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Les nombreux progrès accomplis dans le domaine biomédical font en sorte que les enfants atteints de conditions chroniques complexes (CCC)[1] graves, c’est-à-dire mettant leur vie en danger, survivent aujourd’hui plus longtemps qu’auparavant, ce qui entraîne cependant une complexification des soins et un alourdissement de la prise en charge pour leur famille (Champagne et al., 2014). Un nouveau phénomène est en émergence avec la survie de certains de ces jeunes au-delà de l’adolescence, prolongation qui ne modifie toutefois pas le pronostic réservé associé à leur condition. Pour ces jeunes et ces familles, le passage des soins pédiatriques aux soins adultes peut se révéler très complexe, et peut même provoquer une détérioration de leurs conditions de vie et de leur état de santé. Cet article rapporte une partie des résultats d’un projet plus vaste[2] dont l’objectif général est de mieux connaître et comprendre l’expérience de transition aux soins adultes de jeunes atteints d’une forme de CCC grave et de leur famille.

Mise en contexte

Dans le domaine de la santé, une transition peut être définie de manière générale comme « un passage ou un mouvement, d’un état, d’une condition, ou encore d’un endroit à un autre » (Meleis et al., 2000, cités dans Ducharme, 2006 : 103). En nous inspirant de Jordan et McDonagh (2006), nous avons défini la transition comme un processus actif, à multiples facettes, visant à soutenir les besoins médicaux et éducatifs des adolescents alors qu’ils passent des soins centrés sur les enfants à des soins centrés sur les adultes. Ce processus vise également à soutenir les besoins psychosociaux, matériels et informationnels des adolescents et de leur famille. Il s’agit d’un processus s’étalant sur une certaine période de temps et débordant largement du transfert d’un milieu de soins à un autre puisqu’il implique également le passage à l’âge adulte et une détérioration de la condition physique, et qu’il peut entraîner des changements de milieux (par exemple scolaires, récréatifs et de répit).

Peu de recherches ont porté sur la perspective de jeunes atteints de CCC graves et de leur famille au sujet de la transition. La plupart d’entre elles se rapportent à des conditions chroniques telles que la fibrose kystique, l’anémie falciforme, le diabète, le spina bifida et les maladies cardiaques congénitales (Betz et al., 2013 ; Fegran et al., 2014 ; Lugasi et al., 2011). Pourtant, les jeunes atteints de CCC graves et leur famille font face à des défis particuliers. Ainsi, un bon nombre de ces conditions entraînent des déficiences intellectuelles, ce qui fait que plusieurs de ces jeunes ont besoin de supervision très étroite, même à l’âge adulte, et que le fardeau de la transition repose principalement sur les épaules de leurs parents (Maunder, 2004 ; Van Lierde et al., 2013). La gestion des symptômes se complexifie chez ces jeunes adultes : cela est dû, entre autres, au grand nombre de maladies rares qu’ils présentent et au manque de formation des professionnels de la santé concernant ces maladies (Cook et al., 2013 ; Reiss et al., 2005 ; Van Lierde et al., 2013). Dans les pays où se sont déroulées des recherches (principalement les États-Unis et le Royaume-Uni), le fonctionnement des systèmes de santé et d’éducation donne lieu à une quasi-exclusion de ces jeunes des services sociaux et éducatifs (Doug et al., 2011 ; Maunder, 2004) ; Cook et al. (2013) rapportent les mêmes observations dans une étude menée en Colombie-Britannique.

Concernant l’expérience de transition de ces jeunes et de leur famille, les quelques recherches et synthèses de connaissances que nous avons recensées relèvent plusieurs difficultés. D’abord, les familles soulignent un manque de préparation à la transition, doublé d’un manque d’information, entraînant un sentiment d’incertitude ou même de l’anxiété (Beresford, 2013 ; Davies et al., 2011 ; Doug et al., 2011 ; Kirk, 2008 ; Kirk et Fraser, 2014). Elles expliquent subir la perte de services et de programmes, et des intervenants qui y sont associés, tant dans les milieux de soins que dans les milieux scolaires, ce qui provoque une anxiété de séparation, voire un sentiment de chagrin et de deuil (Beresford, 2013 ; Doug et al., 2011 ; Kirk, 2008 ; Kirk et Fraser, 2014 ; Noyes et al., 2014 ; Reiss et al., 2005). Elles mentionnent vivre des difficultés d’adaptation à des milieux dont la culture est différente de celle des soins pédiatriques (Beresford, 2013 ; Kirk, 2008 ; Reiss et al., 2005). Ces familles font aussi face à une fragmentation marquée dans l’offre de soins et de programmes (Cook et al., 2013 ; Davies et al., 2011 ; Doug et al., 2011). Enfin, elles ont d’importantes difficultés à trouver des services et des programmes éducatifs, récréatifs, de soins et de répit adaptés aux besoins de jeunes adultes (Cook et al., 2013 ; Davies et al., 2011 ; Doug et al., 2011 ; Maunder, 2004 ; Noyes et al., 2014).

Cadre conceptuel

L’objectif général de notre recherche consistant à mieux connaître et comprendre une expérience – en l’occurrence celle de jeunes et de leurs parents autour du processus de la transition des soins pédiatriques aux soins adultes –, nous avons jugé, au moment de faire le choix d’un cadre conceptuel, que la sociologie de l’expérience sociale de Dubet (1994) était digne d’intérêt. À la lecture des entrevues menées avec les parents et avec quelques jeunes[3], nous avons été étonnées de découvrir comment ils arrivent à donner du sens à leur expérience malgré les très grands défis et difficultés y étant associés. Nous avons aussi été frappées par le nombre et l’importance des tensions qu’ils éprouvent alors qu’ils effectuent des choix et posent différentes actions dans le but de maintenir un niveau satisfaisant d’équilibre dans leur vie pendant l’expérience bouleversante de la transition. Il nous est alors apparu de manière certaine que le cadre conceptuel de la sociologie de l’expérience sociale de Dubet (1994), et plus particulièrement ses idées concernant l’articulation des logiques d’action, pourrait nous permettre de poser un regard plus éclairé sur l’expérience de transition de ces familles. Dans les mots de ce sociologue, l’expérience sociale « désigne les conduites individuelles et collectives dominées par l’hétérogénéité de leurs principes constitutifs, et par l’activité des individus qui doivent construire le sens de leurs pratiques au sein même de cette hétérogénéité » (ibid. : 15). Toujours selon cet auteur, trois traits essentiels sont mis en évidence par la notion d’expérience sociale. Il s’agit d’abord de « l’hétérogénéité des principes culturels et sociaux qui organisent les conduites » (ibid. : 16). Autrement dit, l’identité sociale n’est pas donnée d’avance à travers des rôles et des positions sociales, mais est plutôt définie comme un « travail » (id.), comme une tentative par l’acteur de construire une unité à partir de la diversité de ses rôles et positions sociales ainsi qu’à partir des multiples orientations qu’il porte en lui. Le deuxième trait essentiel est celui de « la distance subjective que les individus entretiennent avec le système » (ibid. : 17) alors que l’autonomie de l’acteur est définie par la distance critique qu’il conserve face au système et par la réflexivité qu’il exerce. Cette « subjectivation » fait de lui « l’auteur de son expérience » (id.), et ce, même si la construction de son expérience repose sur des éléments ne lui appartenant pas. Le troisième trait essentiel est relatif au fait que « la construction de l’expérience collective replace la notion d’aliénation au cœur de l’analyse sociologique » (ibid. : 18).En effet, Dubet soutient que des sentiments de souffrance et d’aliénation sont éprouvés par les acteurs lorsqu’ils « ne parviennent pas à maîtriser la diversité des logiques d’actions qui les guident » (id.).

