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Introduction

Jusqu’à un passé récent, la famille prenait appui sur l’institution du mariage, institution reposant sur une relation conjugale stable et indissoluble. Les bouleversements sociodémographiques des dernières décennies ont conduit les chercheurs des sciences humaines à réfléchir sur l’institution familiale et plus encore à son avenir. Constatant le nombre élevé de ruptures conjugales mais aussi la popularité des unions de fait comme mode de vie conjugale définitif, les plus pessimistes ont parlé de « crise » de la famille, et certains sont allés jusqu’à anticiper la mort éminente de cette institution sociale. Au Québec, dans le sillage de l’élaboration de la première politique familiale québécoise dans les années 80, les débats se sont orientés notamment autour de la définition de la famille afin de prendre acte des nombreuses transformations qu’elle avait connues. Tentant de trouver le dénominateur commun à toutes les nouvelles formes d’unités familiales, plusieurs se sont arrêtés à une définition de la famille basée sur la relation parent-enfant (Belleau, 1993).

Aujourd’hui, c’est plus spécifiquement la question de la désignation du parent qui retient notre attention. Cette question devient centrale, non seulement pour définir les politiques sociales, les droits et devoirs de chacun, mais aussi pour comprendre la spécificité des familles d’aujourd’hui. De nombreuses questions viennent à l’esprit lorsqu’il s’agit d’identifier le parent. Ainsi, un parent est-il celui ou celle dont l’enfant porte le nom? Est-ce celui ou celle dont l’enfant hérite du bagage génétique? Est-ce celui ou celle qui en assume la charge au quotidien? Est-ce le conjoint ou la conjointe de l’autre parent?

Les parents d’aujourd’hui peuvent se définir à partir de toutes ces dimensions à la fois mais aussi à partir d’une seule d’entre elles. Dès lors, plusieurs personnes peuvent revendiquer le statut de « vrai » parent d’un même enfant : c’est dans ce contexte que certaines situations familiales deviennent problématiques. Ce que révèlent toutes ces questions est que la définition même de ce qu’est un parent nous est devenue imprécise et qu’elle renvoie à une conjugaison d’éléments biologiques, juridiques et sociaux qui s’articulent de manière complexe et variée selon les normes, les valeurs mais aussi selon les situations particulières.

Cet article tentera de répondre à la question suivante : Qu’est-ce qui a tant changé dans la famille qui nous amène à nous poser ces questions? Nous présenterons à grands traits les transformations dans les conceptions de la filiation à partir des écrits scientifiques ayant abordé la question et nous tenterons de dégager l’incidence de ces transformations sur les rapports de générations. Notre fil conducteur sera l’étude des conceptions nouvelles du lien de filiation dont témoignent les différentes configurations familiales qui sont apparues au cours des dernières décennies.

La filiation : un construit social

La filiation constitue toujours un construit social et est entendue ici comme « la reconnaissance de liens entre individus qui descendent les uns des autres.» (Ségalen, 2000 : 61). La filiation est connue dans toutes les sociétés mais l’importance qui lui est accordée est variable. Dans notre société, l’appartenance de l’enfant à une famille apparaît « naturelle » de par le fait que les liens familiaux sont fondés sur les liens de sang. Cette vision biologique de la parenté s’appuie sur l’idée que la reproduction humaine est régie selon un principe d’hérédité génétique. La parenté consanguine serait une relation naturelle, de fait et involontaire, fondée sur une identité commune et ne pourrait être rompue comme le serait, par exemple, le mariage par un jugement de divorce (Schneider, 1984). Les représentations occidentales de la parenté relèvent essentiellement de la culture mais s’appuient sur la métaphore biologique qui, elle-même, coïncide avec la génétique.

À cette dimension biologique des liens de parenté s’ajoutent cependant les dimensions sociale (affective, instrumentale, etc.) et juridique (responsabilité, autorité, etc.). Selon les époques, le poids relatif de chaque dimension a varié. Aujourd’hui, sous l’impulsion des technologies biomédicales et de l’évolution des moeurs, on observe une réarticulation de ces dimensions qui a eu pour effet de redessiner notre manière de concevoir la filiation en mettant l’accent sur la dimension sociale.

