés conceptuellement à la mémoire familiale, et sur leur articulation avec la véracité de l’histoire familiale et sociale. Nous réfléchirons aussi sur les liens entre mémoire familiale, histoire familiale et récits de vie, sur l’articulation conceptuelle entre le Nous familial et le sujet et, finalement, sur les espaces de rencontre entre le privé, le public et le politique, portés par la mémoire familiale et ses usages de réparation sociale. .

1. Les usages thérapeutiques de la mémoire familiale : le traitement de la personne et la réparation des traumatismes

Sans parler de mémoire familiale, les psychanalystes freudiens ont été les premiers à aborder l’influence de la famille et de l’histoire familiale sur le développement de la personne. Pour eux, la mémoire familiale est convoquée en séance d’analyse pour faire surgir les sentiments, les traumatismes et les affects refoulés. Dans le domaine de l’enfance, Françoise Dolto (1991) a été une pionnière en ce qui concerne la place donnée à la mémoire familiale pour aider à la réparation du Moi des enfants. Elle a pour cela abordé les notions de secret familial ou de tabou familial qui seraient l’antithèse de la mémoire et qu’il faudrait dévoiler, faire sortir de l’inconscient familial et remonter à la conscience de l’enfant pour lui permettre de guérir de symptômes et de troubles psychologiques, voire psychiatriques, liés à ces secrets si lourds. La pratique thérapeutique vise alors à chercher ces secrets, à les faire surgir à la mémoire de l’enfant, mais aussi à celle des autres membres de la famille, pour décoder le mal-être de l’enfant au travers de brisures refoulées des souvenirs individuels et familiaux. Mémoire familiale et souvenirs de petite enfance sont alors intimement liés et participent d’un même processus de confrontation à un traumatisme passé pour mieux le dépasser.

De manière très pratique et dans une même perspective au Québec, Patricia Garel (1995) explique comment une intervention de crise après une tentative de suicide chez un adolescent peut reposer sur la réminiscence de souvenirs familiaux psychologiquement traumatisants et refoulés par l’enfant. Il est alors intéressant de voir que le traitement de la crise suicidaire est associé à la mise en oeuvre d’un espace transitionnel entre le jeune et ses parents, cet espace permettant avec l’aide de l’équipe thérapeutique de mettre en mots une situation, le plus souvent familiale, incompréhensible, de donner un sens à la situation en la replaçant dans l’histoire du jeune et de sa famille et de permettre ainsi l’émergence d’un sentiment de maîtrise pour le jeune, mais aussi pour ses parents et, finalement, d’ouvrir l’impasse relationnelle « dans laquelle l’enfant et ses parents sont paralysés » (p. 415). La mémoire familiale est ici convoquée dans une situation de crise portée par un membre de la famille, à une période de sa vie, l’adolescence, où il est plus vulnérable, pour à la fois donner du sens et permettre de retrouver du contrôle. Nous verrons que cette fonction normative de la mémoire familiale est une des dimensions importantes dans ses usages thérapeutiques et sociaux de réparation.

On retrouve cette même fonction visant surtout la communication au sein de la famille dans les thérapies familiales systémiques d’obédience psychanalytique (Neuburger, 1986). Là encore, la mémoire familiale est sollicitée pour expliquer des troubles et, davantage, une forme d’aliénation de l’individu au groupe familial. La famille est traitée comme rigide ou enchevêtrée, faisant éclore des dysfonctionnements chez ses membres comme la psychose, l’anorexie ou la toxicomanie. Le thérapeute doit décoder, pour mieux l’éviter, l’imaginaire familial et ce qui est appelé le mythe familial qui enferme la personne dans son symptôme. La mémoire familiale est alors considérée comme une fusion symbolique pathologique dont il faut désintriquer les membres ou encore lorsqu’il s’agit de souvenirs rapportés par les membres de la famille comme le moyen de détruire l’imaginaire familial pour faire resurgir la véracité dysfonctionnelle des comportements et relations. La mémoire familiale, comme mythe à détruire ou comme espace de souvenirs à se remémorer pour mieux s’en émanciper, participe ainsi à la guérison de l’individu par la réparation d’un Soi qui s’individualise et se différencie.

Il s’agit de la même dynamique qui vise la remémoration des souvenirs familiaux traumatisants pour éviter les réminiscences pathologiques et traumatisantes avec les victimes d’inceste (Lapointe, 1990; Van Gijseghem, 1999). Là encore, c’est le thérapeute qui doit accompagner cette mémoire familiale troublante et souvent refoulée dans la réparation d’un Moi mis à mal par ces relations pathologiques. Mais ce thérapeute, avec d’autres professionnels comme les policiers, les travailleurs sociaux ou les juges, joue aussi un rôle dans l’évaluation de l’inceste. En ce sens, la mémoire familiale est ainsi recherchée non pas dans ses mythes et légendes qui incluent secrets de famille et tabous, mais bien dans des souvenirs qu’on veut véridiques et qu’on validera en ce sens éventuellement auprès de divers acteurs. La question des outils visant à faire renaître cette mémoire familiale de l’inceste est alors posée en particulier en ce qui concerne leur validité, les pièges dont ils peuvent être porteurs ou encore leur usage approprié ou non à l’âge de la victime. Les médias de la mémoire familiale sont ici scrutés à la loupe parce qu’ils jouent une fonction d’objectivation et de validation des actes rapportés par les souvenirs. En dehors de l’évaluation des allégations d’inceste, nombre de thérapies individuelles et de groupes visent aussi, souvent dans une approche féministe, à utiliser cette mémoire familiale du traumatisme pour redonner confiance en soi aux victimes, pour les accompagner dans une reprise de contrôle sur elles-mêmes et leur vie et pour les stimuler dans un processus d’autonomisation, voire d’émancipation. Les fonctions de réparation de la mémoire sont ici de l’ordre de la reconstruction du Moi et de son développement après une situation de traumatisme portée aussi par la famille.

