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Depuis près de 40 ans, le couple se transforme et sa nature se modifie : fragilité, précarité et instabilité reliées au déclin du mariage, à la montée du divorce et de l’union libre, aux nouvelles formes de cohabitation, et attribuées aux tendances individualistes, aux modifications des rapports de genre et du cycle conjugal ou bien encore à l’effritement des référents moraux et symboliques. Pourtant, l’idéal de fidélité et de permanence demeure fortement présent, comme en témoignent les enquêtes auprès des jeunes au sujet de leurs projets personnels et familiaux (Pronovost et Royer, 2003). Qu’en est-il de la conjugalité contemporaine dans les sociétés de la postmodernité?

Diversité des familles – variabilité du couple

Les sciences humaines des dernières décennies ont amplement démontré la diversité des familles contemporaines (Demo et al., 2000; Acock et al., 1994). Dans les médias comme dans les écrits savants, on a davantage parlé des « familles » que de « la famille ». Et même si on a souvent posé le diagnostic d’une « crise de la famille » (Sullerot, 2000), de toute évidence, c’est par les transformations du mariage et du couple (Dandurand 1991, Théry, 1993) qu’ont commencé, à la fin des années 60, les mutations de la vie familiale. À l’instar de la diversité des familles, des études récentes – bien qu’encore rares aux dires de Kaufmann (2006) – ont par la suite nettement démontré la variabilité des profils contemporains du couple.

Les travaux des sociologues de la famille et d’autres chercheurs en sciences humaines permettent ainsi de constater que là ou traditionnellement la loi et la religion balisaient les rôles des hommes et des femmes au sein de la famille, on retrouve maintenant un jeu beaucoup plus complexe de comportements, de valeurs et de normes qui permettent de comprendre ce qui définit aujourd’hui le couple. Désormais, le couple se conjugue donc au pluriel : il est marié ou en union libre, il est hétérosexuel ou de même sexe, il est parental quand il survit au couple séparé, parfois remarié, après le divorce, et alors souvent en recomposition familiale, etc. Puisqu’il ne correspond plus à une forme unique, il devient plus difficile, à première vue, d’en saisir la logique. Pour les sociologues, le couple est longtemps apparu comme une institution socialement construite, que ce soit d’un point de vue légal (code juridique, droit de la famille), économique (statut social, reproduction des classes) ou idéologique (la religion, le patriarcat). La grande diversité des couples contemporains remet en cause ces analyses traditionnelles sans les faire entièrement disparaître. Depuis les années 70, on s’est interrogé sur l’émergence et la nature de ces transformations du couple, qui ont donné lieu à l’apparition d’une telle hétérogénéité.

Il importe d’abord de rappeler un premier constat. On observe, dans plusieurs sociétés qui ont accédé à la modernité, un double mouvement d’autonomisation : par rapport à l’État et par rapport à la parenté (Singly et Schultheis 1991; Singly, 1993). Au dernier tiers du XXe siècle, l’État ne fait plus la promotion d’une forme prédominante de couple, celui du mari et de l’épouse unis par contrat pour la vie. Pour l’application d’un ensemble de politiques et de services, la reconnaissance des conjoints de fait tend à atténuer les distinctions entre couple marié et couple non marié. Plus récemment, cette reconnaissance s’étend à des formes de couples atypiques (conjoints de même sexe)[1]. Ce mouvement d’autonomisation s’était déjà manifesté auparavant dans les relations du couple avec la famille élargie, dont le rôle dans la sélection du conjoint s’était fortement amoindri, ayant moins d’influence sur la trajectoire professionnelle, les choix résidentiels et de vie du couple (Houle et Hurtubise, 1991). Chez les jeunes, ce n’est pas la cohabitation ou le contrat qui fonde l’union, mais pour une majorité d’entre eux, le fait de partager des idées et des sentiments (Bawin, 2006). Cette autonomisation face à l’État et à la parenté s’accompagne de l’émergence d’un modèle de couple où les aspirations individuelles et le bien-être personnel prennent beaucoup plus d’importance.