Le couple conjugal distinct du couple parental

Au cours des dernières années, les chercheurs dans le domaine de la famille ont montré de diverses manières comment les liens de parenté se sont transformés pour s’inscrirent de plus en plus dans le mode de l’élection des liens. Roussel (1989) et Théry (1993), par exemple, ont mis en évidence l’affaiblissement des normes sur lesquelles reposait l’institution familiale. Dans notre système de parenté, la succession des générations s’articule autour des règles de l’alliance et de la filiation qui imposent une hiérarchie entre les âges, les sexes et les générations. La question de la désignation du parent était autrefois ancrée dans la relation conjugale. Le simple fait de se marier conférait au conjoint la paternité des enfants de sa conjointe, qu’il ait un lien biologique ou non avec ces derniers. Or, le processus de démocratisation des rapports entre hommes et femmes, en supprimant le statut d’infériorité des femmes au sein de l’institution matrimoniale et en libéralisant la sexualité, a définitivement remis en question l’indissolubilité du couple et permis «l’expression de l’instant et du moment » (Théry, 1996 : 70). En effet, avec les années, le mariage, qui présidait à la famille et qui avait également pour fonction de légitimer la paternité et la maternité, a perdu de son emprise. L’une des différences que l’on retrouvait entre divers types de parents pouvait s’entrevoir à partir des statuts des enfants, à savoir les enfants légitimes d’une part, et d’autre part, les illégitimes qui avaient des droits moindres en raison de leur naissance hors mariage.

Au Québec, à partir des années 80, ces distinctions ont été abolies, plaçant dorénavant tous les enfants sur un pied d’égalité. En toile de fonds, de nouvelles formes de configurations familiales sont apparues (familles recomposées, homoparentales, issues des nouvelles technologies de reproduction), d’autres se sont transformées (développement de l’adoption internationale, nouveau partage des rôles entre hommes et femmes), et d’autres encore ont trouvé une certaine légitimité sociale (familles monoparentales, hors mariage, etc.). Le questionnement autour du parent s’est déplacé de la légitimité du statut parental vers celui de la désignation des « vrais » parents. (Ouellette, 1999 : 4)

Plusieurs auteurs ont souligné le primat de l’affection dans les relations familiales et l’importance de l’autonomie des acteurs (Singly, 1993, 1996; Le Gall, 1992; Dandurand et Ouellette, 1995). L’importance de la qualité des relations entre les membres de la famille fait de celle-ci le lieu par excellence du développement de l’identité individuelle et de l’épanouissement de soi. Ces changements renvoient au projet même de la modernité où l’ordre social résulte d’un contrat entre les individus. En somme, le lien familial se rapprocherait de l’idéal moderne du lien social, c'est-à-dire qu’il est désormais fondé sur l’égalité, le libre consentement et le contrat. Les normes sociales qui assuraient la cohésion familiale ont cédé le pas à l’affectivité, qui repose sur des liens plus fragiles et friables. Ainsi, alors qu’autrefois le couple était au fondement de la famille par les liens du mariage, aujourd’hui c’est l’arrivée de l’enfant qui constitue son point de départ et sa spécificité. C’est l’enfant qui fait le parent.

Ces nouvelles normes sociales ont contribué à la désarticulation entre le « projet conjugal » et le « projet parental ». Devenir parent est désormais perçu comme un choix personnel, une expérience existentielle marquante et ne requiert plus nécessairement une union conjugale stable. Selon Théry, la famille moderne porte en elle une contradiction fondamentale, celle de la coexistence de « l’idéal contractuel de l’amour électif entre hommes et femmes qui peut commander la séparation du couple comme une dignité, et l’idéal d’indissolubilité de l’amour inconditionnel qui interdit de mettre en cause ce lien entre parents et enfants » (Théry, 1996 : 74). Ce qui distingue la famille moderne, selon cette auteure, n’est pas tant l’importance accordée à la dimension affective des relations, mais bien davantage le nouveau rapport au temps qu’elle institue et qui entraîne une rupture entre la conjugalité et la filiation. En effet, être parent est désormais indépendant de la relation de couple. Le parent est un individu qui s’engage à long terme alors que le couple n’est plus nécessairement inscrit dans la durée. La naissance d’un enfant, si elle est vécue telle une expérience de réalisation de soi, comme peut l’être la relation de couple, s’en distingue à plusieurs égards. Le couple dépend des individus qui s’y engagent alors que ce qui fait un parent relève de l’ordre généalogique qui inscrit chaque individu dans une lignée, c’est-à-dire dans une descendance organisée qui lui permet de s’identifier à un groupe et de se singulariser également.