Dans toutes ces pratiques, encadrées par des professionnels thérapeutes, on cherche à faire vivre une mémoire familiale souffrante de ruptures, de traumatismes, de pertes pour mieux dépasser l’événement, pour réparer un Moi déchiré, pour retrouver une estime de soi face à des situations où la famille a détruit le Moi ou n’a pas joué son rôle protecteur. La mémoire familiale est alors un vecteur ou encore un déclencheur de traitement, une réparation d’une souffrance et d’un traumatisme individuel. Cette mémoire familiale peut être dite par l’un ou l’autre membre de la famille qui s’allie à la personne en souffrance ou encore peut resurgir dans l’imaginaire de la personne souffrante elle-même, sortir de la zone inconsciente où on l’avait gardée. Pour cela, un soutien psychanalytique ou thérapeutique est indispensable : il faut aussi que la personne puisse gérer cette mémoire familiale troublante, voire traumatisante, et le thérapeute doit l’y aider. Un des enjeux importants ici est celui de la vérité dévoilée par la mémoire familiale. La construction symbolique qu’en fait le sujet ne peut s’effectuer qu’après un dévoilement objectif et factuel. L’inceste et l’évaluation de la réalité de la mémoire qui le dénonce sont au coeur de nombreux débats de société : les aspects mythiques et symboliques de la mémoire familiale peuvent alors représenter des obstacles à cette approche objectivante et un danger dans son expression.

2. Autres usages thérapeutiques : le développement

Pour le développement et l’émancipation identitaire de la personne

Dans d’autres pratiques, elles aussi professionnalisées ou nécessitant à tout le moins la présence d’un tiers permettant l’évocation de la mémoire familiale, on l’utilise non seulement dans le sens du soin, mais aussi dans celui du développement de la personne. Vincent de Gaulejac (1999), au travers de ses écrits sur le roman familial, de l’approche socioclinique qu’il a développée et des pratiques autour du thème « roman familial et trajectoire sociale » qu’il anime, est un des porteurs de ce type d’usage thérapeutique de réparation-développement de la mémoire familiale. Cette fois–ci, elle est associée non seulement aux souvenirs et aux traumatismes, mais aussi à l’émergence d’un roman familial symbolique qui permet à l’individu autonomisation et développement personnel différencié de l’histoire familiale. Plus encore, ces pratiques de construction du roman familial permettent, selon lui, un travail personnel sur la trajectoire sociale des individus créant ainsi une articulation entre histoire individuelle, histoire familiale et histoire collective. Ainsi, pour lui, « L'homme est histoire. L'histoire de chaque individu est emboîtée dans une histoire familiale, elle-même insérée dans une histoire sociale. » À partir des groupes d'implication et de recherche qu'il anime autour du thème « roman familial et trajectoire sociale », il explore la dynamique de construction du sujet face à son histoire, à sa généalogie, aux processus de transmission intergénérationnelle, au poids des déterminations sociales. Il montre alors, effectuant le lien avec les auteurs précédents, comment les phénomènes sociaux et psychiques s'amplifient et s'influencent réciproquement, en particulier autour des secrets de famille, de la haine de classe, de la honte sociale ou de l'envie.

Fournir un ancrage à l’identité individuelle postmoderne

D’une tout autre manière et cette fois sans l’intermédiaire de professionnels, mais avec un support physique, l’engouement actuel pour les recherches généalogiques vient donner un sens nouveau à la mémoire familiale (Delory Momberger, 2002). La fixant au travers d’une chronologie, de liens de filiation et d’acteurs clés, il s’agit de permettre à l’individu postmoderne, relativiste et sorti des grands récits pour entrer de plain-pied dans les petites histoires (Maffesoli, 2004), de retrouver et de consolider un ancrage à son identité personnelle en développement. Delory Momberger, se livrant à un exercice d’écriture de sa propre histoire familiale en utilisant la perspective généalogique explique : c’est « ?u?ne invention de soi dans l’histoire généalogique ?...? Je trouve mon orientation identitaire dans le labyrinthe généalogique en donnant vie avec mes mots aux fantômes qui le hantent. La narration s’élabore à partir d’indices... » (p. 28). On retrouve ici aussi l’idée forte de De Singly sur le développement et la construction du Soi dans les sociétés individualistes (2005). Il y explore les hypothèses selon lesquelles l’individualisme, qu’il voit comme une forme d’humanisme postmoderne, crée les liens sociaux, et ce, par le biais de la famille et du couple en particulier. En ce sens, la mémoire familiale vient donner sens et ancrage à l’identité individuelle, au Soi émancipé justement de la famille.