La promotion du développement de soi et de l’épanouissement des individus de même que le primat de l’affectif sur l’institution sont autant de valeurs qui permettent de comprendre les enjeux vécus au sein du couple contemporain où l’identité conjugale se colle aux identités individuelles. Cette injonction du « libres ensemble » qui affirme la primauté de l’individu sur le collectif et vise à « être deux sans se confondre » constitue, pour de Singly (2000), l’une des conditions centrales du projet actuel du couple. Lorsque cette dynamique, qui permet à chacun des partenaires d’être soi (Singly, 1996), ne réussit plus à répondre aux aspirations de chacun, le couple se fragilise, les conflits sont susceptibles de s’accroître et le couple risque de disparaitre. Cette normativité du couple, en harmonie avec les caractéristiques des sociétés de la deuxième modernité, présenterait une explication de la très grande diversité des couples actuels, tant du point de vue de leur mode de fonctionnement, de leurs idéaux que des dynamiques dont ils font preuve.

Qu’advient-il dans ce contexte des règles sociales de l’homogamie et du gradient conjugal? Mises à jour par les démographes et les sociologues, ces règles permettent de constater que derrière l’idéal romantique et amoureux se cache une reproduction des catégories sociales et des inégalités de genre. Les enquêtes plus récentes (Bozon et Héran, 2006) confirment l’hypothèse de l’injonction individualiste, puisque ce seraient davantage les caractéristiques personnelles qui entrent en jeu dans le choix d’un conjoint, notamment par l’entremise des préférences et des qualités recherchées : les hommes valorisent les compétences relationnelles de la femme, alors que les femmes recherchent les capacités d’engagement et de sérieux professionnel chez l’homme. Le même constat peut être fait à propos des enquêtes sur la satisfaction conjugale qui tendent à identifier les conditions de réussite du mariage qui reposent sur une attitude d’ouverture et d’écoute à l’égard du conjoint par la coopération, la collaboration ou encore la coordination des actions (Bradbury et al., 2000)

Les sources des changements de la conjugalité contemporaine sont abordées par Irène Théry dans une autre perspective, soit celle de la transformation des cadres juridiques qui définissent et régulent la vie familiale. Tout en rappelant que la parenté est écartée du droit moderne quand le mariage civil en France est fondé sur le libre choix du conjoint, Théry souligne un « paradoxe initial de la modernité » : le fait que les sociétés démocratiques, tout en rejetant pour elles-mêmes le principe holiste/hiérarchique, ont maintenu un principe holiste dans l’organisation de la famille en retenant, du Code Napoléon, la puissance maritale et l’autorité paternelle. Selon elle, c’est la contestation de ce principe, par les revendications féministes de l’égalité des hommes et des femmes, à la fin des années 60 en Occident, qui est au coeur des transformations de la famille (Théry, 2005 : 389) et au centre de l’émergence d’un autre modèle de couple, plus instable, le « couple duo ». Ce dernier est ainsi défini : non pas en termes « de deux ne fait qu’un » (principe holiste) mais en termes « de un et un, fait deux » (principe individualiste) (Théry, 2005 : 392).

Outre les ajustements du droit de la famille dans plusieurs pays occidentaux, il importe de préciser que, notamment sous la pression des mouvements féministes, l’accès des femmes à la contraception et à l’IVG, à l’éducation supérieure et au marché du travail sont autant de facteurs qui ont favorisé l’égalité des sexes et, de façon corollaire, les changements de la conjugalité (Dandurand, 1991). Il va sans dire, toutefois, que même chez des conjoints « libres ensemble » ou au sein d’un « couple duo », cette égalité n’est pas encore un acquis des sociétés contemporaines. Plusieurs enquêtes montrent que la répartition du travail et des ressources, au sein d’une bonne partie des couples, n’est pas encore vraiment équitable (Barrère-Maurisson, 2003; Belleau et al., 2008). Et on le verra dans ce numéro, l’articulation famille/emploi en demeure un enjeu important (Tremblay, 2005).