Selon Dubet, l’expérience comporte deux facettes qu’il importe de lier : une première qui est de nature plus émotionnelle et une seconde qui est de nature cognitive, l’expérience étant alors « une manière de construire le réel » (ibid. : 93). Il explique que :

La sociologie de l’expérience sociale vise à définir l’expérience comme une combinaison de logiques d’action, logiques qui lient l’acteur à chacune des dimensions d’un système. L’acteur est tenu d’articuler des logiques d’action différentes, et c’est la dynamique engendrée par cette activité qui constitue la subjectivité de l’acteur et sa réflexivité (ibid. : 105).

Dubet propose une typologie de l’action « très directement inspirée de l’œuvre de Touraine ». Elle repose sur trois logiques de l’action : l’intégration, la stratégie et la subjectivation, chacune de ces logiques pouvant être analysée selon les principes d’identité, d’opposition et de totalité (voir tableau 1). D’après le sociologue, chaque acteur adopte ces trois registres de l’action « qui définissent simultanément une orientation visée par l’acteur et une manière de concevoir les relations aux autres ». Dans la logique de l’intégration, « l’acteur se définit par ses appartenances, vise à les maintenir ou à les renforcer ». Dans celle de la stratégie, « l’acteur essaie de réaliser la conception qu’il se fait de ses intérêts ». Il importe de préciser que cette logique n’est pas seulement liée au domaine économique, mais bien à l’ensemble des activités sociales. Puis, dans la logique de la subjectivation, « l’acteur se représente comme un sujet critique confronté à une société définie comme un système de production et de domination » (ibid. : 111).

Tableau 1. Synthèse des différents types de logique de l’action selon Dubet (1994 : 110-133)

Tableau 1. Synthèse des différents types de logique de l’action selon Dubet (1994 : 110-133)

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Méthode

Nous avons utilisé une approche qualitative interprétative, en cohérence avec le cadre conceptuel retenu, sans toutefois procéder à des discussions de groupes et à la restitution des analyses et de leur interprétation aux groupes comme le suggère l’intervention sociologique, la méthode associée à la sociologie de l’expérience de Dubet. La recherche a cependant été menée selon une approche participative par un comité composé des deux chercheuses, ainsi que de la directrice médicale et d’une travailleuse sociale affiliées à un organisme sans but lucratif dont la mission consiste à contribuer au mieux-être des enfants dont la vie est menacée par une maladie nécessitant des soins complexes. Il comprenait également deux mères dont les familles respectives ont déjà bénéficié des programmes de cet organisme, l’une d’entre elles agissant aussi à titre de professionnelle de recherche. Puisque le comité de recherche était composé à la fois d’intervenants et de parents, l’approche participative a permis une certaine forme de restitution des savoirs tout au long de la démarche.

À la suite de l’approbation éthique[4] du projet, de l’élaboration par le comité de recherche des grilles d’entretien et du recrutement des familles à travers l’organisme participant, des entretiens individuels semi-structurés (ou en dyades mère-père dans deux cas) ont été effectués entre le début d’avril et la fin de septembre 2013. Ces entretiens ont tous été enregistrés sur support audionumérique. Treize familles dont le jeune est atteint d’une maladie héréditaire orpheline[5] grave ont été recrutées, mais une n’a pas été en mesure de participer étant donné que la mère était retournée aux études depuis le moment du recrutement et qu’elle ne disposait plus de temps pour participer à un entretien de recherche. Dans cet article, nous avons choisi de présenter l’expérience de huit d’entre elles. Parmi les neuf jeunes concernés (il y a deux enfants dans une même famille), seuls deux étaient en mesure de s’exprimer verbalement suffisamment bien pour participer à une entrevue. Par ailleurs, une des mères a préféré que sa fille ne soit pas sollicitée. Ainsi, les participants aux entrevues sont six mères biologiques, deux couples (mère et père biologiques) et un jeune.

Pour analyser l’information recueillie, nous avons eu recours à ce que Paillé et Mucchielli (2013) nomment « l’analyse en mode écriture ». Des récits ont été rédigés par l’auteure principale à partir d’un travail d’appropriation, de déconstruction et de reconstruction des entretiens de recherche. À la suite de lectures répétées des transcriptions intégrales des entretiens, la rédaction des récits a été entreprise, principalement à partir des réponses fournies par les participants à deux questions de la grille d’entretien, soit des questions ouvertes portant sur l’expérience de la transition et sur les retombées de cette expérience sur le jeune, les parents et la famille[6]. Les deux autres auteures étant bien au fait du contenu des entrevues – pour les avoir menées (SC et SM), transcrites (SC) et lues à quelques reprises –, elles ont convenu avec l’auteure principale que l’essentiel des réponses à ces deux questions portait sur les pertes, les émotions et les défis éprouvés par les jeunes et les parents. Les récits se sont donc articulés en partie autour de ces thèmes. En outre, en cohérence avec le cadre conceptuel retenu, des éléments illustrant l’articulation des logiques de l’action des parents et des jeunes ont été dégagés. Une fois rédigés, les récits ont été lus et commentés par les deux autres auteures, ce qui a permis d’en préciser certains aspects et d’en améliorer la crédibilité.

Avant de présenter les résultats, il importe de mentionner que nous n’avons pas tenté, dans notre analyse de l’expérience des familles, de dégager une compréhension des diverses logiques du système social comme le propose Dubet, en « “remont[ant]” de l’expérience vers le système » (1994 : 110). De plus, comme mentionné au début de cette section, nous n’avons pas utilisé la méthode propre à la sociologie de l’expérience, l’intervention sociologique, excluant du coup la recherche d’un critère de « vraisemblance » au sens où l’entend le sociologue, mais nous avons cependant eu recours à une approche participative. Ceci étant dit, notre lecture en profondeur de l’ouvrage de Dubet nous amène à croire que l’utilisation que nous avons faite du cadre de la sociologie de l’expérience, bien que partielle, a été fidèle à la pensée de cet auteur.

Résultats

Les membres de sept des huit familles ayant participé à cette recherche sont nés au Québec et se déclarent de religion catholique ; une famille est grecque et de religion orthodoxe. Les familles sont domiciliées dans les régions de la Montérégie (4), de l’Estrie (1), de Lanaudière (1), des Laurentides (1) et de Montréal (1). Dans six des familles, il y a plus d’un enfant. Les parents ont une formation postsecondaire (collégiale ou universitaire) en proportion de 4 sur 8 pour les mères et de 5 sur 7[7] pour les pères (ou conjoints). Six mères travaillent à temps plein, mais une d’elles est en congé de maladie au moment de l’entretien ; une autre a subi un congédiement et est en recherche d’emploi. Une mère travaille à temps partiel et une autre déclare être à la maison. Tous les pères (ou conjoints) travaillent à temps plein. Deux familles ont un revenu de moins de 30 000 $, trois d’entre elles gagnent entre 50 000 et 80 000 $ et deux familles ont un revenu supérieur à 90 000 $. Dans un cas, c’est le revenu du jeune vivant en ressource d’hébergement qui a été fourni ; il est de moins de 20 000 $. L’âge moyen des mères est de 51 ans, celui des pères (ou conjoints) étant de 50 ans. Les neuf jeunes[8], cinq filles et quatre garçons, sont âgés de 17 à 23 ans. Ils demeurent au domicile familial depuis leur naissance, sauf un. Deux d’entre eux sont décédés depuis plus de six mois au moment de l’entrevue.