Transmettre et inventer une identité adaptative, ancrée et solide

De manière très pragmatique, des études auprès de familles immigrantes au Québec et visant à identifier ce que les parents veulent transmettre à leurs enfants (Helly, Vatz Laaroussi et Rachédi, 2001) montrent que soumis à ces mêmes sociétés individualistes et bien que privilégiant les valeurs familiales issues de leurs cultures d’origine et renforcées par leurs parcours migratoires, ces familles issues du Maghreb ou d’Amérique Latine veulent transmettre une histoire familiale qui constituera pour leurs jeunes une forme de mémoire familiale. C’est pour eux le gage du développement d’une identité adaptative, ancrée et solide. La mémoire familiale, porteuse d’images nostalgiques et déformées du pays d’origine et des liens familiaux, de l’ambiance familiale et des personnages quasi mythiques qui la jalonnent représente pour les parents immigrants une forme de « cordon ombilical extensible, élastique » qui offre au jeune l’ancrage à la fois dans les origines et dans l’histoire, mais qui lui permet aussi de s’en éloigner, de faire des aller-retour, de procéder à des transformations et, finalement, qui lui offre la possibilité de produire sa vie aujourd’hui et de se projeter dans l’avenir. S’il ne s’agit pas ici de réparation identitaire au sens propre, il est clairement question de racines identitaires et d’un développement qui sans ces bases souffriraient de carences et de ruptures. Pourrait-on parler de consolidation préventive de l’identité par la mémoire familiale?

Pour établir la sérénité des personnes en fin de vie

Enfin, toujours dans la perspective de la réparation-développement, on peut penser à l’évocation de la mémoire familiale qui est faite, parfois par des professionnels, parfois par des bénévoles, des religieux ou encore par les membres de la famille eux-mêmes, auprès de personnes en fin de vie (Vézina, 1996). La convocation de cette mémoire grâce à l’histoire familiale qu’on se raconte ou qu’on reconstruit avec la personne en fin de vie vise avant tout à lui offrir la sérénité par rapport au passé, au présent et à l’avenir. C’est bien de la dernière phase du développement humain dont il est ici question, celle qui prépare au départ final, à la mort. Et c’est la mémoire familiale, son récit, sa mise en mots, en images, en supports, qui parfois survivra à la personne en fin de vie, qui est sensée être le vecteur de la réparation : réparation des ruptures et des déchirures du passé, réparation des actes commis et des désirs non satisfaits, réparation des trous de la trajectoire et des relations souffrantes. Là encore, cette pratique professionnalisée est issue de processus sociaux dont on a compris l’intérêt pour la personne en fin de vie, mais aussi pour les membres de la famille qui continueront ensuite à porter et à broder cette mémoire familiale en y incluant la personne décédée et ces moments particulièrement forts de la fin de vie.

C’est la perspective humaniste et l’approche développementale et personnaliste qui sont ici prônées. Qu’on pense à la sociologie clinique ou aux approches sociospirituelles tout comme à la compréhension des processus de transmission de l’histoire familiale par les parents immigrants, c’est l’identité individuelle qu’on veut développer, la réhabilitation du sujet qu’on veut promouvoir grâce à un moyen, un vecteur de développement et d’autonomisation, la mémoire familiale. Cette mémoire est alors portée par le sujet qui a la liberté de l’intégrer à son développement sans en être déterminé. Approche relativiste et postmoderne, on conçoit ici la famille dans son sens singulier et informel, on pense aux nouvelles familles de De Singly qui favorisent l’émergence et le développement du Soi. Dans cette perspective, il est parfois difficile de séparer mémoire familiale, histoire familiale et roman familial, les dimensions objective et cognitive de la mémoire étant transcendées par ses composantes affectives et symboliques. Le sens de la mémoire familiale est reconstruit par le sujet qui en nourrit ses racines, son imaginaire et ses projets. Par contre, l’intérêt actuel pour les recherches généalogiques vient dans la même perspective du sujet postmoderne, redonner parfois des dimensions objectives, voire scientifiques, à la mémoire familiale et tracer un passage entre l’approche normative induite par le processus symbolique et l’approche empirique des origines.

3. Les usages sociaux de la mémoire familiale : la promotion de la différence et la lutte contre l’exclusion

D’autres usages sociaux de la mémoire familiale ont une portée moins thérapeutique, son évocation visant alors une réhabilitation de certaines valeurs comme la famille ou la classe sociale d’origine, de certains liens affectifs et sociaux ou encore de groupes sociaux marginalisés, voire exclus. On fait alors la promotion des composantes de la mémoire familiale comme des éléments méconnus socialement, mais dont la visibilité permet de réparer des oublis de l’histoire ou encore de faire sortir d’une zone d’exclusion des familles et des groupes qui y sont envoyés par les normes sociales dominantes. Là encore, des tiers, sociologues, citoyens et militants, sont le plus souvent nécessaires pour rendre accessible cette mémoire familiale, mais aussi pour en permettre la circulation, la visibilité et la promotion dans des groupes et réseaux sociaux qui sortent du contexte exclusivement familial.