Être parent seul, à deux ou à plusieurs ?

Les nouvelles technologies de reproduction (NTR) semblent avoir renforcé l’idée que le parent relève de choix personnels. En effet, les avancées dans ce domaine, tout en permettant à des hommes et à des femmes infertiles d’avoir des enfants, ont introduit un flou au niveau des liens biologiques et par extension des liens de parenté. Les NTR ont ébranlé d’abord l’idée que l’enfant est nécessairement conçu par un acte sexuel entre un homme et une femme. Après une première rupture entre sexualité et procréation liée aux avancées contraceptives, les NTR ont permis une seconde rupture entre la procréation et la filiation. Désormais, un enfant peut être conçu en dehors de tout rapport sexuel, par le don de sperme, d’ovocite et le recours aux mères porteuses. Ensuite, ces nouvelles technologies ont eu pour effet de permettre à la paternité d’être potentiellement différée par la congélation du sperme du donneur (Delaisi de Parseval, 2001). La conséquence de ces différents changements est qu’actuellement il n’est plus nécessaire d’avoir deux personnes engagées dans un projet commun pour faire un enfant et qu’une seule suffit, à savoir la mère ou le père qui aurait recours aux services d’une mère porteuse. En effet, le parent est aujourd’hui considéré autonome face à l’autre parent. Il peut exister, en dehors de la relation conjugale, de l’alliance mais aussi du couple père-mère (Ouellette, 1999).

Tout en renforçant cette idée, les NTR ont paradoxalement introduit d’autres « parents », le plus souvent anonymes de par la loi, soit les donneurs et les mères porteuses. Il s’est produit, en effet, un fractionnement potentiel de la paternité et de la maternité. C’est ainsi qu’un enfant né par le biais des NTR peut avoir plusieurs « mères » biologiques (par fécondation in vivo ou/et par don d’ovocyte) et sociales. Soulignons au passage que, si les technologies ont permis de savoir avec certitude qui est le père, elles ont introduit un doute du côté de la désignation de la mère. De leur côté, les pères peuvent désormais être géniteurs (par don de sperme) ou pères au quotidien, légalement ou non (Théry, 1996; Delaisi de Parseval, 2001; Ouellette, 1999).

La « pluriparentalité » n’a pas été le seul fait des nouvelles technologies de la reproduction. Si on retrouvait au tournant du 20e siècle bon nombre de familles recomposées, celles-ci se formaient presque invariablement suite au décès d’un des conjoints. Les enfants se retrouvaient alors avec un beau-père ou une belle-mère qui allait remplacer le parent disparu et ce, dans le cadre d’une nouvelle relation conjugale stable. Les parents parlaient alors d’enfants du premier lit ou du deuxième lit. Aujourd’hui, les familles recomposées sont la conséquence généralement des séparations et des divorces. Au Québec, elles représentent près de 9 % des familles (Conseil de la famille et de l’enfance et al., 1999). Si le lien conjugal peut être rompu, les normes et valeurs actuelles, nous l’avons souligné, font que le lien parent-enfant perdure.