Nous regroupons les récits présentant brièvement l’expérience de chacune des huit familles dans deux catégories. La première comprend quatre familles pour lesquelles la transition est associée au déclin des capacités de leur enfant et à la recherche de nouveaux services, programmes et milieux. La deuxième est composée de quatre familles pour lesquelles la transition est associée à la fin de vie de leur enfant.

Familles pour lesquelles la transition est associée au déclin des capacités de leur enfant et à la recherche de nouveaux services, programmes et milieux

Les récits suivants illustrent les principaux éléments ressortant de l’expérience de quatre familles ayant en commun que la santé de leur enfant lui permet de continuer de fréquenter un milieu scolaire spécialisé[9] (ou un centre de jour s’il est âgé de plus de 21 ans). La condition de ces quatre jeunes est toutefois très lourde : nombreuses déficiences sur le plan physique, dépendance pour la plupart des activités et des soins et, dans trois cas sur quatre, déficience intellectuelle légère à sévère. Ces jeunes ont donc besoin d’une présence constante. Dans trois de ces familles, les parents biologiques du jeune sont toujours en couple. Dans la quatrième famille, la mère n’est plus avec le père de l’enfant depuis plusieurs années, mais a refait sa vie avec un nouveau conjoint.

La famille de Béatrice

Pour Marie et Alain, les parents de Béatrice, 20 ans, la transition des soins pédiatriques aux soins adultes a été vécue comme un abandon et comme une menace à leur identité. Marie explique : « Quand on se retrouve dans le système adulte, on dirait que nous, en tant que parents, on n’existe plus dans le système. Ils vont donner des services à Béatrice, mais nous, on n’a plus rien. » Elle raconte notamment la perte d’une infirmière pivot[10] avec laquelle ils pouvaient communiquer très facilement. Celle-ci leur offrait du soutien et les dirigeait rapidement vers les bonnes personnes. La perte d’un programme de répit pédiatrique auquel ils faisaient confiance les attriste aussi, car ce sont les moments de répit, offerts par cet organisme ou par les parents de Marie, qui leur ont permis au fil des ans de prendre soin de leur couple et d’arriver à demeurer parents et conjoints.

Sur le plan scolaire, la transition à l’âge adulte se vit comme un combat puisque leur fille en est à sa dernière année à l’école spécialisée et qu’ils sont activement à la recherche d’un centre de jour ou d’une école pour adultes où elle pourrait être accueillie après ses 21 ans. En effet, malgré tous les aménagements déjà consentis pour ce qui est de leurs horaires de travail, ils ne pourront continuer tous deux à travailler que si Béatrice fréquente un établissement spécialisé au moins quatre jours par semaine. Cette recherche exige beaucoup d’énergie et les constats sont peu réjouissants puisque les listes d’attente sont d’un an et demi à deux ans dans la région où ils habitent. Marie en est venue à envisager le déménagement dans une autre région, et tente de se convaincre et de convaincre son conjoint qu’il s’agit de la meilleure option : « On est attachés à notre maison. Le cœur est ici, mais la tête me dit : “Il faut que je m’en aille.” C’est ça que je dis à Alain. Lui, il ne veut pas partir d’ici, je le comprends. » Ces parents vivent ainsi une très grande tension entre une logique d’intégration les incitant à vouloir demeurer dans leur communauté et une logique de stratégie les poussant à déménager. Une travailleuse sociale de leur centre local de services communautaires (CLSC) leur a proposé de devenir famille d’accueil, mais à travers cette proposition, les parents ont senti qu’on cherchait à les instrumentaliser plutôt qu’à les soutenir.

Le principe de l’engagement est profondément ancré dans la vie de ces parents. Ainsi, le père a tenté de sensibiliser différentes personnes aux difficultés administratives reliées au passage à 18 ans, notamment à la lourdeur associée à la demande de prestations du programme de solidarité sociale. Marie et Alain sont en train d’organiser une rencontre pour informer d’autres parents, puisque leur CLSC n’a pas le temps d’organiser une telle rencontre. Ils posent d’ailleurs un regard très critique sur les services offerts par leur CLSC ; la mère ne s’est pas gênée pour en parler à une ministre qui était en visite dans leur région. Ils comprennent très bien le principe de concurrence entre l’ensemble des régions et des programmes, et sont conscients des besoins très sérieux des autres clientèles, mais considèrent que leurs besoins devraient être beaucoup mieux reconnus et pris en compte par le réseau de la santé et des services sociaux ainsi que par le réseau scolaire.

La famille d’Hélène et Hillary

Pour Clara et Marc, la transition a entraîné de nombreuses pertes et un réaménagement important de leur vie professionnelle. Elle implique aussi un déclin important des capacités physiques de leurs filles. Âgées de 23 ans, Hélène et Hillary sont atteintes d’une maladie neuromusculaire dégénérative : la transition a provoqué en elles une révolte face aux limites de plus en plus nombreuses qu’implique leur condition médicale, en plus d’exacerber leur peur de mourir, ce qui est très souffrant pour les parents.

Clara explique bien les répercussions sur sa famille de la perte de l’équipe d’une clinique spécialisée ducentre de réadaptation pour enfants : « C’était devenu une famille. On n’avait pas à raconter à chaque fois tout l’historique médical. […] Il y a eu une peine émotive, un déchirement de quitter cette équipe-là. Les filles vivaient beaucoup d’anxiété. Où on allait aller ? » Clara précise que la famille a été bien accueillie au centre pour adultes, mais a dû s’adapter au fait que les suivis y sont moins réguliers et que certains spécialistes doivent être vus à l’extérieur plutôt que sur place. Autre changement majeur : « Les retours d’appel, ça peut prendre des semaines et des semaines. […] Tandis que [dans le milieu pédiatrique], si on compare, quand on appelait à la clinique, […] on pouvait avoir un retour d’appel dans la journée. »

Sur le plan scolaire, c’est après de nombreuses démarches infructueuses que les parents ont entendu parler d’un projet-pilote pour des jeunes handicapés âgés de plus de 21 ans dans leur localité. Leurs filles fréquentent ce centre deux jours par semaine, car leur condition physique ne leur permet pas d’en faire plus. Cependant, il y a des coûts associés et Clara explique que c’est « un frein » pour bien des familles. Le répit que les parents pouvaient avoir à travers une ressource pédiatrique n’étant plus disponible après l’âge de 21 ans, Clara et Marc n’ont pas eu une journée à eux depuis deux ans.

Une autre perte majeure pour cette famille est le fait que le CLSC ait diminué de six à deux le nombre hebdomadaire de bains complets, alors qu’il s’agit d’un des seuls plaisirs qui est encore accessible à leurs filles. La mère est allée rencontrer la responsable des soins à domicile, qui est restée intraitable sur ce point et a réglé la situation en lui offrant une subvention à gérer elle-même, avec tout ce que cela ajoute de travail et de stress. Clara explique son sentiment d’humiliation : « J’avais tellement l’impression, quand j’étais devant la dame, de demander la charité, de quémander, d’être pitoyable. »

Quand leurs filles ont eu 20 ans et que les parents ont su que la fin de la scolarisation arrivait, ils ont fait des changements sur le plan du travail. Marc a diminué ses heures de travail et s’est organisé pour travailler à domicile, Clara a abandonné son emploi à temps partiel. Ils expliquent qu’ils ont décidé de faire passer d’abord et avant tout leur rôle de parent :

Mère : Tu sais, on en parle souvent. On est en paix avec ça tous les deux. Père : C’est un choix qu’on a fait, nos enfants. Mère : On va les mener à bon port. Après ça, s’il nous reste de la force un peu, on en profitera. On est sereins. Père : C’est un choix qu’on a fait et qu’on a accepté.