La promotion des histoires familiales

Plusieurs projets soutenus au Québec par le Conseil de la famille et de l’enfance, par certaines commissions scolaires, mais aussi par des organismes communautaires comme les Maisons de la famille ou les Maisons des grands-parents visent ainsi à promouvoir des histoires familiales, leur singularité et la diversité des familles. Il s’agit par exemple (Hurtubise et Vatz Laaroussi, 1995) de permettre à des familles de milieux défavorisés de réfléchir en groupes et de manière ludique sur leur histoire familiale, de la reconstituer, de lui donner vie sur des supports diversifiés investis par les uns ou les autres membres de la famille et de créer ainsi un journal de famille donnant accès à une perspective événementielle et chronologique, mais aussi à des lectures subjectives et différentes de ces événements et des liens familiaux. Le travail de groupes de familles permet alors de faire circuler ces histoires de famille et par là même de leur donner légitimité, singularité et unicité. Il s’agit aussi de prendre conscience que la mémoire et l’histoire familiales ne sont pas porteuses que de drames et de ruptures, mais aussi de continuité, de bonheurs et de quotidien.

Lutter contre l’exclusion et favoriser la promotion sociale

D’autres processus sociaux, parfois accompagnés par des professionnels et d’autres fois portés par les familles elles-mêmes, cette fois sans tiers, sont toujours axés sur l’émergence et la visibilisation de la mémoire familiale. Ils visent à valider la promotion sociale des familles tout en assurant la continuité entre les origines et le présent, voire l’avenir. Il en est ainsi pour les familles d’origine ouvrière (Martine Segalen, 1981) ou de milieu rural sorties depuis une ou plusieurs générations de ce contexte dont on tente de faire renaître la mémoire familiale pour retrouver le lien entre un avant et un maintenant fort différents, mais aussi pour légitimer le changement tout en valorisant le passé. Ce sont ces mêmes processus qui sont mis de l’avant avec des familles immigrantes de pays pauvres et anciennement colonisés dans les sociétés occidentales (Catherine Delcroix, 1999). Là encore, il s’agit, et cette fois pour leurs enfants, de redonner sens à l’espace familial passé pour mieux comprendre le présent. Il s’agit aussi de créer une continuité ascendante entre l’avant et le maintenant, entre l’ici et le là-bas.

Plusieurs interventions se déroulant dans les milieux d’alphabétisation, que ce soit auprès de populations analphabètes natives ou immigrantes, tablent d’ailleurs sur la mémoire familiale pour permettre, d’une part, le passage à l’écrit et son apprentissage et, d’autre part, la réhabilitation ou encore la réadaptation des personnes qui s’y engagent. Il est intéressant de saisir que c’est alors le passage par la mémoire familiale qui motive l’apprenant et qui lui permet un apprentissage éminemment social visant à lui permettre de sortir de l’exclusion. Une recherche menée au Québec auprès de personnes dites faibles lectrices (Hurtubise et Vatz Laaroussi, 2006) démontre l’importance de l’histoire familiale et de sa mémoire dans le rapport à l’écrit que mettent de l’avant ces personnes. Leurs écrits consistent le plus souvent en messages envoyés aux membres de la famille à l’occasion d’un anniversaire, d’un décès ou encore dans le quotidien, mais il est notable que ces cartes, messages et supports divers sont souvent précieusement conservés et transportés lors des déménagements et errances divers comme un patrimoine à la fois familial et littéraire. Il n’est donc pas surprenant que cette motivation de conservation et de transmission de la mémoire familiale ressorte comme un élément de motivation et un outil fort pertinent dans les démarches d’alphabétisation de populations exclues (jeunes de la rue, itinérants, chômeurs de longue durée, etc.). Écriture et mémoire familiale se croisent ici dans la réparation sociale de l’exclusion.

Les écrivains sont sans conteste ceux qui usent le plus de ce croisement dans leurs oeuvres, parfois biographiques, parfois romanesques ou poétiques, et qui utilisent la mémoire familiale comme support ou ingrédient de l’imaginaire dans la production de leurs écrits. Les écrivains immigrants (Rachédi, 2004) représentent un cas particulier de ce croisement. C’est en effet souvent par la reviviscence de la mémoire familiale dont ils sont porteurs qu’ils vont dans leurs oeuvres instiller des dimensions du pays d’origine, du parcours migratoire et de leur rapport à la société dans laquelle ils vivent et écrivent. Cette mémoire familiale vient alors donner sens à une forme de témoignage social dont leurs ouvrages sont porteurs, elle permet aussi d’installer l’immigrant, au sens générique, dans un rapport social d’altérité transmis aux lecteurs de ces écrivains. Il s’agit alors en donnant place aux immigrants dans l’imaginaire collectif d’une société, de réparer les trous du tissu social et d’éviter leur exclusion.