Si plusieurs chercheurs s’intéressent aux explications de l’émergence et des transformations du couple contemporain, d’autres se sont préoccupés d’explorer plus à fond la variabilité de ces couples et d’en présenter les diverses facettes. Selon certaines de ces études, l’hypothèse, présentée par quelques auteurs, selon laquelle la modernité se traduit par une homogénéisation des types de couple pour l’ensemble des milieux sociaux mérite ici d’être nuancée. Jean Kellerhals, qui avait été un pionnier des études sur le mariage en territoire francophone (1982), revient sur la question de la conjugalité avec une autre recherche et une autre équipe, au tournant des années 2000. Selon Kellerhals et al., (2004), les couples se distinguent par une adhésion différentielle à l’idéal d’autonomie (qui serait moins présent en milieu populaire), par une pluralité de formes de partage de l’organisation domestique et des types d’ouverture sur l’extérieur. Bastion, Cocon, Association, Compagnonnage et Parallèle sont des styles de couple qui permettent de rendre compte de la diversité des interactions familiales influencées par le milieu de proximité et l’ancrage socioéconomique du couple. L’idéal d’autonomie ne jouerait donc pas de la même manière dans tous les milieux et donnerait lieu à des appropriations variables, ce qui permet d’enrichir les lectures psychologiques des conflits qui tendent souvent à mettre au second plan l’influence des contextes sociaux.

Une autre forme de diversité a été abondamment décrite dans les travaux sur les couples interculturels, que ce soit au sujet des couples mixtes ou des caractéristiques particulières des rituels et de la conjugalité dans certaines cultures (Mc Adoo et al, 2005). Pour ces auteures, la compréhension de la diversité culturelle des couples nécessite le développement d’approches théoriques et méthodologiques qui favorisent une appréhension plus juste de la spécificité de ces couples en dépassant une lecture réductrice et trop homogène de leurs carences et de leurs difficultés.

C’est par l’examen du « cycle conjugal » que Jean-Claude Kaufmann aborde la diversité des couples contemporains. Il postule que « les données transversales minimisent le rôle du couple » (1993 : 45). C’est pourquoi il adopte, « au contraire, un point de vue dynamique, en suivant le cheminement biographique du couple » (ibid.). Selon lui, « il n’y a pas multiplication des modèles; il y a changement de mode de construction conjugale » (1993 : 45), impliquant des séquences de vie hors couple et des séquences de vie conjugale précaire. C’est donc en référence au temps biographique que Kaufmann, sous l’angle d’un processus, examine la formation du couple contemporain qui, dans la société postmoderne, a de moins en moins à voir avec l’entrée en couple par un rituel institutionnalisé comme le mariage. La vie à deux commence à la première rencontre (1993 : 60) et débute par une cohabitation qui ne comporte pas une véritable « intégration ménagère », notamment en ce qui a trait au linge (1992). Ce sont des « quasi couples » qui ne formulent aucun engagement et qui, petit à petit, développent un fonctionnement commun, objet de négociations et de nombreux ajustements. Ces unions sont fragiles et se déroulent en trois temps au sein d’un réseau social restreint où l’existence du couple n’est parfois connue que des partenaires : le temps des découvertes, le temps de l’incertitude et le temps du confort (Kaufmann, 1992, 1993).

Multiple et complexe tel qu’analysé sous le regard savant, le couple contemporain se présente avec une diversité de facettes et d’angles d’approche. Dans ce numéro, nous avons choisi d’aborder le couple sous l’un des angles reliés au temps, celui des transitions de la vie conjugale.

La transition : un concept pour saisir les processus de changement et d’adaptation

La notion de transition en sciences humaines fait toujours référence au déroulement du temps et, par conséquent, au changement et même à l’évolution. Elle désigne généralement le passage d’un état à un autre qui s’accompagne d’une redéfinition des manières d’être ou de faire. Plusieurs disciplines se sont reportées à la notion de transition, ajoutant chacune un apport spécifique à sa définition générale.

En démographie, la notion est largement utilisée au sens d’une transformation brusque et importante des modes de constitution des populations. Dans un ouvrage sur la démographie québécoise du XXe siècle, Piché et Le Bourdais (2003) reprennent une définition de la transition souvent énoncée : « le passage d’un modèle de fécondité et de mortalité élevées à un modèle de fécondité et de mortalité faibles » (Mertens, 1995 cité par Piché et Le Bourdais, 2003 : 8). Cette acception large est examinée selon cinq transitions reliées les unes aux autres : outre celles de la fécondité et de la mortalité, les transitions migratoires, des âges et de la population active permettent de saisir les changements majeurs des processus de reproduction sociale des populations.