Le principe d’engagement est aussi un vecteur de sens très important pour ces parents qui ont toujours réussi à trouver du temps et de l’énergie pour différentes formes d’implication sociale : mise sur pied d’une fondation dédiée à la recherche sur la maladie de leurs filles, implication dans la création d’un organisme de soutien pour les familles d’enfants gravement malades, rôle de mentors auprès d’autres parents, etc. Ils mentionnent que leur implication les a « portés » et « soutenus », notamment à travers la rencontre de gens engagés comme eux.

La famille de Karl

Pour Nicole, c’est un miracle que son fils Karl, 20 ans, soit toujours vivant. Normalement, la maladie chromosomique dont il est atteint entraîne un décès de l’enfant in utero ou à la naissance. Cette mère démontre une volonté inébranlable de continuer à prendre soin de Karl à domicile, avec l’aide d’une gardienne et de son conjoint, celui-ci ayant diminué pour cela ses heures de travail. Cependant, ce choix implique de nombreux défis, et plus encore depuis que Karl est devenu « adulte ». En effet, bien qu’il ait environ six ans d’âge mental, il est de plus en plus lourd et de moins en moins mobile, ce qui complique les nombreux soins à lui donner. De plus, ses crises d’anxiété sont devenues très difficiles à gérer en même temps qu’elles ont augmenté étant donné les changements liés à la transition à l’âge adulte.

La vie de Nicole est une recherche constante d’équilibre entre son rôle de soignante, extrêmement accaparant, et ses autres rôles, auxquels elle accorde aussi une grande importance : celui de mère (de Karl et de son autre garçon de dix ans), de conjointe, de fille et de professionnelle (elle tient à son emploi qui lui permet de conserver un équilibre mental). Elle explique :

Moi je suis prête à faire mon rôle de parent mais tous les extras, le médical qu’ils m’ont envoyé à la maison, l’appareillage, les pompes, les traitements, la médication, la stomie, tout ça, finalement, c’est moi qui joue leur rôle, pourquoi je ne suis pas compensée pour ça ? Moi, ce bout-là, je ne l’accepte pas et je trouve que c’est une incongruence totale dans le système. Tu sais, les soins que je donne chez nous, c’est bien que j’aie accepté de les donner, mais je prends en grande partie leurs responsabilités. Alors pourquoi moi j’assumerais ça et qu’il n’y aurait pas nécessairement de la prévention pour me supporter ?

Dans ce contexte, la transition ne fait que complexifier les choses en entraînant des pertes importantes sur le plan des soins et du répit, et de nombreuses incertitudes sur le plan scolaire puisque l’école spécialisée que fréquente Karl n’offre pas de services aux jeunes de plus de 21 ans. Nicole explique comment le milieu hospitalier adulte est un monde nouveau, différent, qu’elle et son fils peinent à apprivoiser. Elle n’y retrouve pas la compassion qu’elle a pu ressentir dans le milieu pédiatrique. Elle n’y retrouve pas non plus une compréhension de la réalité de son fils, ni sur le plan de sa condition médicale, ni sur celui de sa déficience. Heureusement, la pédiatre de son fils a accepté de le garder comme patient jusqu’à sa retraite et demeure une ressource. Sur le plan du répit, la famille est à la recherche de nouvelles ressources. Et sur le plan des besoins éducatifs, aucun des scénarios élaborés par Nicole et son conjoint afin de trouver un milieu spécialisé pour leur fils ne semble facilement réalisable.

Nicole trouve « curieux » de ne plus être considérée comme la mère de Karl sur le plan légal depuis qu’il a 18 ans : « On ne nous appelle plus des parents, on nous appelle des aidants naturels ! » Elle juge que toutes les démarches administratives qu’elle a dû faire, entre autres auprès du programme de solidarité sociale et de la banque, ont été compliquées sans raison puisque rien n’a changé pour son fils entre 17 ans et trois quarts et 18 ans, et qu’il sera toujours dépendant de ses parents.

Ce qui aide Nicole à passer au travers, outre le soutien de son conjoint et de sa famille, c’est de pouvoir être aidée par « d’autres parents qui ont vécu ou traversé les mêmes étapes » et de pouvoir les aider elle aussi. Elle est d’ailleurs très consciente de la force de son identité ressource : elle sait où trouver les informations et a beaucoup de contacts.

La famille de Marco

Pour Louise, la transition de son fils unique, Marco, 18 ans, implique des pertes et des inquiétudes, mais aussi un réajustement de son rôle de mère. Elle est fière de voir son fils acquérir plus d’autonomie. Elle a d’ailleurs demandé de l’aide aux intervenants du centre de réadaptation quand son fils est devenu adolescent, afin de l’inclure davantage dans les décisions le concernant. Cependant, cela exige qu’elle accepte de « prendre du recul » pour lui laisser davantage de place, notamment lors des rencontres avec les médecins. Pour Marco, qui est atteint d’une maladie dégénérative n’ayant pas d’impacts sur le plan intellectuel, mais qui le rend dépendant des autres pour tous les soins physiques, les réactions à la transition sont mitigées : « Ça a ses bons points parce que tu te dis “Oui, je suis capable de m’arranger par moi-même. Je suis capable de parler”, mais en même temps, ça stresse pour certaines affaires. »

Pour ce qui est des soins qui étaient reçus dans différents milieux pédiatriques, Louise et Marco ont des deuils difficiles à faire. Parlant du milieu de répit, Louise confie : « j’ai un attachement. Le cordon est en train de se défaire tranquillement et ça c’est dur ». Parlant du centre de réadaptation, elle explique la « tristesse » de quitter cette « famille » et l’énergie que demande le fait de devoir se réinvestir dans de nouvelles relations : « Ça fait 15 ans qu’on est ensemble. Quand je suis arrivée là, c’est comme si c’était une famille. […] On appelait, ils connaissaient le dossier, tout. Là, c’est de retisser d’autres liens avec d’autres gens. C’est tout à recommencer encore. » Et elle soulève les différences de culture entre les milieux pédiatrique et adulte : « de la manière que je vois ça, on n’a pas le temps de niaiser. On est avec des adultes alors : “Sois clair et envoie. Tes besoins, dis-les” ».