Ces écrits ancrés dans les mémoires familiales autant qu’ils en sont porteurs deviennent dès lors, qu’il s’agisse d’oeuvres publiques d’écrivains ou des messages privés de tout citoyen, des héritages à la fois familiaux et sociaux qui jouent une fonction de transmission, de continuité et de réparation des ruptures et exclusions sociales et familiales vécues par les individus. Ainsi, la mémoire familiale dans ses usages sociaux permet une promotion de la diversité, de la différence en même temps que la légitimation des histoires, des statuts et des places sociales. C’est le plus souvent le travail de visibilité de cette mémoire familiale qui en assure la transmission et qui permet la réparation de cassures entre des temps, des espaces et des groupes sociaux. Dans tous ces usages, on note un lien très fort entre histoire familiale, renvoyant parfois à l’imaginaire familial, parfois à des éléments objectifs, et mémoire familiale. Les questions les plus souvent abordées pour ces usages sociaux de la mémoire familiale sont : qui porte et qui transmet la mémoire familiale? Par quel média s’effectuent cette transmission et cette remémoration? L’exemple des écrivains et des pratiques comme le journal de famille montrent bien qu’il peut s’agir de supports privés ou publics, cependant, ils permettent tous une articulation entre l’intime familial et l’espace social en créant ou en consolidant des vecteurs d’inclusion. C’est sans doute pourquoi même si elle est implicite, la question de l’objectivité de la mémoire familiale versus la création d’une légende familiale n’apparaît pas ici comme essentielle.

4. Les usages sociopolitiques de la mémoire familiale : légitimation et réparation sociale

C’est cette même logique qui relie l’individu, la famille et le social que nous retrouvons dans les usages sociopolitiques de la mémoire familiale, qu’il s’agisse de légitimation de choix sociaux ou politiques ou encore de réparation sociale.

La légitimation des statuts sociaux hérités

Si la mémoire familiale permet de réparer les exclusions et les injustices du temps en rendant visibles certains processus de promotion sociale, elle vient aussi légitimer des statuts sociaux et confirmer les assises sociales et politiques d’individus faisant partie des élites ou des groupes sociaux dominants. Il en est ainsi pour les familles bourgeoises et aristocratiques en France qui, grâce à la mémoire familiale transmise et réactualisée dans son récit oral ou écrit, voient leur statut hérité légitimé et plus encore associé à des qualités morales et personnelles plus qu’à des considérations économiques ou politiques (Le Wita, 1985). Il est alors intéressant de voir que cette légitimation s’inscrit non seulement dans la perspective de l’histoire des individus et des familles qui héritent de ces statuts, mais aussi « sur la scène nationale, voire internationale » transformant ainsi l’histoire familiale en « destin public ». La mémoire familiale vient dès lors confirmer l’appartenance sociale au travers de ses acteurs, des dates et événements qui la parsèment, mais aussi au travers des vecteurs que les membres des familles privilégient pour son expression (récits oraux et écrits rendus publics par divers médias comme la télévision, les sites WEB, les ouvrages biographiques, etc.).

La légitimation des choix sociaux et politiques controversés et de l’exil

De manière plus spécifique et en lien avec les flux de migration qui sont la spécificité de la fin du vingtième siècle et du début du suivant, on note que la mémoire familiale vient aussi légitimer des choix sociaux et politiques qui se traduisent par des décisions d’exil, des choix de pays de destination et d’immigration qui font l’objet de controverse (Vatz Laaroussi et Rachédi, 2002; 2006). De manière générale, la mémoire chez les immigrants est vitale. Elle est manifestement mise à contribution à cause, surtout, de l’absence de l’environnement (réseau, structure, etc.) qui la soutenait de manière formelle ou informelle avant l’exil. Ce qui était supposé la garantir, la tenir, la maintenir n’est plus. Le contexte du pays d’origine faisait alliance avec les familles pour oeuvrer dans le sens d’une préservation, et par là même d’une valorisation de la mémoire, garante souvent de l’identité nationale. Cette mémoire, même si elle a été souvent secouée, révisée par les conflits internes au pays (politique, corruption, etc.) se transforme à la faveur des familles immigrantes, de leur identité et de leur intégration au pays d’accueil. Ce processus de développement qui transforme la mémoire générale en mémoire familiale est important, car il aura tendance à embellir, remanier, nuancer, aggraver des événements, des personnages et l’histoire du pays d’origine. Enfin, les rapports internationaux représentent un facteur très important dans les remaniements de cette mémoire, surtout depuis le 11 septembre 2001, pour les familles arabo-musulmanes. Le discours ambiant antiarabe et antimusulman interpelle fortement ces familles qui doivent rendre des comptes à leurs enfants et à la société occidentale d’accueil.