Des démographes et des sociologues quantitativistes ont développé, ces dernières décennies, des études de population qui s’intéressent aux parcours de vie (life course) et aux transitions. Certaines transitions de la vie familiale, l’entrée en mariage, en parentalité ou la perte d’un enfant, ont été examinées en comparant des données statistiques à travers le temps ou en comparant différentes sociétés. On a ainsi pu identifier des transformations majeures des événements susceptibles de caractériser la vie des familles. Par exemple, la possibilité, pour les parents américains, qu’advienne la mort d’un enfant en bas âge était, au début du XXe siècle, de 62 %, alors qu’en 1980, elle n’était plus que de 4 % (Uhlenberg, 1980 cité par Georges, 1993 : 360). Par ailleurs, l’examen d’un ensemble de transitions de la vie adulte a permis à Andrew Cherlin de se prononcer sur la prédictibilité des transitions qui entourent l’accès à la conjugalité et à la parentalité :

Transitions that are now less predictable are concentrated in early adulthood. The timing of marriage and parenthood exhibit greater variability among younger than older cohorts.

Cherlin, 1988 cité par George, 1993 : 360

La notion de transition est très présente chez les psychologues, lespsychosociologues de la famille et les travailleurs sociaux, surtout en Amérique du Nord. La plupart du temps, elle s’applique aux changements qui perturbent les étapes et les séquences « normales » (au sens de conformes aux normes reçues) de la vie familiale. Dans un article où ils tentent de reconstituer « l’évolution théorique et empirique du concept de transition », Beaudoin et al. (1997) constatent que ce concept a d’abord été utilisé dans les théories du développement concernant l’enfant et la famille. Dans les théories de Piaget sur le développement de l’intelligence, la transition est définie comme « le passage d’un stade à un autre » qui correspond à une étape où les processus cognitifs et moraux mobilisés sont chaque fois plus complexes. La notion de « transition familiale » est apparue au milieu du siècle autour des théories du développement de la famille qui mettent de l’avant une vision normative du développement familial associée à des phases relativement standardisées. Cette notion s’est alors accompagnée de celle de « cycle de la vie familiale », basée sur l’existence de transitions et de stades placés en séquences plutôt stables (Mattessich et Hill, 1987). La transition familiale ainsi définie sera contestée devant l’observation des mutations conjugales et familiales des dernières décennies en Occident parce qu’elle ne rend pas suffisamment compte de la diversité des formes familiales.

Aujourd’hui, dans la plupart des readers nord-américains sur la famille, la notion de transition demeure ce qu’on peut appeler un « matériau » privilégié dans l’examen de l’instabilité familiale, en particulier autour du divorce. Beaudoin et al. (1997) vont dans le même sens. Au terme de leurs « réflexions critiques autour du concept de transition familiale », ces auteurs retiennent une définition large de la notion de transition qui, sans rejeter les acquis en termes de développement familial, insiste sur l’importance de prendre en compte le contexte sociétal des problèmes rencontrés. Cette définition apparaît particulièrement opérationnelle pour l’intervention qui vise le rétablissement du fonctionnement social des parents et des familles :

Une transition familiale est un processus de changement qui s’inscrit dans une période de temps et qui est caractérisée par la recherche d’une nouvelle organisation fonctionnelle. Cette façon de concevoir les transitions apporte un éclairage nouveau sur la compréhension d’événements tels la séparation conjugale et le placement d’enfant en milieu d’accueil. [...] Ces événements [...] apparaissent comme des moments dynamiques qui nécessitent d’être mis en contexte plutôt que comme des problèmes stigmatisant les familles.

Beaudoin et al., 1997 : 65

La notion de « transition de vie » (life transition) a, depuis les années 70, trouvé une niche nouvelle en sociologie des parcours de vie. Selon Linda George (1993), l’étude des transitions dans une perspective de parcours de vie (life course), émerge pendant les années 70 avec la parution de l’ouvrage pionnier de Glen Elder, Children of the Great Depression. Selon Elder, le parcours de vie « reflète la rencontre des facteurs sociaux et historiques avec la biographie personnelle »[2] (Elder, 1985 cité par Georges, 1992 : 358). Il importe de préciser que parcours de vie s’oppose ici à cycle de vie (life cycle) et à tranches de vie (life span) dont les caractéristiques sont « étroitement reliées à l’âge et largement invariantes à travers le temps et l’espace »[3] (George, 1993 : 358). Ainsi la variabilité des données observées, en termes de temps et d’espace (complexité des trajectoires familiales contemporaines et présence accrue des études comparatives) impose un réalignement des concepts. C’est ce que Linda George désigne comme « le défi de l’hétérogénéité », tel qu’évoqué dans la première partie de cette introduction.