Ainsi, dans beaucoup de familles recomposées, les enfants ont vu le nombre d’adultes jouant le rôle de « parents », mais aussi de grands-parents, se multiplier. Alors qu’autrefois il y avait remplacement d’un parent par un beau-parent, aujourd’hui on observe une duplication qui touche également la génération des grands-parents. Soulignons de plus que l’augmentation de la longévité a pour conséquence d’augmenter également la durée de coexistence des générations. On retrouve en effet de plus en plus de familles comptant quatre générations (Bengtson, 2001). C’est au nom de la situation d’alliance, comme l’imposait le modèle d’autrefois (Cadoret, 2001 :266), mais aussi d’une situation de fait, c’est-à-dire d’exercice de la parentalité au quotidien, que certains beaux-parents revendiquent leur statut de « parent » auprès des enfants de leur conjoint. Se pose ainsi la question de la désignation du « vrai » parent et par ricochet du vrai « grand-parent », puisque notre système généalogique n’admet que la présence d’un seul père et d’une seule mère. Comme le soulignaient Théry et Dhavernas (1993), la difficulté de penser ces « beaux-parents » tient à deux aspects. Le premier étant l’impossibilité de dissocier ce lien parent-enfant du modèle de parenté puisqu’il fait partie de l’univers familial. Le second étant de ne pouvoir concevoir la présence de plus de deux parents pour un enfant en raison de nos représentations de la filiation basées sur le modèle biologique. Dans l’imaginaire, le troisième parent vient presque nécessairement usurper la place d’un des deux parents d’origine.

Avec les familles recomposées, une logique de construction de la parenté semble s’être développée au cours des dernières décennies. Aux règles qui venaient encadrer d’emblée les liens parentaux, soit celles de l’alliance et de la filiation, s’ajoute une nouvelle reconnaissance sociale qui sanctionne le statut de parent mais cette fois a posteriori. La dimension affective des relations de parenté et la prise en charge au quotidien se trouvent ainsi mises en relief face aux liens biologiques et juridiques. (Ouellette, 1999; Cadoret, 2001; Saint-Jacques et Chamberland, 2000). Néanmoins, certaines études ont démontré à ce chapitre qu’au sein d’une même famille recomposée, les enfants entre eux ont souvent des conceptions différentes de la configuration de leur famille et des adultes qu’ils considèrent être leurs parents ou leurs grands-parents (Cherlin et Furstenberg, 1995). Dans la désignation des proches appartenant à la famille, certains donnent davantage d’importance à la dimension affective et à la relation au quotidien, alors que d’autres, particulièrement ceux ayant vécu des recompositions successives, donnent aux liens biologiques la préséance (Saint-Jacques et Chamberland, 2000). Ce phénomène révèle la persistance de la dimension biologique mais soulève aussi la question fondamentale de l’exclusivité des liens sur laquelle repose en partie notre système généalogique de reproduction et que l’angle de l’adoption permet d’expliciter.

Des parents de remplacement ou en dédoublement

L’adoption pratiquée au Québec et dans la plupart des pays occidentaux est plénière, c'est-à-dire qu’elle donne à l’enfant de nouveaux parents et efface les liens à sa famille biologique. L’exclusivité des liens en adoption est un principe fondamental de nos représentations de la parenté (Modell, 1986) en ce qu’il calque le processus biologique de la reproduction sexuée. En d’autres termes, chaque enfant est fils ou fille d’un seul homme et d’une seule femme. Jusqu’à un passé récent, l’adoption se faisait localement au Québec. Grâce aux possibilités de ressemblances physiques, il était aisé de simuler les liens biologiques de la parenté. Plusieurs enfants adoptés ont d’ailleurs vécu jusqu’à l’âge adulte sans savoir la vérité sur leurs origines. En ce sens, l’adoption visait à refléter l’idéal culturel de la famille, à savoir l’unité composée d’un père, d’une mère et des enfants qu’ils ont engendrés (Ouellette et Belleau, 1999). Au cours des années 1970 toutefois, sous les pressions de spécialistes ayant démontré les effets néfastes des secrets dans les dynamiques familiales et sous l’influence du mouvement « retrouvailles » orchestré par les adoptés en quête de leurs origines, les autorités ont remis en question ces manières de faire dans plusieurs pays, dont le Québec (Ouellette et Belleau, 1999).