Les inquiétudes de Louise concernent surtout l’organisation de la vie familiale lorsque Marco ne pourra plus fréquenter l’école spécialisée, après ses 21 ans. Ce n’est déjà pas simple de combiner l’emploi de Louise et celui de son conjoint avec les besoins de son fils, bien qu’elle se trouve chanceuse, car son conjoint a parfois la possibilité de travailler à partir de la maison. Elle pense avec effroi à différents scénarios qui feraient en sorte qu’elle et son nouveau conjoint ne seraient plus en mesure de prendre soin de Marco à domicile :

C’est clair, je ne peux même pas tomber malade. C’est épeurant. Tu te sens tout le temps coincée dans tout. Là tu te dis : « Il faut que je m’occupe de la santé de mon enfant. Il faut que ma maison soit tout le temps adéquate. Il faut que tout marche. Le camion, ça coûte cher et il faut que tout soit en ordre. » […] C’est une grosse machine à gérer. Et là, le CLSC qui délègue dans ta cour : « Tu t’arranges. […] Tu le voulais, ben arrange-toi avec ! » C’est énorme…

Cette mère, qui n’hésite pas à critiquer l’organisation des services, a toutefois appris à négocier avec les différents intervenants du système de santé et du système scolaire : « Ça c’est quelque chose que j’ai appris avec le temps, que quand tu arrives, il faut que tu aies quelque chose d’intelligent à dire, “j’ai un besoin”, et il faut que tu l’expliques clairement et il ne faut pas que ce soit long ! » Elle a aussi appris à aller chercher l’aide d’autres parents et, à l’occasion, celle de son député pour faire bouger les choses. Autour de la transition de son fils, elle continue à s’informer, à poser des questions et à négocier, tout en respectant les règles du jeu. Elle a une identité ressource très forte, et ne craint pas de se battre pour son fils, allant jusqu’à dire que la condition de Marco a eu pour effet de faire sortir « la guerrière » en elle. Elle s’appuie beaucoup sur une logique de stratégie pour relever les nombreux défis liés à la transition.

Familles pour lesquelles la transition est associée à la fin de vie de leur enfant

Les récits suivants illustrent à grands traits l’expérience de quatre familles ayant en commun que la santé de leur enfant est trop fragile pour qu’il puisse sortir de la maison. La condition de ces quatre jeunes est très lourde[11] : nombreuses déficiences sur le plan physique, dépendance pour toutes les activités et les soins et, dans trois cas sur quatre, déficience profonde sur le plan cognitif. Ces jeunes ont donc besoin d’une surveillance constante. Malgré la lourdeur de leur condition, les parents les décrivent tous comme des jeunes profondément attachants, avec lesquels ils arrivent à communiquer par le sourire, le toucher et une espèce de sixième sens. Dans trois de ces familles, la mère n’est plus avec le père de l’enfant depuis plusieurs années, mais a un nouveau conjoint. Quant à l’autre famille, le couple est en difficulté.

La famille d’Adrien

Pour Francine, la mère d’Adrien, la transition est liée à la fin de vie de son fils, décédé à l’âge de 23 ans, ainsi qu’à l’isolement et à la détérioration de sa vie de couple. Cette mère et son conjoint ayant eux-mêmes connu le placement dans des familles d’accueil, ils ont fait tout ce qu’ils ont pu pour prendre soin de leur fils unique à domicile jusqu’à son décès. La transition leur a fait perdre des programmes auxquels ils tenaient beaucoup et qui facilitaient grandement l’organisation de leur vie familiale, soit l’accès à une école spécialisée et le répit. Pour Adrien, atteint de nombreux handicaps physiques, mais d’aucun handicap intellectuel, la transition a été synonyme de pertes (notamment le milieu scolaire), mais a aussi comporté quelques gains (possibilité de vivre certaines activités de jeune adulte).

Pour les deux membres de ce couple dont toutes les actions étaient tournées vers la protection et le soin de leur enfant, qui était « le centre » de leur vie, le rôle de parent était prioritaire. Des expériences malheureuses, notamment avec des auxiliaires familiaux, les ont amenés à refuser toute forme d’aide extérieure directe. Peu de personnes étaient autorisées à accéder à leur petite communauté familiale, sauf quelques membres de la famille du côté du conjoint et quelques intervenantes. Le soutien apporté à la mère par une intervenante d’un organisme relevait d’ailleurs bien davantage d’une logique d’intégration. Malgré des ressources financières limitées, ces parents ont été très débrouillards et créatifs, en organisant, par exemple, un souper spaghetti afin de recueillir des fonds pour l’achat d’un véhicule. Ils se sont cependant épuisés à prendre soin seuls de leur fils. Ils se sont aussi beaucoup éloignés comme couple : « Le plus gros que je trouve de 18 à 21 ans, c’est le couple qui en a mangé un coup. On a eu bien des chicanes, on était fatigué l’un et l’autre. »

La mère est très critique d’un système qui n’accorde pas de soutien financier aux parents d’un jeune gravement malade. Selon elle, un des parents devrait avoir droit à un salaire pour prendre soin de l’enfant à la maison. Elle est aussi très blessée d’avoir perdu son emploi à la suite d’un congédiement et de ne pas avoir pu bénéficier de l’assurance-emploi : « Les patrons de ceux qui ont des enfants handicapés devraient avoir une compréhension. »

La famille d’Irène

Pour Colette, le passage prochain de sa fille Irène à l’âge de 18 ans évoque la fin de vie de celle-ci et change peu de choses au fonctionnement quotidien de la famille, si ce n’est la perte éventuelle du répit offert par une ressource pédiatrique. Cette mère a déjà fait d’importants sacrifices. Ainsi, Irène ne va plus à l’école depuis des années et elle n’est pas scolarisée à domicile, car sa santé est trop fragile. De plus, son dossier a été transféré de son ancienne pédiatre à une équipe de soins palliatifs de la région, à la demande de Colette et à sa grande satisfaction : « Si j’ai de quoi, j’appelle le médecin. Comme là, si elle ne va pas bien encore, je l’appelle et il s’en vient. » Cependant, Colette explique que si sa fille était encore scolarisée, l’idée de la transition la ferait « capoter ben raide ».

Colette est très consciente de ses forces relativement à son identité ressource et le souligne à plusieurs reprises : « je me suis organisée », « j’ai été chercher toute l’aide », « il faut vouloir ». Elle a su lutter pour garder à ses côtés sa travailleuse sociale alors qu’on voulait transférer le dossier d’Irène à une autre professionnelle. Cette alliée sur le plan de la stratégie (« elle, elle a du power ») est aussi devenue une amie au fil des ans. Son nouveau conjoint est pour elle un autre allié dont elle dit qu’il a du pouvoir. La logique de stratégie semble donc particulièrement présente dans l’expérience de Colette.

Cependant, cette battante, qui a réussi pendant de nombreuses années à conserver un emploi et à prendre soin de sa fille (avec l’aide d’une de ses tantes qu’elle a embauchée comme auxiliaire familiale), vit d’importantes difficultés au moment de l’entrevue. Sa tante, victime d’un accident vasculaire cérébral, n’est plus en mesure de garder Irène régulièrement et son autre fille, âgée de 15 ans, souffre d’une dépression. La forte identité ressource de Colette est ébranlée. Elle n’est plus capable d’assumer simultanément son rôle de mère et celui de travailleuse. Elle est présentement en congé de maladie pour épuisement, car elle considère que le seul moyen qu’elle a de ne pas craquer, c’est d’arrêter le travail : « Je ne sais pas si je lâche ou si je baisse les bras ou si c’est ça qu’il faut faire, mais j’y vais selon mon cœur ». Elle essaie de ne pas regarder trop loin devant : « On verra dans le temps comme dans le temps. »

Colette pose un regard critique sur le système, dont elle souligne l’injustice : « Ma tante est payée par le CLSC pour venir garder. Pourquoi ce n’est pas moi qui l’ai cet argent-là ? Ça, c’est tellement ridicule, toutes ces années-là où j’ai rushé pour rien. » Elle n’hésite pas à faire entendre son point de vue lorsque l’occasion se présente. Elle a ainsi accepté de rencontrer une cadre du centre de santé et de services sociaux pour donner son opinion sur les services reçus. Elle explique que c’est dans la même logique qu’elle participe à cette recherche.