Pour Elder (1985), les notions de transition et de trajectoire sont largement associées aux études sur le parcours de vie. Transition « fait référence aux changements de statut qui sont modestes et limités en termes de durée »[4], alors que trajectoire de vie s’applique à des « modèles de stabilité et de changement à long terme, qui incluent des transitions multiples »[5] (Elder, 1985 cité par George, 1993 : 358).

Les études sur le parcours de vie et ses transitions exigent des approches méthodologiques et des concepts susceptibles de permettre de saisir le mouvement et le changement : méthodes quantitatives longitudinales, méthodes qualitatives du type récit de vie, traitement de l’objet d’étude en termes de processus plutôt que de structure.

Linda George recense deux unités d’analyse se rattachant à l’étude des transitions de vie. Il y a d’abord celles qui portent sur les populations, dont il a été question précédemment, à l’examen des travaux historiques et comparatifs des démographes et sociologues quantitatifs. Les analyses qui portent sur les individus, quant à elles, s’appliquent mieux au cadre du présent numéro. Elles se rapportent à l’effet des transitions sur les parcours de vie. Quand ces transitions sont de l’ordre du sociohistorique ou du macrosocial (les études sur la Grande Dépression, la Deuxième Guerre mondiale, le mouvement des droits civils aux États-Unis), c’est l’impact de ces événements sur les individus les ayant vécus qui est examiné. Les articles du présent numéro qui font référence à certaines transformations macrosociales du XXe siècle (mouvement des femmes, mouvement gai ou même individualisme contemporain) participent, en partie seulement, de ce courant d’analyse. Quand les transitions examinées sont de l’ordre de la vie personnelle ou familiale (microsocial), l’analyse peut s’inspirer d’événements issus du macrosocial, mais l’accent est surtout mis sur des événements antérieurs ou connexes à l’histoire de vie (par exemple, les traumatismes de l’enfance, l’histoire du couple ou celle de son entourage, les trajectoires professionnelles ou scolaires). Certains articles de ce numéro adoptent ce mode d’analyse.

Pour une analyse des transitions de la vie conjugale

L’objectif de ce numéro est de saisir les transitions de la vie conjugale comme des moments d’analyse privilégiés pour mieux comprendre la diversité des formes de couples et pour dégager, au-delà de cette diversité, leur spécificité. Ces scènes de transition de la vie conjugale méritent d’être explorées afin de jeter un regard sur les couples d’aujourd’hui, pour saisir à la fois les bricolages qu’ils développent dans des situations inusitées et la manière dont ils sont le produit de dynamiques sociales et de contextes culturels donnés.

Les articles qui constituent ce numéro portent sur des thématiques qui traversent les temps de la vie adulte autour du lien conjugal : l’installation en couple, le mariage, la vie avant les enfants, la première naissance, la vie commune de la maturité (la croissance des enfants, l’usage de l’argent du ménage, l’implication des femmes dans la vie publique), la décohabitation des enfants, la vieillesse et la fin de vie. Ces articles, en provenance surtout de sociologues, portent sur trois sociétés, la France, la Suisse et le Québec. Leurs méthodologies font appel à des approches qualitatives à l’exception de l’étude de Pollien, Widmer, Le Goff et Giudici construite à partir d’un échantillon représentatif et longitudinal de couples suisses. Bref, ces textes mettent en évidence l’hétérogénéité des couples contemporains et l’influence du contexte sociohistorique sur leur vie.

Sur le sens et le rituel du mariage, Florence Maillochon s’intéresse à la transition historique du mariage-institution vers le mariage-cérémonie-« choisie »-par-le-couple. Pour ceux qui se marient, l’importance que prennent les noces dans la France contemporaine est illustrée par les récits de couples qui insistent sur la préparation d’une fête qui est à l’image des conjoints, de leur histoire et de leurs valeurs. Paradoxalement, le repli de la vie conjugale sur le couple qui la choisit ne signifie pas une disparition du rituel du mariage. Si ce rituel est ouvert sur les réseaux des conjoints et sur la communauté, il n’en demeure pas moins fortement individualisé, puisqu’on choisira les modalités de son déroulement et même la signification qu’il prendra dans l’histoire des personnes.