Le développement sans précédent des adoptions internationales au Québec témoigne aussi de changements majeurs dans nos conceptions des liens de parenté. Ce qui distingue les adoptions à l’étranger, c’est précisément le fait que les types physiques de ces enfants ne permettent pas, le plus souvent, de simuler les liens de sang. En parallèle, l’exclusivité des liens qu’impliquait autrefois le lien de filiation et que reflétaient nos lois en matière d’adoption a été remise en question au moins partiellement. Les récentes études sur l’adoption locale tendent en effet à démontrer une ouverture de plus en plus grande parmi les futurs adoptants et les intervenants face aux adoptions ouvertes (Goubaud, Beaudoin, recension 1996; Ouellette 1998).

Dès lors, si ce n’est pas la conjugalité qui fait des individus des parents, ni le lien biologique seulement, il semble que c’est la dimension sociale qui aujourd’hui domine nos conceptions de ce qu’est un parent. Elle s’exprime désormais au travers des concepts de « projet parental » liés au désir d’enfant et de « parentalité » (Ouellette, 1998). D’ailleurs, cette idée de parentalité s’avère de plus en plus utilisée dans le discours des adoptants en référence à un certain idéal égalitaire des rôles entre hommes et femmes, par opposition à l’asymétrie qui caractérise la procréation. Les termes employés dans le cadre des démarches d’adoption révèlent ce phénomène. On parle de « parents » adoptifs plutôt que de pères et de mères et les adoptants comparent l’adoption à un « accouchement à deux » (Ouellette, 2000 : 331).

Deux mamans ou deux papas

L’homoparentalité, soit la dernière configuration familiale à trouver une certaine légitimité sociale, s’inscrit dans ce même mouvement, à savoir que les revendications des couples tournent autour de l’idée du « projet parental » en réponse au désir d’enfant, de la «parentalité» qui renvoie à la prise en charge d’un enfant au quotidien mais aussi d’une indifférenciation des rôles sexués de parents (Cadoret, 2000). La nouvelle loi québécoise sur l’union civile, permettant aux couples homosexuels d’avoir ou d’adopter des enfants, s’inscrit d’ailleurs dans le prolongement de cette logique. En effet, en reconnaissant que deux personnes de même sexe peuvent désormais être considérées comme les deux mères ou les deux pères d’un enfant, cette loi remet définitivement en question l’image « biologique » des liens de parenté propre à notre conception de la filiation.

Qui plus est, en retirant le « médical » de l’expression « procréation médicalement assistée », cette loi rend possible le recours à une tierce personne pour concevoir un enfant. Il s’agira nécessairement d’un homme se portant volontaire dans le cadre d’une relation hétérosexuelle auprès d’une mère seule ou d’un couple de lesbiennes, puisqu’un interdit pèse sur les mères porteuses. Ces modifications questionnent aussi l’idée du « projet parental » puisqu’il peut être le fait d’une femme seule et non plus seulement d’un couple. Le nouveau chapitre intitulé « De la filiation des enfants nés d’une procréation assistée » présente les règles d’un projet parental individuel ou commun entre conjoints de même sexe ou de sexes différents. Selon Ducharme, si la loi maintient l’idée que « l’apport de forces génériques au projet parental d’autrui ne peut fonder aucun lien de filiation entre l’auteur de l’apport et l’enfant qui en est issu, il fait une réserve et privilégie le lien génétique, au cours de la première année qui suit la naissance, lorsque l’apport a été fait par relation sexuelle » (Ducharme, 2004 : 9).

En somme, la définition de ce qu’est un parent semble avoir beaucoup changée. Si le lien biologique n’est plus essentiel, le lien de longue durée demeure fondamental et l’engagement instrumental au quotidien du parent envers l’enfant prend une place plus déterminante que jamais. Devenir parent ne s’inscrit plus nécessairement dans une relation conjugale, ni dans une relation charnelle et n’implique plus automatiquement une relation entre un homme et une femme qui renvoie aux principes même de notre système généalogique présupposant une différenciation des sexes. Être parent aujourd’hui requiert également, de plus en plus souvent, la prise en compte d’autres « parents ». Ce dernier aspect, sans pour autant remettre en question la notion d’exclusivité des liens propres à notre système de parenté, la révèle de manière explicite comme en témoignent les négociations entre parents et beaux-parents dans les familles recomposées.