La famille de Geneviève

Pour Annie, la mère de Geneviève, 22 ans, le passage de sa fille à l’âge adulte a été marqué par des pertes importantes, mais aussi par un changement majeur dans sa vie, la création et la gestion d’une ressource intermédiaire d’hébergement (RI)[12]. La perte du milieu de soins pédiatriques a été adoucie, pour Annie, du fait qu’elle a été très bien préparée par l’équipe de soins palliatifs de ce milieu. Elle a d’ailleurs encore la possibilité de contacter deux professionnels de cette équipe au besoin. Elle a aussi de bonnes relations avec l’équipe de soins palliatifs adultes de sa région. Elle raconte toutefois avoir eu une mauvaise expérience, dans une autre région, alors que le médecin lui disait qu’elle n’était pas prête à la mort de sa fille et la jugeait trop interventionniste. Elle explique que ce médecin n’avait pas les « mêmes principes » que ceux auxquels elle était habituée en milieu pédiatrique. Les pertes les plus importantes pour Annie concernent le répit, puisque le seul organisme en mesure d’offrir les soins très complexes que requiert l’état de Geneviève a une mission pédiatrique et n’est donc plus accessible. Des bénévoles à domicile, qui étaient aussi disponibles à travers cet organisme, sont devenus choses du passé. La diminution du nombre hebdomadaire de bains complets offerts par le CLSC (de quatre à un) est aussi vécue difficilement puisque Geneviève adore l’eau et que c’est un des rares « loisirs » qui lui sont encore accessibles. Tout compte fait, Annie se demande pourquoi du jour au lendemain, à 18 ans, les jeunes n’ont plus droit aux mêmes traitements. Pour elle, Geneviève est encore sa « petite puce », son « bébé ».

Le parcours de cette mère est ponctué de combats. Elle était sur le point de baisser les bras quand elle a rencontré un homme qui est devenu son mari et avec lequel elle a ouvert une RI. En plus de leurs enfants respectifs, ils accueillent quatre personnes handicapées, enfants et jeunes adultes. Le succès de cette démarche, après des débuts difficiles (« on s’est débrouillés vraiment seuls »), marque un tournant majeur pour Annie, lui permettant de trouver un équilibre entre son identité intégratrice de mère et d’épouse, son identité ressource et un fort engagement envers la cause des parents dont l’enfant est gravement malade : « Je disais […] moi je vais en faire une maison de répit parce qu’il n’y en a pas et les parents se battent et les parents sont à terre. Et moi, je voulais donner. En faisant ça, ça m’a enlevé même du poids pour Geneviève. » La grandeur de la maison permet de rassembler régulièrement autour d’eux une communauté composée de membres de la famille élargie et de « vrais amis », ce qui compense en quelque sorte la lourdeur de la tâche et la difficulté de trouver des moments de ressourcement entre conjoints.

Malgré cet équilibre trouvé après de dures batailles, la transition signifie surtout la fin de la vie de Geneviève, dont l’état continue de se dégrader. Annie raconte d’ailleurs qu’elle n’est plus capable de prendre soin de sa fille dans ses moments de crise, croyant à chaque fois « que c’est la dernière fois ». Elle a cédé la gestion de ces moments à son conjoint : « C’est mon mari parce que le cœur de mère est comme… C’est comme si… j’ai vieilli. C’est comme… je suis plus sensible. Quand j’étais toute seule, je n’avais pas le choix. Là, j’ai un conjoint. » Ce témoignage met bien en relief comment des tensions énormes peuvent se vivre dans l’articulation entre le rôle de « parent soignant », davantage associé à l’identité ressource, et celui de « simple parent », rattaché à l’identité intégratrice.

La famille de Jacques

Pour Sonia, la mère de Jacques, le processus de transition de son fils a débuté alors qu’il était âgé de 16 ans, lorsqu’elle a commencé à chercher une ressource d’hébergement. En effet, malgré son très fort désir de garder son enfant à la maison, elle n’en était plus capable physiquement, son fils ayant une taille et un poids d’adulte, mais étant dépendant pour tous ses besoins. En outre, le père de Sonia avait reçu à cette époque un diagnostic de cancer dont le pronostic était réservé et elle voulait pouvoir l’accompagner. Elle a donc fait des démarches avec l’aide d’une travailleuse sociale afin de trouver une ressource d’hébergement pour Jacques. Plusieurs obstacles se sont alors dressés devant elle. Les ressources d’hébergement étaient inexistantes pour son fils, car il était trop handicapé pour les familles d’accueil, mais insuffisamment malade pour une ressource spécialisée. Complètement à bout de souffle, épuisée, découragée, cette mère a dû se résigner à abandonner son enfant dans un milieu de soins, à la suggestion d’un organisme qu’elle avait consulté, pour qu’enfin les choses bougent. Après un court passage de Jacques en famille d’accueil, celle-ci a demandé que son cas soit réévalué puisqu’elle n’arrivait pas à lui offrir tous les soins nécessaires. Il a finalement été accepté dans la ressource spécialisée pour laquelle on le jugeait, au départ, insuffisamment malade. Mais Sonia n’était pas au bout de ses peines : après quelque temps, il a été décidé par des intervenants que Jacques, maintenant âgé de 18 ans, devait quitter cette ressource spécialisée pour être transféré dans un centre d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD), un milieu jugé inapproprié par la mère. Son jugement initial ayant été conforté par des visites de CHSLD et des conversations avec des employés de ces milieux, cette mère explique qu’elle est alors « partie en guerre ». Animée d’une profonde conviction qu’elle pouvait changer quelque chose si elle s’y prenait correctement, en créant les bonnes alliances et en jouant le jeu selon les règles, elle est arrivée, avec d’autres parents et aidée du soutien de son député, à faire débloquer des fonds pour la création, dans sa région, d’une RI pour les jeunes adultes atteints de maladie grave. Elle a aussi dû lutter pour que Jacques puisse continuer à recevoir de bons soins, malgré la couverture beaucoup plus restreinte en termes de remboursement de médicaments et de matériel que lui accordait son statut de participant au programme de solidarité sociale à partir de 18 ans.

Face aux nombreux obstacles rencontrés dans le processus, elle a su combiner son identité intégratrice, une identité ressource fortement développée et un solide principe d’engagement. En effet, cette mère, qui a toujours cherché à sensibiliser les gens autour d’elle à la réalité des familles d’enfants gravement malades et qui s’est impliquée activement dans la création d’une ressource de répit, a vécu le processus de transition comme une lutte, à bien des égards, mais en y trouvant du sens : elle a lutté pour obtenir la meilleure qualité de vie possible pour son fils et pour créer des ressources pour d’autres familles vivant des situations semblables à la sienne. Elle mentionne d’ailleurs : « J’ai toujours eu comme principe que ce que j’étais capable de faire, alors que d’autres n’étaient pas capables de le faire, je me devais de le faire. »

Elle a été et elle demeure critique relativement à plusieurs décisions ayant été prises à différents niveaux du système de santé pour son fils. Elle a vécu un certain nombre de situations où elle s’est sentie aliénée. Au total, elle juge qu’il y a quelque chose de profondément artificiel dans le fait de fixer la transition en fonction de l’âge d’un jeune, plutôt qu’en fonction de son âge mental, de son niveau global de développement et de sa condition médicale.