Dans les recherches sur les familles immigrantes, on retrouve de manière transversale trois axes autour desquels se catalyse la mémoire : celui de l’espace-temps, comprenant l’image du pays d’origine, celui des liens familiaux, fondements de la solidarité et de l’amour filial, et, enfin, celui des valeurs morales et personnelles qu’on veut transmettre à ses enfants. Ces trois axes s’appuient sur des processus de reconstruction qui mettent en tension le pays d’origine et le pays d’accueil. Les parents, même s’ils ont vécu des persécutions à cause du régime politique, ont la capacité de discerner entre les dirigeants du gouvernement et le pays en tant que tel. Cette dissociation est claire pour eux et elle permet de conserver une image positive du pays d’origine avec ses traditions, sa culture, sa langue, etc. Ainsi, c’est le cas surtout pour les familles du Maghreb, on souhaite reproduire l’ambiance du pays et la famille reste un espace sécuritaire qu’il faut continuer de préserver. Les parents sont fiers d’avoir maintenu l’unité familiale malgré la guerre, les fuites et tous les déplacements (Vatz-Laaroussi et Rachedi, 2002). La famille est perçue à travers son potentiel d’enracinement, et cette mémoire familiale n’est pas uniquement l’exclusivité des parents, les enfants aussi entre eux maintiennent des dimensions de cette mémoire et ils sont parfois des porteurs de la réciprocité intergénérationnelle.

Ainsi transformé par la mémoire familiale, le choix d’avoir quitté le pays d’origine est transmis aux enfants dans toute son ambiguïté pour légitimer le départ des parents. La mémoire de l’exil devient la porte d’entrée dans le futur de la nouvelle génération à la condition que le départ y soit légitimé par une menace, une contrainte, mais surtout par un projet de vie meilleur. Typique des familles harkies et maghrébines arrivées en France dans les années 1960, peu après la décolonisation de leurs pays d’origine, ce rapport à l’histoire en est un qui vise d’abord à légitimer l’exil. On le retrouve au Québec chez certaines familles libanaises ou irakiennes dont les pays ont été ou sont en situation de domination-dépendance avec l’Amérique au sens large. La première génération de ces immigrants a souvent fait l’impasse sur l’histoire de son départ par peur d’être jugée, par crainte d’être stigmatisée par les uns ou par les autres. L’histoire personnelle, familiale tout comme l’histoire nationale a été tue et souvent perçue comme honteuse. Ce sont les secondes et troisièmes générations de ces familles qui ont alors la tâche et le bénéfice de reconstruire cette histoire au travers d’une mémoire familiale en chantier. Il s’agit d’une réinscription dans l’historicité indispensable à la mise en oeuvre d’une identité tant individuelle que collective. L’histoire est réinventée et s’articule sur quelques éléments majeurs transmis soit à l’intérieur des familles, mais déshistorisés, soit à l’extérieur, dans le quartier, parmi les pairs, à la mosquée, etc. Visant à redonner un ancrage, une spécificité et une valeur à ces jeunes populations, cette histoire en reconstruction repose sur des composantes à la fois typiques et structurelles. Les composantes typiques sont représentées par de grandes figures, des personnages, des héros, de leur pays d’origine que les jeunes découvrent soudainement ou dont les parents ont souvent parlé sans pour autant les rattacher au pays ou à l’histoire d’origine. À ces figures mythiques s’ajoutent, selon leur âge, des personnages scientifiques ou politiques qui deviennent légendaires et entrent subrepticement dans la mémoire familiale avant de faire leur place dans l’histoire reconstruite par ces jeunes. Saïdi (2006) évoque le « ?n?on-lieu de l’histoire de l’immigration » pour décrire le peu de visibilité historique accordée aux immigrants et à leur histoire dans la société française. Il semblerait dès lors que la mémoire familiale soit un lieu qui permette cette visibilité dans un espace alternatif qui n’est ni celui de l’intimité familiale ni celui de l’Histoire scientifique légitimée par les manuels scolaires.

Bien entendu, en reconstruisant leur histoire, ces jeunes accèdent à leur culture d’origine très souvent méconnue d’eux, dévalorisée par leur entourage et, plus encore, « démonisée » par les sociétés d’accueil et leurs médias. Ce travail de reconstruction de l’histoire en est alors un de revalorisation de la culture d’origine qui, par ses caractéristiques mythiques, renvoie à l’histoire monumentale selon Nietzsche (cité par Bibeau, 1995). De même, certains jeunes Irakiens que nous avons rencontrés au Québec nous ont raconté combien il était important pour eux de s’approprier une identité musulmane ancrée dans leur histoire controversée et de la rendre visible, alors que leurs parents, s’ils continuaient à la porter, étaient souvent dans une attitude d’invisibilité volontaire.

La réparation sociale et l’inscription dans l’histoire

Ainsi, la mémoire familiale au travers de ses réinterprétations et reconstructions permet l’inscription dans l’histoire nationale et internationale. Les jeunes Albanais du Kosovo, immigrés en Belgique et au Québec (Vatz Laaroussi et Manço, 2003) effectuent ce même travail psychosocial qui, en situation de séparation avec leur famille et leur pays d’origine, utilisent la mémoire familiale comme base dans laquelle ils instillent des événements et personnages de l’histoire de leur pays pour finalement se reconstruire une identité complexe et complète de sujet historique et social. C’est cette inscription dans l’histoire qui parfois ouvrira sur une réparation sociale lorsque les mémoires familiales se collectivisent, deviennent visibles et se transforment ainsi en une force politique. C’est le cas pour les associations de familles Harkies qui revendiquent une place sociale reconnue en France ou encore, tout dernièrement, pour les anciens combattants des colonies africaines de la France (Saïdi, 2006). Si les mémoires familiales transmettaient depuis longtemps dans l’espace domestique et privé ces souvenirs des héros et de leur engagement pour la France, il a fallu leur passage dans l’espace public, et ce, grâce à un film produit par Jamel Debouz (Indigènes, 2006) qui met en scène et matérialise plusieurs de ces histoires familiales, pour qu’ils acquièrent une reconnaissance sociale se traduisant par une politique et des allocations nouvelles à leur égard.