Enfin, être parent aujourd’hui renvoie principalement à un rôle de prise en charge au quotidien et à l’affectivité, tout en incluant les autres dimensions que sont le biologique et le juridique cependant. Tous ces éléments nouveaux marquent, selon certains auteurs, un recul du « système généalogique » dans sa dimension structurelle de différenciation des sexes et des générations. Dans le champ de l’adoption et de manière générale, c’est le « projet parental » qui semble désormais fonder la filiation:

« Cet investissement de la logique familiale actuelle induit une disqualification de l’organisation généalogique qui nous sert culturellement d’ancrage pour symboliser la différence des sexes, des âges et des générations. Il se réalise sur la base d’une dissociation, d’une désimbrication conceptuelle, entre la famille et l’organisation généalogique de la parenté.

Ouellette, 2000 : 340

La construction symbolique des liens familiaux

Ces transformations dans les représentations de ce qu’est un parent nous amènent à explorer, en guise de conclusion, une alternative à l’interprétation proposée par plusieurs auteurs quant au recentrement de la famille sur sa dimension nucléaire et sur le rapport au temps et à la mémoire qu’entretiennent les individus, et plus particulièrement les parents, en regard des générations qui les précèdent. Bien qu’il ne nous soit pas possible pour l’instant d’apporter une réponse définitive, nous souhaitons ici esquisser certains éléments qui nous semblent importants.

Quelques auteurs ont souligné le fait que le rapport au temps, à la lignée et donc aux autres générations a changé dans nos sociétés. La famille serait devenue davantage horizontale, dans sa forme nucléaire, mais aussi de par les liens qu’entretiennent les individus entre eux. En raison de cette privatisation du lien familial et de son rôle prépondérant dans la définition même des identités individuelles, le rapport au temps se trouverait réduit au temps individuel. Certains parlent d’effacement de la mémoire familiale qui était assurée par le vecteur de la transmission propre au lien de filiation. Comme le soutient Agnès Fine, « les parents ne se conçoivent plus comme - relais d’une chaîne - mais comme - inventeurs d’une progéniture qui leur appartient en propre - » (1998 : 9). Ainsi, la profondeur généalogique de jadis aurait cédé le pas à une temporalité individuelle, révocable, et plus encore aux relations vécues au quotidien. La notion relativement récente de « parentalité », nous l’avons souligné, témoigne de cette réalité. La filiation se définirait moins par la position dans la chaîne généalogique et davantage en termes de relations négociées entre personnes.

On peut s’interroger sur le sens de ces transformations et sur le retranchement de ce que d’aucuns appellent le temps long. L’importance de l’affectivité et de la négociation des relations familiales signale-t-elle véritablement un recentrement sur la famille nucléaire qui remettrait en question l’univers symbolique de la parenté fondé sur la succession des générations? Dans l’ouvrage intitulé « Le nouvel esprit de famille » (2002), Claudine Attias-Donfut, Nicole Lapierre et Martine Ségalen soutiennent que l’affectivité déborde largement de l’univers nucléaire pour s’étendre à l’ensemble de la lignée. Elles montrent comment les individus et les familles « réinterprètent le passé en y sélectionnant les éléments propres à assurer un présent qui plonge sans cesse en avant ».