Face à la transition vers la visibilité sociale accrue de l’homosexualité, l’article de Céline Costachereire examine les formes d’installation et de parcours de la conjugalité lesbienne, tout en les situant dans le contexte de la famille élargie et de la communauté lesbienne. L’analyse montre comment le mode de conjugalité correspond à une phase du processus d’acceptation et de socialisation du mode de vie lesbien dans la France d’aujourd’hui, qui conjugue le caractère atypique de la situation de ces couples et les aspects communs de l’expérience de la parentalité.

Sous l’éclairage d’une montée de l’individualisme et de la quête d’égalité des femmes, Caroline Henchoz fait ressortir le « rôle de l’indépendance financière dans la construction du lien conjugal contemporain ». Concernant l’usage de l’argent dans le couple, les transitions s’observent d’une génération à l’autre, en l’espace d’un demi-siècle suisse où les pratiques de gestion du budget et de planification financière participent d’une redéfinition de la place de chacun dans le couple.

C’est dans le contexte de cette transition graduelle de l’entrée des femmes dans la sphère publique que Yannick Le Quentrec s’intéresse aux changements qu’apporte le militantisme politique et syndical des femmes dans la vie de couples français. Lorsque l’engagement social est le lot des femmes, les répercussions sur le couple se traduisent par une redéfinition du travail domestique, du partage des espaces de chacun et d’une vision différente du masculin et du féminin. La transformation des rapports de genre dans le couple est constamment reliée aux changements de ces mêmes rapports de genre sur le plan sociétal.

Diverses transitions familiales (de la mise en couple à la retraite) qui traversent la vie de couples et parents suisses sont examinées par Alexandre Pollien, Éric Widmer, Jean-Marie Le Goff et Francesco Giudici dans leur impact sur la stabilité et la qualité de vie conjugale. À travers plusieurs phases de la vie familiale, les auteurs tentent de cerner, chez les couples qui présentent des problèmes, le processus de dégradation de la vie conjugale.

Avec une autre perspective, Denise Lemieux s’intéresse à une seule transition familiale, celle de la naissance du premier enfant, qui constitue pour des couples québécois d’aujourd’hui, leur entrée dans la parentalité. Si l’article fait référence à certains changements sociétaux (en particulier à l’articulation famille/emploi), l’analyse se concentre sur l’impact de cette première naissance sur les relations conjugales à la lumière du cheminement de chaque couple depuis son entrée dans la vie à deux.

Une autre transition conjugale, à la fin du parcours de vie, fait l’objet d’un article de Jean-Pierre Lavoie. Dans le contexte du Québec contemporain, la maladie grave de la conjointe ou du conjoint du couple vieillissant interpelle en premier lieu l’autre conjoint et exige d’elle ou de lui du travail et des soins, ce qui a forcément des effets sur la vie conjugale. L’analyse privilégie l’angle des enjeux identitaires et montre que le conjoint s’investit dans le soin comme aucun autre membre de la famille ne le fait.

Comme l’illustre l’ensemble des contributions à ce numéro, le couple est donc traversé par des enjeux et des dynamiques qui caractérisent les sociétés actuelles. Il s’agit d’une structure familiale en constante transformation tant d’un point de vue culturel et social qu’en ce qui a trait à l’expérience et aux trajectoires des individus qui se lient pour vivre ensemble. La prise en compte de la temporalité du couple est un enjeu central, puisqu’elle permet d’appréhender les mécanismes de transformation et de redéfinition des couples dans ce qu’ils ont de singulier, mais aussi dans leur nature sociale.

George (1993 : 365-370) identifie trois enjeuxépistémologiques que le développement d’une sociologie des parcours de vie et de ses transitions permet de soulever : la reconnaissance de l’hétérogénéité des transitions et des séquences de vie qui varient selon l’histoire et l’espace social; l’identification des mécanismes par lesquels le contexte sociohistorique influence les vies humaines; enfin, l’intégration dans l’analyse des modèles macro et microsocial. L’étude des transitions conjugales permet de faire un pas de côté et favorise un regard qui a un double avantage. Celui de rendre compte des tendances communes dans leur diversité et de penser une articulation dynamique du familial et du collectif.