C’est donc la collectivisation et la politisation des mémoires familiales qui ont amené la réparation sociale. Bancel (cité par Saïdi, 2006) évoque ainsi le travail sur la mémoire pour reconstruire l’Histoire : « C’est travailler d’abord sur la mémoire des gens eux-mêmes pour apprendre, mais aussi pour restituer la dignité historique de cette mémoire » (p. 14). Selon Lenoir (2006), la mémoire politique est instrumentalisée, plus spécifiquement dans le cas des familles de la diaspora arménienne comme instrument de lutte et de pouvoir et comme enjeu symbolique et affectif pour les divers sous-groupes qui s’en revendiquent. Et cette mémoire politique qui remplit ainsi une fonction de réparation sociale, en particulier dans le cas des familles en diaspora, est recomposée et transmise au sein des mémoires familiales qui à la fois l’incorporent et la produisent.

La mémoire familiale comme écran et filtre à une histoire sociale et sociopolitique taboue

Dans d’autres cas, et il s’agit peut être d’une étape dans le processus d’historicisation des mémoires familiales, la mémoire familiale peut jouer le rôle inverse : au lieu de dévoiler l’histoire et d’y inscrire les acteurs, elle se dresse comme un écran, un filtre à une histoire sociale et sociopolitique taboue (Vatz Laaroussi et Rachédi, 2002). C’est actuellement le cas de familles colombiennes dispersées à travers le monde. Dans ce cas, l’histoire nationale est vue comme menaçante parce qu’elle révèle les responsabilités, les trahisons, les atrocités des uns et des autres. La confusion est spécifique de ces pays en guerre, les violences y sont instituées, bien que toujours « emmêlées ». Insensées pour plusieurs de leurs acteurs quotidiens, ces guerres continuent depuis des années. Il s’agit d’histoires chaotiques dans lesquelles la légitimité n’est plus possible. Les Colombiens sont alors très méfiants dans le pays d’accueil et tous les membres de la communauté sont soupçonnés et susceptibles d’être des ennemis potentiels.

La menace et la confusion continuent même à l’étranger. Effectivement, la vie des uns et des autres se joue comme dans un match et les revirements de situation sont très rapides. Par conséquent, l’histoire qu’ils connaissent est taboue, elle ne doit pas trop circuler parce qu’elle peut mettre à mort les proches. On n’en parle pas, on tente de la cacher, sinon elle peut encore se retourner contre eux et tuer, comme elle l’a déjà fait. Et la mémoire familiale transmise aux enfants est vidée de cette histoire taboue. Les Colombiens vont alors vouloir transmettre des valeurs familiales fortes à leurs enfants. Ils prônent l’entraide familiale et l’amour qui deviennent des valeurs protectrices. Ces valeurs vont soutenir la transmission d’une histoire en lien avec la culture, les traditions, la langue, éléments qui viendront amoindrir les « mauvaises choses de la Colombie ». Les Colombiens sont ainsi privés d’historicité, ils mettent en avant, pour compenser ce manque des valeurs culturelles, familiales et parfois religieuses, une forme de mémoire familiale protectrice, réparatrice des folies de l’histoire. Ainsi, la mémoire familiale s’inscrit dans le registre de la transmission tout comme elle est confrontée au poids de l’oubli (Lahlou, 2002), mais plus encore, elle remplit parfois cette fonction d’oubli, au moins pour un temps, pour une génération...

Réparation de l’Histoire et réparation sociale, les usages sociopolitiques de la mémoire familiale ne sont pas sans poser des questions éthiques. En particulier, qui a intérêt à ce que ces mémoires familiales sortent de l’intimité? Par qui sont portés ces processus de collectivisation et de médiatisation des histoires familiales? Pourquoi la mémoire familiale est-elle prônée à un moment de l’histoire, alors qu’on tentera de l’invisibiliser à un autre? Peut-on craindre parfois des manipulations sociopolitiques des mémoires familiales?

5. Autres usages sociopolitiques de la mémoire familiale : de la réparation des crises sociales à la participation citoyenne

C’est sans doute en suivant le modèle de ces processus sociopolitiques qui font passer de la mémoire familiale à l’Histoire et au changement social que des pratiques centrées sur la mémoire familiale et visant la réparation des crises sociales et la participation citoyenne des individus ont vu le jour.