Il s’agirait, selon ces auteures, d’un « refaçonnement » sentimental du lien entre les générations. L’idée que la famille se caractérise de plus en plus comme un espace affectif se serait accompagnée d’un redéploiement de ses fonctions symboliques (Bertaux-Wiame et Muxel, 1996). Dans le même sens, Déchaux soutient qu’en regard de l’individualisme familial et plus largement de la modernité, on ne devrait pas tant parler d’érosion de toute forme de pérennité mais bien davantage de métamorphose. Selon lui, la modernité aurait transformé le rapport au temps et à l’autre et permet au contraire aux individus de se raccrocher de manière symbolique aux générations plus anciennes. Il s’agirait d’un nouveau rapport à l’histoire où les individus fabriquent, tissent des liens et réinterprètent de manière subjective le passé :

« Autonomie individuelle et appartenance inconditionnelle chercheraient à se concilier engendrant un rapport original à la mémoire. Le lien de filiation demeurerait en somme le vecteur d’une temporalité spécifique qui, en dépit des changements qui la touchent et sans réduire l’individu à l’héritier d’une lignée, serait irréductible à la temporalité individuelle ».

Déchaux, 1997 :9

En mettant l’accent sur le rapport de chacun à la mémoire familiale, certains auteurs ont en effet démontré de maintes manières comment le lien familial fait désormais l’objet d’une fabrication souvent délibérée par les acteurs eux-mêmes. Par exemple, l’étude de la passion de très nombreux amateurs pour les recherches généalogiques a permis de mettre à jour le fait que chacun retient certains ancêtres et en écarte d’autres pour se constituer une parenté « sur mesure » (Sagnes, 1998). On peut penser également aux albums de photographies de familles qui connaissent une grande popularité et qui sont fabriqués le plus souvent autour de la naissance d’un premier enfant. Les photographies, mais aussi le discours qui les accompagne montrent non plus des portraits figés commémorant les grands événements mais bien le quotidien des familles. Il s’agit d’y présenter une version idéalisée de l’histoire familiale à partir d’éléments spécifiquement choisis tout en conservant néanmoins quelques clichés plus traditionnels où figurent trois et parfois quatre générations. Ces albums sont racontés principalement aux enfants qui y apprennent l’histoire récente de leur famille mais aussi leur généalogie.

Par ailleurs, on observe que les dons et échanges de photographies reflètent étroitement le processus de permutation des places du système généalogique par lequel l’arrivée d’un premier enfant déplace ses ascendants le long de l’échelle généalogique. Développées presque toujours en double, les photographies empruntent la lignée maternelle et sont données par les nouvelles mères d’abord aux grands-mères et arrière-grands-mères, aux marraines, et ensuite seulement aux autres membres de la famille. Si la pratique photographique semble avoir comme fonction première, de nos jours, de faciliter l’acquisition chez les parents de leur nouveau statut de parent, cette pratique sociale a aussi pour effet d’inscrire l’enfant symboliquement dans sa filiation (Belleau, 2000).

Enfin, Déchaux (1997) met en évidence, dans son étude sur la mort, comment il est de plus en plus fréquent de personnaliser la cérémonie des obsèques et donc notre rapport à la mort, plutôt que de se soumettre à un rituel ancien. D’ailleurs, il devient courant aujourd’hui de préparer cette cérémonie de son vivant. Comme le souligne cet auteur, ce qui distingue ce type d’affiliation n’est pas tellement la subjectivité à laquelle il fait référence mais plutôt le fait qu’il soit « en phase avec les valeurs de la société moderne résumées sous le terme d’individualisme : primat de l’électif sur l’assigné, réversibilité et révocabilité des liens, dévalorisation des rituels et rôles établis au profit de l’expérience originale et personnelle ». (Déchaux, 1997 :314). On perçoit dans de nombreuses pratiques familiales ce désir de transmettre un bagage qui dépasse l’individu, tout en remplissant une fonction identitaire plus individualiste. En effet, en fabricant une mémoire familiale, les individus semblent se raccrocher subjectivement aux autres générations.

En somme, l’angle de la mémoire familiale permet d’appréhender la famille par le biais de l’identité affective et de la subjectivité des acteurs. La mémoire familiale fait l’objet d’un travail qui s’opère entre les générations mais révèle également comment les identités individuelles et les impératifs de cohésion du groupe cherchent à se concilier. Elle devient, dans le contexte actuel de la modernité, un instrument d’analyse précieux en sociologie de la famille car elle permet de tenir compte à la fois des valeurs contemporaines mais aussi de ce qui demeure en filigrane, le temps long de la famille.