La fin de vie de son fils dans la RI pour jeunes adultes qu’elle a contribué à créer a été réparatrice pour elle. Jacques, alors âgé de 20 ans, a été très bien entouré jusqu’à son décès, tant par les propriétaires de la ressource que par le médecin associé à cette RI et une infirmière du CLSC. Il a été soulagé et n’a pas souffert d’acharnement. Quant à elle, elle a pu être entendue dans ses inquiétudes et ses souhaits relativement à la fin de vie de son fils et elle s’est sentie profondément respectée.

Analyse et discussion

Tous comme nos travaux antérieurs (Champagne et al., 2014), et bien qu’elle ne portait pas spécifiquement sur les conditions de vie des familles, cette étude a permis de mettre en lumière comment la tâche est lourde et les défis sont nombreux pour les familles ayant à prendre soin d’un enfant atteint d’une CCC grave. En fait, chez toutes les familles que nous avons interrogées, le passage du jeune à l’âge adulte, ou son anticipation, est venu complexifier une situation déjà bien complexe. En ce sens, cette étude s’ajoute aux nombreuses recherches effectuées ces dernières années dans différents pays occidentaux sur les coûts humains et financiers des soins à domicile pour les proches aidants (Forest, 2012 ; Kempeners et al., 2015). Les résultats de cette étude appuient également ce que des recherches précédentes avaient révélé au sujet de la lourdeur de la transition aux soins adultes pour les jeunes atteints de CCC graves et leur famille. Toutefois, au-delà des pertes tangibles, aussi soulignées dans d’autres études, les familles que nous avons interrogées ont confié vivre d’importantes pertes symboliques. Il s’agit d’abord d’une perte de reconnaissance, leur histoire familiale et celle de leur enfant s’étant littéralement perdue dans la transition. Des parents ont aussi souligné la perte de leur statut de parent lorsque leur enfant atteint 18 ans, car, comme le soulignait une mère, ils deviennent des « aidants naturels » dans le lexique institutionnel.

Un élément original de notre étude est lié au fait que la majorité des familles dont le jeune présente une déficience intellectuelle peinent à trouver un sens à la transition et la jugent « artificielle ». Pour elles, le passage à l’âge adulte est essentiellement marqué par les démarches administratives à faire compte tenu du changement de statut de leur enfant sur le plan légal et par toutes les tracasseries qui leur sont reliées. Pour certaines, ce passage est aussi marqué par le fait que le jeune a désormais les caractéristiques physiques d’un adulte. Mais ces deux éléments ne justifient en rien, pour les parents, que leur enfant soit transféré d’un milieu pédiatrique à un milieu adulte : il demeure un enfant sur le plan cognitif. Toutefois, dans les deux familles où les jeunes n’ont pas de déficiences cognitives, il est beaucoup plus facile de voir les aspects positifs de la transition, puisqu’elle est associée à la possibilité d’une plus grande autonomie du jeune.

Le recours à certains concepts du cadre de la sociologie de l’expérience pour analyser le processus de transition de ces familles constitue un autre apport original de cette étude. Ce cadre conceptuel permet de mieux comprendre pourquoi certaines pertes sont si difficiles à vivre pour les familles et comment, au-delà des défis et des difficultés éprouvées, la plupart des familles arrivent à donner sens à leur expérience. Les récits présentés ont entre autres illustré certaines des tensions ressenties par chacune des familles autour de l’articulation des différentes logiques de l’action que sont l’intégration, la stratégie et la subjectivation. Nous poserons maintenant un regard plus englobant sur l’expérience des familles, et ce, à travers les prismes des trois logiques de l’action – bien qu’il soit impossible de dissocier ces trois logiques l’une de l’autre.

L’expérience des familles vue à travers le prisme de la logique de l’intégration... ou des pertes qui menacent l’identité et les appartenances

Pendant des années, les familles interrogées ont fait partie d’une « communauté », celle des soins pédiatriques, dans laquelle les valeurs sont très centrées sur l’enfant et la famille. Que ce soit en centre hospitalier, en centre de réadaptation ou en milieu scolaire, les parents s’y sont sentis reconnus dans leur identité, la communauté pédiatrique ayant été témoin de leur engagement au fil des années. Quant à eux, ils ont reconnu la compétence des intervenants évoluant autour de leur famille ; certains vont jusqu’à dire, aujourd’hui, qu’il s’agissait d’une deuxième famille. Appartenir à cette communauté des soins pédiatriques était d’autant plus important pour ces familles qu’elles s’étaient retrouvées, au départ, exclues de la grande communauté des familles d’enfants en santé. De plus, elles avaient souvent vécu une longue période d’incertitude et d’isolement autour de l’annonce du diagnostic de leur enfant, du fait de sa maladie orpheline.

En plus de leur faire vivre un sentiment de rupture et d’abandon, le passage souvent précipité à l’univers des soins adultes entraîne une non-reconnaissance de l’histoire du jeune, de l’histoire familiale et, pour les parents, de leur rôle de mère ou de père. Le milieu adulte est perçu comme étrange, différent. Les parents et les jeunes comprennent rapidement que cette nouvelle communauté ne partage pas les valeurs à partir desquelles ils ont été « socialisés » dans la communauté des soins pédiatriques. Le fait qu’aucun rite ne vient formaliser et marquer le passage d’une communauté à une autre rend d’autant plus difficile de dénouer les liens avec la communauté d’appartenance afin d’en recréer avec la nouvelle. Ces « rites de passage »[13] pourraient aussi servir à ce que soit transmise l’histoire du jeune, afin d’éviter qu’elle ne soit perdue dans la transition.

L’expérience des familles vue à travers le prisme de la logique de la stratégie... ou quand il s’agit de connaître et de respecter les règles du jeu pour mieux résister aux obstacles

Dans le contexte de la maladie grave de leur enfant, les parents interrogés ont appris très tôt, et rapidement, l’importance des alliés. Cela reste vrai dans le processus de transition vers l’âge adulte de leur enfant alors que, face à différents obstacles, ils continuent à jouer le jeu : s’informer (souvent auprès d’autres parents), créer des alliances, apprendre à exprimer clairement et de manière concise leurs besoins et leurs revendications, accepter d’exercer leur « pouvoir ». Les alliances entre parents peuvent entraîner des alliances avec le politique, celles-ci pouvant même conduire, comme dans l’expérience de la famille de Sonia, à la création de ressources spécialisées pour les jeunes adultes dans un « marché » où les besoins d’hébergement sont nombreux et où la concurrence est forte avec tous les autres groupes réclamant des ressources d’hébergement. Les parents sont conscients de ce principe de concurrence, ce qui les pousse à prendre différents moyens pour faire reconnaître les besoins particuliers de leur enfant et de leur famille. Mais force est de constater que, malgré les efforts des parents, ces besoins particuliers ne sont pas toujours entendus, comme dans la situation, rapportée par deux familles, de la diminution du nombre des bains hebdomadaires complets offerts par le CLSC.