La mémoire familiale comme ancrage collectif de réparation d’une crise sociale

Dans certains cas, la mémoire familiale est utilisée par des intervenants politiques et sociaux comme ancrage collectif de réparation d’une crise sociale, voire d’une crise socioéconomique liée à un secteur d’emploi. Ainsi, les années 1980 ont vu fleurir les travaux sociologiques et les recherches-actions visant à mobiliser les mémoires familiales dans des situations de crises sociales majeures comme la fermeture des mines dans le nord de la France et en Belgique ou encore la fermeture des chantiers navals dans le nord-ouest de la France. Utilisant des supports variés, de préférence médiatisés comme les vidéos ou les enregistrements radiophoniques, mais aussi les journaux et les livres, ces intervenants, en faisant émerger les mémoires familiales de l’intimité où elles étaient cloisonnées, visent avant tout la reconnaissance des sujets qui y ont participé. On cherche aussi à mettre de l’avant les articulations entre le social et le familial extrêmement présentes pour ces secteurs d’emploi, les familles vivant au rythme et sur le territoire du travail. Les mémoires familiales et leur récit redonnent un sens à un épisode qui prend fin et permettent aussi la projection dans l’avenir. Mais plus encore, elles permettent de créer un patrimoine important pour le mouvement des travailleurs tout autant que pour les régions qu’ils avaient investies. Finalement, le partage de ces mémoires familiales peut aussi permettre la recrudescence de la solidarité entre des familles que la fermeture de leur gagne-pain avait le plus souvent isolées et exclues.

Les mémoires familiales et l’historicisation-découpage des territoires

Dans le même ordre d’idée, certaines pratiques sociales et sociologiques visent aujourd’hui à réancrer les mémoires familiales dans une histoire régionale et dans un territoire. Qu’il s’agisse des interventions de récits de vie familiale pratiquées par l’association Moi Migrant (Dalloze, 2006) sur un territoire situé entre la Belgique et le Luxembourg, et qui visent à redessiner les frontières et l’histoire de ce territoire pendant et après les mines, ou qu’on pense à des recherches-interventions de quartier comme celles menées dans le quartier multiethnique et fortement stigmatisé de La Duchère à Lyon (Lahlou, 2002), il s’agit toujours de créer du tissu social à partir des mémoires familiales et même de réparer les trous de ce tissu mis à mal par l’exclusion, la paupérisation ou encore l’isolement.

On prône un processus semblable de partage de l’histoire sur un même territoire par la mise en commun des mémoires familiales dans le type d’approche privilégiée pour l’insertion d’immigrants dans des régions dites homogènes du Québec (Vatz Laaroussi, 2004). Là encore, avec des moyens diversifiés comme le livre, la vidéo et les sites WEB, avec des acteurs eux-mêmes variés comme les jeunes, les élus locaux du développement économique ou municipal, les pères ou les Grands Frères, il s’agit de donner la parole à la mémoire familiale, et ce faisant, de lui ouvrir la porte sur le social. Finalement, c’est le travail de citoyenneté qui est ici visé au travers des appartenances à un quartier ou à une région.

Enfin, une dernière illustration de ces usages sociopolitiques des mémoires familiales pourrait être celle des jumelages entre deux villes de pays différents ou encore des pratiques de codéveloppement entre pays d’origine et pays d’accueil pour des groupes migrants (Manço, 2004). Dans ces deux cas, c’est souvent au travers de l’expression des mémoires familiales relayées par des acteurs du jumelage et du codéveloppement que se créent de nouveaux rapports sociaux internationaux, voire des liens de réparation entre le Nord et le Sud, entre les pays pauvres et les pays riches. Ces mémoires partagées par les acteurs sociaux et servant à l’instauration de nouvelles amitiés pourraient alors réparer des injustices sociales et historiques internationales en redonnant un sens et une consistance aux relations d’altérité.

Pour conclure sur les risques de trop ou mal utiliser la mémoire familiale

Porteuse de sens, d’ancrage, d’identité tout autant que de citoyenneté, la mémoire familiale est mise à l’honneur au travers de ses divers usages sociaux et politiques à l’époque où l’institution familiale vit des transformations majeures, voire, selon certains auteurs, une destruction quasi totale. C’est au moment où la famille semble perdre son sens de lien social privilégié que la mémoire familiale est présentée comme réparatrice du Soi, du tissu social, voire de l’Histoire. La mémoire familiale permettrait ainsi une émancipation de l’institution familiale tout autant qu’elle serait un remède à la morcellisation du social et aux ruptures de l’Histoire. Réinstillant du groupal dans les sociétés individualistes et du subjectif dans l’histoire scientifique objectivée, elle représenterait l’antidote à la déshumanisation de la mondialisation. Le risque de manipulation politique de ces mémoires familiales vient alors avec ces nouveaux usages qui tendent à les visibiliser, à les médiatiser et à les collectiviser, voire à les standardiser. Plus encore, l’effet pervers de ces nouveaux usages, en particulier lorsqu’on tend à les reproduire et à les accompagner professionnellement, pourrait être de donner un caractère institutionnel et normalisé à ces mémoires familiales dont l’essence est justement la singularité, l’espace intime dont elles s’inspirent, l’informel de leur composition et l’appropriation personnelle qu’en font leurs acteurs. C’est dans la zone grise et paradoxale qui relie l’individu et le social qu’elles remplissent ces fonctions de réparations tant de l’individu que du social, et mettre pleins feux sur cet espace clair-obscur pourrait bien avoir pour effet de leur faire perdre leur magie…