Face à la rareté des ressources, les parents apprennent aussi à faire des choix stratégiques, par exemple déménager dans un secteur où les services sont meilleurs. Ce type de choix ne se fait toutefois pas sans heurts, comme l’explique Marie, la mère de Béatrice. Une des mères interrogées, Annie, en est arrivée pour sa part à penser que la meilleure stratégie pour pouvoir continuer à prendre soin de sa jeune fille à la maison était d’ouvrir, chez elle, une ressource intermédiaire. Pour la famille de Béatrice, à qui une travailleuse sociale avait proposé cette solution, cette idée n’avait cependant aucun sens. La différence entre ces deux familles tient essentiellement à des logiques de subjectivation opposées puisque dans le premier cas, ce choix s’inscrivait dans une volonté d’aider d’autres familles, à l’intérieur d’un principe d’engagement, alors que dans le deuxième cas, les parents se sont sentis instrumentalisés.

Les parents recourent aussi à une logique de stratégie dans l’organisation de leur vie professionnelle. Placés devant le fait que leur enfant ne pourra plus fréquenter un établissement scolaire après 21 ans et que, faute de ressources, il sera à la maison à temps plein, ou à temps partiel dans le meilleur des cas, ils acceptent des renoncements qui ne s’accordent pas à leur rôle de travailleur, mais qui prennent sens pour eux lorsqu’ils analysent la situation dans une logique de stratégie. C’est clairement ainsi que les parents d’Hillary et d’Hélène justifient les choix qu’ils ont faits.

Cette logique a cependant ses limites, quand les parents se voient obligés de poser des actes qu’ils ne peuvent assumer que dans une optique purement utilitaire, et ce, afin d’arriver à provoquer une solution trop longtemps attendue – par exemple dans le cas de Sonia, qui a dû abandonner son fils à l’hôpital pour que, finalement, on lui trouve une famille d’accueil. Cette logique a aussi ses limites quand les parents se retrouvent emprisonnés dans leur identité ressource de soignant de leur enfant, se voyant de moins en moins soutenus par le système et se sentant de plus en plus instrumentalisés et épuisés, ce que nos recherches antérieures portant sur les conditions de vie des familles (Champagne et al., 2014) ont déjà mis en relief.

L’expérience des familles vue à travers le prisme de la logique de la subjectivation... ou quand l’engagement prend le dessus sur le sentiment d’aliénation

Les luttes menées par les parents autour de la transition de leur enfant constituent un terrain particulièrement favorable au développement d’une pensée critique. Certains des parents interrogés ont expliqué comment leurs luttes, leur souffrance et les humiliations vécues les ont amenés à s’engager socialement, soit en participant activement à la création de ressources d’hébergement, soit en devenant des personnes ressources pour d’autres familles, dans une optique de recherche d’une plus grande justice. Pour plusieurs, cet engagement se manifeste dans leurs efforts pour faire connaître la cause des familles de jeunes gravement malades, que ce soit en participant à des recherches ou en parlant à leur député, à un ministre, à d’autres décideurs. Il s’agit bien là d’efforts librement consentis et accomplis dans une logique de subjectivation, afin de s’aider eux-mêmes, mais aussi et surtout afin d’aider des familles comme la leur. Toutefois, cette capacité à surmonter les obstacles et à conserver une distance par rapport à leur propre histoire exige une identité ressource forte, ce qui implique entre autres de posséder des contacts, un certain niveau d’éducation et des moyens financiers.

Face aux luttes à mener, certains parents, épuisés, à bout de ressources internes et externes, se replient plutôt sur leur propre communauté familiale et se consacrent corps et âme à leur enfant, comme l’illustre le récit des parents d’Adrien. Dans ces circonstances, la fin de vie du jeune leur fait vivre une double perte : celle de leur enfant, mais aussi celle de leur identité intégratrice, celle-ci reposant essentiellement sur leur rôle de parent. Leur rôle conjugal est aussi affecté, ce qui entraîne des difficultés dans leur vie de couple[14]. Ils ont le sentiment d’avoir tout perdu, de n’être plus personne, ce qui peut être associé à l’aliénation telle que Dubet la définit.

Conclusion

Les résultats de cette étude viennent appuyer ceux de recherches précédentes, peu nombreuses il faut le rappeler, qui avaient révélé les difficultés et les défis liés au processus de transition aux soins adultes pour les jeunes atteints de CCC graves et leurs familles. Le recours à certains concepts du cadre de la sociologie de l’expérience pour analyser le processus de transition de ces familles a permis de comprendre plus finement quelques aspects de leur expérience. En utilisant le prisme de la logique de l’intégration, il apparaît que si les nombreuses pertes éprouvées par les familles sont tellement difficiles à traverser, c’est notamment parce qu’elles menacent directement l’identité et les appartenances des membres de la famille, et que peu de moyens sont mis en place pour les aider à passer de la communauté pédiatrique à celle des adultes. En recourant au prisme de la logique de la stratégie, on perçoit mieux la lourdeur de la tâche de ces familles et les nombreux obstacles qu’elles ont à surmonter, mais aussi la puissance de leur identité ressource et de leur « pouvoir » quand il s’agit de défendre le bien-être de leur enfant. Finalement, c’est à travers le prisme de la logique de la subjectivation que l’on découvre comment une majorité de familles arrivent à donner sens à leur situation à travers le principe d’engagement, mais aussi comment certaines, vivant un fort sentiment d’aliénation, en arrivent à se replier sur elles-mêmes et à s’isoler lorsque leur enfant arrive en fin de vie.

Nous croyons qu’il s’agit là de résultats dignes d’intérêt, à partir desquels il est possible de dégager quelques pistes d’action à considérer pour les intervenants et les décideurs. La première concerne la pertinence de faire vivre le transfert au milieu adulte à l’âge de 18 ans, sans tenir compte des cas particuliers. Des recommandations de différents organismes vont d’ailleurs dans le sens de respecter davantage le niveau de développement du jeune, ses besoins particuliers, son état de santé et la capacité de prise en charge du milieu adulte dans le processus de transition (Department of Health, 2006 ; Rosen et al., 2003 ; Van Lierde et al., 2013). En deuxième lieu, lorsque la condition du jeune le permet ou que le transfert est souhaité par la famille, on peut se demander s’il ne serait pas pertinent de mettre en place des rites de départ et d’accueil ainsi que des meilleurs canaux de communication entre les milieux pédiatrique et adulte. Une troisième piste d’action concerne le petit nombre de services, de programmes et de milieux auxquels peuvent avoir accès ces familles lors de la transition et leurs difficultés à les trouver, et ce, malgré leur créativité et leur détermination dans la recherche de telles ressources. Ne faudrait-il pas s’appuyer sur les idées et les suggestions de ces familles et travailler avec elles pour prendre le virage qu’impose ce nouveau phénomène que représente la survie au-delà de l’âge adulte de jeunes atteints de CCC graves ? Une quatrième piste est relative à l’expertise que des professionnels ou des équipes en soins palliatifs adultes pourraient apporter dans certains cas, lorsque l’état d’un jeune se détériore. En effet, il semble que l’implication de ces professionnels ou équipes pourrait, en plus de favoriser une meilleure gestion de la douleur et des symptômes chez le jeune, diminuer l’isolement des parents dont l’enfant est en fin de vie.

En terminant, outre les limites déjà évoquées relativement à l’emprunt partiel que nous avons fait du cadre de la sociologie de l’expérience de Dubet, soulignons d’autres limites de cette étude, toutes liées à l’échantillon. En effet, en plus d’être petit, celui-ci était exclusivement constitué de familles dont le jeune est atteint d’une maladie héréditaire orpheline et ces dernières provenaient de seulement cinq régions du Québec, toutes situées autour de la grande région montréalaise. Ces limites sont incontestablement un encouragement à mener de nouvelles recherches sur le même thème, en élargissant l’échantillon.